Automédication 2016 Nantes/Vincent-Buffault
Raspail, la démocratie médicale et l’automédication au XIXème siècle
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François-Vincent Raspail (1794-1878), est une figure populaire autant pour son rôle politique que pour son métier de médecin des pauvres prônant l’automédication.
Son parcours en fait un parangon la République sociale : né en 1794 à Carpentras dans une famille modeste, éduqué par un prêtre janséniste qui en fait une sorte de Pic de la Mirandole de province[NDLR 1], il est destiné à la prêtrise. Il rompt avec le séminaire, étudie le droit et la médecine et entre en 1819 à la Loge des Amis de la Vérité. Au début de sa carrière scientifique, il fait des découvertes sur la cellule végétale en maniant le microscope à l’heure où il était encore peu utilisé. Carbonariste en 1822, combattant des barricades en1830, entrée aux club des Amis du Peuple qu’il présidera, président de l’Association républicaine pour la défense de la liberté de la presse, il lance le journal le Réformateur, interdit par loi de 1835. Quand il arrête de conspirer, il se concentre sur la science et la médecine. Mais le 25 février 1848, place de l’Hôtel de ville, il force le gouvernement provisoire à proclamer la République. Le 15 mai lorsque les clubs envahissent l’assemblée, il est accusé d’être un meneur et est emprisonné, évitant ainsi d’assister aux tueries de Juin.
Sa candidature en 1849 est une protestation vivante contre le présidentialisme qui permet au peuple républicain de ne pas s’abstenir. Raspail orateur doté d’un style offensif et lyrique, devient un porte parole du peuple et incarne la république sociale. Des Révolutions de 1830 et 1848 à la défense des communards, de la prison à l’exil en Belgique, sa trajectoire politique en fit un martyr républicain, symbole de l’esprit de 1848.Graphomane, il fait feu de tout bois. De son expérience de la prison en 1834 et en 1848 il tire un ouvrage dénonciateur. En plus de la chimie et de la médecine, il écrit également sur l’agriculture et l’agronomie, l’argot et la météorologie. Il prône tout à la fois une démocratie locale et une réforme progressive qui prenne en compte l’émergence de l aquestion sociale. Défenseur de la liberté de la presse, du suffrage universel et de l’abolition de la peine de mort, sa démocratie médicale fait place à la science populaire, à l’autodidaxie. Comme il le dit dans son Histoire naturelle, sa méthode avait pour certains«un arrière goût de sédition».
Pour une science naturelle populaire
Sa théorie est simple : la santé est notre état normal. Toutes les maladies sont dues à des causes étrangères et en particulier parasitaires, et leur traitement repose sur des «régimes hygiéniques » qui permettent à chacun de se prendre en charge. Raspail vante les mérites du camphre considéré comme la panacée pour toutes les familles républicaines. Au regard de l’histoire de la médecine, Raspail peut paraître à la fois en avance et en retard,médecin des Lumières au siècle de Claude Bernard et précurseur de la théorie cellulaire et de l’hygiène industrielle. C’est sa réputation de médecin de la république sociale apôtre de l’auto-médicalisation qui retiendra ici notre attention.
Pour mesurer l’écho de la médecine populaire de Raspail, qui refuse la soumission à la médecine officielle, il faut comprendre l’époque où la science populaire s’oppose à la science savante dans la première moitié du XIXème siècle. Il s’agit pour ses militants de mettre la science à la portée de tous en la reliant au sens commun. A ce titre, il participe à un mouvement plus large où l’on trouve les cours d’astronomie populaire de Flammarion ou d’Auguste Comte (tout comme l’ouvrage d’Auguste Blanqui «l’éternité par les astres»). L’astronomie populaire, en s’appuyant sur une connaissance élémentaire de la géométrie, est avant tout, comme la médecine, une science de la nature qui provoque l’émerveillement. Et c’est autour de cette science de la vie que peut s’articuler une science sociale émancipatrice qui se base sur la sociabilité naturelle de l’être humain.
Selon Raspail, le savoir élitiste que délivre la faculté est moins difficile à acquérir que le savoir-faire artisanal qui est à la base de toutes les grandes inventions. Le savoir officiel est délibérément ésotérique, évitant la langue naturelle pour jargonner en latin.
