La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Éclaircissements/1

De Wicri Chanson de Roland
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Le texte

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Origine et éléments de la langue française

1. La langue française appartient à la Famille des langues romanes.

2. L'ensemble des peuples parlant les langues romanes s'est appelé du nom de Romania.

Cette famille renferme quatre groupes :
  • a. Groupe méridional : italien, et roumain ou valaque.
  • b. Groupe occidental : espagnol et portugais,
  • c. Groupe septentrional : provençal, français (et anglais, pour une partie),
  • d. Groupe central : Suisse romande, latin, dialectes des Grisons et du Tyrol, etc.

3. Comme les autres langues romanes, le français s'est formé sur le latin.

Non pas sur le latin classique, mais sur ce latin populaire, sur ce latin parlé qui s'appelait lingua romana.
La langue française dérive, dans son fond, du latin populaire successivement modifié sous l'influence de certains phénomènes de vocalisme, dus aux éléments celtique et germain.

4. La langue française, indépendamment des mots d'origine latine, contient un certain nombre de mots qui sont d'origine celtique ou germaine.

Cf. Diez, Grammaire des langues romanes, 3e édition, traduction do G. Paris, Brachet et Morel-Fatio (3 vol. in-8°, 1873-76).
P. Meyer, Cours professé à l'École des chartes.
G. Paris, Romania, t. I (1872), p. 1 et suiv.

Formation de la langue française

5. La lingua romana a triomphé en Gaule, grâce à la fusion qui s'est opérée rapidement entre les Romains et les Gaulois, et grâce aussi à l'action des colonies romaines, civiles ou militaire.

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6. La destruction des classes moyennes à la fin de l'Empire, les invasions, la fermeture des écoles en Gaule et l'installation définitive des Barbares, ont également favorisé le développement de la lingua romana, en faisant cesser l'usage du latin savant, du latin écrit.

7. Cette langue latine populaire peut être aujourd'hui reconstruite en partie, d'après un certain nombre de Formules et de Diplômes. Elle le sera beaucoup plus complètement encore, le jour où l'on pourra scientifiquement établir quels sont les éléments, communs à toutes les langues romanes, qui ne se trouvent point dans le latin classique.

8. La lingua romana était loin de ressembler toujours à la langue classique, et il y avait deux catégories de mots qui faisaient, en quelque sorte, bande à part. Tandis que les lettrés disaient

verberare, osculari, iter, verti, urbs, os, jus, edere, ignis, aula, equus et hebdomas,

le peuple disait

battuere, basiare, viaticus, tornare, villa, bucca, directum , manducare, focus, curtis , caballus et septimana.

Il faut ajouter que, dans le latin populaire, les consonnes médianes étaient souvent tombées, longtemps avant la formation de la langue française.

9. L'accent tonique, qui était commun à la langue populaire et à la langue savante, a eu sur la formation de la langue française , comme sur celle des autres langues romanes, une influence décisive. Cette influence peut trouver son expression dans les règles suivantes :

  • a. L'accent tonique reste en français à la même place qu'en latin.
  • b. Les voyelles atones qui suivent la tonique disparaissent en français, ou sont remplacées par un e muet.
  • c. Les voyelles atones qui précèdent immédiatement la tonique persistent généralement, si elles sont longues, et disparaissent généralement, si elles sont brèves.
  • d. Les voyelles atones qui précèdent médiatement la tonique persistent généralement.

10. La « quantité » latine a eu une action considérable sur cette même formation de la langue française, et cela à raison même de son influence sur la position de l'accent. Mais il y avait, dans la lingua romana, de nombreuses erreurs sur la quantité, et ces erreurs ont agi sur un certain nombre de mots français.

11. Dans cette formation de notre langue, l'analogie a joué un rôle considérable et qu'il est particulièrement facile de constater dans le système de la déclinaison et de la conjugaison françaises. Or l'analogie n'est qu'une imitation grossière : c'est l'habitude de ramener un certain nombre de mots à un type qui n'est pas leur type logique. Ainsi, le pronom mea a eu de l'influence sur les pronoms possessifs de la 2e et de la 3e personne. Ainsi, la première et la seconde déclinaison latines ont fini par devenir le type de toutes les autres. Etc.

