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H2PTM (1989) Weissberg

De H2PTM

Téléprésence

Naissance d'un nouveau milieu d'expérience


 
 

 
Titre
Téléprésence : Naissance d'un nouveau milieu d'expérience
Auteurs
Jean-Louis Weissberg (France)
Affiliations
IUT Paris-Nord
Centre de formation continue
av. J.-B. Clément, F-93430 Villetaneuse (Île-de-France, France)
Dans
actes du colloque H2PTM 1989 Paris
publié dans H²PTM89 : Communication interactive, Paris, France, 1990


Les expériences entreprises par la NASA, « Téléprésence dans des espaces de données »[1], redéfinissent la notion même de présence. Jusqu'ici « être présent» signifiait partager avec l'environnement une contiguïté spatiale et temporelle par l'installation corporelle. Les ingénieurs de la NASA ont imaginé une autre modalité de partage. Un opérateur revêt un masque visuel, lunette-écran, où s'affichent en images de synthèse les traces épurées du lieu qu'il va explorer : une salle de commande au voisinage d’une station spatiale, par exemple. La position réelle de son masque, organe de vision, est détectée par des capteurs qui informent un ordinateur et lui permet d'afficher sur ce masque des images correspondant à la position de l’opérateur. Il voit dans ses lunettes ce qu'il verrait s'il était présent dans l’espace, près d'une navette spatiale par exemple.

La « téléprésence » n'est pas l'évasion dans un monde imaginaire gouverné par des lois arbitraires. Il s'agit, bien au contraire, de recréer un monde fréquentable où toutes les activités perceptives (la vision, déjà évoquée, mais aussi le mouvement, le toucher, la perception sonore, les sensations musculaires) sont pour ainsi dire recomposées selon un modèle qui simule l'accomplissement ordinaire de ces actions et en explore aussi de nouvelles modalités.

La saisie panoramique d'un lieu est obtenue par imitation. L'opérateur tourne effectivement la tête pour parcourir visuellement l'espace environnant, reproduisant les conditions habituelles de la captation panoramique, obtenues ici par défilement contrôlé des images dans le masque-écran. L’imitation est toutefois imparfaite. D'ordinaire la scène est fixe et c est le déplacement de notre champ visuel qui en assure l'exploration. Ici deux mouvements sont requis : celui de l'opérateur et celui des images. En revanche, s' il s'agit de gravir des marches, une imitation, même imparfaite, est irrecevable. Les images de synthèse ne supporteraient pas le poids d’un corps. Par ailleurs, il y aurait peu d'avantages à se déplacer réellement dans un univers virtuel.

Le problème a été résolu ainsi : c'est le regard dirigé vers en hauteur vers l'escalier qui déclenche et contrôle l'ascension. Ce regard est devenu physiquement non plus récepteur et organisateur mais émetteur, accomplissant une mutation annoncée ou espérée par nombre d'artistes, de philosophes et de chercheurs.

Ceci est exemplaire à plus d’un titre. Ces expériences renouvellent les interrogations sur le statut de la perception. Hors d'un champ psycho-physiologique, elles inventent un nouveau milieu d'expérimentation, entremêlant l'exercice ordinaire de la vision, du toucher, de la préhension avec d'autres protocoles inédits (comme le déplacement immobile par le regard) puisqu’il s'agit tout à la fois d'être en relation sensible avec un environnement et simultanément d'en être délivré.

Cet écart avec une démarche purement expérimentale nous rapproche des travaux de philosophes comme Husserl, Bergson ou Merleau-Ponty. La phénoménologie a déjà exploré la signification de la présence, du partage spatio-temporel pour fonder sur l'existence perceptuelle un être au monde non plus pur esprit mais sujet corporellement incarné et produit de cette incarnation.

