La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Le XIXe siècle, suite : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
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pour un paradoxe ou un scandale. M. Chabaille<ref>''Épopées chevaleresques'', par A. Chabaille. (''Revue française'', t. III, 1{{e|er}} décembre 1837, pp. 342-361.)</ref> avait déjà essayé de vulgariser tout ce qui avait été jusque-là découvert sur nos Épopées chevaleresques. En Allemagne, on faisait mieux encore : on publiait de nouveaux textes. Le ''{{lang|de|Ruolandes Liet}}'' était édité par W. Grimm<ref>{{lang|de|''Ruolandes Liet'', herausgegeben von Wilhelm Grimm. Göttingen, 1838}}.</ref>, le ''{{lang|de|Ruolandes Liet}}'' à travers lequel on peut voir notre ''Roland'', comme on voit l’eau à travers un cristal. Un an plus tard, Bekker écrivait, pour l’Académie de Berlin, son « Mémoire sur les manuscrits français de la Bibliothèque de Saint-Marc<ref>En 1838, parut, à Paris, le ''Rapport'' de M. Michel ''à M. le Ministre de l’Instruction publique sur les anciens monuments de l’histoire et de la littérature de la France qui sont conservés dans les Bibliothèques de l’Angleterre et de l’Écosse'', {{in-4o}}.</ref> », et rencontrait sur son chemin deux ''Roland'' d’une valeur bien inégale. Cependant M. Mazuy entreprenait, en France, la comparaison de l’Arioste avec nos Romans chevaleresques<ref>''Introduction et Notice sur les romans chevaleresques, les traditions orientales, les chroniques et les chants des trouvères et des troubadours comparés à l’Arioste'', par M. A. Mazuy, traducteur de l’Arioste. Paris, 1838.</ref>. C’était un heureux essai, d’art et de littérature comparées. Bref, les esprits étaient assez bien disposés pour que le ''Roland'' de ce pauvre M. Creuzé de Lesser n’obtînt, en 1839, qu’un succès de fou rire<ref>''La Chevalerie ou les Histoires du Moyen âge, composées de la Table-Ronde, Amadis, Roland, poëmes sur les trois familles de la Chevalerie romanesque'', par A. Creuzé de Lesser. Paris, 1839. (La première édition avait paru en 1815.) ═ ''Roland, poëme imité de l’Arioste, Boiardo, Pulci, Berni, Fortiguerra'', etc. etc., ne renferme pas moins de {{sc|40 chants et de 54,000 vers}}.</ref>. On s’intéressait davantage aux travaux si longtemps attendus de M. Bourdillon : le livre parut enfin, et même, au lieu d’un livre, il en parut deux qui ne répondirent pas à l’attente générale. Loin d’être au courant des travaux de son temps, M. Bourdillon s’était singulièrement attardé. Véritablement amoureux d’un Remaniement qu’il regarda toujours comme le meilleur texte de notre poëme, il ne put même pas se résoudre à le publier exactement, et se permit des arrangements, des coupures, des changements. C’est ce qu’il
 
