Principes de médecine expérimentale (1877) Claude Bernard/Chapitre XV/Section 2

De Wicri Santé

Écueils tenant à l'expérimentation, à la manière d'obtenir les faits.

Des écueils que rencontre la médecine expérimentale


 
 

logo travaux Page en cours de rédaction et de mise au point
Portrait of Claude Bernard (1813-1878), French physiologist Wellcome V0026035.jpg      
Principes de médecine expérimentale
Auteur
Claude Bernard
Chapitre
Des écueils que rencontre la médecine expérimentale
Section


      Principes medecine Cl Bernard L20.jpg
ExtraitSiteUQACSciSocBib.png

Cette page introduit une section d'un ouvrage de Claude Bernard.

Ce texte est introduit pour l'élaboration d'un modèle sémantique en relation avec le Trésor de la langue française.

...

Écueils tenant à l'expérimentation, à la manière d'obtenir les faits.

Mais à côté de cette classe d'hommes qui pèchent par excès de logique en quelque sorte et par excès de confiance dans les théories, il en est une autre qui renferme des savants et des médecins qui pèchent par excès contraire. Les deux excès sont également nuisibles à la science.

ce que pensent les médecins (titre provisoire

Sans doute il faut avoir le sentiment que la biologie et la médecine offrent une complexité de phénomènes en quelque sorte effrayante. Mais on ne saurait nier pour cela que chacun de ces phénomènes n'ait ses conditions déterminées et aussi rigoureusement nécessaires que le phénomène le plus simple. C'est précisément dans cette détermination des conditions que réside la science ; par conséquent, celui qui nie le déterminisme nie la science.

Beaucoup de médecins paraissent en être là. Ils posent même en principe qu'un bon médecin praticien ne doit jamais dire ni jamais, ni toujours. C'est une sorte de finesse analogue à celle du paysan qui, dans les relations de la vie dont il comprend d'ailleurs aussi la complexité, ne se laisse jamais pincer. Il ne répond jamais catégoriquement ; il dit : peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Il ne faut pas pousser cet esprit à l'extrême ; sans cela la science n'est plus possible et on reste dans la routine. On entend même des physio¬logistes dire en parlant des phénomènes vitaux: le plus souvent , le plus ordinairement, dans le plus grand nombre des cas, les choses se passent ainsi.

Il faut nous expliquer sur ces diverses locutions et leur donner un sens précis. Si, en s'exprimant ainsi que nous venons de le dire, le biologue et le médecin veulent seulement reconnaître leur ignorance et dire que, dans l'état actuel de la science, il leur est impossible d'avoir la loi des phénomènes physiologiques et pathologiques et de les prévoir rigoureusement, cela n'a rien que de juste et de prudent. Mais si, au contraire, ils veulent indiquer une opinion que je sais être celle d'un certain nombre de médecins et qui consiste à croire qu'on aura beau faire, que jamais le déterminisme vital n'existera, qu'il y aura toujours des exceptions que la force vitale produira dans les êtres vivants d'après sa propre spontanéité ou d'après certaines influences mystérieuses, alors je dis que ces médecins nient les principes mêmes de la science. Nous nous sommes expliqué ailleurs sur la nature de la force vitale et on ne saurait lui reconnaître aucune spontanéité pas plus qu'aux autres forces naturelles. Quant aux exceptions, nous savons également qu'elles n'existent pas, et qu'elles ne peuvent être que la marque de notre ignorance. Un phénomène est toujours identique à lui-même dans les mêmes circonstances. Quand nous voyons le phénomène se présenter avec des apparences différentes, nous de¬vons en conclure nécessairement que les circonstances ne sont pas les mêmes.

Quoique notre esprit ne puisse pas comprendre en soi le rapport de causalité qui existe entre les phénomènes et la matière, la science exige que nous admettions la nécessité d'un déterminisme dans cette causalité. Autre¬ment, je le répète, c'est la négation pure et simple de la science. Les médecins qui croient à l'exception comme à une réalité absolue et qui admettent que la force vitale peut modifier les rapports de causalité entre la matière et les phénomènes vivants se tiennent complètement en dehors de la science et de la méthode expérimentale par conséquent. Ces idées éloignent donc de l'étude de la nature et cette forme de négation de la science engendre généralement le mysticisme, la croyance au surnaturel. La médecine devient alors une sorte de religion qui a une tradition et qui se perpétue d'âge en âge. C'est ainsi que la comprend encore aujourd'hui le vulgaire.

