Romania (2005) Duggan par Boutet

De Wicri Chanson de Roland
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La Chanson de Roland. The Song of Roland. The French Corpus, par Joseph J. Duggan.

Compte-rendu


 
 

   
Titre
La Chanson de Roland. The Song of Roland. The French Corpus, par Joseph J. Duggan.
Auteur
Dominique Boutet
Dans
Romania tome 125 n°499-500, 2007. pp. 516-522.,
Version en ligne
sur le site Persée

Cet article est une analyse de l'ouvrage La Chanson de Roland. The Song of Roland. The French Corpus publié en 2005 par Joseph J. Duggan.

Avant-propos

Pour une meilleure lecture hypertexte, des titres ont été introduits dans le corps du texte.

Le compte-rendu (brut d'OCR)

La Chanson de Roland. The Song of Roland. The French Corpus, Joseph J. Duggan, General Editor, Turnhout, Brepols, 2005 (7 parties en 3 volumes, numérotation par partie).

Cette édition est l'événement majeur et attendu des études sur la chanson de geste, puisqu'elle donne, pour la première fois, un texte établi scientifiquement de l'ensemble des textes français de la Chanson de Roland, incluant les fragments. Elle remplace donc définitivement l'édition si souvent fautive de Raoul Mortier, qui avait été réalisée dans les conditions difficiles que l'on sait.

Présentation générale

Chacun des manuscrits a été édité par un chercheur différent : Ian Short pour la version d'Oxford, Robert F. Cook pour Venise 4 (volume I), Joseph J. Duggan pour Châteauroux et Venise 7, pour lesquels ils propose un texte critique qui se veut une reconstruction du modèle commun (volume II), Annalee C. Rejhon pour la version de Paris, Wolfgang van Emden pour celle de Cambridge, William W. Kibler pour celle de Lyon ainsi que pour les Fragments (volume III). L'ensemble est précédé d'une introduction générale par Joseph J. Duggan (p. 5-38), qui retrace l'histoire de l'édition de la Chanson de Roland, suivie d'un tableau de concordance des laisses pour l'ensemble des versions établi par Karen Akiyama (p. 39-124), et d'une bibliographie générale des travaux cités (p. 125-186). La numérotation des pages, dans chaque volume, se fait par section, le numéro de celle-ci (et non celui du volume) précédant le numéro de la page (de 1/1 à 1/338 pour le texte d'Oxford, puis de 11/ 1 à 11/414 pour le volume I par exemple). Dans chaque section, le texte critique est accompagné d'une importante introduction (qui peut dépasser la centaine de pages), de notes abondantes à caractère principalement philologique, d'un glossaire (sauf pour le texte d'Oxford), d'un index des noms propres, et quelquefois d'une préface et d'annexes.

Introduction

L'introduction générale brosse un tableau détaillé des éditions successives de la Chanson de Roland, et particulièrement du texte d'Oxford, depuis la découverte de ce dernier par Francisque Michel jusqu'à nos jours, en insistant à la fois sur l'histoire de ces éditions (avec les polémiques qu'elles ont pu susciter, en particulier au XIXe siècle) et sur les aspects proprement philologiques comme les différents stemmas proposés (ceux de Müller, Foerster, Fassbender, Stengel et Segre) et l'étendue des corrections apportées en conséquence au texte d'Oxford. La question de la précellence de ce dernier, affirmée par Bédier, est évidemment discutée, de même que la position de Cesare Segre, dont l'importance n'est pas minimisée, et 517 l'apport récent de Carlo Beretta (2000). Au terme de cette revue, Joseph J. Duggan pose les principes de cette nouvelle édition d'ensemble. Chaque texte est considéré pour lui-même, comme un acte de réception particulier de la part d'un scribe rédacteur et non comme le témoin plus ou moins proche ou lointain d'un original difficilement saisissable. En conséquence, chaque éditeur considère la version qu'il édite pour elle-même et non en fonction de sa place supposée dans un stemma. Les corrections visent ainsi à donner un texte lisible en lui-même, ayant son autonomie et sa propre valeur littéraire et demandant à être lu en tant que tel. Sa position par rapport aux autres rédactions peut cependant apparaître grâce à la concordance complète (et non pas seulement avec O ou V4) qui figure en tête de chaque laisse. Cette vaste édition s'inscrit donc dans une perspective caractéristique des tendances actuelles de la philologie, en tournant le dos aux pratiques centrées sur du stemma. Aucun stemma d'ensemble nouveau n'est d'ailleurs proposé (les différents éditeurs pourront, à propos du manuscrit qu'ils éditent, faire des remarques sur les relations que celui-ci entretient avec les autres).