pour un paradoxe ou un scandale. M. Chabaille<ref>''Épopées chevaleresques'', par A. Chabaille. (''Revue française'', t. III, 1{{e|er}} décembre 1837, pp. 342-361.)</ref> avait déjà essayé de vulgariser tout ce qui avait été jusque-là découvert sur nos Épopées chevaleresques. En Allemagne, on faisait mieux encore : on publiait de nouveaux textes. Le ''{{lang|de|Ruolandes Liet}}'' était édité par W. Grimm<ref>{{lang|de|''Ruolandes Liet'', herausgegeben von Wilhelm Grimm. Göttingen, 1838}}.</ref>, le ''{{lang|de|Ruolandes Liet}}'' à travers lequel on peut voir notre ''Roland'', comme on voit l’eau à travers un cristal. Un an plus tard, Bekker écrivait, pour l’Académie de Berlin, son « Mémoire sur les manuscrits français de la Bibliothèque de Saint-Marc<ref>En 1838, parut, à Paris, le ''Rapport'' de M. Michel ''à M. le Ministre de l’Instruction publique sur les anciens monuments de l’histoire et de la littérature de la France qui sont conservés dans les Bibliothèques de l’Angleterre et de l’Écosse'', {{in-4o}}.</ref> », et rencontrait sur son chemin deux ''Roland'' d’une valeur bien inégale. Cependant M. Mazuy entreprenait, en France, la comparaison de l’Arioste avec nos Romans chevaleresques<ref>''Introduction et Notice sur les romans chevaleresques, les traditions orientales, les chroniques et les chants des trouvères et des troubadours comparés à l’Arioste'', par M. A. Mazuy, traducteur de l’Arioste. Paris, 1838.</ref>. C’était un heureux essai, d’art et de littérature comparées. Bref, les esprits étaient assez bien disposés pour que le ''Roland'' de ce pauvre M. Creuzé de Lesser n’obtînt, en 1839, qu’un succès de fou rire<ref>''La Chevalerie ou les Histoires du Moyen âge, composées de la Table-Ronde, Amadis, Roland, poëmes sur les trois familles de la Chevalerie romanesque'', par A. Creuzé de Lesser. Paris, 1839. (La première édition avait paru en 1815.) ═ ''Roland, poëme imité de l’Arioste, Boiardo, Pulci, Berni, Fortiguerra'', etc. etc., ne renferme pas moins de {{sc|40 chants et de 54,000 vers}}.</ref>. On s’intéressait davantage aux travaux si longtemps attendus de M. Bourdillon : le livre parut enfin, et même, au lieu d’un livre, il en parut deux qui ne répondirent pas à l’attente générale. Loin d’être au courant des travaux de son temps, M. Bourdillon s’était singulièrement attardé. Véritablement amoureux d’un Remaniement qu’il regarda toujours comme le meilleur texte de notre poëme, il ne put même pas se résoudre à le publier exactement, et se permit des arrangements, des coupures, des changements. C’est ce qu’il
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appela modestement : ''Roncisvals mis en lumière''<ref>''Roncisvals mis en lumière'', par J.-L. Bourdillon. Lyon et Paris, 1841, in-12. ═ Cf. les Observations de Génin, en son édition de ''Roland'', p. {{sc|cvii}}.</ref>. Quant à sa traduction<ref>''Le Poëme de Roncevaux'', traduit par J.-L. Bourdillon. Paris, Lyon et Paris, 1840, in-12.</ref>, c’est une série de notes fausses, ou, pour mieux parler, elle n’a qu’une note, et elle est fausse. Combien plus ils faisaient avancer la science, ces bibliographes allemands, Græsse d’une part<ref>{{lang|de|''Die grossen Sagenkreise des Mittelalters'', etc. von D{{e|r}} Johann Georg Theodor Grässe, Dresden, 1842, {{in-8o}}}}. La bibliographie du ''Roland'' se trouve aux pp. 293-301 et 311-326.</ref> et Ideler de l’autre<ref>{{lang|de|''Geschichte der altfranzösischen Nationallitteratur''}}, p. 93. C’est une partie du {{lang|de|''Handbuch der französischen Sprache und Litteratur'', von L. Ideler und. H. Nolte,… bearbeitet von Julius Ludwig Ideler. Berlin, 1842, {{in-8o}}}}.</ref>, qui, dans une seule et même année, firent paraître sur le ''Roland'' des Notices où l’on trouvait déjà tant d’indications utiles et ignorées des Français. D’un autre côté, M. Keller, dans son {{lang|de|''Romwart''}}<ref>{{lang|de|''Romwart, Beiträge zur Kunde mittelalticher Dichtung aus italienischen Bibliotheken'', von Adalbert Keller. Manheim, 1844, {{in-8o}}}}.</ref>, publiait très-incorrectement de très-précieux extraits des Manuscrits de Venise. Notre malheur, en France, était de vouloir vulgariser la science avant qu’elle fût faite. Tel est le défaut de M. Charles Lenormant dans son ''Cours d’histoire moderne''<ref>Paris, 1844-1845, {{in-8o}}. ═ V. la II{{e|e}} partie, p. 347 et ss.</ref> ; telle est surtout l’erreur de M. Delécluze, qui publia, en 1845, deux volumes sur ''Roland et la Chevalerie''<ref>Paris, 1845, 2 vol. {{in-8o}}, chez J. Labitte. ═ Cf. un article de M. Magnin sur le livre de M. Delécluze, dans la ''Revue des Deux Mondes'', du 15 juin 1846.</ref>, dont le premier est tout à fait ridicule. Par bonheur, le second n’est qu’une traduction de notre ''Roland''. Traduire notre vieux poëme, c’était le meilleur moyen de le bien vulgariser, et il faut remercier M. Delécluze d’être le premier entré dans cette voie. D’ailleurs, il y eut alors un temps d’arrêt dans le mouvement en faveur de notre Épopée nationale. Un article fort remarqué de M. Littré sur la « poésie homérique et l’ancienne poésie française » nous conduit jusqu’à la révolution de 1848, qui, comme toutes les révolutions, ne fut pas
  
