La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Le XIXe siècle, suite

De Wicri Chanson de Roland
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L'article


XVII. — suite du précédent

L’œuvre capitale de cette seconde période est l’édition de la Chanson de Roland, que M. F. Michel donna en 1837. Mais nous ne sommes encore qu’en 1832 et, avant cette publication d’une importance si considérable, il s’écoulera cinq années pleines de faits, pleines d’œuvres. Les quelques pages de l’élève de l’École normale avaient eu de l’écho, et l’on en parla longtemps dans le petit cénacle des érudits qui s’étaient voués à l’étude du Moyen âge. M. F. Michel consacra à la Dissertation de M. Monin un Examen critique[1], où il signalait, avec quelque hésitation, l’existence du manuscrit d’Oxford. M. Saint-Marc-Girardin en fit le sujet de quatre articles dans le Journal des Débats, qui avait alors une si grande autorité littéraire. Le maître lui-même parla, et le maître alors c’était Raynouard. Dans le Journal des Savants de juillet 1832[2], il étudia l’élément historique de la légende de Roland, et traita la grande question des Cantilènes. Le jeune auteur de la Dissertation, ému de tant de critiques qui étaient en même temps des hommages, s’exécuta de bonne grâce et publia immédiatement quatre pages de Corrections et additions. Comme on le voit, la vie reprenait possession de nos romans oubliés. Un professeur aimé, vif, spirituel, éloquent, vint plaider leur cause en bons termes devant un auditoire d’élite : Fauriel entreprit de débrouiller les origines de notre Épopée. Par malheur, la science n’était pas encore assez avancée pour qu’on pût faire un bon travail d’ensemble. Fauriel fut ingénieux : il entrevit, il devina souvent la vérité ; mais il ne put la voir, la révéler tout entière. Les quelques lignes qu’il donna à Roland dans la deuxième de ses leçons[3], sont de tout point insuffisantes. Mais enfin l’attention publique était en éveil : autour de la légende de Roland, il se faisait un bruit qui ressemblait presque à une popularité nouvelle : on admettait que la France avait possédé jadis des poëmes nombreux, auxquels tout le monde ne refusait plus le nom d’Épopées. Fauriel n’avait point parlé en vain : A. W. Schlegel discuta les idées du brillant professeur dans une série d’articles auxquels un journal politique fit le meilleur accueil[4] ; car la presse quotidienne prenait de plus en plus une part active à cette lutte. Mais le meilleur travail sur la matière était l’œuvre d’un Allemand, à qui nous devons d’ailleurs tant d’excellents livres sur la littérature du Moyen âge. Dès l’année 1833,

