HISTCNRS (2000) Wyart, partie 5

De Histoire de l'IST

Entretiens avec Jean Wyart

L'essor de la documentation scientifique


 
 

Cette sculpture de Luca della Robbia illustre une discussion entre Platon et Aristote.Elle est ici utilisée pour signaler un paragraphe sujet à controverses. Point de vue
Cette page reprend le contenu d'une série d'entretiens oraux ou Jean Wyart s'est exprimé avec une très grande liberté de parole. Elle témoigne de la passion qui a animé ce grand chercheur pour la diffusion de la connaissance scientifique

Cette page introduit la dernière partie du texte des « Entretiens avec Jean Wyart », publiés sur le site HISTCNRS[1] en 2000.

Il reprend le contenu d'une série d'entretiens avec Jean Wyart réalisés en 1986 par Jean-François Picard et Elisabeth Pradoura les 5, 12 et 20 mars 1986.

Pour une meilleure lisibilité dans un contexte hypertexte, cet ouvrage de Jean-François Picard a été découpé en plusieurs parties. Celles qui sont précédées par un drapeau sont exprimées sur Wicri/France.

 

La fin de cet entretien est dédiée à L'essor de la documentation scientifique.

L'article original

L'après-guerre, l'essor de la documentation scientifique

Au lendemain de la guerre, la documentation scientifique a subie une véritable explosion. En 1939, la bibliothèque la plus riche en périodiques scientifiques pour la physique, celle du Laboratoire de Charles Fabry, était composée d'une petite pièce avec une douzaine de revues. Aujourd'hui, la physique sur le plan mondial, cela représente 1500 revues. Le travail est devenu différent. La science s'est étroitement spécialisée. Pour développer le Centre de documentation du CNRS, j'ai commencé par recruter un agent comptable. C'est comme cela que j'ai débauché Gabriel Picard, un jeune type de moins de vingt ans qui faisait la comptabilité de la faculté des sciences. Rapidement, il m'a déchargé de la responsabilité de toute notre administration. Pour la partie scientifique, j'ai eu de la chance de pouvoir recruter des personnes compétentes, madame Millot, l'épouse d'un professeur du Muséum, mesdames Duval et Berthelot qui est restée jusqu'à récemment au Centre de doc. Des sciences et des techniques, madame Dussoulier qui est partie à New York, etc. A la Libération, nous nous sommes installés dans des locaux neufs de l'ENS à l'angle de la rue Amiot et de la rue d'Ulm où nous sommes restés une dizaine années. Le Bulletin s'est formidablement développé avec la fourniture de revues qui venaient du monde entier, des revues anglaises, américaines et russes, ces dernières que j'étais le seul à avoir grâce à Smirnov, le président de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. avec lequel Joliot m'avait mis en relation. Notre centre de doc lui a d'ailleurs inspiré la réalisation de 'ViniSty'. Moi j'avais un correspondant américain qui m'a aidé à compléter nos collections des 'Chemical abstracts' dont nous avions été privés pendant la guerre. Nous sommes ainsi devenus une sorte de modèle sur le plan international. Au début des années 1950, nous pouvions dire que nous avions toutes les revues du monde. Nous faisions des analyses, même si le principe du B.S. était critiqué par certains théoriciens de la documentation. Cet après-guerre a été notre période glorieuse. Quand le Bulletin arrivait, les chercheurs se battaient pour l'avoir. C'est l'époque où, pour répondre à la demande, nous faisions 3000 reproductions d'articles scientifiques par jour


