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H2PTM (2011) Jacquemin

De H2PTM

Autorégulation des rapports sociaux entre contributeurs de Wikipédia


 
 

 
H2PTM'11 Metz
Titre
Autorégulation des rapports sociaux entre contributeurs de Wikipedia
Auteurs
Bernard Jacquemin
Affiliations
CREM EA 3476 "Centre de Recherche sur les Médiations"
Université de Haute Alsace, Département SCIMEC
10 rue des Frères Lumière, 68093 Mulhouse cedex, France
  • Bernard.Jacquemin@uha.fr
Dans
actes du colloque H2PTM 2011 Metz
publié dans H²PTM11 : Hypertextes et hypermédias - Produits, Outils et Méthodes: Hypermédias et pratiques numériques
Résumé
La nature collaborative de l'encyclopédie en ligne Wikipédia amène naturellement ses contributeurs à travailler avec d'autres et à confronter leurs idées et points de vue. Or ni les cinq principes fondateurs, ni le logiciel wiki utilisé comme support de l'encyclopédie ne déterminent un cadre à cette collaboration. Dans cet article, nous étudions les initiatives spontanées de la communauté des contributeurs pour favoriser la collaboration, les échanges sociaux et la résolution des conflits. Pour analyser ces démarches, nous exploitons la notion de dispositif, et en particulier le mode de mise en place d’une gouvernance dans un dispositif collaboratif. Nous remarquons une tension entre deux visions du pouvoir, l’une qui favorise la transgression moyennant une fécondité créatrice dans l’optique de l’objectif de Wikipédia, tandis que l’autre veille au strict respect du cadre du dispositif. Si la seconde position semble l’emporter, nous notons toutefois que le loyalisme est moins tangible qu’il n’y paraît.
Mots-clés 
encyclopédie Wikipédia, dispositif collaboratif, gouvernance, controverse, conflit, pouvoir, transgression.

Introduction

Le 15 janvier dernier, l’encyclopédie Wikipedia fêtait ses dix années d’existence, qui lui ont suffi pour devenir le portail de référence en matière d’information encyclopédique dans tous les domaines de la connaissance, y compris ceux que ne traitent pas les encyclopédies traditionnelles. En effet, Wikipedia est un projet de diffusion de connaissances universelles qui repose sur des principes parfois éloignés du fonctionnement éditorial historique de l’encyclopédie classique. Ainsi, Wikipedia désigne une initiative de construction collaborative de savoirs, pour laquelle tout un chacun peut se prévaloir d’une connaissance ou d’une expertise, et peut de ce fait endosser des rôles de spécialiste, tant celui du savant appelé à rédiger tout ou partie d’un article dans son domaine de compétence que celui de l’expert chargé de critiquer et de valider les contenus issus du travail d’écriture. De manière générale, Wikipedia désigne à la fois l’encyclopédie qui constitue le résultat de la mise en commun de cette masse de connaissances, et l’organisation communautaire qui assure le bon fonctionnement de cette collaboration et de cette diffusion.

En tant que projet collaboratif de mise en commun de connaissances pour la constitution d’une plateforme encyclopédique, et puisque cette plateforme représente à la fois le support technique de réalisation du projet et l’espace de communication et de réalisation consacré à cet objectif, Wikipedia constitue un bel exemple de dispositif collaboratif selon la lecture de Foucault qu’en fait Peraya (Peraya, 1999). Par ailleurs, Wikipedia repose sur cinq principes fondateurs immuables et simples qui régissent intégralement son fonctionnement scientifique et social et la mise en œuvre de la démarche de contrôle et d’amélioration qui la sous-tend, ce qui le rapproche de la vision de Foucault et al. (Foucault, et al, 1994). Le projet Wikipédia s’est cependant vu confronté à une réalité et à des situations qui n’avaient pas été envisagées lors de sa création, et notamment les contraintes liées à une collaboration pas toujours sereine. Les contributeurs de Wikipedia ont donc progressivement intégré ces situations dans leurs habitudes, et ont souvent décidé de s’éloigner du cheminement standard (De Certeau, 1980 ; Hert, 1999) pour proposer des conseils et des procédures permettant à la fois d’accompagner au mieux la démarche de collaboration à l’encyclopédie et de protéger cette dernière contre toute intervention malheureuse, qu’elle soit malveillante ou non.