Les travaux de Bergson sur la mémoire, ceux de Merleau-Ponty sur la vision offrent l'occasion de saisissantes interférences avec la phénoménologie appliquée des laboratoires de la NASA. Vision , visibilité : prise d'espace en unité de temps. Mémoire : prise de temps en unité de lieu. Partition shématique sans doute, mais qui actualise une même question : comment saisir par le regard les variations de l'espace ? (Est-il possible d'être ici et là-bas où la vue m’entraîne ?). Comment retrouver ici-même le passé ? (Quelle permanence affecte celui qui se souvient ? Comment séparer le sujet et l'objet de la mémoire ?)

Les recherches de la NASA n'ont ni l'objectif ni l'ambition de répondre en ces termes à ces questions. Elles indiquent cependant qu'un seuil a été franchi dans la manière de les poser. Suivre cette proposition, c'est se situer dans une logique d'interprétation du mouvement technologique qui intègre, aux côtés de toutes les autres, une motivation muette : synthétiser l'univers perceptif, tendre à concrétiser dans des dispositifs les mouvements psychiques et intellectuels qui sous-tendent la perception.

Par là s'explicite peut-être la lecture phénoménologique de « Téléprésence ». S'agissant de recréer un milieu perceptif, les chercheurs sont contraints de traiter pratiquement quelques questions émises dans l'enquête phénoménologique. Qu'est-ce que voir, par exemple, dès lors que sont séparés dans des équipements coordonnés mais disjoints la fonction de visée (commandée naturellement par le mouvement de la tête et celui des globes oculaires) et celle de captation ? Dans le laboratoire la visée est obtenue par l’analyse de la position spatiale des lunettes-écran et la captation se confond avec l'affichage, dans cet écran, d'images générées par ordinateur. Cette vision/affichage diffère, bien entendu, de la vision naturelle. L'accomo-dation, par exemple, permettant d'abstraire temporairement un fond pour isoler une seule forme et plus généralement tout ce qui manifeste la nature mentale du voir n'est pas restitué dans un affichage objectif. En revanche le zoom, le multifenêtrage n'ont pas d'équivalents dans la vision ordinaire (si ce n'est, sous d'autres modalités, dans la mobilisation des images de la mémoire). Est remarquable cette contrainte de liaison entre les formes de la perception naturelle et la tendance innovatrice de l'équipement technique qui, de toute manière ne peut imiter fidèlement son réfèrent.

Dans une étude sur la vision, Merleau-Ponty établit son lien primordial avec le mouvement :


Par ailleurs, il est vrai que la vision est suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu'on regarde. Que serait la vision sans aucun mouvement des yeux, et comment leur mouvement ne brouillerait-il pas les choses s'il était lui-même réflexe ou aveugle, s'il n'avait pas ses antennes, sa clairvoyance, si la vision ne se précédait en lui[2] ?

Tout y est contenu des questions sur les rapports mouvement, vision, mémoire. Et le philosophe approfondit : le mouvement comme la vision ne sont pas de purs actes de pensée, ils ne relèvent pas de la décision intellectuelle volontaire. Leur siège n'est pas un support. Le corps n'est pas leur lieu; il est ce par quoi mouvement et vision se règlent, se précèdent : il est « à la fois voyant et visible ». Cette réflexivité fondatrice est au principe de l'analyse, Voir c'est se voir voyant.


Les chercheurs de la NASA ont, à leur manière, suivi le même chemin. Le document vidéo qui présente leur travaux débute par une séquence illustrant les rapports mouvement/ vision et on suit leur enchaînement grâce à l'incrustation de l'image de l'opérateur dans les scènes qu'il contemple : panorama de la pièce lorsqu'il tourne la tête, images du sol lorsqu'il la baisse, etc. La séquence qui suit concrétise logiquement la réflexivité nécessaire du milieu perceptif dès lors qu'il ne s'agit plus seulement d'être « téléprésent » par la vision mais aussi de pouvoir y agir. Une main en image de synthèse apparaît alors dans les lunettes-écran, homologue de la main réelle préalablement revêtue d'un gant-capteur. L' opérateur voit sa main virtuelle s'animer selon les mouvements de sa main réelle. Visible-voyant, le chemin est ouvert qui nous fait sortir de l'univers de l'image pour entrer dans celui de la vision, partie prenante de l'interaction des perceptions, c'est à dire du corps- sensible. La « téléprésence » n'est plus transport d'images mais immersion corporelle, apparition d'un milieu d'expérience physique et mentale.


