Les légendes épiques (1908) Bédier/Vol. 3/Roland/Note préliminaire

De Wicri Chanson de Roland
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Joseph Bédier
Les légendes épiques - 1908

Recherches sur la formation des chansons de geste.
Volume I - Volume II - Volume III - Volume IV
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Cette page reproduit la note préliminaire qui introduit le livre sur la Chanson de Roland dans le volume 3 de la collection sur les légendes épiques de Joseph Bédier.

Avant-propos éditorial

Pour une meilleure lisibilité numérique :

  • les notes de bas de page on été regroupées (et ne suivent pas la numérotation initiale) ;
  • L'article a été divisé en deux parties (le montage des titres n'est pas identique à l'original) ;
  • Les facsimilés des originaux sont accessibles par des liens en colonne gauche.

Note préliminaire

énumération des textes

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De tant de problèmes que pose la Chanson de Roland, nous ne traiterons ici qu'un seul, celui des origines de la légende qu’elle met en œuvre, ou du moins nous ne considérerons les autres que par rapport à celui-là. Qu’il nous suffise donc d’énumérer les textes anciens dont nous disposons, non pas même tous les textes anciens, mais ceux-là seulement dont nous aurons à nous servir[1] Nous ne dirons que l'indispensable sur leurs dates, leurs caractères, leurs rapports mutuels, ne prenant parti dans les questions controversées que là où il sera nécessaire de prendre parti.

Cette note préliminaire, qui pourra rendre au lecteur les modestes services d’un aide-mémoire, ne lui rappellera donc que des faits essentiels et généralement reconnus de tous.

1° 
Le texte de beaucoup le plus archaïque de la Chanson de Roland est celui que nous a conservé le manuscrit de la bibliothèque Boldéienne, à Oxford, Digby 23. Ce manuscrit (O) a été écrit vers. 1170 par un scribe anglo-normand. Il contient 4002 vers décasyllabes, répartis en 298 laisses [NDLR 1]assonancées [2].
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2° 
Une autre version en décasyllabes assonancés est celle d’un manuscrit de la Bibliothèque Saint-Marc, à Venise, que l’on est convenu d'appeler V4 . Elle est écrite en un français fortement italianisé. Le manuscrit ne date que du XIVe siècle; mais l’auteur de ce poème suit jusqu'au vers 3846 un texte ancien, très voisin du texte d’Oxford ; il raconte ensuite un épisode qui ne se retrouve en nulle autre version de la Chanson de Roland (le siège de Narbonne, v. 3847-4417), puis se rattache, pour la fin de ses récits (v. 4418-6012) à la version rimée dont nous allons maintenant parler[3].
3° 
Vers 1170 [4], un renouveleur écrivit une version où les assonances sont remplacées par des rimes et introduisit, surtout dans la dernière partie du roman, des épisodes nouveaux. Cette rédaction nous est parvenue, en des copies du XIIIe et du XIVe siècles, sous une double forme : l’une est conservée dans un manuscrit de Venise (V7) et un de Châteauroux (C) ; l’autre dans un manuscrit de Paris (P), un de Lyon (L), un de Cambridge (T), et dans quelques fragments [5] .
4° 
Un ecclésiastique nommé Conrad, aux alentours de l’an 1132, composa en vers allemands le Ruolandes liet, qui est une traduction libre de la Chanson de Roland et la plus ancienne des imitations étrangères [6] . Le Ruolandes liet est la source principale de deux autres renouvellements allemands du xm e siècle, insérés l’un par le Stricker dans son Karl der Grosse [7], l'autre par un anonyme dans le recueil d’aventures romanesques intitulé Karl Meinet [8].
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5° 
La Karlamagnussaga, composée vers 1230 ou 1250, est une compilation en prose norvégienne où un certain nombre de chansons de geste ont été groupées de manière à former une sorte de biographie de Charlemagne. L’une de ses « branches », la huitième, est une traduction de la Chanson de Roland, malheureusement écourtée à sa fin. Cette traduction est à l’ordinaire si littérale, qu’elle peut en maints passages servir à la critique du texte français[9].
6° 
Nous ne mentionnons que pour mémoire des traductions néerlandaise, galloise, anglaise, qui ne nous seront d’aucun secours[10].
7° 
Sous ce titre, Carmen de proditione Guenonis, nous avons conservé, dans un manuscrit du XVe siècle, un poème de 482 vers latins, en distiques, plein de jeux de mots, où un clerc bel esprit a bizarrement résumé et profané la légende. Cette composition est d'origine et de date incertaines. On l’attribue d'ordinaire au XIIe siècle ; on peut l’attribuer aussi bien, si l'on veut, au xm e ou au xiv e [11] .
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8° 
La Chronique dite de Turpin, écrite vers l'an 1150, raconte en ses chapitres XXI-XXIX la bataille de Roncevaux[12]