Dans cet article, nous nous penchons sur plusieurs initiatives de la communauté des contributeurs à la Wikipédia francophone. Après avoir décrit le projet encyclopédique dans son organisation initiale et théorique, nous nous intéressons en particulier à la manière dont le dispositif influence l’organisation de la collaboration de cette communauté. Nous étudions d’abord les espaces que les contributeurs utilisent ou se ménagent pour assurer les échanges, ensuite les procédures qui sont progressivement mises en place d’une part pour favoriser la collaboration, et de l’autre pour garantir la sérénité de ces échanges. Nous verrons qu’en faisant spontanément émerger des espaces de liberté pour la communication et la collaboration, puis en les intégrant au dispositif sous forme de procédures plus ou moins strictes fournissant un cadre structuré à la collaboration, la communauté wikipédienne montre une tension entre deux conceptions constitutives de la gouvernance au sein d’un dispositif [1]. Elle opte en définitive pour une application stricte de ses principes dans l’exercice du pouvoir, mais ces principes s’expriment parfois plus formellement que réellement.

Le projet Wikipedia

D'une ampleur et d’une popularité inégalées [2], il n’est plus besoin de présenter l’encyclopédie collaborative en ligne Wikipedia : fournissant plus de 17,6 millions d’articles répartis (inégalement) sur 277 langues, elle représente la démarche encyclopédique la plus ambitieuse et la plus aboutie à ce jour. Mais malgré la popularité de Wikipedia, les règles qui sous-tendent son activité sont relativement peu connues des usagers qui la consultent, et dont l’immense majorité ne sont pas contributeurs (près de 94 % des inscrits, sans compter les usagers anonymes de l’encyclopédie [3] ).

Pour assurer son fonctionnement, Jimmy Wales et Larry Sanger – les créateurs de Wikipedia – s’appuient sur deux éléments : d’abord sur un logiciel informatique appelé wiki, dont l’intérêt est qu’il permet l’édition rapide et facile d’une page web et sa mise en ligne immédiate ; ensuite sur cinq principes fondateurs immuables – ou piliers –, qui sont les dogmes auxquels tout participant au projet doit se conformer. Il s’agit des principes suivants :

  • la pertinence encyclopédique, comprise ici comme une synthèse des connaissances sur un sujet précis désigné par le titre de l’article, de portée universelle,et déjà diffusées ou publiées (ce qui implique un sourçage) ;
  • la neutralité de point de vue, principe wikipédien qui garantit une forme d’objectivité, puisqu’il s’agit de mentionner les différentes théories ou opinions en présence (avec des sources) sans prendre position pour l’un ou pour l’autre ;
  • la courtoisie, basée sur un principe d’égalité et de respect mutuel des contributeurs, et privilégiant le consensus ;
  • la liberté de droits liés aux informations qui y sont apportées[4], conférant à chacun le droit de créer, copier, modifier et distribuer le contenu de l’encyclopédie avec les mêmes droits ;
  • le cinquième principe indique qu’aucune règle fixe n’existe en dehors des quatre précédentes.

Rapidement, la version anglophone initiale s’est assortie d’instances comparables dans de nombreuses autres langues. Sous l’égide de la fondation Wikimedia, gestionnaire du projet initial et de ses dérivés, les nouvelles instances linguistiques de l’encyclopédie sont autonomes – et ne constituent donc pas des traductions de la version initiale – mais elles reposent elles aussi sur un wiki et sur les cinq piliers fondateurs.

Les principes qui fondent le projet Wikipedia s’appuient sur plusieurs axiomes forts. Tout d’abord, il s’agit d’une encyclopédie collaborative dans laquelle chaque participant est susceptible d’être acteur en contribution ou en critique, sans qu’un contributeur ait plus de poids qu’un autre. En cela, Wikipedia est résolument démocratique, voire égalitariste. Ce positionnement est très sensible à travers toutes les instances et procédures qui peu à peu se sont mises en place pour une bonne gestion du projet. Ensuite, Wikipedia s’est développé en choisissant de mettre en œuvre le logiciel wiki non seulement parce qu’il permettait de disposer des fonctionnalités voulues pour faciliter une publication collaborative, mais aussi en raison des droits associés à la plate-forme wiki, publiée sous licence libre GNU-GPL [5] . Cette philosophie héritée des communautés du logiciel Open Source est clairement perceptible à travers l’ensemble du projet, ne fût-ce que dans le principe fondateur imposant la liberté de droits pour l’information contenue et diffusée.

