La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 3/Premier châtiment : Différence entre versions
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Version du 3 août 2022 à 17:02
Sommaire
Les couplets (laisses)
CCVII
2397 | Roland est mort : Dieu en a l'âme aux cieux... | |
— L'Empereur cependant arrive à Roncevaux... | ||
Pas une seule voie , pas même un seul sentier, | ||
2400 | Pas un espace vide, pas une aune, pas un pied de terrain | |
Où il n'y ait corps de Français ou de païen : | ||
« Où êtes- vous? » s'écrie Charles; « beau neveu, où êtes-vous? | ||
« Où est l'Archevêque? où le comte Olivier? | ||
« Où Gerin et son compagnon Gerier? | ||
2405 | « Où sont le comte Bérengier et Othon? | |
« Ive et Ivoire que j'aimais si chèrement? | ||
« Où est Engelier le Gascon? | ||
« Et le duc Samson et le baron Anséis? | ||
« Où est Gérard de Roussillon, le vieux? | ||
2410[NDLR 1] | « Où sont les douze Pairs que j'avais laissés derrière moi? » | |
Mais, hélas ! à quoi bon ? personne , personne ne répond. | ||
« Dieu, » dit le Roi, « j'ai bien lieu d'être en grand émoi. | ||
« N'avoir point été là pour commencer la bataille ! » | ||
Et Charles de s'arracher la barbe, comme un homme en grande colère; | ||
2415 | II pleure, et tous ses chevaliers d'avoir aussi des larmes plein les yeux. | |
Vingt mille hommes tombent à terre, pâmés : | ||
Le duc Naimes en a très grande pitié. | Aoi |
CCVIII
La douleur est grande à Roncevaux : | |
Il n'y a pas un seul chevalier, pas un seul baron, | |
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes. | |
2420 | Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux, |
Leurs amis et leurs seigneurs liges. | |
Un grand nombre tombent à terre, pâmés. | |
Mais le duc Naimes s'est conduit en preux, | |
Et le premier a dit à l'Empereur : | |
2425 | « Voyez-vous là -bas, à deux lieues de nous, |
« Voyez-vous la poussière qui s'élève des grands chemins? | |
« C'est la foule immense de l'armée païenne. | |
« Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur. | |
« — Grand Dieu! » s'écrie Charles, « ils sont déjà si loin! | |
2430 | « Le droit et l'honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ; |
« Ils m'ont enlevé la fleur de douce France. » | |
Alors le roi donne des ordres à Gehouin et à Othon, | |
A Thibaut de Reims et au comte Milon : | |
« Vous allez garder ce champ, ces vallées et ces montagnes. | |
2435 | « Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ; |
« Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n'y touchent pas, | |
« Non plus que les écuyers et les garçons. | |
« Je vous défends de laisser personne y porter la main, | |
« Jusqu'à ce que nous soyons de retour, par la grâce de Dieu. » | |
2440 | Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour : |
« Ainsi ferons-nous, cher Sire, droit Empereur. » | |
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers. Aoi. |
CCIX
L'Empereur fait sonner ses clairons ; | ||
Puis il s'avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ; | ||
2445 | Enfin ils trouvent la trace des païens, | |
Et, d'une ardeur commune, commencent la poursuite. | ||
Mais le roi s'aperçoit alors que le soir descend ; | ||
Il met pied à terre sur l'herbe verte, dans un pré, | ||
S'y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu | ||
2450 | De vouloir bien pour lui arrêter le soleil , | |
Dire à la nuit «l'attendre, au jour de demeurer. | ||
Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur, | ||
Et qui, rapide, lui donne cet ordre : | ||
« Chevauche, Charles, la clarté ne te fera point défaut. | ||
2455 | « Tu as perdu la fleur de la France , Dieu le sait ; | |
« Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. D | ||
A ces mots, l'Empereur remonte à cheval. | Aoi. |
CCX
Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle ; | |
Car le soleil s'est arrêté, immobile, dans le ciel. | |
2460 | Les païens s'enfuient; mais les Français les poursuivent, |
Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres, | |
A grands coups les poussent sur Saragosse ; | |
Ils les frappent terriblement, ils les tuent; | |
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies. | |