En 1950, Gaston Dupouy devient directeur du CNRS

Avec Gaston Dupouy, la doc. a marché de manière épatante. Pourquoi ? Parce qu'il était physicien. A Toulouse, il s'occupait de microscopie électronique. Pour lui, le Bulletin Signalétique était la grande revue dont il s'était toujours servi. On a donc reçu un appui sans réserve de la direction du CNRS. Gaston Dupouy était tout petit par la taille, mais il voyait les choses en grand. Il voulait que la documentation fonctionne et nous n'avons jamais eu autant de moyens qu'avec lui. Mais il nous a quand même joué un drôle de tour. C'est lui qui s'est occupé de construire les nouveaux bâtiments du quai Anatole France où l'on avait prévu de loger le centre de documentation, un service qui avait un grand prestige aux yeux du gouvernement. On a donc construit pour elle et en particulier, pour la bibliothèque - c'est moi qui en ait fait les plans - ce nouveau bâtiment situé sur des terrains extrêmement meubles du quai Anatole France. Mais à peine le chantier achevé, Dupouy a commencé à prendre les plus beaux bureaux pour l'administration, et finalement... on n'a eu que les résidus. J'ai râlé quand Dupouy a voulu faire ce hall gigantesque qui prenait beaucoup de place. Finalement, on a tout de même récupéré les sous-sols pour mettre nos deux étages de bibliothèque.


Selon les disciplines, n'y avait il pas des relations différentes avec la documentation scientifique ?

Bien sur. Les mathématiciens ne s'intéressaient pas à notre entreprise pour une raison très simple : C'est un petit milieu et où ils se connaissent tous entre eux. C'est la même chose chez les astronomes. Ces sciences très particulières forment des associations. Il y a des réunions très fréquentes. Ils communiquent directement entre eux. Mes ami mathématiciens du groupe Bourbaki me disaient qu'ils se foutaient de mon Bulletin. Il en allait de même dans cette biologie moléculaire que l'on ignorait en France et qui venait d'Amérique et qui comptait beaucoup d'israélites émigrés. Conscients d'être des seigneurs, les gens comme Boris Ephrussi nous considéraient comme des loqueteux ignorants. En physique, nous nous sommes surtout occupés de structures atomiques déterminées au moyen des rayons X. On a créé, juste après la guerre, l'Union Internationale de cristallographie dont j'ai été élu président en 1960 et puis 'Acta Cristallographica'. Dans ce domaine, j'ai vu les Américains défendre nos bibliographies alors qu'elles étaient critiquées par nos chercheurs. Certains chercheurs de mon labo voulaient que nous nous abonnions à la revue de l'American cristallographic association qui publiait deux ou trois bibliographies par an. Je me suis finalement laissé faire. Peu de temps après, John Crane, le rédacteur en chef de la revue américaine m'écrit : "nous voulions faire un bulletin bibliographique, mais nous nous sommes aperçus que le votre est beaucoup mieux. Est-ce que vous ne pourriez pas nous fournir la partie cristallographique du Bulletin CNRS ?". C'est ce que nous avons fait pendant plusieurs années et mes chercheurs recevaient cette partie du Bulletin via l'Amérique avec plusieurs semaines de retard ! Les plus intéressés étaient les chimistes. C'est ainsi que les Tables de constantes ont continué à vivre, mais elles ont cessées d'être internationales. J'avais demandé à mme Allard, leur responsable, de s'occuper des stéroïdes. La mesure du pouvoir rotatoire de ces molécules permet de caractériser un stéroïde, or, celles-ci jouent un grand rôle en chimie biologique. Mais, tous les ans il naissait deux cent nouveaux stéroïdes et nous avons fini par être dépassés. Et puis il y avait les sciences humaines et sociales. Au lendemain de la guerre, on a vu apparaître au Conseil d'administration du CNRS quelques littéraires, des historiens, des philosophes. Par ailleurs, des professeurs d'universités, rêvaient d'avoir leur documentation comme la notre. En particulier François Bérard, le fils du Ministre et qui était professeur de philosophie à Nancy. Comment faire un bulletin signalétique exhaustif en philosophie ? On en a discuté et finalement, on s'est limité à certains périodiques qu'on analysait entièrement sans trier.