Au cours de l’évolution du projet, les différentes instances linguistiques ont vu leur autonomie s’affirmer. Bien que soumise aux principes fondateurs de Wikipedia, chaque version de l’encyclopédie a petit à petit adopté les habitudes, conseils et procédures mis en place par sa propre communauté contributrice, plus ou moins indépendamment des initiatives de ses homologues en d’autres langues. En cela, l’esprit démocratique de Wikipedia se manifeste, puisque l’ensemble des mesures adoptées le sont sur proposition de la communauté active dans l’instance concernée, et suite à un vote positif de ladite communauté. Dorénavant, les faits et phénomènes que nous observerons seront plus particulièrement issus de l’instance francophone de l’encyclopédie, appelée Wikipédia [6], que nous étudions en regard de la version « originale » de l’encyclopédie, Wikipedia.

Collaboration wikipédienne

Initier la collaboration

À ses débuts, la collaboration dans Wikipédia est fondée intégralement sur deux facteurs. Tout d’abord le fonctionnement pratique du logiciel wiki qui permet l’édition simple et rapide de pages web en ligne, qui associe également une page de discussion à chaque page web « principale », consacrée à un article encyclopédique, donnant ainsi la possibilité d’entretenir un lien social entre contributeurs ; l’identification respective des collaborateurs est alors assurée soit par un identifiant librement choisi par le contributeur s’il décide de s’inscrire régulièrement, soit par son adresse IP s’il préfère rester anonyme. Ensuite, la philosophie générale des porteurs du projet, qui promeuvent ouvertement les valeurs démocratiques et la liberté juridique. Cet aspect démocratique et égalitaire des contributeurs suscite une autre forme de collaboration, plus critique que la simple construction plus ou moins simultanée d’une synthèse de connaissances sur un thème précis : en effet, tout contributeur peut endosser un rôle d’expert scientifique défavorable à l’encontre d’un article, et peut ainsi en modifier le contenu, sans forcément s’en expliquer dans le seul espace de contact prévu dans le wiki : la page de discussion. Ces deux facteurs sont matérialisés par l’utilisation du logiciel wiki, et par l’énonciation des cinq piliers fondateurs du projet. Toutefois, cette collaboration wikipédienne originelle et la nécessité d’atteindre à la « neutralité de point de vue » a très tôt et naturellement engendré des désaccords entre contributeurs participant à un même article. Des mécanismes ont donc dû être envisagés pour protéger l’encyclopédie des dérives pouvant naître des confrontations d’idées et d’opinions, et pour régler au mieux les conflits qui parfois en dé- coulent. Par ailleurs, dans sa perspective la plus dynamique et la plus constructive, l’objectif du projet reste bien entendu d’atteindre à un idéal informationnel dans tous les articles traités. Une série de mécanismes a ici aussi été inventée pour encourager les contributeurs à améliorer le fruit de leur travail pour atteindre à cet idéal.

Favoriser la participation

Les initiatives visant à encourager les contributeurs à enrichir toujours plus l’encyclopédie constituent la première catégorie des apports spontanés de la communauté au dispositif wikipédien, en dehors de toute structure préétablie. Dépassant les possibilités offertes par la maquette originale, la communauté a ainsi très rapidement proposé d’aider au fonctionnement de Wikipédia. Utilisant les possibilités classiques d’un éditeur de page web, la communauté s’est entendue pour signaler à l’intérieur même des articles les faiblesses particulières dont ils sont entachés. Ainsi, il n’est pas rare de trouver çà et là dans un article la mention d’une déficience de source, et appelant donc les contributeurs à citer davantage l’origine des informations qu’ils apportent. Progressivement, une normalisation de ce type de mention a émergé, notamment à travers une échelle de dix-sept manquements concernant les sources d’information, allant du plus bénin (« référence souhaitée » pour permettre au lecteur de vérifier ou d’approfondir une information, qui par ailleurs n’est pas mise en doute) au plus grave (« article sans source » portant sur un article à l’information douteuse et controversée qui ne serait pas du tout étayée). Outre une mise en forme d’abord flottante, puis normalisée et donc très précise de chaque type de signalement de défaut, la communauté wikipédienne a créé un ensemble de pages dédiées non plus à la communication d’informations encyclopédiques, mais à la diffusion de conseils pour l’administration de l’encyclopédie. Accessibles depuis la page dédiée aux recommandations, plusieurs types de signalements ont ainsi été proposés par la communauté, par exemple « suspicion d’autobiographie »[7].