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12. Il importe de ne pas oublier que, dans notre français comme dans toutes les autres langues romanes, il a été légitime de former sur le même radical d'origine latine un certain nombre de mots à terminaison variée, de diminutifs, de péjoratifs, de fréquentatifs, d'augmentatifs, etc. C'est ainsi que les langues romanes, et particulièrement le français, arrivent à exprimer plusieurs idées avec le même radical auquel on impose différentes flexions.

13. Telle a été, indépendamment des phénomènes du vocalisme dans le latin vulgaire, la formation de la langue française. Mais, pour plus d'exactitude, il faudrait dire la ce première formation » : car notre langue a été faite A deux reprises.

La première fois, d'une façon populaire et spontanée (et c'est à cette langue que nous avons affaire dans la Chanson de Roland); la seconde fois, d'une façon savante et réfléchie.
Cette seconde formation, due aux clercs et aux lettrés, a commencé d'assez bonne heure, mais n'a pas eu d'importance réelle avant les XVe et XVIe siècles.
De là , deux catégories de mots bien distinctes.
Sur directus, on a d'abord formé dreit ou droit, puis direct ;
sur fragilis, frailes, puis fragile ;
sur captivus, chetifs ou caitifs , puis captif, etc. etc.
Quelques mots seulement, dans la Chanson de Roland, trahissent une formation savante.
Cf. Diez, Grammaire des langues romanes, 3e édition.
A. Darmesteter, De la Formation des mots composés en français.

Caractère général de la langue française

14. Le caractère général du latin classique était, par-dessus tout, la synthèse. Mais le caractère général du latin populaire, de la lingua romana et du français, est, tout au contraire, l'analyse. On y emploie les prépositions pour remplacer les cas latins. On y dit :

habeo amatum au lieu d'amavi;
amare habeo, au lieu d'amabo ;
sum amatus, au lieu d'amor, etc.

Les flexions perdent de leur valeur, la synthèse s'en va, l'analyse triomphe.

Cf. ce que nous avons dit plus haut de l'analogie, etc.

Limites de la langue française

15. L'ancien domaine de la langue française commence, au nord, sur le littoral de l'Océan, entre Calais et Gravelines. La limite passe à Saint-Omer, un peu au-dessous de Courtrai et de Bruxelles; au nord de Liège; un peu à l'est de Spa ; puis entre Verviers et Aix-la-Chapelle; elle descend de là jusqu'à Longwy et Thionville, à quatre lieues à l'est plus loin que Metz ; un peu plus loin à l'est que Château-Salins, Blamont, Senones, Saint-Dié, Gerardmer et Belfort ; à trois lieues environ à l'est de Montbéliard, et de là jusqu'à Fribourg par Soleure et Neuchàtel. La ligne frontière embrasse, en effet, les cantons de Vaud et de Neuchàtel, avec une partie du Valais et des Grisons ; elle finit par aboutir par Sion au mont Rosa et à Grenoble.

En faisant partir une seconde ligne depuis l'embouchure de la Charente à Rochefort, et en la faisant passer à Angoulème, un peu au-dessus de Limoges, puis par Clermont, Montbrison, Vienne, Grenoble, et enfin à Saint-Jean-de-Maurienne jusqu'au mont Cenis, ou aurait les bornes complètes de la langue d'oïl.

Il convient cependant d'ajouter que l'on parle breton derrière une ligne qui part de Saint-Brieuc , passe à Loudéac, suit le cours de la rivière de l'Oust jusqu'à son confluent à la Vilaine, et aboutit à l'embouchure de la Vilaine.

Cf.
la Carte des langues romanes, dressée par M. Paul Meyer pour son cours à l'École des chartes,
et la carte de Kiepert, Specialkarte der deutsch-franzôsischen Grenzlander mit Angabe der Sprachgrenze, Berlin, 1871.

Les plus anciens monuments de la langue française

16. Les plus anciens monuments de la langue française sont :

a. Les Serments de 842.
b. La Cantilène de sainte Eulalie (IXe siècle),
c. Le fragment de Valenciennes : homélie sur Jonas (Xe siècle),
d. e. Les deux poèmes consacrés à la Passion et à Saint Léger, lesquels sont conservés dans un manuscrit de la bibliothèque de Clermont (Xe siècle),
f. La Chanson de saint Alexis (vers 1050).
g. Le fragment de l'Alexandre, d'Albéric de Besançon (fin du XIe).
h. La Chanson de Roland, dont nous plaçons la composition entre les années 1066 et 1096, mais plus près de cette dernière date.