Auteur d’expérimentations scientifiques en chimie et d’une théorie générale de la santé, il bâtit un véritable système. Il s’agit de le rendre compréhensible à tous. Autodidacte, toujours en marge de la communauté scientifique de son temps, il apparaît comme un découvreur du développement de la vie à partir de la cellule. Il observe aussi les parasites et met à mal la théorie des humeurs. Ce sera la base de sa théorie de la santé. Une cellule malade est une cellule désorganisée qui contamine les autres. Par analogie déductive, il détermine deux causes de la maladie : les causes liées à l’environnement et celles liées à l’altération d’un organe. Pour lui 9/10ème des maladies sont causés par des parasites. Cette théorie aura des conséquences médicales et politiques qui donne des orientations hygiénistes à la médecine raspaillienne. Son intérêt pour les toxiques l’orientera vers l’hygiène industrielle et urbaine alors en élaboration. Son approche tranche avec celle de Villermé qui stigmatise les populations ouvrières et dédouane les industriels comme la plupart des enquêteurs sociaux. Raspail pointe la responsabilité patronale en dénonçant l’usage des produits toxiques et préfigure des questions de santé publique.
Raspail polémiste
Le ton de ses ouvrages et de ses brochures est polémique: il accuse les médecins de tuer les malades et de se transformer en commerçants. Il s’insurge contre le pouvoir médical et ses représentants qui ont oublié qu’ils devaient se mettre au service des malades, son ton est irrévérencieux. Il accuse la faculté d’être «des sociétés admirables d’admiration mutuelle» et dénonce l’académie des sciences comme l’académie de médecine qui s’arrogent le monopole de la vérité. Raspail brave les autorités en exerçant la médecine sans disposer des diplômes requis : selon lui, ce n’est pas le diplôme qui fait le bon médecin mais l’avis des malades. Son conflit avec la médecine officielle des académies se manifeste particulièrement dans sa controverse publique avec Orfila sur une accusation de meurtre par empoisonnement à l’arsenic (affaire Marie Lafargue). Orfila représente tout ce qu’il dénonce : doyen de la faculté de médecine et expert judiciaire. Toujours prompt au coup d’éclat Raspail interpelle le juge en ces termes : « je me fais fort de trouver de l’arsenic jusque dans le fauteuil du président des assises ». Orfila ridiculisé se vengera en attaquant Raspail pour exercice illégal de la médecine.
La polémique contre la médecine officielle, scolastique et vénale selon ses termes, sert à promouvoir une science populaire. Celle de Raspail est basée sur l’hyper-rationalisme d’un système défendu en première personne par ce médecin des pauvres populaire, à la fois homme de science et praticien.
Il accumule les procès, se mêle des débats scientifiques comme celui de Cuvier contre Geoffroy Saint Hilaire. Le combat ne lui fait pas peur et il aime à se poser en martyr.
Lorsqu’il est obligé de se mettre en retrait de la vie politique, la médecine lui paraît le meilleur moyen d’action pour changer les conditions de vie du peuple. Comme les prophètes romantiques, Raspail pense qu’il est possible de trouver une explication globale confirmée par l’observation pour offrir un meilleur fonctionnement du système social dispensant émancipation intellectuelle et retour à la santé.
Médecin des pauvres
Il soigne gratuitement les pauvres dès 1840 dans la consultation de Montsouris puis de la rue Culture Sainte Catherine. Mais trop de patients se pressent et il les enjoint de prendre leur santé en main. Le prolétaire doit devenir médecin et pharmacien de soi-même. Il importe de se connaître, de faire confiance à son sens intime, de pratiquer « l’auto-clinique ». Le sens de l’observation et la culture de l’intelligence permettraient au peuple de se prémunir des charlatans et de la « police médicale ». Raspail est plébiscité par l’opinion et c’est ce succès qui le légitime. Cette volonté de transmission s’articule à un programme de démocratie médicale.
Les saints simoniens, les fouriéristes, les canuts lyonnais sont réceptifs à cet appel, eux qui n’ont pas d’argent pour se payer le médecin. Les adeptes des circulations fraternelles partagent cette transmission populaire des savoirs où l’observation de la nature, l’herborisation à la Rousseau, la promenade philosophique s’accompagnent d’un rationalisme exigeant qui combine induction et analogies. La révolte contre les monopoleurs de la raison et de la science s’accompagne de rencontres entre savants hérétiques et prolétaires avides de connaissance.
