Rev. belge philol. hist. (1955) Aebischer, Chanson de Roland, Delbouille

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Sur la genèse de la Chanson de Roland, par Maurice Delbouille

Compte-rendu


 
 

   
Titre
Sur la genèse de la Chanson de Roland, par Maurice Delbouille
Auteur
Paul Aebischer
Dans
Revue belge de philologie et d'histoire n° 31, 1955, p. 227-233,
Version en ligne
sur le site Persée


L'article

L'ouvrage commenté

(Travaux récents - Propositions nouvelles). Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, 1954 ; un vol. in-8° de 167 p.

Le compte-rendu

C'est avec trop de modestie que le savant romaniste de l'Université de Liège présente son ouvrage en nous disant qu'il n'aurait pas vu jour, si des travaux nombreux, importants et divers, n'avaient récemment tenté d'apporter aux multiples problèmes qui touchent à la Chanson de Roland des réponses très neuves. Si le volume que je me propose d'examiner brièvement est bien tout d'abord un magistral compte rendu critique des livres et des articles publiés dernièrement par M. Horrent, par Mme Lejeune, par MM. Burger et Ruggieri, ainsi que par le soussigné, il est aussi, et je dirais, surtout, une contribution positive à la solution de nombreuses questions. Nous avons là, il importe de le noter dès maintenant, un des travaux les plus considérables qui aient paru ces dernières années sur la plus ancienne de nos chansons de geste, « sur la plus belle pour qui est sensible à la poésie, sur la plus passionnante peut-être pour qui est attiré par les problèmes de pure érudition », ainsi que je l'ai dit il y a peu[1].

La partie la plus neuve et la plus digne d'intérêt du livre de M. D. est celle qui est consacrée à l'examen de quelques-uns des points touchés par M. J. Horrent dans son magnifique ouvrage sur la Chanson de Roland[2]. Avec raison, ce savant a mis en valeur les qualités indéniables du plus ancien manuscrit de la Chanson qui nous soit parvenu, le manuscrit Digby ; avec raison encore, il a montré que, chaque fois qu'on compare ses données à celles que fournissent les autres versions, une étude attentive et sans passion fait aboutir à ce résultat, qu'Oxf a une supériorité indéniable sur ses concurrents. Que cependant il soit parfait, personne, j'imagine, ne le soutiendra : il lui manque des mots, des parties de vers, des vers entiers, des laisses même ; toutes ses leçons ne sont pas d'une authenticité absolue. Et surtout, il nous donne de certaines scènes un récit qui non seulement se heurte à la suite des événements telle que la relatent les autres manuscrits, mais qui aussi se présente à nous comme partiellement incompréhensible, comme illogique. C'est cet illogisme qu'avant tout M. D. a voulu expliquer. Non point en y voyant, comme tel illustre savant, un effet de l'art ; non point, comme d'autres l'on fait, en en rendant compte par des innovations intempestives de remanieurs ; mais en y voyant tout simplement, le résultat, malheureux sans doute mais aussi explicable, d'erreurs d'un copiste qui, ayant sauté certaines laisses, se corrigea plus loin en insérant la partie manquante à une place qui primitivement n'était pas la sienne. Erreurs et repentirs qui portent sur les cinq passages bien connus et souvent discutés de la scène par la désignation de Ganelon comme ambassadeur auprès de Marsile, sur le passage où Roland refuse de sonner du cor[NDLR 1], sur l'endroit où Oxf oublie de dire ce qu'il est advenu de Margariz de Sibilie, sur le déplacement de l'épisode d'Abisme et le récit de la bataille où il joue un rôle, sur le fait enfin que ce même manuscrit n'a que quelques mots sur la fuite de Marsile et sur celle des païens.