17. Nous allons ici offrir à nos lecteurs la traduction des plus anciens textes de notre littérature poétique, en espérant que les professeurs voudront bien les lire à leurs élèves, comme préparation à la lecture de la Chanson de Roland.

Parmi ces textes, la Cantilène de sainte Eulalie est le seul qui ait encore été traduit. Quant à la Passion"", à la Vie de saint Léger et au Saint Alexis, c'est aujourd'hui que, pour la première fois, on en aborde réellement la traduction. Il est vrai que nous en reproduirons seulement des fragments ; mais ils sont considérables et donneront aisément une idée de toute l'œuvre. Nous ferons, d'ailleurs, précéder chacun de ces poèmes d'un commentaire de quelques lignes, qui en indiquera l'origine et en précisera la valeur.

I. La Cantilène de sainte Eulalie

La Cantilène de sainte Eulalie est une œuvre du IXe siècle, qui nous a été conservée dans un manuscrit de Valenciennes. Le texte en a déjà été publié plusieurs fois, et notamment par Bartsch en sa Chrestomathie française et par Paul Meyer en son Recueil d'anciens textes.

La versification de cette œuvre unique a servi de matière à de longues discussions où nous avons nous-même été mêlé. La plupart des érudits semblent aujourd'hui d'accord pour assimiler cette Cantilène à une prose latine de la première époque, à une séquence notkérienne. Il est plus juste de dire qu'elle a été calquée sur une de ces proses.

Quoi qu'il en soit, cette petite pièce est évidemment le type de ces Chants populaires en langue vulgaire qui étaient répétés par tout un peuple, et non pas uniquement par des chanteurs de profession. Il est certain qu'il y a eu des Cantilènes de ce genre dans l'ordre politique et militaire, comme dans l'ordre religieux, et qu'un certain nombre de ces Cantilènes ont été consacrées à nos héros chevaleresques. C'est ce que prouve le double témoignage de la Vie de saint Faron au IXe siècle, et de la Vie de saint Guillaume au commencement du XIIe.

Et maintenant, voici l'œuvre de notre plus vieux poète :

« Eulalie fut une bonne vierge;
— Elle avait un beau corps, une âme plus belle.
— Les ennemis de Dieu la voulurent vaincre ;
— Voulurent la faire servir le diable.
— Mais elle n'écoute pas les méchants qui lui conseillent
— De renier Dieu qui est là-haut dans le ciel.
— Ni pour or, ni pour argent, ni pour parure,
— Ni par les menaces, ni par la douceur, ni par les prières,
— On ne put jamais plier
— La jeune fille à ne pas aimer le service de Dieu.
— C'est pourquoi on la présenta à Maximien
— Qui était, en ce temps- là, roi des païens.
— Il l'exhorte, mais elle n'en a cure,
— A quitter le nom chrétien.
— Elle rassemble toute sa force.
— Plutôt elle souffrirait la torture
— Que de perdre sa virginité :
— C'est pourquoi elle est morte à grand honneur.
— Ils la jetèrent dans le feu pour qu'elle y brûlât vive.
— Elle était toute pure : c'est pourquoi elle ne brûla point.
— Le roi païen ne voulut pas se rendre à ce miracle ;
— Avec une épée lui lit couper la tète.
— la demoiselle n'y contredit pas :
— Elle veut quitter le siècle; elle en prie le Christ.
— Sous la forme d'une colombe, elle s'envole au ciel.
— Supplions-la tous de vouloir bien prier pour nous,
— Afin que le Christ ait merci de nous
— Après la mort, et nous laisse venir à lui — Par sa clémence. »

II. La Passion de Jésus-Christ

La Cantilène de sainte Eulalie peut passer pour le type de ces Chants populaires qui, suivant la pittoresque et juste expression d'un viril historien, per omnium ora volitabant.

Il n'en est pas de même de la Passion, de cette œuvre du Xe siècle que nous avons la joie de lire dans un magnifique manuscrit de la Bibliothèque de Clermont.

La Passion est le type de ces Complaintes religieuses que les clercs composaient pour l'instruction du peuple chrétien et que certains chanteurs pieux colportaient de village en village. C'est en réalité l'un des premiers chapitres d'un catéchisme poétique et populaire.