Mais le CNRS devient alors très administratif

C'est la Cinquième République qui nous a flanqué des administrateurs partout. La direction générale du CNRS a été émasculée. On nommait à coté du directeur général un directeur administratif et financier (DAF), le premier étant relégué au rôle de simple soliveau. C'est comme cela que Claude Lasry est devenu le véritable patron, toujours en train de sucer des bonbons et de jouer à l'important. Puis il a été remplacé par Pierre Creyssel qui ne s'est pas du tout entendu avec son D.G., Robert Chabbal. Quand ils se rencontraient, ils se tournaient le dos. Quand l'un disait oui, l'autre disait non. Ca me rappelait les débuts du CEA quand De Gaulle avait collé Raoul Dautry à côté de Joliot comme représentant du gouvernement… Pour les sciences humaines, quand j'ai vu toutes les difficultés que j'avais avec des zigotos genre Lasry et autres, ça a fini par me dégoûter de la documentation. Et puis, il y avait lICSU Abstracting board, créé à l'origine, pour fédérer les centres de documentation du monde dont nous n'avions pas besoin d'eux, parce qu'il y avait longtemps que nous avions établi des relations directes, mais des gens de chez nous ont voulu se donner de l'importance vis-à-vis de ces organismes.Bref, le bazar est devenu trop lourd. J'étais arrivé à plus de 400 personnes vers 1965. Trois mille articles par jour de reproductions de microfilms. Ca tournait, mais on nous a envoyé aux Buttes Chaumont (Centre de documentation des sciences et des techniques). après ils ont nommé des Directeurs adjoints - il y a eu projet de décentralisation à Lyon- mais les sciences humaines sont allées au Cherche Midi (Centre de documentation sciences humaines). Monsieur Lasry était très bien avec Madame Cadoux. Au début, elle travaillait chez nous. Quand on a du aller aux Buttes Chaumont, les sciences humaines ont demandé leur indépendance. Elles devenaient trop importantes pour que nous les conservions dans l'étage que nous louions à la Maison de la Chimie.


Vendre de la documentation

Moi, je ne m'intéressais qu'aux laboratoires de recherche. Je savais bien que la documentation était nécessaire, mais je n'en faisais pas par plaisir. Ça m'éloignait de mon équipe. Ma vie, c'était le labo. Lorsque la documentation était logée rue Pierre Curie, c'était très commode puisque j'habite dans cette même rue, mais il m'arrivait de ne pas y aller de la journée, tandis que je n'ai jamais manqué un jour dans mon laboratoire. Mais les gens comme Lasry ont décidé que la doc devait être rentable et les industriels qui sont devenus les plus gros clients du CDST. Le résultat a été que les chercheurs ont cessé de s'abonner au Bulletin. Lorsque sa gestion est devenue soi-disant commerciale, sa diffusion est tombée en chute libre, le prix de l'abonnement est devenu tel que les gens préféraient s'abonner directement aux revues. Et puis les prix d'extraction (de nos douze mille périodiques) et de publications du Bulletin ont flambé. L'an dernier (1985), j'ai été obligé d'intervenir auprès de Curien pour que le Centre de doc reçoive une subvention qui lui permette de payer certains abonnements. C'est du rafistolage. Il fallait supprimer le Bulletin signalétique pour ne plus faire que de la bibliographie. D'autant que la science, aussi, a changé de caractère. Par exemple, dans mon domaine, il suffisait d'une ou deux revues pour être au courant de tout. Aujourd'hui, nous sommes plutôt devenus des utilisateurs de technique. Cristallographe, ça n'a plus de sens, c'est comme si vous disiez physicien. Le type qui fait de l'optique n'a rien à voir avec un atomiste. On a créé les 'Acta Cristallographica' à Londres en 1947. Au début, il y avait six fascicules par an. Désormais, on ne les compte plus… La cristallographie s'est scindée en cristallographie générale, cristallographie appliquée à la technique, physique du solide, etc. De plus, la documentation n'a plus la même importance qu'a l'époque où on n'avait rien. Aujourd'hui tout est disponible. Les laboratoires n'ont jamais étés aussi riches. C'est la pénurie due à la guerre qui avait expliqué l'essor de la documentation. Aujourd'hui, les chercheurs reçoivent sur place la documentation indispensable, tous les jours et très facilement. Vous travaillez sur un sujet donné, vous savez qu'il y a trois ou quatre laboratoires dans le monde qui sont sur le même sujet. Donc vous surveillez ce qu'ils font, puisque vous avez des contacts avec eux.