Je ne saurais, en quelques lignes, étudier en détail les résultats auxquels aboutit M. D. Qu'il me suffise de remarquer qu'ils coïncident de façon extraordinaire avec la suite des événements telle que nous la trouvons dans le texte norrois de la Karlamagnûs saga qui, ainsi que je l'ai montré naguère, se présente comme une traduction abrégée d'un manuscrit anglo-normand de la Chanson de Roland aussi ancien, ou peu s'en faut, que celui d'Oxford[3]. Je pense d'ailleurs consacrer tout prochainement un travail à l'ensemble du texte de la Chanson [4] : il faudra désormais — et c'est là un résultat extrêmement important, — si l'on veut respecter les données premières du Roland, non pas suivre aveuglément le texte du manuscrit Digby, mais le corriger dans ce qu'il a d'incorrect, en tenant compte tant des considérations aussi précises que justifiées faites par M. D., que des éléments généraux contenus dans la saga. Considérations et éléments qui, je le répète, s'intègrent et s'appuient mutuellement.

Le second chapitre a trait à l'authenticité de l'épisode de Baligant. J'ai plaisir à constater que les conclusions de mon eminent collègue de Liège coïncident avec celles qui avaient été les miennes, dans une étude publiée il y a quelques années : le « Baligant » fait incontestablement partie de la Chanson de Roland telle qu'elle a été voulue et conçue par l'auteur de la version 0. Quelle que soit ma propension à me contredire — et je n'ai jamais aucun scrupule à le faire, car je ne me sens pas le moins du monde infaillible, et ce que je recherche avant tout, c'est la vérité — je n'ai trouvé jusqu'ici, je l'avoue, ni dans les considérations de M. Horrent, ni surtout dans celles de M. Ruggieri, de raison suffisante pour que je doive admettre que le « Baligant » soit un appendice malencontreux, un postiche de mauvais goût. Les remarques de M. D. au sujet des mots, des expressions employés dans cet épisode, des idées qui y sont exprimées, sont des plus pertinentes : il sera difficile désormais à quiconque de prétendre qu'il y a, entre le « Baligant » et le reste du poème, des divergences d'usage lexical ou autre.

En un troisième chapitre, l'auteur reprend le problème de la datation de la Chanson. A ce propos, il insiste très justement sur l'impossibilité où nous sommes, à l'aide des seuls éléments dont nous disposons, de procéder à la reconstitution d'un Ur- Roland. Tout ce que l'on peut admettre — et je l'ai fait voir, je pense, en comparant certains passages de la traduction norroise avec ceux qui leur correspondent dans Oxf et ailleurs, — c'est qu'au xne siècle déjà, on avait, pour telle ou telle scène, deux traditions versifiées au moins : pour les présages par exemple de la mort de Roland (laisse CX, vers 1423-1433) [5][NDLR 2]. Pour la mort d'Aude aussi : chose curieuse, en effet, les adaptations suédoise et danoise de la saga s'accordent pour situer le récit de l'entrevue d'Aude et de Charlemagne, et de la mort de la jeune fille, après le châtiment de Ganelon, et non pas dès l'arrivée de l'empereur à Aix ; il semblerait donc, à en juger d'après ces données, que le manuscrit anglo-normand que suivait le texte norrois donnait à cet épisode une place autre que celle qu'elle occupe dans Oxf (2). Je n'insiste pas ici sur d'autres variantes dans le récit de la saga, variantes relatives au sort de Durendal, au sort encore des cadavres des plus importants des guerriers chrétiens. J'ai le sentiment très net qu'au xne siècle la tradition écrite concernant la Chanson de Roland était beaucoup moins fixée qu'on ne veut le croire. Et, tout compte fait, je ne serais pas aussi affirmatif que M. D. quand il estime (p. 67) que nulle part on ne voit en Oxf de traces de rajeunissement. Il me paraît incontestable que le récit des présages de la mort de Roland, dans le manuscrit Digby, est plus détaillé, plus impressionnant, que ne l'est celui de la saga (que l'on retrouve, comme doublet, dans V4 en particulier), et que l'introduction de la scène de la mort d'Aude, là où elle figure dans Oxf y est plus poignante, et s'y trouve mieux à sa place. Sans doute peut-on toujours se demander si c'est cette version qui a amélioré, ou si au contraire c'est k — le manuscrit français sur lequel a travaillé le traducteur norrois — qui a détérioré son modèle. Seconde hypothèse qui, je l'avoue, me paraît plus invraisemblable : je ne vois pas pourquoi, pour la Chanson de Roland comme pour tant d'autres œuvres littéraires, un arrangeur, ou l'auteur si l'on veut, n'aurait pas pu revoir le poème, et procéder à une seconde édition augmentée et améliorée. — Quant à la date à attribuer à la Chanson, nous en sommes toujours, hélas, à nous demander si elle a précédé ou a suivi la première croisade. Je suis tout disposé, comme M. D., à l'attribuer à l'an 1100 à peu près. Mais suffit-il vraiment d'une mention accidentelle de la sainte lance, aux vers 2503- 2504, pour qu'on doive admettre qu'elle n'a pu être écrite qu'après 1098, parce que « ce fut la découverte de la sainte lance en 1098, à Antioche, qui fit connaître celle-ci partout»? N'a-t-on jamais lu les évangiles avant cette date, jamais un récit de la Passion? Et avant 1098 n'a-t-on jamais imaginé de relique d'authenticité douteuse? Et avant la première croisade — peu avant, — aucun poète, aucun prédicateur n'a-t-il jamais pu imaginer qu'un jour pourrait venir où une immense expédition des barons d'Occident irait délivrer les Lieux Saints?