Leurs dates et leurs rapports

Si l'on réserve ces deux rédactions en latin (le Carmen, la narration de Turpin), chacun convient, et il est d'ailleurs évident que tous les textes énumérés ci-dessus sont des recensions ou des dérivés d'un même poème, lequel a été conservé dans le manuscrit O plus fidèlement que partout ailleurs, encore que le manuscrit O lui-même l’ait souvent altéré. Par suite, toutes les éditions critiques de la Chanson de Roland[13] se ressemblent en ce qu elles prennent pour base le texte du manuscrit O, et le corrigent ou le complètent par recours aux autres textes. Elles diffèrent selon que les divers éditeurs reconnaissent à chacun de ces autres textes plus ou moins d’autorité, ce qui dépend de la façon dont ils les classent (l’une des questions essentielles étant par exemple de savoir si le manuscrit V4 appartient au même, groupe qu’O, ou au même groupe que les manuscrits de la version rimée, PLT, CV7, ou à une troisième famille, dont il serait l’unique représentant). Nul, il va sans dire, ne peut éditer la Chanson de Roland ni critiquer utilement le texte des diverses éditions, s’il n'a fait son choix entre les divers classements possibles. Mais nous, qui n’étudions que l'histoire de la légende, nous pouvons nous dispenser d’un tel choix, et même nous le devons. Bien des tentatives malheureuses prouvent qu’on peut gagner beaucoup pour l'établissement des textes, qu'on ne gagne rien pour l'histoire de notre légende à combiner les versions entre elles par des opérations de reconstruction conjecturale d'originaux ou d’intermédiaires perdus.

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Chacune de ces versions apparaît à sa date; elle est ce quelle est, elle vaut ce qu’elle vaut. Sans doute tel trait qui manque dans le manuscrit O et qui est donné seulement soit par V4 soit par la Karlamagnussaga, soit même par la rédaction rimée, peut d’aventure être ancien et remonter au poème original. Malheureusement, il est très rare que l'on en ait la certitude. Nous nous attacherons donc, traitant de tel épisode, à bien marquer qu’il nous est connu par telle version, non par telle autre[14], et à éviter les combinaisons hypothétiques.

Si toutes les versions françaises, allemandes, norvégienne, néerlandaise, galloise, anglaise de la Chanson de Roland représentent, chacun le reconnaît, un seul et même poème, au contraire le Carmen de proditione Guenonis, selon certains critiques, en représenterait un autre; selon d’autres critiques, il en serait de même de la narration qui se lit dans la Chronique de Turpin : elle serait fondée pareillement, disent-ils, sur un troisième poème français, perdu lui aussi, et plus archaïque encore que l'original supposé du Carmen. Nous aurons plus loin occasion de discuter ces hypothèses.

Le dernier vers du manuscrit d’Oxford désigne comme l’auteur de la Chanson de Roland un certain Turoldus (il se peut d’ailleurs que ce nom ne soit que celui du copiste, puisqu'on ne sait pas le sens du mot declinet). On a maintes fois tenté d’identifier ce Turoldus : les identifications proposées restent nécessairement incertaines. La langue de la Chanson de Roland étant une langue littéraire, on ne sait si le poète écrivait plutôt dans l’ile de France ou dans la Normandie, par exemple, ou ailleurs.