M. Gaston Paris, qui en a donné la meilleure édition (Romania, II, 295), a établi que « l'auteur de ce poème a employé, à côté l'une de l'autre, des formes appartenant aux dialectes de la langue d'oïl et de la langue d'oc ».

Quant aux vers, ils sont octosyllabiques et dérivent de vers latins rythmiques qui avaient presque toujours un accent sur la troisième syllabe. Quatre de ces vers forment un couplet.

La simplicité est le caractère de toute cette œuvre austère, qui est respectueusement calquée sur l’Évangile.

« Je veux vous faire aujourd'hui le récit véritable
— De la passion de Jésus-Christ.
— Je veux rappeler toutes les tortures
— Par lesquelles il a sauvé ce monde.
« Durant plus de trente-trois ans,
— Depuis qu'il eut pris humanité sur la terre,
— Ses œuvres y furent celles du vrai Dieu,
— Et ses souffrances celles d'un homme de chair.
« Il ne commit jamais aucun pécbé
— Et c'est pour nos crimes qu'il fut tué.
— Sa mort nous rend la vie
— Et nous sommes rachetés par sa passion...
« Ils l'ont vêtu de pourpre
— Et lui ont mis en la main un roseau.
— Ils oui pris une couronne d'épines,
— Et les misérables la lui ont posée sur la tète.
« Tous, à genoux devant lui,
— Voilà qu'ils se rient de Jésus, les félons!
— Ils le saluent comme leur seigneur
— Et leur empereur pour rire;
« Et quand ils l'ont bien conspué,
— lis lui remettent son vêtement.
— Lui-même alors saisit sa croix
— Et, les précédant tous, marche à sa passion...
« Comme il parvint au Golgotha,
— Devant la porte de la cité,
— Il leur abandonna sa robe,
— Laquelle fut faite sans couture.
« Point ne l'osèrent déchirer,
— Mais l'ont tirée au sort, pour savoir qui l'aurait.
— C'est ainsi que sa robe ne l'ut pas divisée.
— Et, en vérité, il y a là un grand symbole.
« De même, en une foi et en une vérité,
— Tous les fidèles du Christ doivent demeurer.
— Son royaume aussi n'est pas divisé,
— Mais est tout un eu charité...
«Les Apôtres s'en vont, parlant tous les langages
— Et annonçant les miracles du Christ.
— Homme vivant ne leur peut résister :
— Car ils ont le pouvoir de faire des prodiges.
« Dans tout le monde ils se sont répandus.
— Partout ils annoncent le royaume de Dieu ;
— Partout ils convertissent les multitudes et les nations ;
— Partout Jésus-Christ est avec eux.
« Le Satan en a grande douleur
— Et fait subir de rudes épreuves aux fidèles de Dieu.
— Il en fait élever plusieurs en croix,
— Il fait tomber leur tête sous l'épée.
« Il en fait écorcher d'autres ;
— Il en fait jeter d'autres, tout vifs, dans le feu ;
— Il en fait rôtir sur le gril ;
— Il en fait lapider à coups de pierres.
«Mais, que lui sert? Il ne les vaincra point.
— Plus il leur fait de mal, plus ils grandissent.
— Le cep de la croix a pris croissance et vigueur,
— Et voici qu'il est l'objet de l'adoration du monde.
« Nous n'avons pas, pour nous, de ces combats a soutenir :
— C'est contre nous que nous devons lutter.
— Il nous faut briser notre volonté,
— Si nous voulons avoir part avec les vrais fidèles.
« Car la fin n'est pas très loin
— Et le royaume de Dieu est bien proche.
— Tant qu'il nous laisse ici, faisons le bien.
— Abandonnons le monde et son péché.
« Christ Jésus, qui es là-haut,
— Aie pitié des pécheurs.
— Tout ce qu'ils ont commis de crimes,
— Daigne, en ta bonté, le leur pardonner.
« Puissent- ils te rendre grâce
— Devant le Père glorieux !
— Puissent-ils louer le Saint-Esprit
— Maintenant et toujours! Amen. »

III. La Vie de saint Léger

Ce poème du Xe siècle nous a été conservé dans le même manuscrit de Clermont où nous lisons la Passion.