Oxford

Pour le texte d'Oxford, Ian Short s'inscrit d'emblée dans une perspective de la tradition dont le point d'aboutissement avait été l'édition de Cesare Segre, qui donnait la prééminence à l'écrit et ne tenait pas compte du poids possible d'une tradition orale. Le texte édité est dans la continuité de celui que Ian Short avait publié dans la collection « Lettres gothiques », sans le reproduire pour autant. Il est assorti d'une étude des assonances et de la prosodie. Exceptionnellement, il n'y a pas de glossaire, le texte d'Oxford ayant été largement dépouillé par les grands dictionnaires et ayant déjà fait l'objet d'un glossaire complet, établi par Lucien Foulet pour l'édition de 1927 de Joseph Bédier (Editions Piazza).

Le parti pris de l'éditeur est donc, pour l'émendation des vers hypo- ou hyper- mètres, de tenir compte des traditions formulaires et de ne faire aucune correction qui aurait pour effet de malmener une formule traditionnelle. Ainsi, au vers 773 (« ne poet müer que des oilz ne plurt », O), au lieu de corriger le second hémistiche (auquel il manque une syllabe) en « que de ses oilz ne plurt », comme le fait Segre, Ian Short maintient l'expression formulaire plorer des oilz (qui n'a jamais recours au possessif) et ajoute « ore » après la conjonction « que », en se fondant sur une habitude de O attestée par exemple aux vers 303 ou 3850 ; le fait que la correction proposée par Segre figure dans V4 (v. 701 : « No po müer che ses ilcli non plor ») n'est pas à ses yeux un argument suffisant. Dans certains cas, une formule voisine peut avoir contaminé le bon texte au moment de la copie. Ainsi, au v. 1808, qui dans O est hypermétrique (« cuntre le soleil reluisent cil adub ») et que ni Bédier, ni Segre n'ont voulu corriger, l'éditeur estime que la présence de l'article est due à une contamination de la formule « cuntre le ciel », bien attestée dans le texte mais inadéquate ici, et considère donc qu'il faut corriger cette erreur due à des souvenirs d'oralité et écrire, en supprimant l'article, « cuntre soleil reluisent cil adub ». Les associations formulaires peuvent interdire certaines corrections comme c'est le cas pour une assonance fautive depuis longtemps relevée par la critique : « Dedevant lui ad une perre byse » (v. 2300), alors que la laisse assonne en u-e. Au lieu de ne pas corriger ou de corriger byse en brune (Segre, d'après V4), Ian Short, constatant que ce dernier adjectif caractérise toujours des armes, des chevaux ou des visages, mais jamais des rochers, adopte la leçon de CV7PTL, « veüe ». Comme on le voit, beaucoup de corrections reposent sur la conception de 518 la « formulaic variation », c'est-à-dire sur la reconnaissance du fait que les scribes, en tant qu'auditeurs de chansons de geste, connaissaient le style formulaire et pouvaient, en recopiant un texte, se livrer, souvent par distraction, à des incongrues. L'édition du texte repose donc moins sur un examen de la tradition manuscrite (bien que celle-ci puisse être prise en compte : mais lorsqu'elle l'est ce n'est pas en considération d'un stemma codicum) que sur une conception de l'acte de copie qui tient compte des techniques mémorielles de l'oralité. En ce sens, l'édition qu'offre Ian Short ne ressemble à aucune autre. Elle a le mérite d'intégrer les apports récents de la critique (depuis Jean Rychner et Paul Zumthor), mais ses adversaires peuvent évidemment considérer qu'elle repose sur une théorie qui ne fait pas encore l'unanimité. Face à la multiplicité des éditions fondées sur les classiques, cette expérience originale ne peut que stimuler un débat toujours salutaire. À cette fin, d'ailleurs, l'éditeur a adjoint un index des corrections (« Index of Editorial Interventions »), où celles-ci sont codées en fonction d'une typologie des fautes : la plupart sont classiques (paléographiques, morpho-syntaxiques, omissions, amplifications), mais la liste s'achève avec les variations parmi lesquelles les « deformularisations » et les « reformularisations ».