L'utilité d'un service de doc inter disciplinaire

L'utilité d'un gros Centre de documentation c'est de pouvoir traiter toute la science. Dans toute revue scientifique, vous avez un article qui peut intéresser des cristallographes ou des chimistes. Par exemple en chimie organique, on ne détermine plus des molécules par distillation, mais par des moyens physiques. Voyez mon laboratoire, la minéralogie se base sur la cristallographie, mais une espèce minérale se définit par des propriétés physico-chimiques. L'étude de la structure atomique au moyen des rayons X, ça intéresse d'abord des minéralogistes et des cristallographes. Mais désormais, vous ne pouvez plus faire de chimie organique - même la plus compliquée comme celle des protéines - sans diffraction aux rayons X et j'ai maintenant trois ou quatre médecins d'origine chez moi qui font des structures atomique de protéines. La microscopie électronique, ça intéresse toutes les branches de la science. Il est évident que si un article de microscopie électronique parait dans une revue de chimie, il peut aussi bien intéresser un physicien nucléaire, d'où l'utilité d'un centre de documentation qui pourra alerter les chercheurs susceptibles d'être intéressés par la microscopie électronique. Les gens reçoivent une revue spécialisée, mais ils ne peuvent pas recevoir des milliers de publications.


Documentation et informatique

Dans les années 1970, on a vu arriver dans la documentation une bande de parasites qui ont prétendu faire carrière en développant des systèmes d'analyse automatique. C'était grotesque, imaginer confier l'extraction de mille périodiques à une machine, sans penser qu'il faut d'abord introduire les données dans la machine. Mais il y a un type qui a dépensé un milliard la dessus. Bien entendu, pour le calcul scientifique, l'informatique est devenue une obligation. En cristallographie, il n'est plus possible de travailler sans ordinateur. Il y a des calculs itératifs et additionner trente mille cosinus à la main, ce que j'ai du faire pendant un certain temps, c'est insupportable. A propos d'informatique, il y a eu aussi quelques belles bagarres politiques. Un copain de promotion, R. De Possel, un très grand mathématicien s'intéresait aux ordinateurs IBM. Mais chez Bull, un certain Louis Couffignal essayait de mettre au point une machine concurrente. L'affaire est bien entendu remontée à la direction du ministère de l'Industrie et C. Perès, le mathématicien qui avait été sous-directeur du CNRS au temps de Teissier, m'a demandé d'arranger l'affaire : "Comment ça, vous ne voulez pas importer IBM parce que nous ne voulez pas contrer Bull ? Mais vous allez nous entendre hurler !" . Les gens du ministère ont eu la trouille et ils ont laissé entrer notre machine. Et puis quand il y en a eu une, il y en a eu d'autres et c'est comme cela que De Possel a installé l'informatique du CNRS. De Possel était un excellent mathématicien et c'est grâce à ses ordinateurs que l'on a établi ce qui est devenu la base informatisée 'Pascal', un excellent système de documentation automatisée pour les sciences exactes. Il a également travaillé sur les questions de lecture automatique, il avait installé rue du Maroc, une machine à lire remarquable qui a servi par la suite à faire des machines à lire les billets de banque.


Voir aussi

Notes
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La page de référence « HISTCNRS (2000) Wyart, partie 5 » est sur le wiki Wicri/France.

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  • Signalement : 15 mars 2021