Toujours dans l’optique de favoriser la participation des contributeurs à l’enrichissement de Wikipédia, la communauté a imaginé l’adjonction de bandeaux en tête d’article. Il s’agit simplement, pour n’importe quel contributeur, de placer un balisage graphique et typographique – dont la forme et l’utilisation ont également été progressivement réglementées – immédiatement après le titre de l’article pour attirer l’attention de la communauté sur un problème ou sur un état lié à l’article concerné. Certains bandeaux sont informatifs, comme le bandeau « ébauche », qui invite la communauté à enrichir l’article concerné dont l’information actuelle est vraiment très lacunaire, ou le bandeau « sous protection », qui signale que le sujet traité a suscité une confrontation d’idées tellement passionnée qu’un administrateur élu par la communauté a dû bloquer les possibilités d’édition pour tempérer les protagonistes et protéger l’encyclopédie. D’autres constituent des alertes qui signalent à la communauté que ses procédures de travail ont été transgressées dans le corps de l’article. En ce qui concerne les piliers fondateurs de Wikipédia, on trouve donc un bandeau signalant un « désaccord de pertinence » lorsque le sujet traité ne répond pas aux critères encyclopédiques définis par Wikipédia ; une « controverse de neutralité » portant sur des sujets où le principe wikipédien de représentation de tous les points de vue n’est pas respecté ; une violation du copyright, qui concerne la transgression du principe de liberté de droits liés à l’information mise en ligne. Une spécificité de l’usage du bandeau est que, s’il apparaît bel et bien dans l’article concerné, et peut donc attirer l’attention des usagers lors de leur navigation, il est également recensé automatiquement dans une page spécifique dédiée à la transgression constatée. La communauté est ainsi susceptible de se pencher particulièrement sur ces pages pour améliorer la qualité de l’information là précisé- ment où des manquements ont pu être constatés.

Enfin, la communauté a décidé de proposer également une distinction positive aux articles particulièrement aboutis d’un point de vue encyclopédique, et qui respectent également scrupuleusement l’esprit wikipédien des piliers fondateurs. C’est ainsi qu’a vu le jour un bandeau destiné à signaler ces articles d’exception, remplacé dès 2005 par une procédure plus maîtrisée du fait d’abus de pose ou de retrait du bandeau par des contributeurs souvent inexpérimentés (Cardon et Levrel, 2009). Le label est décerné suite à une proposition d’un contributeur identifié et actif, et sur vote positif d’une part suffisante de la communauté, et peut être retiré via une procédure similaire. Les contenus « de qualité » (le niveau de distinction le plus élevé) est signalé sur la page distinguée par une étoile dorée, et sur une page recensant les contenus de qualité. Les « bons » contenus sont accordés de la même manière, mais les critères de respect des règles sont moins stricts. Signalé par une étoile argentée, les « bons » contenus sont également listés sur une page de l’encyclopédie dédiée, et peuvent le cas échéant perdre leur label. La communauté wikipédienne espère ainsi promouvoir certains contenus, et inciter les contributeurs à poursuivre leur effort.

Collaborer, communiquer

Mais si la création de ces divers moyens de signalement a bel et bien favorisé la participation de la communauté à l’encyclopédie, la collaboration n’y a pas forcément trouvé son compte. En effet, une partie importante du travail communautaire réside dans la possibilité d’échanger sur le sujet qui intéresse les contributeurs. Or le projet initial prévoit un seul espace d’échange entre contributeurs, dans la page de discussion liée à chaque article. Il est ainsi possible de discuter librement et publiquement du sujet traité dans l’article lié. Toutefois, ce canal de communication n’est généralement utilisé que dans les cas où des oppositions se sont manifestées au cours de la collaboration au point que l’intervention d’une troisième partie s’est révélée nécessaire pour éviter une guerre d’édition (Stvilia et al., 2008). On constate d’ailleurs qu’une discussion ne s’est réellement amorcée via ce canal que dans un peu plus de 10% des articles de Wikipédia (Jacquemin, et al., 2008).