Venise 4

L'édition de Venise 4 pose de difficiles problèmes, que Robert F. Cook a traités avec beaucoup de prudence et de tact. À la différence de ses prédécesseurs, il choisit d'appliquer les normes en vigueur pour l'ancien français et non pour les textes italiens. Quant à la tradition textuelle, elle demande que soient étudiées séparément la première (jusqu'à l'épisode de Baligant inclus) et la dernière partie (fin de l'expédition d'Espagne, après la prise de Narbonne), dont les rapports avec les remaniements rimes sont complexes. Cette version se présente plus comme une compilation, faite à partir de différentes sources manuscrites, que comme un simple remaniement ; son style n'est pas uniforme et oscille entre des passages proches de l'ancien français (la bataille de Roncevaux, la mort d'Aude) et d'autres plus italianisants. L'éditeur évoque avec prudence la question de la diffusion (prioritairement orale ou écrite) des textes franco-italiens et examine les traits propres à cette langue (spécialement p. 11/33 à 11/52). Il avance une comparaison avec la poésie macaronique italienne du siècle suivant, sans méconnaître les (cette dernière combine l'italien et le latin et non le français), et propose d'y voir, à la suite de G. Holtus, une expérience esthétique peu soucieuse de l'efficacité narrative. Il affirme sa conviction que la métrique s'inspire du décasyllabe épique français. L'introduction s'achève sur un bilan critique des éditions antérieures et un long exposé des principes de l'éditeur où figure une justification des conventions graphiques qu'il a retenues et des choix concrets qu'il a dû opérer (p. 11/69 à 11/83). Les notes sur le texte signalent systématiquement les choix des éditeurs antérieurs (Gasea Queirazza, Robertson-Mellor, Beretta, mais non Raoul Mortier en raison du caractère peu scientifique de son édition de ce manuscrit). Le glossaire (p. 11/374 à 11/414) se limite à près d'un millier d'entrées et exclut les termes d'ancien français répertoriés dans tous les grands dictionnaires (sauf si leur sens est spécifique) pour se concentrer sur les particularités de la langue du manuscrit, ce qui est raisonnable. Les formes verbales ne sont pas regroupées sous l'infinitif, mais apparaissent séparément à leur place alphabétique, afin d'être retrouvées plus aisément, les particularités de la conjugaison pouvant rendre difficile l'identification de l'infinitif.

Châteauroux - Venise 7

Le second volume (Part III) est entièrement consacré à la version CV7 . Après 519 l'édition diplomatique de Wendelin Foerster, Raoul Mortier avait choisi d'éditer le manuscrit de Châteauroux et de donner une reproduction photographique de Venise 7. Joseph J. Duggan, on l'a vu, a entrepris de donner une édition critique de la version, fondée sur ces deux manuscrits qui ont été copiés sur un modèle commun, et peut-être même dans le même scriptorium comme l'avait pensé Cesare Segre. Dans son introduction, il commence par une description et une histoire des deux manuscrits, qui se trouvaient tous deux en 1407 dans la bibliothèque du marquis de Mantoue François Gonzague I. Il examine ensuite les points communs (fautes et innovations) et les écarts qui interdisent de voir dans l'un une copie de l'autre (contre l'opinion d'André de Mandach).

