Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier (1850) Méthivier/Chapitre XI

De Wicri Bois

Comment les mots LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, furent en grande vogue, et comment, dans ma simplicité de peuplier, je les pris pour une énigme


 
 

LibertyTreePlanting.jpg
    Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier mort au service de la République (2e édition) / par l'abbé J.-S. Méthivier.
Chapitre XI

 

<= Comment il est prouvé par le fait de la plantation solennelle des peupliers, que la révolution a affaibli l'esprit d'un grand nombre de Français. <=

 

=> Comment les Français, déclarés égaux sur une feuille de papier, n'en sont pas moins inégaux en réalité; puis brève explication du mot ÉGALITÉ. =>
    Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier mort Méthivier Joseph bpt6k6471776z 7.jpeg

Le texte original


- 58 (G) -

Comment les mots LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, furent en grande vogue, et comment, dans ma simplicité de peuplier, je les pris pour une énigme

Dans la langue révolutionnaire on ne sait pas ce que signifient les mots ; mais on sait bien ce qu'ils produisent. La liberté a multiplié les prisons et les transportés; l'égalité a multiplié les décorations et les hauts fonctionnaires; la fraternité a multiplié les divisions et les partis.

La langue des peupliers est simple comme leurs mœurs, invariable comme leurs sentiments, lucide comme leur bon sens. Ils parlent peu (et sans l'accident de février qui m'a mêlé à vos affaires et rendu presque Français, vous n'eussiez pas eu à lire une seule ligne de moi). Ils parlent peu, mais ils savent ce qu'ils disent : les mots ont chez eux une valeur positive, un sens déterminé, une clarté qui illumine l'esprit quand le son frappe l'oreille : aussi nos entretiens de famille sont délicieux, parce que c'est le cœur qui s'y épanche ; nos engagements sont sûrs, parce que c'est la bonne foi qui les prend et la droiture qui les exécute ; et nos lois sont précises, parce qu'elles expriment en des


- 59 (G) -

termes justes les vrais rapports qui unissent entre eux les membres de notre grande famille.

Accoutumé à cette clarté, à cette justesse de langage, j'eus beaucoup de peine, dans les premiers temps de mon élévation, à comprendre les discours que m'adressaient les révolutionnaires; évidemment ces gens-là ne parlaient pas comme parlent les vrais Français ; mais ce qui a le plus tourmenté ma pensée, ce sont trois mots pleins de mystères qui m'apparaissaient partout : sur les drapeaux perchés dans mes branches, sur les murailles des hôtels-de-ville et des mairies, aux frontons des palais de justice, à la triste façade des prisons, dans les salles de danse des préfectures et sur les guérites des corps-de-garde ; je les lisais en tête des proclamations, des lois, des décrets, des ordonnances et de toutes les circulaires des gouvernants grands et petits ; je les retrouvais affichés au coin des rues, à la première ligne des annonces des ventes mobilières par contrainte, sur les réclames des apothicaires touchant leurs remèdes infaillibles, et au haut des prospectus des pommades qui font pousser les cheveux aux centenaires ; je les apercevais peints en lettres majuscules aux enseignes des cabarets patriotiques et des ménageries d'ours et de singes qui se montrent aux foires de la République, et inscrits en lettres bâtardes sur les chapeaux des Pierrots et des Paillasses qui dressent leur tente à mes pieds pour jouer la comédie. E


- 60 (G) -

Enfin, je les voyais briller sur les verres de la lanterne des faiseurs de tours de gobelets qui escamotent, avec l'aide des compères socialistes, l'argent des badauds, c'est-à-dire des contribuables.

« Pourquoi, disais-je en moi-même, partout ces trois mots mystérieux: liberté, égalité, fraternité? »

« Serait-ce une énigme que le gouvernement pro« poserait à la sagacité des Français, avec une récompense nationale pour l'heureux interprète qui en découvrira le sens? et les ferait-il ainsi afficher en tous lieux, afin que tout citoyen de bonne volonté, ayant le programme sous les yeux, puisse concourir à leur explication? Or, voilà quatre mois qu'on ne discontinue pas de reproduire sous toutes formes ces termes énigmatiques : c'est sans doute que personne n'a pu encore leur donner un sens raisonnable, et que le concours est toujours ouvert. Si je concourais?. Ma foi l'idée est neuve, et les Français, qui aiment le bizarre, riront bien de voir un peuplier à peu près illettré se mettre sur les rangs des bacheliers, des licenciés, des docteurs, « des gradués de l'Université, pour élucider la redoutable énigme, le mané thécel pharès des Balthazars de la République.; et si, nouveau Daniel, j'allais mériter le collier de la Légion« d'Honneur! quelle fortune et quelle gloire!. »

Là-dessus, je me livrai sans réserve à mes élucubrations, et, tandis que mes confrères


- 61 (G) -

les peupliers des campagnes dormaient d'un sommeil paisible et réparateur, moi, entouré de codes, de chartes, de constitutions et de dictionnaires, je sondais les textes, je pénétrais les définitions, j'analysais les termes, j'interrogeais les traditions, je compulsais les commentateurs ; et tout ce labeur épaississait encore les ténèbres de l'énigme. Fatigué, découragé, je laissai là l'explication de liberté et fraternité, et je ne travaillai plus que sur égalité, qui m'avait souri à cause de son air sensé, naturel, raisonnable et populaire. J'étais donc à méditer fortement mon sujet, lorsque je vis passer près de moi un gros citoyen aux paisibles allures, portant sur son nez des lunettes et sous son bras un in-folio ; je le pris pour un académicien :

Citoyen, lui dis-je, en m'inclinant profondément, vous me paraissez un homme adonné aux sciences et très-capable de me rendre un service.
— Quel service, mon brave peuplier ?
—Je désire, citoyen, m'instruire solidement ; j'ai peu de facilité , et je rencontre des mots qui passent ma portée ; par exemple, je ne puis découvrir ce que signifie égalité, et cependant ce n'est pas d'aujourd'hui que je tourne et retourne ce mot.
— Il y a donc longtemps , mon brave peuplier, que vous en cherchez le sens?
— J'ai honte de vous le dire : il y aura dix-huit mois à la Saint-Jean prochaine, et je ne suis pas plus avancé qu'au premier jour.
— Eh bien ! consolez-vous , mon brave ; car, depuis

- 62 (G) -
soixante ans le peuple français s'en sert à toutes sauces, et il ne le comprend pas encore !

Je fus consolé par cette réponse comme est consolé un aveugle quand on lui apprend que ses frères en cécité n'y voient pas mieux, que lui. J'envoyai donc , à l'instant même, l'énigme se faire deviner ailleurs, et je cessai mes scientifiques recherches. Mais, comme tout nouvel auteur, je ne puis me résigner à laisser inconnu le fruit de mes veilles, et j'expose ici à votre indulgence ma dissertation sur égalité, telle que je l'ai composée en dix-huit mois.


Voir aussi

Dans le réseau Wicri :

La page de référence « Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier (1850) Méthivier/Chapitre XI » est sur le wiki Wicri/France.

Comment les mots LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, furent en grande vogue, et comment, dans ma simplicité de peuplier, je les pris pour une énigme +