Dans le quatrième chapitre, M. D. traite de l'authenticité de certains vers contestés. Il s/arrête en particulier aux mentions de Saint-Michel du Péril, mentions étudiées naguère par Mme Lejeune, qui a vu dans « du Péril » une interpolation, étant donné, selon elle, que l'expression « Saint-Michel du Péril de la Mer » n'est guère possible avant 1100 : contrairement aux dires de Mme Lejeune, M. D. montre que l'expression qui nous intéresse figure déjà dans Dudon de Saint-Quentin, qui écrivait au début du xie siècle. — Puis il s'occupe du fameux vers final de la Chanson, le vers 4002, et propose de le rendre par : « A cet endroit prend fin l'histoire que Turold rapporte dans ce poème ». Sans doute, les mots fait, geste, que, declinet étant susceptibles chacun de plusieurs interprétations, les possibilités de traduction sont-elles des plus variées. J'ai eu moi-même tout récemment l'occasion d'en proposer une, que je motive en tenant compte du fait que les derniers vers d'Oxf sont manifestement incomplets. Comme nous le prouve la Karl Magnus Kronike danoise — les textes norrois ne peuvent être utilisés dans ce cas particulier, — il y avait autre chose après le vers 4001 : un résumé complet de la guerre de Libye Q-). Le mot geste désignerait selon moi le manuscrit du Roland qu'utilisait Turoldus, qui n'était qu'un copiste : or, ce manuscrit étant incomplet de la fin — il lui manquait peut-être un feuillet — Turoldus, conscient de ce défaut, mais ne voulant pas y remédier par une intervention personnelle, ne voulant pas fabriquer des vers de sa façon, a simplement tenu à décharger sa responsabilité sur le modèle déficient dont il disposait, en écrivant : « Ici se termine le poème que Turoldus transcrit (2) ».

(1) Op. cit., pp. 287-288.

(2) Dans mes Rolandiana borealia, p. 249, j'ai dit que la Chanson de Roland devait se terminer, non point après ces brèves indications concernant la guerre de Libye, mais après le court épisode qui suit dans la Kronike, et qui relate un nouveau soulèvement des Saxons. J'ai changé d'idée depuis, ayant entre temps trouvé un argument, peremptoire à mon avis, qui prouve que ce dernier épisode ne peut appartenir à la Chanson. Je traiterai de ce problème dans un travail qui est sous presse, et qui a comme titre Les différents états de la Karlamagnus saga. — En d'autres termes, je me rallie à l'opinion de K. Steitz, Zur Textkritik des Rolandüberlief erungen in den skandinavischen Ländern, in Romanische Forschungen, vol. XXII (1908) p. 672.