 
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L'article


XVII. — suite du précédent

L’œuvre capitale de cette seconde période est l’édition de la Chanson de Roland, que M. F. Michel donna en 1837. Mais nous ne sommes encore qu’en 1832 et, avant cette publication d’une importance si considérable, il s’écoulera cinq années pleines de faits, pleines d’œuvres. Les quelques pages de l’élève de l’École normale avaient eu de l’écho, et l’on en parla longtemps dans le petit cénacle des érudits qui s’étaient voués à l’étude du Moyen âge. M. F. Michel consacra à la Dissertation de M. Monin un Examen critique[1], où il signalait, avec quelque hésitation, l’existence du manuscrit d’Oxford. M. Saint-Marc-Girardin en fit le sujet de quatre articles dans le Journal des Débats, qui avait alors une si grande autorité littéraire. Le maître lui-même parla, et le maître alors c’était Raynouard. Dans le Journal des Savants de juillet 1832[2], il étudia l’élément historique de la légende de Roland, et traita la grande question des Cantilènes. Le jeune auteur de la Dissertation, ému de tant de critiques qui étaient en même temps des hommages, s’exécuta de bonne grâce et publia immédiatement quatre pages de Corrections et additions. Comme on le voit, la vie reprenait possession de nos romans oubliés. Un professeur aimé, vif, spirituel, éloquent, vint plaider leur cause en bons termes devant un auditoire d’élite : Fauriel entreprit de débrouiller les origines de notre Épopée. Par malheur, la science n’était pas encore assez avancée pour qu’on pût faire un bon travail d’ensemble. Fauriel fut ingénieux : il entrevit, il devina souvent la vérité ; mais il ne put la voir, la révéler tout entière. Les quelques lignes qu’il donna à Roland dans la deuxième de ses leçons[3], sont de tout point insuffisantes. Mais enfin l’attention publique était en éveil : autour de la légende de Roland, il se faisait un bruit qui ressemblait presque à une popularité nouvelle : on admettait que la France avait possédé jadis des poëmes nombreux, auxquels tout le monde ne refusait plus le nom d’Épopées. Fauriel n’avait point parlé en vain : A. W. Schlegel discuta les idées du brillant professeur dans une série d’articles auxquels un journal politique fit le meilleur accueil[4] ; car la presse quotidienne prenait de plus en plus une part active à cette lutte. Mais le meilleur travail sur la matière était l’œuvre d’un Allemand, à qui nous devons d’ailleurs tant d’excellents livres sur la littérature du Moyen âge. Dès l’année 1833,