Les contributeurs ont en effet préféré rapidement exploiter d’autres possibilités de l’outil wiki pour assurer leurs échanges. Dès les débuts du projet, une page appelée le « Bistro » a ainsi été créée, qui donne accès quotidiennement aux différents sujets traités du jour, et permet d’en ajouter de nouveaux. La démarche est clairement informelle, et se revendique comme « un endroit pour se détendre, discuter du projet et se renseigner» [8]. De nombreux contributeurs ont ainsi pris l’habitude de discuter sur ces pages des sujets les plus divers, concernant un article et souvent plusieurs – ce qui ne peut rentrer dans le cadre des pages de discussion des articles – mais également de l’administration de Wikipédia, voire de sujets d’actualités ou d’autres encore. Progressivement, d’autres espaces ont été créés pour répondre à des besoins particuliers en communication informelle, mais sur des thématiques spécifiques. On a ainsi vu poindre le « Bistro des non francophones » pour les contributeurs à Wikipédia parlant mal le français, « Legifer » pour discuter des problèmes légaux posés par les contenus de Wikipédia, etc. En 2009, un portail « Avenue des cafés et bistros [9]» est créé, qui fédère, très officiellement cette fois, les différents espaces de discussion sur Wikipédia. Enfin, la communauté a exploité un dernier espace de discussion offert par le wiki pour établir une communication plus personnelle entre ses membres, mais qui n’est possible qu’en direction de contributeurs régulièrement inscrits. En effet, le fonctionnement classique d’un wiki est de fournir à ses utilisateurs réguliers, et donc inscrits, la possibilité d’éditer et de mettre en ligne des pages web, et de participer à l’ensemble du projet. Dans Wikipédia, cet impératif d’inscription n’a pas été retenu dans le cadre de l’édition. Toutefois, lorsqu’un contributeur s’inscrit de manière à être identifié dans le projet, son identité wikipédienne est associée à une page qui lui appartient, et sur laquelle il peut déposer toutes les informations qui lui sont personnelles. Bien entendu, cette page est assortie d’une page de discussion, que les utilisateurs réguliers de Wikipédia utilisent fréquemment pour discuter de personne à personne, même si ces discussions sont publiques. De cette manière, les membres de la communauté contributrice ont trouvé une méthode pour amoindrir l’aspect « forum » des autres procédures de communication mises en place.

Pour résoudre le conflit

Malgré une réglementation simple et l’évidente bonne volonté d’un grand nombre de contributeurs sans laquelle l’encyclopédie n’aurait pu connaître un tel essor, la collaboration wikipédienne, qui consiste pour partie à confronter dans un même texte des points de vue totalement opposés, amène souvent des désaccords entre tenants d’opinions différentes. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la résolution du désaccord est envisagée essentiellement par l’échange d’arguments dans la page de discussion liée à l’article concerné. Toutefois, outre le fait que les possibilités de cette page sont peu exploitées, il est également possible et même fréquent que les désaccords fassent suite à une discussion dans un des autres espaces d’échange mis progressivement en place dans l’encyclopédie, comme le Bistro (Viégas, et al., 2004; Bryant, et al., 2005; Auray, et al., 2009). De nouveau, ce sont des initiatives de contributeurs sortant du chemin tracé qui ont suscité des moyens de résoudre le problème.

En effet, lorsqu’un désaccord se manifeste dans un espace de Wikipédia (souvent manifesté par des attaques ad hominem sur un espace d’échange, une activité particulièrement intense sur un article, ou encore une utilisation systématique du revert, une fonctionnalité du wiki qui permet de revenir à un état de la page à un moment déterminé en éliminant les contributions ultérieures), des contributeurs expérimentés ont commencé à s’entremettre entre les opposants pour tenter d’apaiser les tensions. Rapidement, cette initiative s’est standardisée : ces contributeurs diplomates se sont appelés « wikipompiers », chargés de détecter et d’éteindre les débuts de conflits (« wikifeux ») là où ils se déclaraient. Enfin, le rôle et la fonction ont évolué vers une procédure réglementaire de l’encyclopédie. Structurée dans l’espace de médiation, cette procédure implique des médiateurs élus par la communauté suite à une candidature, et le rôle des médiateurs consiste exclusivement à tenter de renouer un dialogue, idéalement serein, entre contributeurs en désaccord qui en font la demande.