Il y a d'autres médecins qui ne croient pas à la médecine, telle qu'elle est aujourd'hui. Cela se conçoit puisque ce n'est point encore une science. Mais ils n'ont même pas foi dans son avenir. Ce sont des sceptiques particuliers ; ils ne croient ni aux faits, ni aux principes. J'en connais ; ils sont malheureux intellectuellement et moralement. Ce sont des sceptiques qui doutent de tout, même de leur scepticisme.

Enfin, il est une autre classe de médecins qu'on appelle les médecins observateurs. Ceux-là font profession de ne croire que dans les faits et ils en sont les esclaves absolus. La science, pour eux, n'est que dans les faits, dans leur dénombrement et dans les moyennes qu'ils en tirent. Je ne conteste pas qu'une Semblable méthode puisse conduire à de bons résultats, quand il s'agit de faits très simples, identiques entre eux et facilement comparables. Mais quand il s'agit de faits aussi complexes que ceux que nous offrent la physio¬logie et la médecine, il faut marcher dans une semblable voie avec la plus grande circonspection. D'abord les moyennes sont absurdes en médecine et en physiologie. Je Suppose que vous disiez que dans la fièvre thyphoïde, la diarrhée existe 90 fois Sur 100 ; cela ne prouve rien pour expliquer pourquoi la diarrhée n'a pas existé dans ces 10 cas. De même, on prend des jeunes animaux et des vieux ; on dit ce qu'ils respirent en moyenne ; cela ne prouve rien parce que ce ne sont pas des cas comparables. Les moyennes ne sont que des compensations d'erreur venant de l'expérimentateur quand il s'agit d'une expérience bien déterminée ; mais il n'y a pas de moyennes dans la nature. Tout est relatif aux conditions, mais par cela même tout est absolu. La statistique ne pourra donc jamais s'appliquer convenablement à la détermination des lois qui régissent les phénomènes physiologiques et pathologiques, à cause de l'impossibilité de comparer les faits . Il faudrait faire avant tout comme quand on veut additionner des fractions diverses ; il faudrait les réduire au même dénominateur. Il faudrait donc ramener tous les phénomènes à leurs mêmes conditions élémentaires qui seraient la véritable chose à com¬parer.

titre à définir

Quand on s'abandonne ainsi aux faits bruts et qu'on manque absolument de théorie, on manque par cela même de critérium et c'est par cela même aussi la négation de la Science expérimentale, ce qui veut dire négation de la science en général. De ce que ceux qui croient trop à la théorie sont dans le faux, il ne faut pas croire être dans le vrai par cela qu'on fait profession d'absence de théorie. La science n'est dans aucun de ces deux extrêmes ; elle est dans l'union des deux. Je dirai même que la science est représentée uniquement par la théorie autant que celle-ci est l'expression idéale des faits. Or, la théorie n'est l'expression des faits qu'autant qu'on la critique incessamment par eux à l'aide du raisonnement et de l'expérimentation. Donc, si les faits bien observés constituent les matériaux de la science, le raisonnement et l'expérimentation sont l'esprit qui vivifie ces faits et les met en œuvre pour en déduire les lois scientifiques. Sans l'hypothèse et la théorie qui sont les flambeaux qui dirigent l'homme, on n'expérimente pas et on reste dans un obscur empirisme.

En effet, si l'on se borne à rassembler les faits aussi exactement que possible pour les rapprocher dans des tables de présence ou d'absence, comme le veut Bacon, on tombe à chaque instant dans des coïncidences. Je me rap¬pelle qu'étant interne, il se présenta pendant l'année cinq cas de fracture de clavicule qui furent toutes placées par hasard dans le lit n˚ 17. Sans doute personne ne crût à un rapport entre le n˚ 17 et les fractures de clavicule, parce que là l'effet du hasard était trop manifeste. Mais quand il s'agit de faits obscurs dans leur cause, des coïncidences dues au hasard peuvent alors parfaitement nous tromper. Pour éviter cette cause d'erreur si fréquente, il faut raisonner pour ne pas conclure : post hoc, ergo propter hoc ; il faut faire ce que j'ai déjà indiqué sous le nom de contre-épreuve.

A propos du traitement de la pneumonie par la saignée

C'est là tout le secret de la médecine expérimentale et je désire à ce sujet entrer dans quelques détails et signaler un exemple qui fasse bien comprendre ma pensée. Je choisirai à dessein l'exemple du traitement de la pneumonie par la saignée, parce que l'expérience de ce traitement a été instituée dans le sens général suivant lequel nous concevons l'expérience en médecine. Cet exemple me paraît très propre à démontrer que l'observation seule ne peut suffire en médecine, pas plus que dans les autres sciences. Sans aucun doute, il faut d'abord avoir des observations et de bonnes observations de malades ; Sans cela on ne peut rien faire. Mais, si l'on se contente de réunir et d'accumuler des observations sans raisonner expérimentalement sur elles, on ne peut arriver à rien.

