La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Partie 1/Saragosse

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À SARAGOSSE. — CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE

I

1 Carles li Reis, nostre emperere magnes, Charles le roi, notre grand empereur,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne : Sept ans entiers est resté en Espagne :
Cunquist la tere tresqu’en la mer altaigne. Jusqu’à la haute mer, il a conquis la terre.
N’i ad castel ki devant lui remaigne ; Pas de château qui tienne devant lui,
5 Murs ne citez n’i est remés à fraindre Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Hors Saragosse, qui est au haut d’une montagne.
Li reis Marsilies la tient, ki Deu n’enaimet ; Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Mahumet sert e Apollin recleimet : Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Ne s’ poet guarder que mals ne li ataignet. Aoi. Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.


II

10 Li reis Marsilies esteit en Sarraguce : Le roi Marsile était à Saragosse.
Alez en est en un verger suz l’umbre ; Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perrun de marbre bloi se culchet, Sur un perron de marbre bleu se couche :
Envirun lui plus de vint milie humes. Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il en apelet e ses dux e ses cuntes : Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
15 « Oez, seignurs, quel pecchet nus encumbret : « Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Li emperere Carles de France dulce « Charles, l’empereur de France la douce,
« En cest païs nus est venuz cunfundre. « Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Jo nen ai ost ki bataille li dunet, « Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Ne n’ai tel gent ki la sue derumpet. « Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
20 « Cunseilez mei, cume mi saive hume ; « Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Si me guarisez e de mort e de hunte. » « Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
N’i ad païen ki un sul mot respundet Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Fors Blancandrin de l’ castel de Val-Funde. Aoi. Excepté Blancandrin, du château de Val-Fonde.


III

Blancandrins fut des plus saives païens : Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
25 De vasselage fut asez chevalers, Chevalier de grande vaillance,
Prozdom i out pur sun seignur aider. Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
E dist al Rei : « Ore ne vus esmaiez. « Ne vous effrayez point, dit-il au Roi.
« Mandez Carlun, al orguillus e al fier,
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Fedeilz servises e mult granz amistez : « Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
30 « Vus li durrez urs e leuns e chens, « Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« Set cenz cameilz e mil hosturs muez, « De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« D’or e d’argent .iiii. c. muls cargez, « Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Cinquante carres qu’en ferat carier : « Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Ben en purrat luer ses soldeiers. « Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
35 « En ceste tere ad asez osteiet, « Mais assez longtemps il a campé dans ce pays.
« En France ad Ais s’en deit bien repairer. « Il est bien temps qu’il retourne en France, à Aix.
« Vus le siurez à la feste seint Michel :
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de saint Michel ;
« Si receverez la lei de chrestiens, « Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Serez sis hom par honur e par ben. « Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
40 « S’en voelt ostages, e vus l’en enveiez « S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« U dis u vint pur lui afiancier. « Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Enveiums i les filz de noz muillers ; « Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Par num d’ocire i enveierai le men.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Asez est melz qu’il i perdent les chefs « Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
45 « Que nus perdum l’honur ne la deintet, « Que de nous voir enlever nos biens et notre joie,
« Ne nus seium cunduit à mendeier. » Aoi. « Et d’être réduits à mendier !


IV

Dist Blancandrins : « Par ceste meie destre, « Par ma main droite que voici, dit Blancandrin,
« E par la barbe ki al piz me ventelet,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« L’ost des Franceis verrez sempres desfere : « Vous verrez soudain les Français lever leur camp,
50 « Franc s’en irunt en France la lur tere. « Et s’en aller dans leur pays, en France.
« Quant cascuns ert à sun meillur repaire,
« Une fois qu’ils seront tous de retour en leur meilleur logis,
« Carles serat ad Ais, à sa capele, « Charles, à sa chapelle d’Aix,
« A seint Michel tendrat mult halte feste. « Donnera pour la Saint-Michel une très-grande fête.
« Vendrat li jurz, si passerat li termes, « Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera,
55 « N’orrat de nus paroles ne nuveles. « Et Charles ne recevra plus de nouvelles de vous.
« Li Reis est fiers, e sis curages pesmes : « L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« De noz ostages ferat trencher les testes ; « Il fera trancher la tête de nos otages.
« Asez est melz qu’il i perdent les testes, « Mais il vaut mieux les voir décapiter
« Que nus perdum clere Espaigne la bele, « Que de perdre claire Espagne la belle
60 « Ne nus aium les mals ne les suffraites. » « Et de souffrir tant de maux et de douleurs. »
Dient païen : « Issi poet-il ben estre. » Aoi.
« — C’est peut-être là ce qu’il y a de mieux, » s’écrient les païens.


V

Li reis Marsilies out sun cunseill finet : Le conseil de Marsile est terminé :
Si’n apelat Clarin de Balaguet, Le Roi fait alors venir Clarin de Balaguer,
Estamarin e Eudropin sun per, Avec Estamaris et son pair Eudropin,
65 E Priamun e Guarlan le barbet, Priamon avec Garlan le barbu,
E Machiner e sun uncle Maheu, Machiner avec son oncle Matthieu,
E Joïmer e Malbien d’ultre-mer, Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
E Blancandrin, pur la raisun cunter : Et Blancandrin enfin pour leur exposer son dessein.
Des plus feluns dis en ad apelez. Il s’entoure ainsi des dix païens qui sont les plus félons :
70 « Seignurs baruns, à Carlemagne irez ; « Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Il est al siège à Cordres la citet. « Qui est en ce moment au siége de la cité de Cordres.
« Branches d’olive en voz mains porterez : « Vous prendrez dans vos mains des branches d’olivier,
« Ço senefiet pais e humilitet. « Symbole de soumission et de paix.
« Par voz saveirs se m’ puez acorder, « Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
75 « Jo vus durrai or e argent asez, « Je vous donnerai or et argent,
« Teres et fieus tant cum vus en vuldrez. » « Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
Dient païen : « De ço avum nus asez. » Aoi. « — Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. »


VI

Li reis Marsilies out finet sun cunseill. Le conseil de Marsile est terminé :
Dist à ses humes : « Seignurs, vus en ireiz ; « Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir
80 « Branches d’olive en voz mains portereiz : « Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Si me direz à Carlemagne le Rei « Dites de ma part au roi Charles
« Pur le soen Deu qu’il ait mercit de mei ; « Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Ja einz ne verrat passer cest premer meis « Avant qu’un seul mois soit passé,
« Que je l’ siurai od mil de mes fedeilz. « Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
85 « Si receverai la chrestiene lei, « Pour recevoir la loi chrétienne
« Serai sis hom par amur e par feid. « Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il voelt ostages, il en averat par veir. » « S’il veut des otages, il en aura.
Dist Blancandrins : « Mult bon plait en avereiz. » Aoi. « — Bien, dit Blancandrin ; vous aurez là un bon traité ! »


VII

Dis blanches mules fist amener Marsilies, Marsile fait alors amener dix mules blanches
90 Que li tramist li reis de Suatilie. Que lui envoya jadis le roi de Suatile.
Li frein sunt d’or, les seles d’argent mises. Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Cil sunt muntez ki le message firent ; Les dix messagers y sont montés,
Enz en lur mains portent branches d’olive. Portant des branches d’olivier dans leurs mains.
Vindrent à Carle ki France ad en baillie,
Et voici qu’ils s’acheminent vers le roi qui tient la France en son pouvoir.
95 Ne s’ poet guarder que alques ne l’ engignent... Aoi. Charles a beau faire : ils le tromperont...

Fac-similés

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Notes