Mais quand le conflit est avéré, que les attaques deviennent plus personnelles que scientifiques et que les efforts de médiation ne parviennent plus à juguler les transgressions des réglementations ou des principes fondateurs de Wikipédia, la communauté contributrice a souhaité que soit mise en place une instance capable de juger le conflit et surtout habilitée à prendre des décisions pour protéger l’encyclopédie elle-même. C’est ainsi qu’est né le « Comité d’arbitrage »[10], chargé de traiter les plaintes déposées par des contributeurs entrés en conflit, attendu que toutes les possibilités de médiation ont été épuisées (Viégas, et al., 2007; Zlatic, et al., 2006). Composé de sept, puis dix contributeurs réguliers élus pour une période de six mois [11], le Comité d’arbitrage étudie la recevabilité des plaintes au regard des règles de Wikipédia, analyse les faits et les arguments des protagonistes et apporte des solutions au conflit, lesquelles incluent des sanctions de blocage allant d’une interdiction provisoire de contribuer à un article jusqu’au bannissement complet et définitif du projet. La démarche de l’arbitrage, initiée dans Wikipédia en 2005 (soit quatre ans après sa fondation), a évolué au cours du temps pour parvenir à la procédure relativement aboutie actuelle. Les arbitres ont notamment dû établir leur rôle, détaché de toute considération éditoriale et donc des contenus des contributions pour se consacrer au strict respect des piliers fondateurs de Wikipédia ainsi qu’à l’application des règlements édictés par la communauté des contributeurs. Les débats qui précèdent chaque décision (recevabilité, proposition d’arrêt) sont publics, et les décisions elles-mêmes sont collégiales et doivent atteindre au consensus, comme c’est la philosophie dans l’encyclopédie elle-même (Jacquemin, 2010). Les décisions prises consistent généralement en un rappel ou une explicitation des règles et principes de Wikipédia assorti d’une protection technique plus ou moins longue de l’encyclopédie face à une menace.

En guise de conclusion : une gouvernance spontanée

Comme on a pu le voir, la collaboration, pour essentielle qu’elle soit à la construction de Wikipédia, est néanmoins très peu structurée ou explicitée dans les principes fondateurs de l’encyclopédie : seule une courtoisie de bon aloi est demandée aux participants, tandis que l’égalité de statut entre contributeurs n’est que sous-entendue. En tant que dispositif de collaboration, Wikipédia ne peut que bénéficier de cette latitude accordée volontairement par des règles simples et peu nombreuses, qui est de nature à favoriser son essor et une réelle créativité (De Certeau, 1980). De même, la communauté participante a bien intégré la finalité du projet, à savoir un mode de collaboration visant à la construction de connaissances encyclopédiques : prenant consciemment des initiatives en dehors du cadre prévu, les contributeurs négligent certaines pistes proposées (les pages de discussion) et se ménagent des espaces plus propices, dans leur pratique du dispositif, pour atteindre l’objectif visé (Hert, 1999).

Toutefois, et se rapprochant plus de la conception foucaldienne de dispositif (Foucault, et al, 1994 Peraya, 1999), on voit poindre malgré cette liberté prise avec les principes de départ une réaffirmation de la notion de gouvernance, voire une expression d’un besoin de pouvoir, à la fois exercé et subi, quoique légitimé par un recours systématique à une validation de la communauté entendue comme un idéal démocratique (Leblanc, 1999). En effet, on constate dans chaque apport de la communauté un besoin ou une émergence de réglementation, une définition de plus en plus précise, de plus en plus normalisée d’une procédure, une approbation nécessaire de la proposition par un vote de la communauté. L’initiative la plus informelle elle-même, le Bistro, se voit ainsi après quelques années mis en concurrence avec d’autres espaces, chaque type de conversation soi-disant informelle étant catégorisé et assigné réglementairement à un lieu précis de l’encyclopédie.