C copiant, dans certains passages, un texte assonance apparemment proche de V4 et s'éloignant ainsi de la version rimée, c'est V7 que l'éditeur choisit comme manuscrit de base de la version rimée. Après avoir essayé de définir les caractères propres de ces deux manuscrits, l'éditeur s'efforce de préciser ceux de leur modèle commun (des contradictions internes, mais aussi des choix littéraires comme l'intérêt porté au personnage d'Aude, qui pourrait signaler un public en partie féminin ou une commanditaire de ce sexe, place atypique de l'épisode de Baligant par rapport au retour de Charlemagne à Roncevaux et aux planctus, influence probable du Roman de Thèbes, références à Girart de Vienne, liens possibles avec Saint-Martial de Limoges) ainsi que sa date (après 1 180, et sans doute au début du XIIIe siècle en raison d'une allusion à Joseph d'Arimathie) et sa localisation (Anjou et Touraine, comme Jules Horrent l'avait suggéré pour l'ensemble de la version ɣ ). Suit une étude approfondie de la langue des deux manuscrits et de la langue probable de leur modèle (p. 111/55 à III/100), qui distingue des pratiques italianisantes et des pratiques françaises qui doivent remonter à ce dernier. L'introduction s'achève sur une étude des mètres et des rimes et sur un rappel des principes éditoriaux. L'édition critique de la version CV7 comprend 8397 vers, contre 8333 vers dans V7 et 8201 dans C, certains vers ou ensembles de vers de C ne figurant pas dans V7 et inversement. Les notes sont principalement d'ordre philologique, mais donnent quelquefois des précisions d'ordre géographique, historique ou littéraire visant à éclairer le texte. Enfin des Appendices donnent les laisses de V7 qui dépendent d'un modèle assonance (qui n'ont pas été reprises dans le texte critique) et une transcription intégrale, non critique, du texte de Châteauroux. L'ensemble est complété par un glossaire très réduit (moins de 170 entrées), qui procède à une sélection parfois déroutante (pourquoi, entre autres, avoir retenu despecier, estormie, ou un ?) et un index des noms propres qui ne prend en compte que le texte critique (sans les appendices).

Paris

Le troisième volume comprend les parties IV à VII. Nous abordons ici les manuscrits incomplets, en particulier acéphales : manuscrits de Paris (P), de Cambridge (7) et de Lyon (L), et les fragments.

Le manuscrit de Paris présente la particularité d'être intégré dans une compilation qui gravite autour du lignage de Ganelon et pourrait avoir été confectionnée à Laon ou dans sa région à la demande des comtes de Rethel, entre 1265 et 1290. Annalee C. Rejhon propose une description du manuscrit prenant en compte l'ensemble de la compilation, sa mise en page et sa décoration. Les marginalia attestent qu'il a intéressé quelques humanistes comme Claude Fauchet. Le volume, ainsi ancré à Laon, porte des traces de cette localisation et surtout d'une intention 520 générale, la réhabilitation de la famille de Ganelon (c'est d'ailleurs à Laon qu'a lieu le procès de ce dernier dans P comme dans toutes les versions autres que celle d'Oxford, et le prototype de ce personnage pourrait être originaire de cette ville). L'éditeur examine de près tout ce qui, dans l'ensemble du manuscrit, peut confirmer cette hypothèse, et parvient à dégager l'arbre généalogique qui unifie tous ces textes {Roland, Gaydon, Auberi le Bourguignon, Ami et Amile, Jourdain de Blayé) et qui permet de mieux comprendre la raison de certains détails du Roland (des allusions spécifiques à certains personnages inconnus du reste de la tradition de cette chanson). De longues pages sont ensuite consacrées à la famille de Rethel, à ses relations avec celle de Flandres, aux liens avec les Carolingiens, pour déterminer les conditions qui ont pu faire mûrir l'élaboration d'un tel manuscrit.