Un médecin, avons-nous dit, qui fait un traitement actif, expérimente en réalité ; un médecin qui saigne dans la pneumonie ne fait donc rien autre chose que de faire des expériences. Je suppose - et cela a eu lieu - que l'on recueille des faits de pneumonies traités par la saignée dans le service ou dans la clientèle d'un médecin praticien qui saigne les malades atteints de cette affection, on pourra arriver à recueillir un nombre plus ou moins grand de pneumonies guéries. Des médecins ont cru pouvoir conclure de là que la saignée guérissait la pneumonie, et ils ont pu certainement accumuler en faveur de leur opinion un très grand nombre de faits pour prouver que leur démonstration était plus claire. Or, je pense que cela ne prouve rien. Eût-on cité un seul cas, en eût-on accumulé cent, cela ne peut pas prouver davantage, parce que la conclusion repose sur des observations qui peuvent nous offrir de simples coïncidences ; ce n'est que par la contre-épreuve que nous pouvons nous assurer qu'il en est autrement.

En effet, pour prouver que la saignée guérit la pneumonie, il ne suffit pas de montrer que les malades atteints de pneumonie et saignés guérissent ; mais il faut encore établir que les malades atteints de pneumonie et non saignés ne guérissent pas. Pour cela, il faut nécessairement avoir un certain nombre de malades atteints de pneumonie aussi comparables que possible par l'âge, la nature de la maladie, etc., dont une moitié ait été traitée par la saignée et l'autre moitié par rien, c'est-à-dire par l'expectation. On a ainsi les éléments d'un raisonnement expérimental, parce qu'à côté des cas traités par la saignée, on a fait apparaître d'autres cas non saignés qui constituent une véritable contre-épreuve ou expérience contradictoire. En effet, sur l'expérience des premiers cas de malades saignés et guéris, le médecin a bien pu établir sa conclusion sur la valeur de ce traitement et dire . la saignée guérit la pneumonie, mais cela peut être une simple coïncidence ; pour le savoir il faut faire une contre-épreuve qui consiste à faire apparaître des cas de malades non Saignés, c'est-à-dire des expériences par lesquelles sera vérifiée la conclusion sur la valeur du traitement que l'on avait faite préalablement.

En médecine comme en physiologie et ainsi que dans les autres sciences expérimentales, nous devons donc appliquer la méthode expérimentale et contrôler l'observation par une expérience ou une contre-épreuve.

Mais comment, dira-t-on, faire cette contre-épreuve et cette expérience ? Pour ne pas sortir du cas que j'ai choisi comme exemple, je dis que le médecin qui a pris des observations de malades atteints de pneumonie et guéris après avoir été saignés, s'il veut conclure de là que la saignée guérit la pneumonie, il devra absolument prouver que d'autres pneumoniques identiques autant que possible à ceux qu'il a observés ne guérissent pas quand ils ne sont pas saignés. Pour cela il n'est pas nécessaire que le même médecin qui a saigné les malades en traite un même nombre autrement. Il suffit à l'observateur de recueillir comparativement des cas dans la pratique des médecins qui font de l'expectation, et il y en a partout. Cela pourra même se rencontrer, comme je l'ai dit, dans le même local, parce qu'on voit souvent des médecins traitant différemment se partager le service d'une même salle d'hôpital.

Maintenant, que ce Soit un seul médecin expérimentateur qui ait recueilli les deux cas comparatifs ou que ce soit deux médecins distincts, peu importe. La contre-épreuve est faite dès qu'on compare un premier cas avec un second qu'on choisit de nature à contrôler le raisonnement que l'on avait établi sur le premier. Or donc, il est arrivé que des médecins qui s'étaient basés sur la seule observation avaient été amenés à admettre que la saignée guérit la pneumonie. Si des médecins, acceptant le post hoc, ergo propter hoc, acceptèrent et trouvèrent suffisante la démonstration, -d'autres médecins, doués de l'esprit expérimental, doutèrent et sentirent le besoin de l'expérience comparative. Les résultats n'ont pas été favorables aux observateurs purs et on a trouvé que les pneumonies non saignées guérissent aussi bien que les autres.

