HISTCNRS (2000) Wyart, partie 3
Entretiens avec Jean Wyart
Les débuts de la documentation scientifique au CNRS
Cette page introduit la troisième partie du texte des « Entretiens avec Jean Wyart », publiés sur le site HISTCNRS[1] en 2000.
Il reprend le contenu d'une série d'entretiens avec Jean Wyart réalisés en 1986 par Jean-François Picard et Elisabeth Pradoura les les 5, 12 et 20 mars 1986.
Pour une meilleure lisibilité dans un contexte hypertexte, cet ouvrage de Jean-François Picard a été découpé en plusieurs parties. Celles qui sont précédées par un drapeau sont exprimées sur Wicri/France. |
Jean Wyart s'est occupé de la documentation à partir de 1945. Dans cette partie, « Les débuts de la documentation scientifique au CNRS », il remonte en fait au années 1930. |
L'article original
C'est alors que vous avez commencé à vous occuper de documentation scientifique
En octobre 1940, nous avons eu une première réunion concernant l'organisation de la révolte universitaire. Il y avait là aussi Frédéric Joliot avec lequel j'ai noué le contact. C'est lui qui m'a demandé, peu après, de venir l'aider aux 'Tables de constantes et données numériques'. Les Tables étaient un organisme créé par Charles Marie au début du siècle destiné à l'origine à faire la documentation de l'Union Internationale de Chimie, les autres disciplines ayant suivi ensuite.
A la fin des années 1930, ces Tables étaient moribondes. Il y avait eu des difficultés d'argent au moment du Front Populaire et on avait demandé à Joliot de les remettre à flot. Il avait obtenu l'appui de l'industrie chimique, en particulier de Rhône-Poulenc. Ensuite il y a eu une aide du CNRS qui y appointait quatre ou cinq personnes. Mais le secrétaire général qui s'occupait de cela, Pierre Auger est parti au début de l'occupation et Joliot m'a demandé de prendre la suite. Début 1941, j'ai accepté, bénévolement, en plus de mes autres occupations. Il y avait donc quatre ou cinq employés qui ne savaient quoi faire, du fait de la guerre, il n'y avait plus de coopération internationale. On recevait toutes les revues de physique et de chimie en double et des spécialistes en faisaient une extraction critique que l'on publiait. Mais la France était maintenant coupée en deux et le problème était de se procurer les revues. En accord avec Joliot, j'ai donc organisé tout un réseau de collecte. Pour cela, j'ai pris contact avec un certain nombre d'industriels, des gens qui avaient l'avantage de pouvoir franchir facilement la ligne de démarcation. On a beaucoup travaillé au début avec la firme LMT (Le Matériel Téléphonique) et son chef de service des brevets, Chéreau, qui est devenu un ami ainsi qu'un ingénieur, Rigodet qui fournissait les revues. Mais c'était insuffisant. Or, très rapidement et pour d'autre raisons que la documentation, j'ai réussi à obtenir un laisser passer pour la zone Sud. J'avais un ami astrophysicien, Daniel Challonge, et, comme vous le savez, les astronomes sont des types universels. Challonge connaissait un allemand important dans l'organisation scientifique allemande, quelqu'un qui s'occupait de la prévision du temps. Cet allemand lui avait dit : "si vous avez besoin d'un laissez-passer, j'ai mon bureau chez les nazis au siège de la B.N.P., avenue de l'opéra. Voici un papier que vous présenterez à mon secrétaire, il vous en donnera un". Je demande donc à Challonge si il peut me confier le fameux papier. Bien sur, personne ne voulait aller dans ces bureaux, mais il a bien fallu que je me décide. Il y avait deux soldats à la porte. Ils me saluent, je remets le papier au secrétaire. Le type me regarde bizarrement, un peu inquiet, et sans un mot, il me donne le laissez-passer. Je n'avais qu'une crainte, c'est qu'en sortant, je croise des français qui me prennent pour un collabo… Cet ausweis m'a permis d'aller souvent à Lyon, pour prendre contact avec un service scientifique de l'armée d'armistice. De même que l'industrie créait des laboratoires de recherche pour l'après-guerre, l'armée avait commencé à créer un centre de documentation. Il y avait là un type bizarre, un ancien polytechnicien qui avait commandé le premier régiment d'artillerie de France au mois de mai 1940. Il avait un adjoint, à l'époque capitaine que j'ai revu quand il est devenu général. Tous deux étaient très anti-allemands, mais pétainistes bien sûr. Ils m'ont procuré beaucoup de documents. Et puis, je suis allé plusieurs fois à Grenoble. Bref, c'est comme cela que l'on a organisé notre réseau de collecte de revues.