L'analyse des caractéristiques du texte du Roland, où se trouvent des laisses qu'on ne rencontre nulle part ailleurs, pose le problème très discuté (Horrent, Segre, Beretta) de ses relations avec y et des rapports entre versions rimées et versions assonancées. L'étude détaillée de la langue du scribe dégage une proportion importante de traits du nord-est et de l'est, ce qui définit une scripta mêlant le picard, le lorrain et un peu de wallon. Les Ardennes sont au cœur de cette aire géographique, dont le foyer de Laon n'est pas éloigné.

L'édition du texte s'efforce de respecter les particularités du manuscrit. Les corrections sont choisies en prenant pour base le sîemma établi par Cesare Segre, revu, pour certaines parties du texte, par Carlo Beretta. Les notes visent principalement à éclairer les détails et les traits propres à P (ainsi que sa place, sa fonction, dans la compilation) ou la tradition du Roland dans son ensemble. Le glossaire se limite à 60 entrées, dont certaines, comme jousteor (« combattor ») ou naïe (« natural ») n'ont rien de particulièrement spécifique.

Cambridge

La version de Cambridge, T (Trinity College, R. 3. 32) a été copiée entre 1431 et le milieu du xve siècle par un seul scribe originaire de l'ouest de la France. Après une présentation critique des deux seules éditions antérieures (Foerster et Mortier), le regretté Wolfgang van Emden se livre à une analyse approfondie du manuscrit et de son histoire ; en particulier, il identifie le filigrane au type 887 de Piccard, que ce dernier date des années 143 1-1436, ce qui invite à vieillir le manuscrit par rapport à la datation de Jules Horrent qui le plaçait à la fin du siècle. Le manuscrit est acéphale, mais divers arguments plaideraient en faveur de l'hypothèse que le fait serait délibéré et non dû à la perte de folios, ou bien que l'on aurait seulement le second volume d'un manuscrit en deux parties, dont la première aurait contenu divers textes suivis du début du Roland.

Plusieurs traits caractérisent cette version : sa date tardive, qui fait que le scribe a voulu souvent moderniser le texte, remplaçant des termes vieillis par de nouveaux sans se soucier des conséquences sur la versification ; des fautes sur des noms propres, de personnes ou de lieux, qui n'étaient plus dans les habitudes des copistes ; hapax et mots déformés. L'éditeur, après une analyse des rimes, se livre à une étude approfondie de la langue du scribe (p. V/41 à V/90). Quant à la place de T dans le stemma, Wolfgang van Emden s'accorde globalement avec Cesare Segre, mais souhaite prendre en compte le nombre important de leçons primitives conservées par ce manuscrit, qui le rapprochent des versions assonancées en même temps que de la première version supposée des remaniements rimes. Les principes d'édition sont clairement interventionnistes : corriger toutes les fautes de prosodie ou de 521 langue (y compris les faits de modernisation) ainsi que tout ce qui va contre le sens, en s'appuyant sur Vusus scribendi du copiste ou sur les leçons des autres manuscrits. Les choix sont largement expliqués dans les notes, qui sont particulièrement développées (130 pages de notes). Le glossaire comprend 180 entrées qui, à de rares exceptions près (comme pont, « pommeau d'une épée »), sont parfaitement justifiées compte tenu de la sélection qui a été opérée.

Lyon

Le manuscrit de Lyon fait partie des manuscrits considérés traditionnellement comme acéphales. Une description approfondie du manuscrit permet à W. Kibler de conclure que celui-ci est complet, et donc que la lacune qui fait commencer la chanson au cœur de la bataille de Roncevaux (= laisse 9 1 de O) n'en est pas une, mais procède d'un choix délibéré. W. Kibler juge impossible de savoir si ce choix est celui du scribe, s'il était déjà le fait de l'auteur du manuscrit sur lequel L a été copié, ou celui d'un jongleur récitant le texte sur lequel ce manuscrit a été transcrit. Aux yeux de l'éditeur, toutefois, l'absence de l'épisode de Baligant serait congruente avec celle des scènes qui précèdent le début de la bataille et soulignerait l'intention proprement littéraire de concentrer le texte sur le drame humain qui oppose deux individus, Roland et Ganelon, alors que les autres versions s'attachent à une vision politique universelle, l'opposition entre l'empire chrétien et le monde sarrasin : individualisme contre vision collective. Selon l'éditeur, cela expliquerait la présence, en tête de la chanson (et du manuscrit), des douze vers énigmatiques qui récrivent maladroitement une partie du prologue du Chevalier au lion et font allusion à Agolant, héros sarrasin d'Aspremont (vers que les éditeurs précédents, Foerster et Mortier, n'ont jamais estimé devoir reproduire) : il s'agirait d'infléchir les attentes du lecteur (ou de l'auditoire ?) vers une problématique plus proche de celle du roman, parce que celui-ci s'intéresse avant tout aux individus.

