Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier (1850) Méthivier/Chapitre VII

De Wicri Bois

Comment il advint que le citoyen Penserouge et le citoyen Tirepart se dirent leurs vérités au pied d'un peuplier


 
 

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    Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier mort au service de la République (2e édition) / par l'abbé J.-S. Méthivier.
Chapitre VII

 

<= Histoire nouvelle qui démontre une vieille vérité ; savoir, que les forts rencontrent tôt ou tard leur maître <=

 

=> Les citoyens Tirepart et Penserouge continuent leur entretien — Secrets bons à retenir. —Et recette pour faire une révolution. =>
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Inconographie introductive, le banquet du 9 juillet 1847

Banquet du Château-Rouge (9 juillet 1847).JPG

Le texte original


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Comment il advint que le citoyen Penserouge et le citoyen Tirepart se dirent leurs vérités au pied d'un peuplier

Il faut être ce que l'on veut paraître, et donner ce que l'on promet, autrement le peuple ne tarde pas à vous tourner le dos, et c'est déjà ce qui vous arrive.

Parmi les austères républicains de la veille qui avaient foudroyé la liste civile et les folles dépenses du régime déchu, le citoyen Marrast s'était fait un nom par la rigidité de ses principes, la véhémence de ses déclamations contre les prodigalités des riches et ses tendresses inépuisables pour le pain noir des travailleurs. Tant de vertus devaient naturellement, à l'aide du suffrage universel, amener avec le mandat de représentant ce sévère réformateur à l'Assemblée nationale. Il y fut envoyé, et bientôt il en devint le grave président. Il savait son histoire ancienne :

« Un simple plat de fèves, disait-il en lui-même, a suffi pour illustrer un républicain romain et faire parvenir jusqu'à nous le nom de Curius Dentatus[1]. J'aurais bien le »

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« malheur, si, empruntant aux cinq parties du monde les mets les plus exquis pour mes dîners, je laissais le nom de Marrast sans quelque éclat aux yeux de la postérité. »

Là-dessus le républicain français ouvre d'immenses salles décorées avec magnificence ; là sont dressées des tables où la richesse des services le dispute à la profusion des mets et des vins les plus recherchés; là se pressent les commissaires du gouvernement, les représentants de la nation, les préfets des départements, tous les nouveaux et vertueux administrateurs des deniers du pauvre peuple ; et c'est pour servir quelque suavité nouvelle à ces bouches si éloquentes contre les excès des classes élevées, que tous les arts se fatiguent et suent sous la direction vraiment royale du républicain Marrast.


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Un jour de juillet où le président Marrast avait donné un de ses bals les plus féeriques, deux hommes sortaient de son hôtel sur les trois heures du matin. Ils cheminaient côte à côte sans échanger une seule parole. Un mot piquant à l'occasion d'une masurka gauchement exécutée avait refroidi leur fraternité et préparé au fond de leur cœur une secrète disposition à se contredire. La lune reflétant une vive lumière, je remarquai qu'ils s'avançaient dans ma direction, et bientôt je pus reconnaître le célèbre Penserouge, appelé l'incor- ruptible. Il avait été envoyé par Ledru pour démocratiser le Midi et là, au moyen de quelque adroite manœuvre électorale, quoique inconnu, il s'était fait nommer représentant. Je reconnus aussi l'ami Tirepart qui s'était si fort réjoui lors de mon exaltation sur la place publique : c'était un prodige en roueries ; mais après les vins fins et les liqueurs spiritueuses il devenait naïf, franc, vrai dans ses paroles, sans cesser d'être habile, car alors sa franchise trompait encore, parce qu'on ne voulait pas y croire.

Ce dernier cherchait l'occasion de rompre un silence pénible à l'un et à l'autre, et dès qu'il m'aperçut, il étendit son bras vers moi en disant : L'idée la plus heureuse, la plus politique et la plus féconde de notre révolution, c'est d'avoir planté ce peuplier et tant d'autres.

Et moi, répond Penserouge, j'appelle ce grand


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benêt d'arbre, le plus stérile mensonge d'une révolution, qui, au train que prennent les affaires, nous en fera de toutes les façons ; et déjà les paroles sacrées inscrites sur les drapeaux qui ornent sa tête, ne sont-elles pas tout à la fois et le jouet des vents et le jouet de la réaction? Et possédons-nous la liberté, l'égalité que promet ce peuplier!

Tirepart
Inguérissable utopiste, n'entendrezvous jamais rien à notre merveilleux mouvement de février? Est-ce qu'en toutes choses, cher Penserouge, il n'y a pas, comme à la foire, la parade pour le public et la pièce du fond pour les amateurs? et confondrez-vous toujours la devanture avec l'arrière-boutique et la montre avec la marchandise? (Excusez dans un premier fonctionnaire de l'État un langage qui sent fort le petit commerçant; vous savez que j'étais encore épicier le 23 et le 24 février dernier.) Mais il suffit que vous me compreniez.
Penserouge
Pour moi je me fais honneur de ne rien comprendre à vos parades, à vos arrièreboutiques et à toutes vos tromperies : la franchise est l'âme d'un gouvernement républicain.
Il faut être ce que l'on veut paraître et donner ce que l'on promet, autrement le peuple ne tarde pas à vous tourner le dos, et c'est déjà ce qui vous arrive.
Tirepart
Calmez-vous, vertueux Penserouge, et avant de me jeter vos grands principes à la

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tête, daignez attendre que je m'explique; et pour le faire plus commodément, asseyons-nous sur le gazon qui entoure l'arbre de la liberté; la nuit est belle, la brise est douce, et nous sommes seuls; car, quoique vous traitiez ce peuplier d'hypocrite, nous n'avons point à craindre son indiscrétion, puisqu'après tout c'est un témoin sourd, aveugle et muet.
Penserouge
J'accepte votre invitation, mais j'y mets une condition : la franchise.
Tirepart
Oui, oui, la franchise, et je vous en montrerai au delà de vos souhaits.

Moi, les voyant s'asseoir à mes pieds, je ne pus retenir un sourire involontaire, arraché par le piquant de la situation : un subit frémissement agita mes branches; mais aussitôt je contractai énergiquement les fibres de mes feuilles, qui demeurèrent dans une attentive immobilité pour tout saisir et tout retenir.

Notes de l'article

  1. Curius Dentatus, modeste laboureur romain ; élu consul il vainquit les Samnites, les Sabins et les Lucaniens. Après ses victoires, il s'était retiré à la campagne ; c'est là que les ambassadeurs des Samnites vinrent lui offrir des vases d'or pour l'engager à prendre leurs intérêts. Curius était occupé à faire cuire dans un pot de terre les fèves de son frugal repas, quand les ambassadeurs entrèrent dans sa maison et déposèrent à ses pieds leurs riches présents. Le généreux romain les refusa en disant : Je préfère ma vaisselle de terre à vos vases d'or ; je ne veux pas être riche ; content dans ma pauvreté de commander à ceux qui le sont.

    Voilà le républicain antique ; le républicain de la veille préfère, lui, la vaisselle d'or et les succulents dîners préparés par Chevet. Je les admire l'un et l'autre, mais surtout le républicain de la veille!

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