Entre deux visions très distinctes de la gouvernance du dispositif collaboratif Wikipédia, les contributeurs semblent opter pour celle qui privilégie les principes fondateurs, puisque chaque initiative originale pour gérer l’encyclopédie se voir rapidement formalisée, normalisée en une procédure presque administrative. Telle quelle, elle est confrontée à l’approbation de la communauté et finalement validée ou rejetée, auquel cas elle est bannie du dispositif. Pourtant, si dans la forme le pouvoir incombe bien à la communauté selon les principes démocratiques qui régissent Wikipédia, c’est dans les faits une part infime de la communauté qui s’exprime et décide de l’orientation et de la gouvernance du dispositif, tant pour l’adoption de procédures strictes que pour l’élection des contributeurs à statut particulier. En cela, l’expression du pouvoir dans le dispositif dépasse sans doute le clivage entre le loyalisme de Foucault et al. (Foucault, et al, 1994) et le braconnage de de Certeau (De Certeau, 1980) pour inventer une troisième voie, toujours dans l’entre deux qui caractérise la notion de dispositif (Peeters, Charlier, 1999).

Bibliographie

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Barbe, L., La co-construction des informations et des savoirs sur le Web participatif : étude par les acteurs. Dans Intelligence collective et organisation des connaissances. Actes du 7ème colloque du chapitre français de l’ISKO, Lyon, 2009, p. 165–171.

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[De Certeau, 1980] De Certeau, M.L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris : Gallimard, 1980.

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Levrel, J. et Cardon, D., Contribuer et surveiller : l’autorégulation sur Wikipédia. Documentaliste-Sciences de l’information, 2009, 46, 1, p. 56–58, ISSN 00124508. URL http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=fcs

[Peeters, Charlier, 1999] Peeters, H. et Charlier, P., Contribution à une théorie du dispositif. Hermès, 1999, 25, p. 15–23, ISSN 07679513. URL http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=fcs&AN=14201732&lang=fr&site=ehost-live

[Peraya, 1999] Peraya, D., Médiation et médiatisation : le campus virtuel. Hermès, 1999, 25, p. 153–167.

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[Viégas, et al., 2004] Viégas, F., Wattenberg, M. et Dave, K., Studying Cooperation and Conflict between Authors with history flow Visualizations. Dans Proceedings of the SIGCHI conference on Human factors in computing systems, Vienne, Autriche, 2004, p. 575–582.

[Viégas, et al., 2007] Viégas, F., Wattenberg, M., Kriss, J. et et al., Talk Before You Type : Coordination in Wikipedia. Dans HICSS ’07 : Proceedings of the 40th Hawaii International Conference on System Sciences, 2007, p. 78.

[Zlatic, et al., 2006] Zlatic, V., Bozicevic, M., Stefancic, H. et et al., Wikipedias : Collaborative web-based encyclopedias as complex networks. Physical Review E, 2006, 74, 1, p. 6–11.

Notes

  1. Notre objectif n’est pas d’étudier l’émergence d’une gouvernance au sein de Wikipedia, mise en évidence (entre autres) dans des travaux comme ceux de Barbe (2009) ou Levrel et Cardon (2009). Nous nous intéressons ici à la notion de dispositif et à la contrainte qu’il exerce sur cette gouvernance
  2. 2. Les statistiques de consultation des sites web les plus fréquentés, consultées le 18 mars 2011, font apparaître Wikipedia tantôt au 5e rang (http://www.google.com/adplanner/static/top1000/ ; classement n’intégrant pas Google, forcément premier), tantôt au 8e rang (http://www.alexa.com/topsites ; classement intégrant Google)
  3. .Voyez http://stats.wikimedia.org/EN/TablesWikipediaZZ.htm.
  4. Creative Commons CC-BY-SA, voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Droit_d’auteur.
  5. Licence Vxant les conditions légales de distribution des logiciels libres, voyez http://www.gnu.org/licenses/gpl.html.
  6. Notez l’utilisation de l’accent aigu pour l’encyclopédie francophone Wikipédia, que nous opposons à la graphie sans accent Wikipedia, réservée ici au projet initial.
  7. Voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Recommandation.
  8. Voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Le_Bistro
  9. Voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:AV.
  10. . Créé le 24 octobre 2004 par vote favorable de la communauté au cours d’un scrutin qui a rassemblé. . . 61 votants (52 votes favorables, soit 85,24% des avis exprimés), voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Comité_d’arbitrage_(vote)
  11. . Le quatorzième Comité d’arbitrage a été élu le 30 mars 2011 et seuls neuf des douze candidats ont été élus (un scrutin par candidat). En moyenne, 80,66 votes ont été exprimés par scrutin, et les arbitres désignés ont été élus par 60,66 votants, voyez http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Comité_d’arbitrage/élection_d’arbitres_pour_le_14e_CAr