Dans cet état de choses, l'Académie de Médecine a mis au concours la question suivante : Déterminer la valeur de la saignée dans le traitement de la pneumonie. Mardi dernier, dans sa séance générale, l'Académie a décerné le prix à de très bons travaux sur cette question, qui concluaient, d'après l'exa¬men d'un grand nombre de faits comparatifs, que l'influence de la saignée sur la guérison de la pneumonie est nulle et que ce mode de traitement entraîne une plus longue convalescence chez les malades. Je dois ajouter que ces faits étaient déjà proclamés par Magendie quand j'étais à l'Hôtel-Dieu avec lui en 1839. Magendie faisait de la médecine expectante et il avait remarqué que les pneumonies saignées guérissaient moins vite que celles qui étaient dans son service et qui n'étaient traitées que par les soins hygiéniques que prescrit l'expectation.

Des médecins objecteront sans doute qu'il y a des effets évidents et immédiats de la bonne influence de la saignée chez les malades atteints de pneumonie. Il est vrai que souvent la saignée diminue les angoisses de la dyspnée et soulage momentanément, mais la pneumonie ne guérit pas pour cela. Il ne faut donc pas confondre le soulagement momentané des malades avec la guérison des maladies.

Exemple sur le diabète

Rien n'est plus difficile en effet que de constater l'effet d'un médicament dans une maladie, parce que toutes les fois qu'on introduit une modification dans l'organisme, l'état pathologique se trouve souvent heureusement modifié. Lugol a cité à ce sujet une observation intéressante. Chez un diabète intense, il essaye successivement une série de remèdes : l'iode, le fer, les douches, les purgatifs, etc. Il remarquait qu'au début tous ces médicaments produisaient une amélioration qui durait plus ou moins longtemps pour laisser ensuite les phénomènes reparaître comme avant. On m'a cité des cas dans lesquels l'introduction d'un cathéter dans la vessie guérissait des douleurs de vessie pour plusieurs jours, de même que l'électrisation de l'utérus fait cesser les douleurs pour quelques jours. Cependant dans aucun cas les malades ne sont guéris.

Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples plus complexes où les coïncidences, c'est-à-dire le post hoc, ergo propter hoc introduit constamment dans les plus grandes erreurs, mais je me bornerai à ceux qui précèdent et que j'ai d'ailleurs longuement développés. Ils suffiront, je pense, pour prouver que la méthode expérimentale avec toute sa rigueur est toujours applicable à la médecine. Cela ne saurait avoir rien d'étonnant puisque nous avons dit que la méthode expérimentale ne consiste pas dans l'usage indispensable de certains procédés d'expérimentation, mais dans l'emploi d'un certain procédé intellectuel ou plutôt d'un mode de raisonnement appliqué aux faits pour en faire sortir la vérité.

En résumé, on voit donc qu'on peut errer dans le raisonnement expérimental par excès de confiance dans les théories et par excès de confiance dans les faits. Il y a toujours en sciences deux questions : la question de fait et la question de théorie ou de loi (comme en droit). Il faut d'abord établir avec le plus grand soin la question de fait, puisque c'est sur le fait que doit reposer la théorie. Quant à la théorie, on doit, pour la construire, apporter toutes les qualités d'un esprit pénétré des principes scientifiques les plus solides. Les théories, par elles-mêmes, ne disent rien si elles ne sont pas soutenues par les faits ; les faits par eux-mêmes ne signifient rien s'ils ne sont pas éclairés par le raisonnement et la théorie. La méthode expérimentale n'est que la pondération de ces deux éléments dans le raisonnement.

Toute science ne saurait se constituer autrement. La médecine ne saurait échapper à cette loi commune ; seulement le raisonnement expérimental offre ici encore plus de difficultés à cause de la complexité des phénomènes morbides.

Difficultés propres à l'observation

Mais, après avoir vu les écueils qui sont propres au raisonnement expérimental sur les faits, c'est-à-dire à l'hypothèse, l'induction et à la théorie, il nous reste à examiner ceux qui sont particulièrement relatifs aux difficultés inhérentes à la manière d'observer les faits avec les qualités d'exactitude requises. Ce sont les difficultés propres à l'observation et à l'expérimentation.

L'observation et l'expérience sur les êtres vivants offrent des difficultés en rapport avec la complexité des phénomènes vivants ; l'un et l'autre exigent l'emploi d'instruments souvent délicats ou compliqués ; l'observation au microscope est devenue en quelque sorte une branche des sciences biologi¬ques. Les instruments dont l'expérimentateur ou le vivisecteur fait usage sont extrêmement variés suivant les phénomènes qu'il étudie.

J'ai développé toutes ces questions avec détail dans mon traité de physio-logie opératoire. Je ne rappellerai ici que les principaux écueils que rencon¬trent l'observation et l'expérimentation, spécialement à cause de la complexité et de la difficulté d'obtenir toujours des conditions identiques.