F. Wolf[5] parla de la Chanson de Roland, comme beaucoup de Français ne savent pas en parler en 1870. Il s’agissait toujours de nos Remaniements. Mais déjà, ô bonheur ! on était sur la trace du texte original, et ce sera le grand honneur de M. F. Michel d’avoir vaillamment suivi cette piste. Vingt travaux, d’ailleurs, le tenaient en haleine. Un débat intéressant s’élevait, en France, sur la versification de nos vieux poëmes, et Raynouard[6] cherchait à réfuter les idées de l’abbé de la Rue sur la rythmique de la Chanson de Roland. Cette fois, c’était bien notre version primitive qui était en jeu, et, en effet, l’abbé de la Rue en avait publié presque involontairement quelques couplets. Même il avait prononcé le nom de « Turold » et déclaré que la famille de ce poëte était normande[7]. Le poëte lui-même figure, disait-il, sur la tapisserie de Bayeux. Deux ans après, paraissait le tome xviii de l’Histoire littéraire[8], où M. Amaury Duval consacrait à « Turold, auteur du Roman de Roncevaux », un très-médiocre article, mais où du moins il avait le mérite d’appeler « épopée » notre Chanson. Épopée ! c’était presque un blasphème, et les classiques, les purs, durent se voiler la face. M. F. Michel, qui a eu le tort de ne pas suivre assez exactement le mouvement de la science en Allemagne, ne pouvait cependant ignorer que le célèbre Gervinus parlait longuement du Ruolandes Liet dans son Histoire de la poésie nationale en Allemagne[9]. À coup sûr, il ne demeurait pas étranger à la fameuse polémique sur ce fameux chant d’Altabiscar qui est l’œuvre d’un faussaire très-spirituel, mais enfin d’un faussaire[10]. Tout encourageait M. F. Michel. Le goût du public s’attachait décidément à ces études. Le libraire Silvestre réimprimait ou plutôt reproduisait presque servilement l’édition gothique de la Chronique de Turpin, translatée en français[11]. Dans ses Invasions des Sarrazins en France[12], M. Reynaud émettait, au sujet de Roncevaux, cette très-ingénieuse hypothèse « que les Sarrazins avaient fort bien pu prendre part au combat où périt Roland ». Avec une verdeur et un entrain juvéniles, M. Paulin Paris commençait la publication de ses Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi[13], œuvre où il est aisé de constater aujourd’hui plus d’une erreur de détail, mais qui était bien faite pour éveiller la curiosité et donner quelques dévots de plus au culte trop longtemps délaissé de notre poésie du Moyen âge. La Belgique elle-même ne se mettait point en retard. M. de Reiffenberg nous offrait bravement son édition du Philippe Mouskes[14], livre énorme, mal fait, indigeste, touffu, obscur, et où les pièces justificatives ont plus de valeur que l’œuvre principale. Mais malgré tout, que de richesses ! On y trouve une nouvelle édition de la Chronique de Turpin et des extraits de la Chronique de Tournai ; on y peut lire enfin les rubriques des Conquestes de Charlemagne, par David Aubert, et cette compilation importante du xve siècle n’était pas encore connue dans le monde savant. Puis, dans son Introduction du tome II, M. de Reiffenberg étudie longuement la légende de Roland, de Ganelon, d’Olivier et de tous nos héros épiques. Ah ! si ce grand travailleur avait eu plus de sens critique et une cervelle mieux ordonnée ! C’est le Francisque Michel de la Belgique. Quoi qu’il en soit et comme nous venons de le dire, le Francisque Michel de la France se trouvait, en 1835 et 1836, fort encouragé dans ses travaux sur le Roland. Un homme éminent, et dont on trouve le nom mêlé à tant de grandes choses, M. Guizot, comprit toute l’importance de notre Chanson et désira la voir publiée en son texte original. Il donna une mission à M. F. Michel. Ces missions littéraires, on en a singulièrement abusé, et elles sont à peu près devenues ridicules. Aucune ne fut plus utile que celle de M. Francisque Michel en 1835. Il s’installa à la Bodléienne d’Oxford, plaça devant lui le fameux manuscrit 23 du fonds Digby, copia notre vieux poëme, et, moins de deux ans plus tard, fit paraître la première édition de notre grande Épopée nationale. Grâces en soient rendues à Dieu, dont la Providence s’étend aux études littéraires : c’est un Français qui eut cette gloire et non pas un Allemand !