C'est encore un type fort exact des Complaintes populaires à l'époque carlovingienne ; mais, plus particulièrement, c'est le type de ces Vies de saints destinées au peuple, et que des jongleurs religieux chantaient sans doute devant le porche des églises, à l'issue de l'office.

La versification de ce poème présente un caractère spécial. Il est écrit en strophes de six vers, lesquels assonnent deux par deux. Ces vers sont octosyllabiques comme ceux de la Passion, et c'est presque, en définitive, le rythme encore usité dans nos Complaintes de 1880.

On a longuement discuté sur la langue du Saint Léger, qui n'a certainement rien de commun avec celle de la Passion.


La théorie de M. Paul Meyer semble aujourd'hui la plus raisonnable, et elle peut se résumer en ces quelques mots :

« Tout ce qui, dans cette œuvre, a l'apparence provençale, est bien certainement le fait du copiste »

M. Gaston Paris, qui a publié un excellent texte du Saint Léger (Romania, t. I, 273 et ss.), a adopté cette doctrine et l'a fort longuement démontrée d'après les assonances.

Or il conclut en ces termes :

« C'est à Autun, suivant la plus grande probabilité, qu'un clerc a dû composer, sous les derniers Carlovingiens, son récit strophique en roman. »

Nous nous rangeons à cette opinion.

« Au Seigneur Dieu nous devons la louange,
— Et à ses Saints l'honneur.
— Pour l'amour de Dieu nous chantons ses Saints
— Qui subissent pour lui grandes douleurs.
— Or il est temps et il est bon
— Que nous chantions de saint Léger.
« Je vous dirai d'abord les honneurs
— Qu'il reçut sous deux rois.
— Après quoi, je vous raconterai les épreuves
— Que soutint son corps, et qui furent si grandes.
— El je veux aussi parler d'Ebroïn, cet apostat
— Qui le fit mourir en si grand martyre...
« Nous allez donc entendre les grandes peines
— Que lui fit Ebroïn, le tyran.
— Le perfide fut si cruel,
— Qu'il lui fit crever les yeux de la tête.
— Quand il l'eut fait, il le mit en prison,
— Et nul homme ne sut ce que le Saint était devenu.
« Il lui fit couper les deux lèvres
— Et la langue aussi qu'il a dans la tête.
— Et quand il l'eut ainsi mutilé,
— Ebroïn, le mauvais, s'écria :
— « il a perdu l'usage de la parole,
— Et jamais plus il ne pourra louer Dieu. »
« Voici que le Saint gît à terre, tout triste,
— Et personne n'est avec lui pour prendre pari à sa peine.
— Se tenir debout ? il ne le peut pas
— Car il ne peut se servir de ses pieds.
— Il a perdu l'usage de la parole ,
— Et jamais plus ne pourra louer Dieu.
« Mais si le Saint n'a pas de langue pour parler,
— Dieu entend sa pensée.
— S'il n'a pas les yeux de la chair,
— Il a encore les yeux de l'esprit.
— Son corps, il est vrai, souffre grand tourment ;
— Mais quelles consolations dans son âme!
« Son geôlier, qui s'appelle Guenes,
— L'a mené dans un cachot sous terre.
— C'est à Fécamp, dans le Moutier ;
— C'est là qu'on enferme le Saint.
— Mais Dieu, en cette rude épreuve,
— A visité Léger, son serviteur.
« Dieu lui a refait les deux lèvres
— Et il se prit à louer Dieu, comme avant.
— Oui, Dieu en eut si grand'pitié
— Qu'il le fit parler comme avant.
— La première chose que fit Léger, ce fut de prêcher la foi :
— Il fit croire tout le peuple en Dieu...
« Quand Ebroïn apprit ce miracle,
— Il ne le put croire avant de l'avoir vu.
— Le bien que faisait Léger lui pesait :
— Il ordonna qu'on le mit à mort.
— Il envoya quatre hommes armés
— Pour aller lui trancher la tête.
« Trois d'entre eux vinrent à saint Léger
— Et à ses genoux se jetèrent.
— De tous les péchés qu'ils avaient faits
— Il leur donne l'absolution et le pardon ;
— Mais le quatrième (un félon du nom de Vadart),
— D'un coup d'épée lui trancha la tète.
« Quand la tète eut été coupée,
— Le corps resta debout sur ses pieds :
- Il resta debout très longtemps, sans tomber.
— Celui qui déjà l'avait frappé s'approche de nouveau
— Et lui tranche les deux pieds dessous.
— Le corps resta toujours debout.
« Mais vous avez assez entendu parler de ce corps
— Et des grandes tortures qu'il subit.
— Pour l'âme, elle fut reçue par le Seigneur Dieu
— Et rejoignit les autres Saints dans le ciel.
— Puisse saint Léger nous venir en aide avec ce Seigneur même,
— Pour lequel il a souffert une telle passion ! »

IV. La Vie de saint Alexis

La Vie de saint Alexis a été composée vers le milieu du Xe siècle.