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Il semble s'intéresser au sanctuaire de Saint-Michel-du-Péril, dans l’Avranchais : c'est la seule indication, bien vague et douteuse, que l'on ait sur les régions où il a pu passer. Quant à la date de son poème, la plus ancienne qui ait été proposée est 1080, et l'on ne saurait en effet (vu le costume, l’armement, l'état de la langue, etc.) remonter plus haut. On ne saurait, d'autre part, descendre au delà de 1130, puisque c'est au retour d'un voyage fait en France en 1131 que le clerc Conrad composa sa traduction. Est-il possible de resserrer ces dates extrêmes ? Les érudits ont essayé de démontrer, les uns que la Chanson de Roland est nécessairement antérieure, les autres qu elle est nécessairement postérieure à la première croisade (1096). Aucun des indices proposés en faveur de l'une ni de l'autre thèse ne nous semble décisif. Néanmoins, pour la plupart des raisons dites par M. G. Baist[15], et pour plusieurs des raisons dites par M. Marignan[16] et par M. Tavernier[17] , nous inclinons à croire avec ces érudits, et avec MM. Grôber[18] , Ph.-Aug. Becker [19] Voretzsch[20] , que la Chanson de Roland a été composée après l'an 1100.

A partir de quels éléments légendaires ? C'est le problème que nous voudrions principalement examiner.