En effet si, quand il s'agit d'un phénomène de la nature brute, on n'a à tenir compte que des conditions cosmiques extérieures au corps et si dès lors, avec un thermomètre, un baromètre, on peut se mettre dans des conditions identi¬ques, il n'en est plus de même quand il s'agit d'un être vivant. Il faut non seulement tenir compte des conditions qui lui sont extérieures, mais surtout de celles qui lui sont intrinsèques et qui sont données par l'étude du milieu propre à l'animal ou à l'être vivant ; c'est le sang principalement qui constitue ce milieu chez les animaux élevés. Ce milieu, et par suite les propriétés des parties vivantes, varie suivant la nature de l'animal et suivant une foule de conditions acquises par l'âge, la nourriture, etc. Il faut donc nécessairement quand on veut avoir des observations ou des expériences comparables tenir compte de toutes ces conditions complexes, et c'est précisément en cela que réside la difficulté de l'expérimentation physiologique.

Je ne m'étendrai pas ici sur les différences que présentent les animaux suivant leur espèce. Je reviendrai sur ce sujet plus loin en examinant dans quelles limites on peut légitimement conclure des animaux à l'homme. Je dirai seulement ici d'une manière générale que l'échelle zoologique ne représente pas d'une manière absolue l'échelle physiologique.

Mais, outre ces différences qu'on doit s'attendre à rencontrer entre indivi¬dus d'espèces différentes, il existe également des différences entre individus de même espèce. Ces différences peuvent tenir à des influences héréditai¬rement transmises et appartenant à la race. D'autres fois enfin, dans la même race, on trouve parfois des différences individuelles originelles qui prennent alors le nom d'idiosyncrasie ou de prédisposition. C'est dans la. détermination exacte des conditions de ces différences individuelles que réside la science médicale. Bien que ces différences ne soient que des différences de degrés et non de nature, elles ont cependant en pratique des résultats aussi différents que si c'était des choses de nature différente, puisqu'une substance qui tue un animal ne tue pas l'autre ; une substance qui excite un nerf n'excite pas l'autre. Que veut-on de plus différent ? Il y a une école philosophique qui est un écho de l'École des Philosophes de la nature allemands, qui veut que tout Soit dans tout ; le grand sympathique et la moelle épinière sont la même chose ; le sue pancréatique, le foie n'ont rien de spécial en un mot. Rien n'est spécial, tout est général ; une feuille, c'est une fleur, et vice versa : sans doute il y a du vrai philosophiquement mais pratiquement c'est faux. C'est une uniformisation qu'on prend pour une généralisation. Si en théorie on conçoit que tout puisse provenir d'une transformation de choses primitivement identiques, en pratique les différences de degré qui se montrent sont des différences qu'on ne saurait effacer impunément. Peut-être peut-on les modifier dans certaines limites, mais il faut compter avec ces différences. Donc, la généralisation, c'est de connaître la loi de ces variations. C'est là aussi la question des espèces. C'est une suite de différenciations ; c'est là un chapitre très important. Toujours mes discussions ont porté sur cela. J'ai voulu dans mes expériences un détermi¬nisme absolu (exemple : pancréas, foie). On est venu aussitôt non pas nier le lait, mais on a voulu l'étendre à d'autres, détruire la spécialité, la localisation que j'avais voulu établir. Or, la tendance prétendue philosophique de ceux qui font ces négations est mauvaise et s'ils me reprochent de ne pas être philoso¬phique, c'est parce que je sais la fausseté de ces vues au point de vue pratique et je me crois plus philosophe qu'eux.

La science est dans le déterminisme et plus ce déterminisme est précis, plus la science est pratique et vraie ; le déterminisme vague et philosophique n'a aucune portée pratique.

On comprend que là se trouve un écueil considérable qui introduit cons-tamment des variations dans les observations et les expériences et les empêche d'être comparables. Il faudrait pouvoir reconnaître ces différences physiologi-ques individuelles à quelques caractères extérieurs. Chez l'homme, ce qu'on appelle les tempéraments exprime des différences de cet ordre, mais qui sont encore peu connues. En résumé, il est donc impossible d'avoir deux vivants absolument identiques, voire dans la même espèce, voire même les deux frères, En effet, si ces deux individus présentaient une identité parfaite, ils ne seraient pas distincts et leur individualité disparaîtrait.

L'individualité est donc une cause forcée de dissemblance native. C'est là une différence capitale entre la nature vivante et la nature brute. Il faut ajouter que cette individualité se prononce d'autant plus que l'être est plus élevé en général ; c'est toujours une suite de la loi de la différenciation qui se continue à mesure que l'organisme s'éloigne de son point d'origine.