Les autorisations de paraître
Pour faire paraître notre bulletin de documentation scientifique, il fallait une autorisation administrative, ce qui dépendait du CNRS, donc de Charles Jacob et de son adjoint, le chimiste Georges Dupont. Je voyais Jacob chaque semaine, c'était un homme simple et un chic type. Il avait accepté que nous continuions à payer les gens. Parmi ceux-ci, quelques israélites dont on a changé les identités pour des patronymes moins dangereux. Jacob a fait l'aveugle, je m'occupais directement de ces faux papiers avec mme Mineur, la secrétaire du CNRS. Nous étions installés rue Pierre Curie, au siège des 'Tables de constantes'. Mais il fallait aussi une autorisation des autorités occupantes. Or les Allemands avaient donné tout pouvoir à un scientifique qui dirigeait l'Institut Pasteur, le chimiste Ernest Fourneau. Celui-ci était très germanophile et il présidait l'Association France Allemagne. Au début, il ne voulait pas me donner cette autorisation. Mais c'était un type honnête, un bon scientifique, et il a fini par accepter : "maintenant, débrouillez vous avec le ministère, je ne veux plus entendre parler de vos histoires !" Du côté de l'Education nationale, si on était bien avec les bureaux, on obtenait tout ce qu'on voulait. Surtout à l'époque d'Abel Bonnard, une sorte de polichinelle, une vraie tapette dont ses propres services se foutaient de leur ministre. Mais le ministère s'était déchargé de toutes les questions de documentation scientifique sur Jean Gérard, le secrétaire général de la Maison de la Chimie.
Qui était Jean Gérard ?
C'était un affairiste qui avait joué un très grand rôle dans la création de le Maison de la chimie. Il avait été président de l'Association générale des étudiants. C'était ce genre de types qui naviguent partout, qui ont du bagout. Il connaissait tous les grands patrons de l'industrie française et il était devenu, le grand manitou des revues scientifiques. Il avait créé une société, la 'Soprodoc' qu'il avait installée à la Maison de la Chimie. Il étranglait les vieilles revues de pharmacie pour les remplacer par d'autres plus luxueuses grâce aux 'bons papiers' que lui valaient son entregent dans l'industrie et avec l'occupant. Donc, de ce point de vue, le nouveau 'Bulletin signalétique' du CNRS était un concurrent. Ainsi pas moyen d'obtenir notre autorisation. Il a écrit une lettre officielle à Jacob, lequel a délégué le dossier à son adjoint, Dupont. Celui-ci nous a convoqué, Jean Gérard et moi à la direction du CNRS et on a failli en venir aux mains… Gérard n'était d'ailleurs pas le seul adversaire de notre entreprise. L'association des naturalistes marchait à fond contre le 'Bulletin', ils étaient tous pétainistes, comme toute la France d'ailleurs. Quant au président de la Maison de la Chimie, Gabriel Bertrand, il était terrifié par Gérard. La Fédération des scientifiques n'a pas été très courageuse, comme cela arrive souvent. En particulier, lorsque on lui a demandé, vers 1942, quelles revues devaient subsister, l'illustre Jean Vergne, un médecin très connu a désavoué le bulletin du CNRS. Je me suis donc débrouillé pour obtenir du papier par d'autres voies. Comme j'allais souvent à Grenoble, j'ai rencontré Félix Esclangon, professeur à la faculté de Grenoble et directeur de l'Ecole de papeterie dans cette ville. C'est ainsi que j'ai pu avoir tous mes 'bons papiers'.