Revenons à l’enquête phénoménologique avec Merleau-Ponty dans ses recherches sur la vision et la peinture. Il établit la délocalisation fondamentale du tableau : il n'est ni sur son support, ni ailleurs, car

je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois[3].

S'il n'y a pas de lieu assignable au tableau, il faut admettre l'énigme de la « quasi-présence de l'imaginaire » dans ses liens avec la vision. Le tableau offre au regard l'occasion d'épouser « les traces de la vision du dedans » et révèle « à la vision ce qui la tapisse intérieurement, la texture imaginaire du réel ». D'où la folie du voir : « la peinture réveille [...] un délire qui est la vision même, puisque voir c'est avoir à distance »[4].

La « téléprésence » appareille (au sens où une prothèse tient lieu d'appareil) cette perspective. Avoir à distance, c'est bien l'objet de cette présence réelle dans un univers virtuel avec cette main, simulacre réel, qui va saisir et manipuler des objets fictifs dont les qualités physiques sont synthétisées de part en part : cubes dont on règle les dimensions, que l'on pose les uns sur les autres, premiers essais dans la voie d'opérations beaucoup plus complexes. Ici « avoir à distance » n'est plus seulement une opération imaginaire réglée sur les critères et l'organisation de la visibilité dont parle Merleau-Ponty, c'est disposer de choses qui ne sont ni réelles (au sens empirique du terme) ni imaginaires (selon le mode des productions de l'esprit).

La « téléprésence » ne saurait s'identifier au couple présence/absence tel que l'inaugure la communication télégraphique qui demeure un transport des signes de la présence, même s'il s'effectue en temps réel. Après le transport à distance de la présence par l’écrit (la missive portée), le télé-transport quasi-instantané des signes (morse, voix, images avec le télé-visuel) nous assistons à l'émergence d'un autre régime de transport qui n'est plus celui des signes de la présence mais du milieu d'arrivée lui-même. De la même manière que « temps réel » désigne la quasi-simultanéité dans l'émission et la réception, peut-être faudrait-il parler ici d'« espace réel » pour l’invention d'un mode de déplacement, déplacement d’espace plutôt que dans l'espace, partage de plusieurs sites par un même sujet, procédant par génération du milieu cible autour de l'espace de « départ ».

Il en résulte quelques nouvelles scénographies de la perception. La relativité du corps voyant et de la chose vue est conservée mais les facteurs sont inversés. C'est l'observateur immobile qui provoque la mise en mouvement des objets par l'exercice du regard: s'il lève la tête il provoque l'ascension de l'objet et il le voit par en-dessous. Où sont donc situés ces objets dans l’espace virtuel? Devant, derrière, dessous? Ils n'occupent en réalité aucune position stable ; c'est leur vision qui les situe au moment même où elle les capte. Mais notre vision naturelle suppose aussi des opérations mentales abstraites pour situer relativement les constituants d’une scène. L’idée que l'appareillage technologique du regard entretient certains rapports avec les formules abstraites qui ordonnent notre vision mérite d'être approfondie.

L’auteur de L’œil et l'esprit nous apporte quelques éclairages à ce sujet. Évoquant la position des objets dans l'espace, il différencie leur matérialisation (l'eau est dans la piscine) et l'espace qu’ils visitent ( l'eau de la piscine est aussi dans ses reflets projetés sur les arbres, elle « y envoie son essence active et vivante[5] »).

Cette recherche déconstruit les modèles traditionnels de la représentation où un sujet capte un objet. A la suite de Paul Klee, elle nous montre que la vision naît dans les choses et que le travail proprement pictural consiste à rendre compte de cette naissance, de cette immanence de l'apparence. Elle nous conseille de « prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision : que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout [...] et que notre pouvoir de nous imaginer ailleurs [...] emprunte encore à la vision, remplace des moyens que nous tenons d'elle[6]. »

Cette latitude, cette flottaison, cette mise en forme permanente sans formules pré-établies, mais non sans régularités, les systèmes technologiques n’en offrent qu'une matériali-sation très pauvre, extrêmement rigide. Mais ils les installent dans un espace d'expérimenta-tion partageable et révèlent certains mouvements profonds de notre perception. Par exemple : les choses ne sont pas où on les voit mais les voir constitue leur situation.