Ce n'est plus une Complainte populaire ; mais une petite Epopée hagiographique , une Vie de saint écrite selon le mode épique.

Ce poème nous est parvenu dans un certain nombre de manuscrits. Il en est quatre principaux, du XIIe et du XIIIe siècle. Trois sont anglais ; le dernier seul est français.

M. Gaston Paris en a donné une excellente édition, et qui est véritablement un chef-d'œuvre de critique. Mais il est, je pense, le seul qui admette aujourd'hui sans réserve l'origine « française » de l'Alexis. Presque tous les érudits sont aujourd'hui d'accord pour le considérer comme une œuvre anglo-normande.

La versification ne ressemble pas à celle de la Vie de saint Léger. Ce sont de beaux couplets formés de cinq vers décasyllabiques qui assonent ensemble. Il est à peine utile d'ajouter que dans ces vers, comme dans tous ceux des Xe et XIe siècles, on trouve en effet l'assonance et non la rime. Et chacun sait que l'assonance est une rime primitive, populaire et qui atteint seulement la dernière voyelle sonore,

La Vie de saint Alexis a eu un succès considérable au moyen âge, et a été plusieurs fois remaniée. MM. G. Paris et Léopold Pannier ont publié, à la suite de notre vieux poème (Bibliothèque de l'École des hautes études, 1872), plusieurs de ces remaniements, qui appartiennent aux XIIIe et XIVe siècles.

Voici le début et les plus beaux fragments de cette véritable chanson de geste.

« Au temps ancien le monde était bon.
— On y faisait œuvre de justice et d'amour.
— On y avait la foi qui aujourd'hui diminue parmi nous.
— Le monde est tout changé; il a perdu toute sa couleur.
— Il ne sera jamais comme au temps des ancêtres.
« Au temps de Noé, au temps d'Abraham,
— Au temps de David, que Dieu aima tant,
— Le monde fut bon. Il no vaudra jamais tant.
— Il est vieux et frêle maintenant; il décline,
— Il empire, et tout bien cesse...
Le poète ici raconte les commencements de la vie d'Alexis, fils d'Euphémien; il raconte sa nais-sance miraculeuse, son enfance et son mariage avec la fille du comte de Rome. Saint Alexis a le inonde en horreur et se mit consacrer à Dieu seul. La nuit même de ses noces, il s'enfuit, laissant dans les larmes sa jeune femme et ses parents. Son absence ne dure pas moins de dix-sept ans. Pour échapper aux honneurs que les habitants de Laodicée voulaient rendre à sa sainteté, il se décide enfin à revenir à Rome...
« C'est à l'un des ports qui est le plus près de Rome.
— C'est là qu'arrive la nef de ce saint homme.
— Dès qu'il aperçoit son pays, Alexis éprouve une grande crainte :
— Il a peur d'être reconnu de ses parents
— Et d'être par eux encombré des biens de cette vie.
« Eh ! Dieu, dit-il, beau Roi qui tout gouvernes,
— « Sauf ton bon plaisir, je voudrais bien n'être pas ici.
— « Si mes parents de cette terre viennent à me reconnaître,
— « A prix d'argent ou par force, ils me prendront
— « Et, si je les en crois, me conduiront à ma perte.
« Mon père, malgré tout, me regrette.
— « Ainsi fait ma mère, plus que femme qui vive,
— « Et l'épouse aussi que je leur ai laissée.
— « Me mettre de nouveau entre leurs mains, c'est ce que je ne ferai point.
— « Il y a si longtemps qu'ils ne m'ont vu : pas ne pourront me reconnaître. »
« Alexis sort de la nef et, sans plus tarder, entre à Rome.
— Il s'en va par toutes les rues qu'il connaît bien ;
— Il y rencontre l'un, puis l'autre, mais surtout son père,
— Entouré d'un grand nombre de ses hommes.
— Il le reconnaît et l'appelle par son vrai nom:
« « Euphémien, beau sire, homme puissant,
— «  Ne voudras-tu point, pour l'amour de Dieu, m'héberger dans ta maison?
— « Sous ton escalier, fais-moi un pauvre grabat.
— « Au nom de ton fils, qui te cause une si vive douleur,
— « Au nom de son amour, sois mon hôte. Vois : je suis tout faible et malade. »