Le rôle des éditions Hermann
Il faut que je vous parle de quelqu'un qui a joué un très grand rôle pendant la guerre pour le milieu scientifique. Il s'agit d'Enrique Freyman, un homme de nationalité mexicaine, le patron des éditions Hermann, sises rue de la Sorbonne. C'était un type merveilleux, artiste, pas scientifique pour un sou, mais connaissant bien les gens. Il avait épousé la fille d'Arthur Hermann, le fondateur des éditions éponymes. Soutenu par Louis de Broglie qui lui fit connaître Paul Langevin, Einstein et d'autres, c'est lui qui avait créé la collection 'Actualités scientifiques et industrielles pour y publier des textes refusés par les autres éditeurs. Bref,il s'était intéressé à notre entreprise et c'est grâce à son aide que nous avons pu imprimer notre Bulletin à Saint Amand Monrond pendant toute la durée de la guerre. Mais aurions pu ne jamais exister. En fait, de toute l'occupation, le Bulletin n'a jamais eu d'existence légale. En 1942-43, lorsqu'on a demandé l'avis des scientifiques, nous n'étions même pas classés. Jacob était très embêté. Je lui ai conseillé de ne pas tenir compte des résultats de l'enquête. Notre Bulletin avait une existence toute récente, il n'avait donc pas encore toute la notoriété souhaitable, mais je savais qu'il commençait à pénétrer dans les laboratoires Et, l'année suivante, fin 1943, nous étions en tête, avant même le 'Bulletin de la Société chimique de France' et le 'Journal de Physique'. le 'B.S.' s'était imposé, nous étions en tête des journaux scientifiques.
Microfilms et résistance
Pour la diffusion de notre documentation, on a organisé un service de microfilms grâce à l'aide de notre photographe, Bastardi. Il était tout seul et il faisait des photos dans des conditions épouvantables. Ensuite, il a eu un adjoint, puis deux, trois, mais pas de locaux. Je m'étais emparé, avec l'appui de Georges Dupont, le directeur adjoint du CNRS, de l'Institut d'orientation professionnel situé au coin de la rue Thuillier et de la rue Gay-Lussac. L'INOP. qui avait été fermé pendant la guerre, laissait des locaux disponibles. Là, nous avons disposé de beaucoup plus de place et nous avons pu démarrer une bibliothèque. Nous ne pilonnions plus nos périodiques (devenus ultra précieux), nous les mettions dans un amphithéâtre en gradin, certes pas très commode pour des rayons de bibliothèques, mais à la libération, notre bibliothèque était pleine, ce qui veut dire que nous avions bien travaillé. Et tout cela était pratiquement clandestin. Je me rappelle que le jour de la libération de Paris, alors qu'il y avait des coups de fusil dans tous les coins, des barricades, plus d'électricité, Bastardi développait et faisait sécher ses films dans la cage d'escalier. On travaillait jour et nuit.C'est comme cela que nous avons pu sortir les premiers Bulletins signalétiques du CNRS. Pour nos activités clandestines, j'avais toutes les clefs des caves de la Sorbonne. Nous y faisions des microfilms. Mais une fois, un cas d'urgence, je me souviens qu'on en a fait au centre de documentation rue Gay Lussac. C'était avant l'arrestation de Cavaillès, en plein jour, une imprudence folle. Pour les microfilms de la Résistance, je demandais en général à Salaignac, mon employé très pétainiste, mais le seul type en qui j'avais confiance, de rester le soir et on faisait ces microfilms. Cavaillès me dit un jour : "il me faudrait ça très vite" et on a tiré nos trucs en plein jour au Service de documentation. Ce travail consistait à fournir des fiches à Louis Armand qui travaillait à la SNCF. Elles répertoriaient les mouvements des trains militaires allemands.
Voir aussi
- Notes
- Dans le réseau Wicri :
La page de référence « HISTCNRS (2000) Wyart, partie 3 » est sur le wiki Wicri/France.
- Notes de gestion
- Signalement : 8 avril 2021