F. Wolf[5] parla de la Chanson de Roland, comme beaucoup de Français ne savent pas en parler en 1870. Il s’agissait toujours de nos Remaniements. Mais déjà, ô bonheur ! on était sur la trace du texte original, et ce sera le grand honneur de M. F. Michel d’avoir vaillamment suivi cette piste. Vingt travaux, d’ailleurs, le tenaient en haleine. Un débat intéressant s’élevait, en France, sur la versification de nos vieux poëmes, et Raynouard[6] cherchait à réfuter les idées de l’abbé de la Rue sur la rythmique de la Chanson de Roland. Cette fois, c’était bien notre version primitive qui était en jeu, et, en effet, l’abbé de la Rue en avait publié presque involontairement quelques couplets. Même il avait prononcé le nom de « Turold » et déclaré que la famille de ce poëte était normande[7]. Le poëte lui-même figure, disait-il, sur la tapisserie de Bayeux. Deux ans après, paraissait le tome xviii de l’Histoire littéraire[8], où M. Amaury Duval consacrait à « Turold, auteur du Roman de Roncevaux », un très-médiocre article, mais où du moins il avait le mérite d’appeler « épopée » notre Chanson. Épopée ! c’était presque un blasphème, et les classiques, les purs, durent se voiler la face. M. F. Michel, qui a eu le tort de ne pas suivre assez exactement le mouvement de la science en Allemagne, ne pouvait cependant ignorer que le célèbre Gervinus parlait longuement du Ruolandes Liet dans son Histoire de la poésie nationale en Allemagne[9]. À coup sûr, il ne demeurait pas étranger à la fameuse polémique sur ce fameux chant d’Altabiscar qui est l’œuvre d’un faussaire très-spirituel, mais enfin d’un faussaire[10]. Tout encourageait M. F. Michel. Le goût du public s’attachait décidément à ces études. Le libraire Silvestre réimprimait ou plutôt reproduisait presque servilement l’édition gothique de la Chronique de Turpin, translatée en français[11]. Dans ses Invasions des Sarrazins en France[12], M. Reynaud émettait, au sujet de Roncevaux, cette très-ingénieuse hypothèse « que les Sarrazins avaient fort bien pu prendre part au combat où périt Roland ». Avec une verdeur et un entrain juvéniles, M. Paulin Paris commençait la publication de ses Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi[13], œuvre où il est aisé de constater aujourd’hui plus d’une erreur de détail, mais qui était bien faite pour éveiller la curiosité et donner quelques dévots de plus au culte trop longtemps délaissé de notre poésie du Moyen âge. La Belgique elle-même ne se mettait point en retard. M. de Reiffenberg nous offrait bravement son édition du Philippe Mouskes[14], livre énorme, mal fait, indigeste, touffu, obscur, et où les pièces justificatives ont plus de valeur que l’œuvre principale. Mais malgré tout, que de richesses ! On y trouve une nouvelle édition de la Chronique de Turpin et des extraits de la Chronique de Tournai ; on y peut lire enfin les rubriques des Conquestes de Charlemagne, par David Aubert, et cette compilation importante du xve siècle n’était pas encore connue dans le monde savant. Puis, dans son Introduction du tome II, M. de Reiffenberg étudie longuement la légende de Roland, de Ganelon, d’Olivier et de tous nos héros épiques. Ah ! si ce grand travailleur avait eu plus de sens critique et une


=Notes de l'introduction

  1. Examen critique de la Dissertation de M. H. Monin sur le Roman de Roncevaux, par Fr. Michel, Paris, Silvestre, 1832. — Avait paru d’abord dans le Cabinet de lecture.
  2. Modèle:No de Juillet 1832.
  3. De l’origine de l’Épopée chevaleresque au Moyen âge, dans la Revue des Deux Mondes, Modèle:N°du 15 septembre 1832.
  4. Étude sur le travail de Fauriel, intitulé : Origine de l’Épopée chevaleresque, par A. W. Schlegel. Journal des Débats, des 22 octobre, 14 novembre, 31 décembre 1833, et 21 janvier 1834.
  5. Über die neuesten Leistungen der Franzosen für die Herausgabe ihrer Nationalheldengedichte. Wien, 1833, in-8o.
  6. Journal des Savants, Modèle:N°de juillet 1833.
  7. L’abbé de la Rue, Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères anglo-normands, 1834.
  8. En 1835.
  9. Geschichte der poetischen Nationallitteratur der Deutschen. Leipzig, 1835, in-8, t. I, pp. 146-152.
  10. V. sur le « Chant des Escualdunacs », le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XIII, p. 25, et surtout le Journal de l’Institut historique, 1835, Paris, t. I, pp. 176-179. L’auteur de ce dernier article était M. E. de Montglave. Il avait vu une copie du chant d’Altabiscar chez l’ex-ministre Garat, qui la tenait du grenadier Latour-d’Auvergne, qui la tenait lui-même du Prieur d’un des couvents de Saint-Sébastien. Le manuscrit, disait-on, appartenait à la fin du xiie siècle- ou au commencement du xiiie siècle. C’est à M. Bladé que revient surtout l’honneur d’avoir découvert cette fraude.
  11. 1835, Modèle:In-4o.
  12. En 1836.
  13. 1836-1848, sept volumes in-8o.
  14. Chronique rimée de Philippe Mouskes, publiée par le baron de Reiffenberg, Bruxelles, 1836, 1838 ; Supplément en 1845. — 3 volumes Modèle:In-4o, dans la Collection des Chroniques belges.