« Quand le père entendit prononcer le nom de son fils,

— Ses yeux pleurèrent, il ne s'en put retenir :
— « Pour l'amour de Dieu et en souvenir de mon bien-aimé,
— « Je te donnerai, bonhomme, tout ce que tu m'as demandé.
— « Gîte, lit, pain, chair et vin, tu auras tout chez moi. »...
« Sous l'escalier, où il gît sur une natte,
— On le nourrit des restes de la table.
— Et telle est la pauvre vie qu'il mène avec un grand courage.
— Mais il ne veut pas que sa mère le sache
— Il aime Dieu plus que tout son lignage.
« Sur la nourriture qui lui vient de la maison,
— Il garde seulement ce qui est nécessaire au soutien de sa vie.
— Lui en reste-t-il, il le rend aux maîtres de l'hôtel.
— Il ne le cache pas en un coin, pour engraisser son corps;
— Non; mais il le donne à plus pauvre que lui.
«  Il se plaît en sainte Église ;
— A chaque fête il communie.
— Son conseiller, c'est la sainte Écriture.
— Et que lui dit-elle? De persévérer dans le service de Dieu :
— Alexis , d'aucune façon , ne s'en veut éloigner.
« Il est là, sous l'escalier; il y dort, il y vit.
— Il y mène enfin sa pauvre vie dans la vraie joie...
Le poète en vient ici à raconter la mort du Saint; et comment , après cette mort, il fut reconnu par sa famille.
« La douleur que laisse alors éclater le père
— Fait grand bruit ; la mère l'entend,
— Vite, elle accourt, comme une folle,
— Frappant des mains, jetant des cris, échevelée.
— Elle voit son fils mort et tombe à terre, pâmée.
« A la voir en si grande angoisse,
— Battre sa poitrine, maltraiter son corps,
— Arracher ses cheveux, se frapper sur les joues,
— Soulever le corps de son fils et le tenir entre ses bras,
— Si dur qu'on ait le cœur, il faut pleurer.
« Oui, elle s'arrache les cheveux, elle bat sa poitrine,
— Et sa chair elle-même prend part à sa douleur:
— « Fils, fils, dit-elle, m'as-tu assez haïe?
— « Et moi, misérable, ai -je été assez aveugle
— « De ne t'avoir pas mieux reconnu que si je ne t'avais jamais vu ! »
« Ses yeux pleurent, ses cris éclatent,
— Ses regrets n'ont pas de fin : « A la male heure je t'ai porté, beau fils.
— « Mais que n'avais-tu pitié de ta mère ?
— « Tu voyais qu'à cause de toi j'appelais la mort.
— « C'est grand'merveille que tu sois resté insensible.
« « Hélas! malheureuse, quelle horrible aventure!
— « Le seul enfant que j'aie eu, il est là devant moi, mort.
— « C'est à cette douleur qu'aboutit ma longue attente.
— « Que pourrai -je faire, dolente, infortunée?
— « C'est grand'merveille que je vive encore.
« « Fils Alexis, tu eus le cœur vraiment bien dur,
— « Quand tu ce abandonnas ainsi tout ton noble lignage.
— « Si tu m'avais seulement parlé une fois, à moi toute seule,
— « Tu eusses par là réconforte ta pauvre mère,
— « Qui est si triste. Cher fils, tu aurais bien fait d'aller à elle.
« « Fils Alexis, et ta si tendre chair!
— « Dans quelle douleur tu as ce passé ta jeunesse!
— « Pourquoi m'avoir fui, moi qui te portai dans a mon sein?
— « Ah ! Dieu sait que je suis toute à ma douleur,
— « Et que jamais plus, ni pour homme, ni pour femme, je ne connaîtrai la joie.
« « Avant de t'avoir, je t'avais tant désiré!
— « Avant ta naissance, j'étais si angoisseuse.
— « Mais quand je te vis né, quelle allégresse, quelle joie!
— « Maintenant, je te vois mort, et en suis tout accablée.
— « Et ce qui me pèse le plus, c'est que ma propre mort tarde tant.
« « Pitié, seigneurs de Rome; pour l'amour de Dieu, pitié.
— « Aidez-moi à plaindre le deuil de mon bien-aimé.
— « Elle est si grande la douleur qui est tombée sur moi !
— « Je ne puis me rassasier de pleurer.
— « Et ce n'est pas merveille : je n'ai plus ni fille, ni fils! »
...
« Saint Boniface, qu'on appelle martyr,
— Avait à Rome une belle église.
— C'est là qu'on porte monseigneur Alexis,
— C'est là qu'on se bâte de le poser à terre.
— Heureux le lieu qui doit recevoir le saint corps !
« Le peuple de Rome, qui a un si grand désir de le voir,
— Le retient de force pendant sept jours.
— Il ne faut pas demander si la foule est immense :
— De toutes parts ils l'ont environné ;
— C'est à peine si quelqu'un y peut atteindre.
« Au septième jour fut fait le réceptacle
— De ce saint corps, de cette perle du ciel.
— La foule se retire et ses rangs se desserrent.
— Qu'ils le veuillent ou non, ils sont forcés de le laisser mettre en terre.
— Ce leur est une grande douleur; mais il n'en peut être autrement.
« Avec des encensoirs et des chandeliers d'or
— Les clercs, revêtus d'aubes et de chapes,
— Mettent le corps dans le cercueil de marbre.
— Plusieurs chantaient, mais la plupart étaient en larmes.
— Ils ne voudraient jamais séparer de lui leur pensée.
« Le cercueil est tout paré d'or et de perles
— A cause du saint corps qu'ils y doivent déposer.
— Ils le mettent en terre de vive force.
— Le peuple de la cité de Rome pleure le Saint,
— Et personne sous le ciel ne le saurait consoler.
« Saint Alexis, sans nul doute, est là-haut,
— En la compagnie de Dieu et des Anges
— Et de la jeune fille dont il fut longtemps séparé.
— Il l'a maintenant avec lui, et leurs deux âmes sont ensemble.
— Je ne saurais vous dire combien leur joie est grande...
« Ayons, seigneurs, ce saint homme en mémoire,
— Et prions-le nous arracher à tous maux.
— Que dans ce siècle il nous donne paix et joie,
— Et, dans l'autre monde, cette gloire qui dure
— Au sein du Verbe même. A cet effet , disons Pater noster. Amen. »