Mais comment reconnaître la loi au milieu de ces variétés ? Car il doit y avoir une loi de ces variétés elles-mêmes.

La première chose qu'il faut savoir, c'est que, dans les mêmes espèces (peut-être même au delà), jamais ces différences individuelles ne constituent des différences de nature mais seulement des différences de degré de phéno¬mènes de même nature. Je montrerai en effet que si ces différences pouvaient constituer des différences de nature, la science serait impossible. C'est comme les différences d'une gamme d'un même instrument qui ne diffèrent que par le nombre de vibrations, bien que ce soit un corps de même nature qui vibre. Pour trouver la loi, il s'agit de trouver le ton de l'animal que l'on observe ou que l'on expérimente, c'est-à-dire le degré d'excitabilité ou de sensibilité de ses éléments, d'où résulte un ensemble individuel d'une tonalité distincte dans le concert de l'espèce ou de la classe.

À côté de ces dispositions individuelles natives physiologiques, se placent les dispositions individuelles natives pathologiques, c'est-à-dire les influences héréditaires morbides. C'est là un des chapitres les plus obscurs de la physio-logie et de la médecine. Tout porte à penser cependant que l'état des êtres procréateurs, au moment de la procréation de l'être nouveau, exerce une grande influence. Tels sont les cas des individus alcoolisés qui procréent pendant cet état. Ce sont là des influences qu'il faut invoquer pour expliquer la formation des races maudites et les diverses dégénérescences de notre espèce. Il y aurait à faire à ce sujet des remarques sur l'hygiène en rapport avec la procréation qui pourraient en même temps moraliser l'individu et améliorer l'espèce.

Pour en revenir à notre sujet, comment reconnaîtra-t-on le degré d'indivi-dualité organique de chaque être de la même espèce ? Dans l'état actuel de la science, cela est fort difficile. Cependant le système nerveux et, parmi les phénomènes du système nerveux, le degré de sensibilité , pourrait servir de mesure pour un grand nombre de phénomènes intérieurs, mais il est probable qu'il faudrait encore un autre caractère tiré des muscles et peut-être aussi des liquides organiques . C'est un sujet d'étude entièrement neuf.

Mais ce qu'il importe particulièrement au physiologiste et au médecin de savoir, c'est que ces dispositions natives physiologiques ou pathologiques peuvent être influencées par certains états déterminés de l'organisme, tels que l'abstinence, la digestion, l'usage de certaines substances actives et par les états pathologiques. Ajoutons que la taille, l'âge, le sexe peuvent encore apporter des différences.

Relativement à l'influence de la digestion et de l'abstinence, on peut dire relativement aux systèmes nerveux, musculaire, etc., que toutes les facultés sont plus exaltées pendant la digestion et qu'elles se dépriment dans l'absti¬nence. Pour ce qui regarde les liquides organiques, il y en a un, l'urine, qui a été appelé la lessive du corps, qui est susceptible de changer beaucoup dans ces états. J'ai vu autrefois que si l'urine varie chez les herbivores et les carnivores, cela dépend uniquement des substances introduites dans le sang par la digestion. Car, en mettant tous les animaux à une alimentation identi¬que, c'est-à-dire à jeun, les urines deviennent identiques chez les chiens et chez les lapins. Cependant les urines de ces animaux doivent présenter quelques différences qui représentent alors les différences du sang lui-même (à voir).

Quand les animaux sont mis à jeun, leurs propriétés nerveuses diminuent d'intensité, mais leurs liquides finissent aussi par se modifier quand ils deviennent languissants ; par exemple, des animaux sont pris d'inflammation après destruction du sympathique. Les parasites se développent plus facile¬ment chez ces animaux, non seulement quand ils sont dans leur milieu naturel, peau, intestin, mais quand on les met dans le Sang (exemple : injection d’œufs d'ascarides dans les veines par Vella). Alors les animaux affaiblis et languis-sants deviennent plus facilement empoisonnables par des poisons qui altèrent les liquides et moins facilement empoisonnables par ceux qui agissent sur le système nerveux.

Nous pourrions parler également de la respiration, qui agit à peu près de même ; en effet, les conditions d'asphyxie arrêtent la digestion et amènent par suite les mêmes conséquences.

La nutrition est une fonction dont chaque phénomène varie à chaque instant. On ne peut espérer connaître que les limites de ces variations. J'ai montré que le sang varie en traversant chaque organe suivant l'état de repos ou l'état fonctionnel. Le système nerveux permet d'obtenir ces deux états à volonté et d'étudier le sang dans ces deux conditions .