Cette première édition[15], il est aujourd’hui trop facile de la critiquer, après trente-trois ans de nouvelles recherches et de travaux approfondis dus aux savants de toute l’Europe. Il est aisé sans doute d’y relever des erreurs de lecture, de restitution, de critique. Mais je dirai bien haut qu’elle mérite le respect, et il y aurait de l’ingratitude à ne pas lui rendre justice. Elle est d’ailleurs beaucoup plus soignée que les dernières œuvres de M. F. Michel. Dans une longue Préface, l’auteur essaie de montrer quels sont les fondements historiques de la légende ; puis, il fait une utile revue de travaux dont elle a été l’objet, réfute l’abbé de la Rue, discute la question du chant que Taillefer

entonna à la bataille d’Hastings, et, après des considérations sur les Chansons de geste, expose le plan de son édition. Alors il nous offre le précieux texte de la Chanson, divisé par laisses. L’édition est complétée par un Glossaire et un Index trop succincts, mais où l’on trouve plus d’une indication importante, et par la publication d’un certain nombre « de textes anglais, latins, allemands, italiens et espagnols relatifs à notre légende ». Cette seule partie du travail de M. F. Michel atteste une véritable largeur de vues qui n’était pas commune à cette époque. Je ne tairai pas un détail : l’éditeur offre à ses lecteurs un fac-simile assez exact du manuscrit d’Oxford. C’était leur donner le moyen de contrôler la date de ce manuscrit ; c’était aussi leur faire connaître le vêtement grossier sous lequel notre épopée nationale est parvenue jusqu’à nous. Quelle n’est pas la joie des érudits, lorsqu’ils contemplent le plus ancien manuscrit de l’Iliade ? Loin de nous la pensée de comparer ici les deux œuvres ! Mais enfin, à la vue du texte de la Bodléienne, les Français ne peuvent-ils pas éprouver une joie légitime ?

À la période d’invention[16]succède ici la période de

Modèle:Tiret2. Elle est surtout caractérisée par un livre qui fut publié plus de treize ans après celui de M. F. Michel, par le Roland de M. F. Génin. Mais il ne faudrait pas croire qu’entre ces deux œuvres, rien de décisif n’ait été publié sur nos vieux poëmes de mieux en mieux connus, de plus en plus aimés. Le grand pas venait d’être fait : on possédait enfin le texte imprimé de notre Chanson, et l’on n’avait plus à craindre que les discussions scientifiques restassent à jamais dans ce vague qui leur est si fatal. En 1838, M. Ampère[17], pour sujet de son cours au Collége de France, choisit « la Poésie épique du Moyen âge ». Dix ans plus tôt, on n’aurait pas toléré un tel titre, qui eût passé

pour un paradoxe ou un scandale. M. Chabaille[18] avait déjà essayé de vulgariser tout ce qui avait été jusque-là découvert sur nos Épopées chevaleresques. En Allemagne, on faisait mieux encore : on publiait de nouveaux textes. Le Ruolandes Liet était édité par W. Grimm[19], le Ruolandes Liet à travers lequel on peut voir notre Roland, comme on voit l’eau à travers un cristal. Un an plus tard, Bekker écrivait, pour l’Académie de Berlin, son « Mémoire sur les manuscrits français de la Bibliothèque de Saint-Marc[20] », et rencontrait sur son chemin deux Roland d’une valeur bien inégale. Cependant M. Mazuy entreprenait, en France, la comparaison de l’Arioste avec nos Romans chevaleresques[21]. C’était un heureux essai, d’art et de littérature comparées. Bref, les esprits étaient assez bien disposés pour que le Roland de ce pauvre M. Creuzé de Lesser n’obtînt, en 1839, qu’un succès de fou rire[22]. On s’intéressait davantage aux travaux si longtemps attendus de M. Bourdillon : le livre parut enfin, et même, au lieu d’un livre, il en parut deux qui ne répondirent pas à l’attente générale. Loin d’être au courant des travaux de son temps, M. Bourdillon s’était singulièrement attardé. Véritablement amoureux d’un Remaniement qu’il regarda toujours comme le meilleur texte de notre poëme, il ne put même pas se résoudre à le publier exactement, et se permit des arrangements, des coupures, des changements. C’est ce qu’il appela modestement : Roncisvals mis en lumière[23]. Quant à sa traduction[24], c’est une série de notes fausses, ou, pour mieux parler, elle n’a qu’une note, et elle est fausse. Combien plus ils faisaient avancer la science, ces bibliographes allemands, Græsse d’une part[25] et Ideler de l’autre[26], qui, dans une seule et même année, firent paraître sur le Roland des Notices où l’on trouvait déjà tant d’indications utiles et ignorées des Français. D’un autre côté, M. Keller, dans son Romwart[27], publiait très-incorrectement de très-précieux extraits des Manuscrits de Venise. Notre malheur, en France, était de vouloir vulgariser la science avant qu’elle fût faite. Tel est le défaut de M. Charles Lenormant dans son Cours d’histoire moderne[28] ; telle est surtout l’erreur de M. Delécluze, qui publia, en 1845, deux volumes sur Roland et la Chevalerie[29], dont le premier est tout à fait ridicule. Par bonheur, le second n’est qu’une traduction de notre Roland. Traduire notre vieux poëme, c’était le meilleur moyen de le bien vulgariser, et il faut remercier M. Delécluze d’être le premier entré dans cette voie. D’ailleurs, il y eut alors un temps d’arrêt dans le mouvement en faveur de notre Épopée nationale. Un article fort remarqué de M. Littré sur la « poésie homérique et l’ancienne poésie française » nous conduit jusqu’à la révolution de 1848, qui, comme toutes les révolutions, ne fut pas