L’œil et l'esprit ont une fonction de mise en scène ; c'est parfaitement ce que réalise, d'une toute autre manière, les systèmes de « Téléprésence », actualisant la formule de Merleau-Ponty : « la vision est prise ou se fait du milieu des choses[7] ».

Les expériences évoquées ont ceci de troublant qu'elles s'attachent à constituer un nouveau milieu perceptuel où les fonctions habituellement ordonnées autour du corps sensible (vision, mouvement, toucher, repérage, etc.) sont d'abord abstraites puis recomposées selon des règles volontaires . Pourquoi abstraites? La vision est restituée par l'affichage d'images de synthèse, le mouvement devient déplacement d'objets simulés. Cette purification des fonctions perceptives nécessaire à leur ordonnancement opératoire, obéit à un principe : le corps de l'expérimentateur en est le centre de gravité, c'est par lui et pour lui que tout advient, Il est véritablement dans son environnement, il l'habite. S’efface ainsi toute distinction entre représentation et support Par exemple, il peut saisir les images d'écrans d'ordinateurs, les déplacer, les déformer, activer des commandes dans les menus avec sa main virtuelle. La hiérarchie contenant/contenu est brisée, remplacée par une équivalence, Ces menus qui initialisent et contrôlent, par exemple, le vol d'une navette spatiale ont le même coefficient de présence que l'objet qu'ils pilotent La navette va réellement voler dans l'espace d'expérience, derrière les menus, autour de l'opérateur, comme nous accompagnons par l’imagination une fusée qui s'envole à ceci près qu'ici la situation est paradoxalement « réelle ». L’opérateur est présent dans ce qui n'est pas une représentation mais un nouveau milieu»- un composé de vue, de toucher, de déplacement

Des objets sont rendus spectraux, inversement des, phénomènes abstraits sont constitués comme objets manipulables. Ainsi l'ordinateur peut générer un écoulement aréodynamique, matérialisé par un mouvement ordonné, tourbillonnant, de petites particules. La main virtuelle le saisit, le fait pivoter, le soulève et dévoile une vue par en-dessous. Les notions de masse, de dimension, de support sont ici remplacées, par des effets visuels, des ajustements scénographiques rappelant, par certains aspects, la mobilisation des images de la mémoire, l'interférence des images perçues et des images-souvenirs dans la vision ordinaire telle que Bergson la constitue dans Matière et mémoire. L'abstraction et la recomposition volontaire des fonctions perceptives retrouve les principes de l'analyse phénoménologique, par delà l'opposition de nature entre des travaux philosophiques et la réalisation d'un milieu d'expérience finalisé Ce qui était l'œuvre d'une puissance d'évocation libérée des contingences logiques de la légitimation scientifique, devient, partiellement certes, réalisation de fonctions de présence.


Merleau-Ponty pour conclure : « Mon corps est au nombre dès choses [... il les tient] en cercle autour de soi, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l'étoffe même du corps »[8].

Notes

  1. NASA AMES Research Center, S. Fischer et Al., 1987.
  2. M.Merleau-Ponty, L'oeil et l'espril, Gallimard, Paris : 1964, p.17.
  3. loc. cit., p.23.
  4. loc. cit., p.26-27.
  5. loc. cit., p.70-71.
  6. loc. cit., p.83-84, à rapprocher des théories antiques de la vision où le " rayon visuel " auscultait à distance les objets et informait en retour l'œil de la forme des choses. Voir à ce sujet G. Simon, Le regard, l’être et l'apparence dans l'optique de l'Antiquité, Le Seuil, Paris, 1988.
  7. loc. cit., p.19.
  8. 1 loc. cit, p. 19.