2465 | Devant eux est le cours de l'Èbre ; |
Le fleuve est profond et le courant terrible. | |
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland. | |
Alors les Sarrasins invoquent Mahomet, Tervagan, | |
Et Apollon, pour qu'ils leur viennent en aide. | |
Puis ils se jettent dans l'Èbre, mais n'y trouvent pas le salut. | |
2470 | Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants, |
Beaucoup tombent au fond ; | |
Les autres flottent à vau-l'eau; | |
Les plus heureux y boivent rudement. | |
Tous finissent par être noyés très cruellement. | |
2475 | « Vous avez vu Roland , » s'écrient les Français ; |
« mais cela ne vous a point porté bonheur. » |
CCXI
Quand Charles voit que tous les païens sont morts, | |
Les uns tués, les autres noyés ; | |
Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin, | |
Le noble roi est descendu à pied : | |
2480 | II s'étend à terre et remercie Dieu... |
Quand il se releva, le soleil était couché. | |
« C'est l'heure, » dit-il, « de songer au campement, | |
« Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux. | |
« Nos chevaux sont las et épuisés ; | |
2485 | « Enlevez -leur les selles et les freins, |
« Et laissez -les se rafraîchir dans les prés. | |
« — Sire, » répondent les Français, « vous dites bien. » |
CCXII
L'Empereur prend là son campement ; | ||
Les Français descendent de cheval entre Valterne et l'Èbre; | ||
2490 | Ils enlèvent les selles de leurs chevaux | |
Et leur ôtent les freins d'or; | ||
Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l'herbe fraîche ; | ||
Ils ne peuvent pour eux faire autre chose. | ||
Ceux qui sont las s'endorment sur la terre. | ||
2495 | Cette nuit-là on ne fit pas le guet. | Aoi. |
CCXIII
L'Empereur s'est couché dans un pré ; | ||
Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron; | ||
Car il ne veut pas se désarmer cette nuit. | ||
Il a vêtu son blanc haubert bordé d'orfroi ; | ||
2500 | II a lacé son heaume gemmé d'or ; | |
Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n'eut jamais sa pareille , | ||
Et qui chaque jour change trente fois de clarté. | ||
Vous avez souvent entendu, parler de la lance | ||
Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix : | ||
2505 | Grâce à Dieu, Charles en possède le fer | |
Et l'a fait enchâsser clans le pommeau doré de son épée. | ||
A cause de cet honneur, à cause de sa bonté, | ||
On lui a donné le nom de Joyeuse ; | ||
Et ce n'est pas aux barons français de l'oublier, | ||
2510 | Puisqu'ils ont tiré de ce nom leur cri de Monjoie. | |
Et c'est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête. | Aoi. |
CCXIV
La nuit est claire, la lune est brillante; | ||
Charles est couché, mais il a grande douleur en pensant à Roland, | ||
Et le souvenir d'Olivier lui pèse cruellement, | ||
2515 | Avec celui des douze Pairs et de tous les Français | |
Qu'il a laissés, rouges de sang et morts, à Roncevaux. | ||
Il ne peut se retenir d'en pleurer, d'en sangloter. | ||
Il prie Dieu de se faire le sauveur de ces âmes. | ||
Mais le Roi est fatigué, car ses peines sont bien grandes. | ||
2520 | II n'en peut plus et, lui aussi, finit par s'endormir. | |
Par tous les prés on ne voit que Français endormis. | ||
Pas un cheval n'est de force à se tenir debout, | ||
Et celui qui veut de l'herbe la prend sons se lever. | ||
Ah! il a beaucoup appris, celui qui connut la douleur. | Aoi. |
CCXV
2525 | Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s'est endormi. | |
Alors Dieu lui envoie saint Gabriel, | ||
Auquel il confie la garde de l'Empereur. | ||
L'Ange passe toute ïa nuit au chevet du roi, | ||
Et, dans un songe, lui annonce | ||
2530 | Une grande bataille qui sera livrée aux Français... | |
Puis il lui a montré le sens très grave de cette vision. | ||
Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel, | ||
Il vit les tonnerres, les gelées, les vents, | ||
Les orages, les effroyables tempêtes, | ||
2535 | Les feux et les flammes toutes prêtes ; | |
Et soudain tout cela tombe sur son armée. | ||
Voici qu'elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne; | ||
Voici qu'ils s'embrasent, les écus aux boucles d'or pur; | ||
Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces. | ||