L'examen des caractéristiques linguistiques confirme l'origine probablement bourguignonne du manuscrit. Les principes d'édition ont visé à rendre le texte lisible et l'éditeur s'est donc limité à la correction des erreurs manifestes du scribe : erreurs de graphie, déformation de la rime ou de la métrique, en prenant en considération les autres manuscrits de la version rimée. Afin de conserver la numérotation des éditions antérieures, les douze vers initiaux à rimes plates sont numérotés de A à L. Les notes sont consacrées essentiellement à la justification des choix éditoriaux et à la mise en évidence des détails propres à L ou qui le rapprochent localement de tel ou tel autre manuscrit. Le glossaire comprend une centaine d'entrées (pour un texte de moins de 3000 vers), dont la sélection est généralement justifiée par l'emploi, la graphie ou la simple utilité sémantique.

Le même éditeur s'est chargé des fragments : Fragment Lavergne (/), Fragment Bogdanow (b) et Fragment Michelant (f), publiés dans un ordre conforme à leur succession diégétique. La présentation regroupe les trois introductions (avec, pour chaque fragment, historique et description codicologique, relations avec les autres versions rimées, étude linguistique, versification), puis le texte des fragments, les notes, un glossaire unique et un index des noms propres.

Un examen portant sur les vers communs plutôt que sur les fautes communes permet à l'éditeur d'avancer que le fragment Lavergne est plus proche de P et de L que de T, sans qu'il soit possible de préciser entre P et L. Ses traits linguistiques sont surtout ceux des dialectes de l'Est et du Sud-Est (de la Meuse à la Franche-Comté et à la Bourgogne). Le fragment Bogdanow (une partie de l'épisode de Baligant) est lié

à T, comme l'avait montré sa première éditrice, mais W. Kibler pense, contre elle et avec W. van Emden, que la présence du petit vers (qui caractérise ce seul fragment dans la tradition rolandienne) appartenait primitivement à une sous-famille bT. Le fragment, sans être dialectalement très marqué, comporte des traces de dialectes de l'ouest. Le fragment Michelant (également un morceau de l'épisode de Baligant) entretient un rapport étroit avec P. L'examen linguistique permet de dégager une origine lorraine ou bourguignonne.

Conclusion

L'édition elle-même se borne à résoudre les abréviations et à corriger les bévues évidentes des scribes, tout en mentionnant les difficultés de lecture et les accidents divers qui peuvent en être la cause.

Le glossaire comprend moins de 30 entrées, correspondant généralement à des particularités linguistiques ou de graphie.

On voit donc que cette publication capitale et attendue n'est pas seulement une édition des textes rolandiens : elle se présente comme une véritable somme du savoir philologique sur ces textes et ces manuscrits. Avec ses choix éditoriaux et sa philosophie générale qui considère chaque texte dans la perspective de la réception et qui veut prendre en compte l'incidence de l'oralité, elle suscitera ou relancera sans doute des polémiques. Compte tenu de l'abondance des travaux (et, pour O, des éditions) fondés sur les choix et la philosophie inverses, on ne peut que saluer cette réalisation qui joint à la rigueur scientifique le sens de l'innovation et va stimuler la réflexion critique sur les remaniements rimes, qui étaient jusqu'ici le parent pauvre des études littéraires sur le Roland.

Dominique Boutet.

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