Tels sont les plus anciens monuments de la langue française. J'estime que, comme tout peuple digne de ce nom, nous devrions savoir par cœur ces premiers chants de notre poésie nationale. C'est pourquoi je viens de les traduire. Les traduire, c'est les faire aimer.

Gaston Paris, Les plus anciens Monuments de la langue française. (Un Atlas de fac-similés in-folio, publié en 1874 par la Société des anciens textes", et qui sera accompagné d'un volume explicatif.) — Kotschwitz, Les plus anciens Monuments de la langue française. (Un fascicule destiné à l'enseignement, 1878, Heilbronn.) — Nous préparons un Recueil analogue, texte et traduction en regard.

Du dialecte auquel appartient la Chanson de Roland

18.
On peut diviser en plusieurs groupes les dialectes de la langue française: wallon, — picard, — normand et anglo- normand, — français ou central , — lorrain , — bourguignon, — comtois, — poitevin, — romand, etc.
19.
Au moment où fut écrite la Chanson de Roland, le principal foyer de la littérature française était peut-être dans les pays anglo-normands.

20. Le texte que copiait le très médiocre scribe du manuscrit d'Oxford appartenait, suivant nous, au dialecte normand.

21. Les deux principaux caractères de ce dialecte sont l'emploi des notations graphiques u etei dans tous les cas où le dialecte de France emploie o et oi. V. dans notre édition classique les pages 413 et suiv. (Phonétique, Grammaire . Rythmique).


Compléments iconographiques

Specialkarte der deutsch-französischen Grenzländer mit .. Kiepert Heinrich btv1b102234134.pdf
La carte de Kiepert

Facsimilés

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Voir aussi