644 COMPTES RENDUS

Suit, dans l'ouvrage de M. D., une seconde partie consacrée à la préhistoire de la Chanson de Roland. Il revient en particulier sur les conclusions que l'on peut tirer de l'existence du couple Roland-Olivier dans l'onomastique médiévale. Il y a près de trente-cinq ans que je m'occupe d'anthroponymie : personne, je le regrette, ne me fera jamais croire à la signification symbolique du nom Olivier. Je ne puis me rallier non plus à ce qu'a dit M. Burger concernant l'origine de nos deux noms : ils seraient dus, dit-il, à l'existence d'un culte de Roland et d'Olivier, qui serait attesté vers le milieu du xne siècle. Mais c'est juger des usages médiévaux d'après nos habitudes modernes : l'influence du culte des saints sur l'onomastique est un phénomène récent, postérieur au concile de Trente. Le pourquoi de la présence d'Olivier dans la Chanson est pour moi un problème toujours pendant : le fait est que ce nom ne saurait être une preuve de l'origine méridionale du poème. J'en dirais autant de l'emploi de Γ « olivier ». Tout bien pesé, et contrairement à ce que j'ai avancé dans un récent article, dans lequel j'estimais que les lauriers, les pins et les oliviers plantés çà et là dans la Chanson, témoignaient en faveur de l'origine méridionale du poème, j'avoue maintenant que les arguments de M. D. m'ont convaincu, et que, pour les « oliviers » en tout cas, il s'agit d'une réminiscence latine et livresque. Et, de même, depuis que j'ai lu le livre de M. H.-E. Keller sur le vocabulaire de Wace, je me garderai bien de voir dans drodmund, calant et barges d'autres traces d'une origine méridionale.

Nous arrivons ainsi à la fin du très beau livre de M. Delbouille. Mais après cent cinquante pages d'une critique aussi serrée qu'intelligente, aussi méticuleuse que convaincante presque toujours, aussi justement démolisseuse — s'il m'est permis de forger cet adjectif — que justement constructrice, nous avons une surprise : la présentation d'un nouvel Ur- Roland. Point de légende rolandienne, dit-il, pour expliquer la présence répétée du couple Roland-Olivier au xie siècle, mais un vrai poème, un poème en langue vulgaire, à l'influence duquel sont dus non seulement ces couples, mais les tombeaux fictifs, les fausses reliques, les légendes locales et, si elles ont existé, les « gestes » latines en prose ou en vers, ainsi que, aux alentours de l'an 1100, notre Chanson de Roland elle-même, Ur- Roland écrit au début du xic siècle, quelque part du côté de l'Anjou ; poème de dimensions restreintes, comme le Saint Léger ou le Saint Alexis, dont il avait le rythme, les formes strophiques, l'allure hiératique. Ici, je reste perplexe. L'hypothèse est plausible, certes ; mais c'est malgré tout une hypothèse. Mais il me plaît, au fond, après tant de pages si suggestives et je dirais si mathématiquement convaincantes, après tant de pages que j'ai lues avec autant d'intérêt que d'admiration, d'en trouver deux ou trois, plus romantiques et plus romanesques. — Paul Aebisçher,

Notes de l'article

  1. P. Aebischer, Rolandiana borealia. La Saga af Runzivals bardaga et ses dérivés Scandinaves comparés à la Chanson de Roland. Essai de restauration du manuscrit français utilisé par le traducteur norrois, in Publications de la Faculté des Lettres de l'Université de Lausanne, XI, Lausanne, 1954, p. 11.
  2. J. Horrent, La Chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au moyen âge, in Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, fase. GXX, Paris, 1951,
  3. Rolandiana borealia, pp. 279-281.
  4. II aura comme titre Prolégomènes à une édition nouvelle de la Chanson de Roland, et paraîtra dans la Zeitschrift für romanische Philologie,
  5. Rolandiana borealia, pp. 176 et 286-287.

Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Voir notamment la laisse LXXXIII
  2. Voir la laisse CX