L'usage de certaines substances actives établit une tolérance, un mithridatisme ; cela se voit même pour les substances alimentaires. Le vin est supporté par un individu qui en a l'habitude (exemple : de l'électricité chez les poissons, de Dubois et torpille de Moreau) le sel n'excite pas les nerfs des poissons marins. On supporte l'opium le crapaud supporte son venin, comme une muqueuse finit par supporter un corps étranger. Un animal alcoolisé supporte la strychnine, Je crois qu'on ne se mithridatiserait pas pour tout, pas pour la strychnine par exemple. Le curare abat les effets de la strychnine et lui permet de s'éliminer ; c'est là le mécanisme de la guérison.

Les états pathologiques, qui sont des espèces d'empoisonnements, modi¬fient parfois considérablement l'organisme ; ainsi les tétaniques, les enragés ne sont pas empoisonnés par des poisons violents (acide prussique, curare). Il est possible que deux poisons ne puissent pas agir en même temps sur le même système nerveux. Dans certains états près de l'agonie, les individus ne sont plus susceptibles de réactions ; ils peuvent avoir impunément des perforations intestinales sans péritonite ni douleur (la section du sympathique ne fait plus rien dans les effets calorifiques chez ces animaux près de mourir ; étudier ces cas). On voit alors des hydropisies se supprimer, des douleurs disparaître ; aussi les malades disent-ils qu'ils se trouvent mieux et ils croient qu'ils vont guérir ; l'explication physiologique de ces phénomènes peut être donnée. Car il faut bien croire que dans toutes ces variétés infinies de phénomènes, il y a toujours un mécanisme qui suit sa loi, qu'il y a en un mot un déterminisme, car, sans cela, pas de science. La science ne saurait consister dans l'indéter¬minisme.

La taille de l'animal a une influence ; l'évaluation par poids d'animal est fausse ; ce serait peut-être vrai par poids égal de sang.

L'âge et l'état de larves apportent de grandes différences.

En physiologie, tout gît dans la détermination exacte des conditions phy-siologiques des phénomènes. J'ai particulièrement insisté sur ce point pour prouver que les expériences physiologiques peuvent être identiques dans des conditions identiques. On voit cependant la quantité de choses dont il faut tenir compte pour faire des expériences et des observations identiques. Mais on peut dire avec beaucoup de certitude que, malgré toutes les précautions qu'on pourra prendre, il y aura toujours des conditions inconnues qui nous échapperont. Aussi ne peut-on réellement se tirer de ce dédale qu'au moyen des expériences comparatives qui nous permettant de prendre tout le reste en bloc, moins la chose que nous voulons étudier, nous garent contre des causes d'erreur, même inconnues. Mais pour que cette expérience soit comparative, pour l'être réellement, il faut qu'elle soit faite, non seulement sur un animal de même espèce et dans les mêmes conditions, mais il faut aussi qu'elle soit faite dans le même temps. Pour les animaux à sang froid, les conditions de saisons sont très influentes, mais pour les animaux à sang chaud, il y a aussi de ces conditions climatériques évidentes. Je me rappelle toujours avoir vu à l'hôpital Saint-Antoine douze fièvres typhoïdes dans la salle des femmes, arrivées au printemps et toutes traitées et guéries ; seize autres sont venues à l'automne dans la même salle des femmes, toutes sont mortes et traitées par le même médecin. Rien cependant d'apparent n'indiquait une différence réelle, même sexe, même maladie, en apparence gravité identique ; cependant il y avait une différence réelle. C'est ce que les anciens médecins ont bien connu ; ils avaient des maladies des diverses saisons, et c'est ce que rapporte Sydenham relativement aux variétés que les maladies présentent dans les épidémies - le génie épidémique.

On peut même dire que le même animal ne se ressemble pas à deux instants consécutifs ; c'est pourquoi il faut faire, quand on le peut, ces expé¬riences comparatives sur le même animal.

La grande mobilité des phénomènes dans un être vivant doit nous montrer que l'exactitude ne saurait consister à mesurer exactement chaque phénomène. Ce fanatisme de l'exactitude devient de l'inexactitude en biologie. Il faut surtout connaître les limites des variations possibles et les rapports fonc¬tionnels qui peuvent en être modifiés ou troublés.

Mais ce n'est point encore tout. À côté de ces causes d'erreur si nom¬breuses qui se rencontrent dans l'organisme, il en est qui peuvent se rencontrer dans l'instrument qu'on emploie ; il faut donc toujours se tenir sur ses gardes comme un homme qui marche entouré d'ennemis, qui sont les causes d'erreur et quant à celles qui sont dans les instruments, elles sont quelquefois si insignifiantes que jamais on ne les imaginerait si l'expérience ne les apprenait pas. Je vais raconter ce qui m'est arrivé dans deux cas.