=Notes de l'introduction

  1. Examen critique de la Dissertation de M. H. Monin sur le Roman de Roncevaux, par Fr. Michel, Paris, Silvestre, 1832. — Avait paru d’abord dans le Cabinet de lecture.
  2. Modèle:No de Juillet 1832.
  3. De l’origine de l’Épopée chevaleresque au Moyen âge, dans la Revue des Deux Mondes, Modèle:N°du 15 septembre 1832.
  4. Étude sur le travail de Fauriel, intitulé : Origine de l’Épopée chevaleresque, par A. W. Schlegel. Journal des Débats, des 22 octobre, 14 novembre, 31 décembre 1833, et 21 janvier 1834.
  5. Über die neuesten Leistungen der Franzosen für die Herausgabe ihrer Nationalheldengedichte. Wien, 1833, in-8o.
  6. Journal des Savants, Modèle:N°de juillet 1833.
  7. L’abbé de la Rue, Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères anglo-normands, 1834.
  8. En 1835.
  9. Geschichte der poetischen Nationallitteratur der Deutschen. Leipzig, 1835, in-8, t. I, pp. 146-152.
  10. V. sur le « Chant des Escualdunacs », le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XIII, p. 25, et surtout le Journal de l’Institut historique, 1835, Paris, t. I, pp. 176-179. L’auteur de ce dernier article était M. E. de Montglave. Il avait vu une copie du chant d’Altabiscar chez l’ex-ministre Garat, qui la tenait du grenadier Latour-d’Auvergne, qui la tenait lui-même du Prieur d’un des couvents de Saint-Sébastien. Le manuscrit, disait-on, appartenait à la fin du xiie siècle- ou au commencement du xiiie siècle. C’est à M. Bladé que revient surtout l’honneur d’avoir découvert cette fraude.
  11. 1835, Modèle:In-4o.
  12. En 1836.
  13. 1836-1848, sept volumes in-8o.
  14. Chronique rimée de Philippe Mouskes, publiée par le baron de Reiffenberg, Bruxelles, 1836, 1838 ; Supplément en 1845. — 3 volumes Modèle:In-4o, dans la Collection des Chroniques belges.
  15. La Chanson de Roland ou de Roncevaux, du xiie siècle, publiée pour la première fois d’après le manuscrit de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford, par Fr. Michel, Paris, 1837, in-8o. Le titre porte bien cette date de « 1837 » ; mais les bonnes feuilles en furent sans doute distribuées dès 1836, et peut-être même à la fin de 1835. C’est ainsi du moins que nous expliquons la date de l’article de M. Raynouard sur l’édition de Fr. Michel, qui parut, en février 1836, dans le Journal des Savants, et d’un autre article publié, en 1836, dans le Bulletin du Bibliophile.
  16. La poésie cependant continuait glorieusement son rôle initiateur. Si l’on veut connaître comment l’École romantique a compris notre légende, et en quoi elle diffère ici de M. de Tressan ou de la Gaule poétique, il faut lire le Cor, d’Alfred de Vigny, dont nous devons au moins citer quelques strophes :
    J’aime le son du cor le soir, au fond des bois

    ...Âmes des chevaliers, revenez-vous encor ?
    Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ?
    Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée,
    L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !

    ...Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
    Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
    À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
    De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.

    L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
    S’accordait, pour chanter les saules de l’Adour ;
    Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
    Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

    Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi...

    ...Deux éclairs ont relui ; puis, deux autres encor.
    Ici l’on entendit le son lointain du cor.
    L’Empereur étonné, se jetant en arrière,
    Suspend du destrier la marche aventurière...

    « Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
    « Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
    « Répondit l’Archevêque, ou la voix étouffée
    « Du nain vert Oberon qui parle avec la Fée. »

    Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux
    Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
    Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,
    Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge...

    « Malheur ! c’est mon neveu ! Malheur ! car si Roland
    « Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
    « Arrière, chevaliers, repassons la montagne.
    « Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne.

    ...Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !
    Cette pièce est ainsi datée par son auteur : « Écrit à Pau en 1835. » Mais elle ne parut qu’en 1838, dans les Poëmes antiques et modernes. (Chez Delloye, in-8o, p. 273 et ss.)
  17. Cours de M. Ampère sur la Poésie épique du moyen âge. (Revue française, août 1838, t. VIII, pp. 93-119.) ═ L’année suivante, commença la publication de l’Histoire littéraire de la France avant le xiie siècle (4 vol. in-8o), œuvre de vulgarisation assez brillante, mais qui a été trop dépassée pour être encore d’une lecture utile.
  18. Épopées chevaleresques, par A. Chabaille. (Revue française, t. III, 1er décembre 1837, pp. 342-361.)
  19. Ruolandes Liet, herausgegeben von Wilhelm Grimm. Göttingen, 1838.
  20. En 1838, parut, à Paris, le Rapport de M. Michel à M. le Ministre de l’Instruction publique sur les anciens monuments de l’histoire et de la littérature de la France qui sont conservés dans les Bibliothèques de l’Angleterre et de l’Écosse, Modèle:In-4o.
  21. Introduction et Notice sur les romans chevaleresques, les traditions orientales, les chroniques et les chants des trouvères et des troubadours comparés à l’Arioste, par M. A. Mazuy, traducteur de l’Arioste. Paris, 1838.
  22. La Chevalerie ou les Histoires du Moyen âge, composées de la Table-Ronde, Amadis, Roland, poëmes sur les trois familles de la Chevalerie romanesque, par A. Creuzé de Lesser. Paris, 1839. (La première édition avait paru en 1815.) ═ Roland, poëme imité de l’Arioste, Boiardo, Pulci, Berni, Fortiguerra, etc. etc., ne renferme pas moins de 40 chants et de 54,000 vers.
  23. Roncisvals mis en lumière, par J.-L. Bourdillon. Lyon et Paris, 1841, in-12. ═ Cf. les Observations de Génin, en son édition de Roland, p. cvii.
  24. Le Poëme de Roncevaux, traduit par J.-L. Bourdillon. Paris, Lyon et Paris, 1840, in-12.
  25. Die grossen Sagenkreise des Mittelalters, etc. von Dr Johann Georg Theodor Grässe, Dresden, 1842, in-8o. La bibliographie du Roland se trouve aux pp. 293-301 et 311-326.
  26. Geschichte der altfranzösischen Nationallitteratur, p. 93. C’est une partie du Handbuch der französischen Sprache und Litteratur, von L. Ideler und. H. Nolte,… bearbeitet von Julius Ludwig Ideler. Berlin, 1842, in-8o.
  27. Romwart, Beiträge zur Kunde mittelalticher Dichtung aus italienischen Bibliotheken, von Adalbert Keller. Manheim, 1844, in-8o.
  28. Paris, 1844-1845, in-8o. ═ V. la IIe partie, p. 347 et ss.
  29. Paris, 1845, 2 vol. in-8o, chez J. Labitte. ═ Cf. un article de M. Magnin sur le livre de M. Delécluze, dans la Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1846.