Notes de l'auteur

  1. On trouvera dans la Bibliographie des chansons de geste publiée par Léon Gautier en 1897 la liste des travaux consacrés à la Chanson de Roland antérieurement à 1890. En appendice à son très bon livre intitulé La Chanson de Roland, New-York, 1906, M. Geddes a eu l'heureuse idée de reproduire la bibliographie de Léon Gautier et d’y ajouter l’indication des travaux parus de 1890 à 1906. Pour compléter enfin cette bibliographie de 1906 à 1912, on n’aura qu’à se reporter aux tables de la Zeitschrift für romanische Philologie ou au Kritischer Jahresbericht publié par les soins de M. K. Vollmôller. Nous aurons d’ailleurs occasion, au cours de la présente étude, de citer la plupart des travaux de ces dernières années.
  2. On doit à M. Edmund Stengel une reproduction photographique (Photographische Wiedergabe der Ils. Digby 23, Heilbronn 1878) et une édition diplomatique du manuscrit d’Oxford (Das altfranzôsische Rolandslied, genauer Ahdruck der Oxforder Hs. Digby 23, Heilbronn, 1878). G. Grôber en a procuré une transcription nouvelle : La Chanson de Roland d'après le manuscrit d'Oxford (Ribliotheca romanica, n os 53 et 54, [1908]). Elle se distingue de l'édition diplomatique de M. Stengel en ce que Grôber « cherche à rendre lisible pour tous le texte du manuscrit », en résolvant les abréviations, en distribuant des signes de ponctuation, etc.
  3. Le manuscrit V4 a été publié par Eugen Kölbing, La Chanson de Roland, genauer Abdruck der venetianer Ilandschrift IV, Heilbronn, 1877.
  4. Voyez G. Paris, La littérature française au moyen âge, § 37.
  5. Les divers textes de la rédaction rimée ont été publiés par M. Wendelin Foerster, en deux volumes : Das altfranzôsische Iiolandslied, Text von Châteauroux and Venedig VII, Heilbronn, 1883 ; Das altfranzôsische Rolandslied, Text von Paris, Cambridge, Lyon und den sogenannten lothringischen Fragmenten, Heilbronn, 1886 (tomes VI et VII de Y Altfranzôsische Ribliothek). Un fragment d'un autre manuscrit (108 vers) a été publié par M. G. Lavergne dans la Romania, t. XXXV (1906), p. 443.
  6. Editions de Wilhelm Grimm, Ruolandes liet, Gottingen, 1838, et de K. Bartsch, Deutsche Dichtungen des Mittelalters, t. III, Leipzig, 1874. Cf. W. Golther, Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, Munich, 1887.
  7. Karl der Grosse, von dem Stricker, lierausgegeben von K. Bartsch (Bibliothek der gesammten deutschen National-Literatur, t. XXXV, 1857). Le Stricker écrivait vers 1230. Il ne semble pas avoir utilisé, directement du moins, de sources françaises.
  8. Karl Meinet, zum ersten Male herausgegeben von Adelbert von Keller (Bibliothek des literarischen Vercins in Stuttgart, t. XLV, 1858). Cette version combine le poème de Conrad et la rédaction française rimée.
  9. La Karlamagnussaga a été publiée par C. R. Unger (Christiania, 1860). G. Paris en a donné un résumé dans la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, V e série, t. V, 1864. La « branche» qui nous intéresse ici a été traduite en allemand par Ed. Koschwitz, dans les Ronianische Studien, t. III, 1878, p. 295.
  10. On trouvera des renseignements sur elles dans l'édition de la Chanson de Roland publiée parM. E. Stengel, Das altfranzosische Rolandslied, kritische Ausgabe, t. I, Leipzig, 1900.
  11. Ce poème a été publié trois fois. La plus récente et la meilleure édition est celle de G. Paris, dans la Romania, t. XI, 1882, p. 466.
  12. Édition F. Castets, Turpini historia Caroli Magni et Rotholandi, 1880.
  13. Les éditions critiques de la Chanson de Roland sont celles de Theoder Müller (Gôttingen, 1851, 1863, 1873), de Léon Gautier (Tours, 1872; souvent réimprimée); de G. Paris (Extraits, Paris, 1887; nombreuses réimpressions); d’E. Stengel (Leipzig, 1900). Les autres éditions, celles de Francisque Michel (Paris, 1837, 1869), de F. Génin (Paris, 1850), de L. Clédat (Paris, 1886), de Grôber (Strasbourg, 1908), s’en tiennent exclusivement, ou presque, au texte d'Oxford.
  14. C'est pourquoi, citant V'< d’après l'édition Kôlbing, CF 7 d’après l'édition Foerster, etc., nous citei’ons aussi O d'après une édition qui s'en tient à reproduire ce manuscrit, celle de G. Grober, et non d’après les éditions composites de L. Gautier ou de Stengel. Il va d'ailleurs sans dire que l’édition Gautier, précieuse par son riche commentaire explicatif, et l'édition Stengel, admirable par l’appareil de variantes qu'elle offre, nous ont été d'un grand et constant secours.
  15. Voir dans les Beitrage zur roinanischen und englischen Philo logie, Feslgahe far AV. Foerster, Ilalle, 1903, p. 213, l’important article de M. Baist intitulé Variationen über Roland 207A, 2106.
  16. En son livre sur la Tapisserie de Bayeux, Paris, 1902.
  17. Voir A. Tavernier, Zur Vorgeschichte des altfranzôsischen Rolandsliedes (fascicule V des Romanische Studien), Berlin, 1903. Cf., du même auteur, un mémoire publié dans les Philologische und volkskundliche Arbeiten (recueil dédié à M. K. Vollmôller), 1908, p. 113, et une série d'articles parus dans la Zeitschrift für franzôsische Sprache und Literatur, en 1904, p. 145 ; en 1910, p. 71 ; en 1911, p. 83, etc.
  18. Voir la préface de son édition de la Chanson de Roland, p. 11.
  19. Die nationale lleldendichlung, p. 42.
  20. K. Voretzsch, Einfiihrung in das Studium der altfranzosis- chen Literatur, 1905, p. 121.

Facsimilés

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Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Les philologues n'ont pas tous le même découpage. Par exemple la dernière laisse est numérotée CCXCVI (296) sur notre bibliothèque.