2540 | Les hauberts et les heaumes d'acier grincent. | |
Quelle douleur pour les chevaliers de Charles ! | ||
Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer, | ||
Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux diables, | ||
Et plus de trente mille griffons. | ||
2545 | Tous , tous se précipitent sur les Français : | |
« A l'aide, Charles, à l'aide! » s'écrient-ils. | ||
Le roi en a grande douleur et pitié; | ||
Il y voudrait aller ; mais voici l'obstacle : | ||
Du fond d'une forêt un grand lion s'élance sur lui. | ||
2550 | La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable, | |
Et c'est au corps du roi qu'elle s'attaque. | ||
Tous les deux, pour lutter, se prennent à bras le corps. | ||
Quel est le vainqueur? quel est le vaincu? il ne le sait. | ||
L'Empereur ne se réveille pas... | Aoi. |
CCXVI
2555 | Après ce songe, Charles en a un autre. | |
Il rêve qu'il est en France, à Aix, sur un perron, | ||
Tenant un ours dans une double chaîne. | ||
Soudain, de la forêt d'Ardenne, il en voit venir trente autres | ||
Qui parlent chacun comme un homme : | ||
2560 | « Rendez-nous-le, Sire, » disent-ils; | |
« Il n'est pas juste que vous le reteniez plus longtemps. | ||
« C'est notre parent, et nous devons le secourir. » | ||
Mais alors du fond du palais accourt un beau lévrier | ||
Qui , parmi ces bêtes sauvages , attaque la plus grande | ||
2565 | Sur l'herbe verte, près de ses compagnons. | |
Ah ! le roi assiste ici à une lutte merveilleuse ; | ||
Mais quel est le vainqueur? quel est le vaincu? | ||
Charles n'en sait rien... | ||
Voilà ce que l'Ange de Dieu montre au baron ; | ||
Et Charles reste endormi jusqu'au lendemain, au clair jour... | Aoi. |
CCXVII
2570 | Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse. | |
Il descend de cheval et s'arrête à l'ombre, sous un olivier, | ||
Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert, | ||
Puis très piteusement se couche sur l'herbe verte : | ||
Il a perdu sa main droite, | ||
2575 | Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison. | |
Voici devant lui sa femme Bramimonde, | ||
Qui pleure, crie, et très douloureusement se lamente. | ||
Plus de vingt mille hommes sont avec lui; | ||
Tous maudissent Charles et maudissent la douce France. | ||
2580 | Apollon, leur dieu, est là dans une grotte; ils se jettent sur lui, | |
Lui font mille reproches, mille outrages : | ||
« Eh! méchant Dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte? | ||
« Et notre roi, pourquoi l'as-tu laissé confondre? | ||
« Tu payes bien mal ceux qui te servent. » | ||
2585 | Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ; | |
Ils le pendent par les mains à une colonne, | ||
Le retournent à terre sous leurs pieds, | ||
Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux. | ||
Tervagan aussi y perd son escarboucle. | ||
2590 | Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé | |
Où les porcs et les chiens le mordent et marchent dessus. | ||
Jamais dieux ne furent à telle honte. | Aoi. |
CCXVIII
Marsile revient de sa pâmoison | ||
Et se fait porter dans sa chambre, | ||
Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs. | ||
2595 | La reine Bramimonde y est tout en larmes; | |
Elle s'arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répète-t-elle. | ||
Puis, élevant la voix, elle dit encore : | ||
« Saragosse, te voilà donc privée | ||
« Du noble roi qui t'avait en son pouvoir! | ||
2600 | « Nos dieux sont des félons | |
« De nous avoir ainsi manqué dans le combat. | ||
« Il nous reste l'Émir. Quelle lâcheté | ||
« S'il n'engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français | ||
« Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie ! | ||
2605 | « Chez leur empereur à barbe fleurie | |
« Quel courage, quelle témérité ! | ||
« Ce n'est pas lui qui reculerait jamais d'un seul pas dans la bataille. | ||
« C'est grande douleur, en vérité, qu'il n'y ait personne pour le tuer. » | Aoi. |
Notes originales
2452. Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur
2452.↑ Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur. C'est saint Gabriel, comme il est dit aux vers 2526 et 2847.