Autrefois, voulant connaître l'influence de l'éther sur les sécrétions intes-tinales, je fis sur des lapins à l'aide d'une seringue et d'une sonde l'injection de deux ou trois centimètres cubes de cette substance dans l'estomac. Je reconnus que la sécrétion pancréatique était une de celles qui était le plus manifeste¬ment provoquée et exagérée par l'introduction de l'éther dans l'intestin. Mais ce qui me surprit fort, c'est que constamment des chylifères nombreux, remplir d'une chyle blanc laiteux, se montraient à la suite de cette injection d'éther. Ce fait paraissait d'autant plus singulier que le suc pancréatique, ainsi que nous le savons, est le sue qui agit pendant la digestion pour faire apparaître les chylifères gorgés du fluide blanc auquel on donne le nom de chyle. On admet généralement que le chyle blanc ne doit sa couleur qu'à une émulsion graisseuse. Mais cependant on avait soutenu autrefois que le chyle était une sécrétion des lymphatiques ou des ganglions lymphatiques de l'intestin. Or, cette expérience semblait être favorable à cette opinion ancienne ; car, chez des lapins nourris d'herbes où il n'y a pas sensiblement de graisse, j'avais vu les chylifères très blancs. Je répétai l'expérience Sur des chiens parfaitement à jeun et je vis que l'injection d'éther dans l'intestin faisait toujours apparaître très rapidement des vaisseaux chylifères remplis de chyle blanc, de sorte qu'il n'y avait pas moyen de rapporter l'apparition des chylifères aux matières alimentaires. Je répétai bien longtemps les expériences toujours avec les mê¬mes résultats et je fis un grand nombre d'essais pour en chercher l'explication.

Je pensai d'abord que c'était le suc pancréatique qui en coulant dans l'intestin des chiens à jeun dissolvait quelques traces graisseuses restées sur l'épithélium et qui rentraient dans les vaisseaux chylifères. Pour vérifier si cette idée était juste, je liai le conduit pancréatique supérieur, puis je plaçai un tube sur le conduit pancréatique inférieur, afin qu'aucune trace de sue pan¬créatique ne pût couler dans l'intestin. Alors je fis l'injection de l'éther dans l'estomac et je vis que l'écoulement de sue pancréatique au dehors était provoquée ou accélérée par l'action intérieure de l'éther. Mais, en faisant alors l'ouverture des animaux, je constatai que les intestins présentaient des vaisseaux chylifères remplis de chyle blanc, de même que quand le sue pancréatique, au lieu de se déverser au dehors, coulait dans l'intestin. Ce n'était donc pas le suc pancréatique qui intervenait dans la formation du liquide blanc qui remplissait les chylifères. Mais comment l'éther pouvait-il, étant seul dans l'intestin ? (sic). A force de chercher l'idée finit par me venir que peut-être l'éther empruntait de la graisse au piston de ma seringue pour la porter, après l'avoir dissoute, dans l'intestin. Pour vérifier mon hypothèse, je supprimai la seringue et je me servis d'une pipette en verre dans laquelle je soufflais de l'éther dans la sonde de gomme élastique. Je trouvai encore des chylifères blancs, mais à peine quelques traces seulement. J'eus la pensée que l'éther pouvait encore dissoudre un peu de graisse à la sonde ; c'est en effet ce qui avait lieu ; car, après avoir supprimé la sonde, dite de gomme élastique, faite avec de l'huile siccative, et l'avoir remplacée par une sonde en plomb, je n'eus jamais plus de vaisseaux chylifères visibles en injectant de l'éther dans l'intestin, après avoir lié ou non les conduits pancréatiques.

On voit donc que la cause d'erreur était dans ma seringue et ma sonde. Tout alors s'expliquait : les chylifères étaient produits par l'émulsion et l'absorption de la graisse dissoute par l'éther. L'éther paraissait donc être un moyen de faire pénétrer rapidement la graisse dans les vaisseaux chylifères. C'est cri effet ce qui est résulté de toutes ces recherches. J'ai vu qu'il suffisait de dissoudre un peu de graisse dans l'éther, puis de l'injecter dans l'intestin chez les animaux à jeun ; l'excitation produite par l'éther et l'état de disso¬lution sans doute dans lequel se trouve la graisse, sont des conditions très bonnes pour une rapide absorption et, quelques instants après, on avait des vaisseaux chylifères très visibles. C'est un moyen dont je me suis souvent servi comme démonstration dans mes cours.


Voir aussi

Notes