2501. Joyeuse
2501.↑ Voici quelques propositions qui résumeront l'histoire légendaire de l'épée Joyeuse.
1° Suivant la version de Fierabras (XIIIe siècle . Joyeuse était l'œuvre du forgeron Veland. Suivant. Malnet (XIIe siècle)
- Isaac, li bons fevres qui sor tos ot bonté, — La forgea et trempa eus el' val Josué.
- (Romania, IV, pp. 326,327.)
2° Dans le Charlemagne de Girard d'Amiens (commencement du XIVe siècle), on lit qu'elle avait d'abord appartenu à Pépin.
3° D'après le Meinet, du xii e siècle, Charles, au moment d'en- gager contre Braimonl ce combat dont Galienne est le prix, refuse l'épée que lui offre Galabre. Il est trop chrétien pour se servir d'une arme dans le pom- meau de laquelle on a, suivant le poêle, placé deux dents de Mahomet. « J'en ai une autre, » s'écrie-t-il , e qui a d'abord « appartenu au premier roi chrétien de ( , [a France. Son nom est Joyeuse. Elle « a un demi-pied de large. « Le fils de Pépin se fait alors apporter la célèbre épée, e1 l'auteur du Meinet constate que le pommeau renfermait des reliques « du saint Sépulcre, de saint Jean l'ami de Dieu, de saint Pancrace et de saint Honoré ». Les reliques frémirent el poing d'or noielé, — Très par mi le cristal où sont enseelé, — Les puet-on bien veoir ou l'or transfiguré.
4° Suivant la Cronica gênerai de Espana ( xiip siècle), ce fut Galienne elle-même qui donna Giosa à Charles. Et la Gran conquisila de ultramar ( lin du xm e siè- cle) confirme cette tradition : « Halia (Galienne), ayant entendu Meinet se plaindre, lui donna le cheval de son père avec une épée qui ne le cédait qu'à Durendal , laquelle tomba plus tard au pouvoir de Charlemagne à Yalsomo- rian. » (Cf. le vers 2318 du Roland. V. Mila y Fontanals : De la Poesia lieroieo popular castellana, pp. 232 et 338, 339.)
5° Le récit primitif du Voyage à Jérusalem, qui nous a été conservé dans la Karlamagnus Saga (xm e siècle), confirme la version du Roland au sujet des reliques qui étaient placées dans le pommeau de Joyeuse. Le grand Empereur y mil alors le fer d.- la lance qui avait é'té au nombre des instruments de la Passion. Même il n'aurait donné qu'à ce moment le nom de Joyeuse à la célèbre épée, el le té- moignage du Roland s'accorde, encore ici, avec celui de la Karlamagnus Saga : Pur ceste honur et pur ceste bontet , — Li nums Joiuse l'espée fut dune:. (Vers 2506-2508.)
6° L'épée Joyeuse avait mille vertus. Elle jetait une clarté: incomparable, préservait de l'empoisonnement son heureux posses- seur, etc. etc.
7° C'est une épée du même nom que les cycliques de la geste de Garin mettent aux mains de Guil- laume, après la mort de Charlemagne. Mais peut-être convient -il de voir là une seconde Joyeuse, et la véritable épée du grand Empereur est sans doute celle qu'on lui a placée au poing dans son tombeau , et dont il menace encore les païens.
Facsimilés
Voir aussi
- Notes de la rédaction
- ↑ Dans le texte original ce numéro porte, par erreur sur le vers suivant
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