Les pratiques d‘émancipation des militants du socialisme utopiste, des réformateurs sociaux et des démocrates du milieu du XIXème siècle expliquent le succès de la médecine de Raspail. Le désir de prendre en main le quotidien irrigue la pensée des ouvriers et employés des grandes et petites villes. Le dispositif de Raspail est à deux étages : l’histoire naturelle de la santé et de la maladie publié en 1843 et les manuels annuaire de la santé dès 1845. L’histoire naturelle de la santé est un ouvrage dans la lignée des ouvrages scientifique des Lumières et alterne observation, considération abstraite et discours philosophique en s’attachant aux plantes, aux animaux et aux humains. Les manuels qu’il compare à des livres de cuisine et où il se vulgarise lui-même correspondent au format des livres de colportage. Les maladies sont décrites, expliquées et suivies de conseil thérapeutique et hygiénique. Dédié à « ces amis les malades », ces manuels sont écrits sur un ton clair et familier. C’est un système de science rationnelle rendue populaire et pratique: « toute pratique qui n’est pas fondée sur une idée accessible au vulgaire est une pratique irrationnelle ». L’ancien canut Sébastien Commissaire à Lyon déclare que « pas un seul ouvrier ne possède son manuel et ne soit en état de composer lui-même ses médicaments » et soigne lui-même ses frères prolétaires par la médecine raspaillienne.
Le prolétaire, médecin de lui-même
Sa monomanie du camphre s’explique par ses vertus anti parasitaire mais aussi par sa lutte contre la polypharmacie, la multiplicité des préparations administrées. En cela il ne plaide pas pour les remèdes de bonne femme mais mais pour la simplification de la pharmacopée. Raspail propose une méthode simple pour permettre au prolétaire de créer ses médicaments en se passant de pharmacien. Il s’agit de lui éviter l’hospitalisation qui l’expose aux expérimentations d’une médecine autoritaire qui s’approprient les corps des malheureux. Le Don Quichotte du camphre s’insurge contre la médecine intrusive de l’époque, qui a recours aux saignées et au cautère.
Devenir médecin de soi-même (et de sa famille) requiert d’affiner sa capacité à sentir,à développer son sens intime. Le malade doit regagner en autonomie, ne pas se livrer passivement à la médecine. La prise en charge autonome des individus associe l’acquisition d’idées rationnelles et observation de soi, mais aussi de ses proches. La garde malade peut observer celui qui souffre et le sauver davantage que le médecin qui passe occasionnellement.
Raspail oppose une pratique autonome de la santé à l’hétéronomie de la maladie causée par une désorganisation. Raspail donne des conseils d’hygiène de vie qu’il s’agisse de propreté, d’assainissement de l’habitat ou d’alimentation. La mère de famille prolétaire est invitée à soigner ses enfants en s’appuyant un solide bon sens enrichi par la lecture des manuels pratiques édités par Raspail.
Le succès éditorial est retentissant et durable: plus de 200 0000 exemplaires. Il repose sur la popularité de Raspail dont les fils utilisent l’héritage scientifique et politique. Dès 1858, Raspail est entouré de ses fils qui l’escorte dans son travail: l’un ouvre une pharmacie devenue droguerie, l’autre fabrique des appareils orthopédiques. Les cigarettes de camphre se vendent en quantité.
Le médecin des pauvres trouve un écho jusqu’au milieu du XXème siècle avec 77 éditions revues et augmentées du manuel-annuaire de santé jusqu’en 1935. On en trouve l’écho chez Flaubert, mais aussi chez Proust et Giono.
De la république sociale à la démocratie médicale
Le débat, l’enquête, la discussion publique est au cœur du projet républicain de Raspail autour des notions de volonté générale et de souveraineté populaire, issues de la Révolution française. Au delà du suffrage universel dont il fut l’actif partisan, il ne se résout pas à la démocratie représentative pyramidale mais rêve d’une démocratie d’association et de délibération, d’organisation en réseau. L’hygiène publique fait partie de son programme : il propose de salarier les médecins, pour en faire une magistrature publique régulée par des élections au niveau local. Cette magistrature salariée «relevant d’elle-même et de ses votes,» devient une hiérarchie savante et bienfaisante chargée au frais de l’État de veiller sur la salubrité publique, sur la santé privée, sur les rapports moraux des sexes et des familles. Dans ce projet, les médecins se réuniraient par quartier pour délibérer, faire des enquêtes, rassembler des données.
Militant de l’éducation populaire et de l’enseignement mutuel, il appelle à l’insurrection de soi-même contre l’obéissance passive. Education populaire ne veut pas dire vulgarisation scientifique. Elle est aussi une pratique politique, celle des clubs et en particulier celui que Raspail anime en 1848, celui des Amis du peuple où se conjuguentdébat et éducation sur le modèle des sociétés populaires de la Révolution française. Il prône l’acquisition de l’indépendance intellectuelle du peuple pour qu’il conquiert saliberté individuellement et collectivement. Les sciences doivent être accessibles à toutes les intelligences.
Les journaux qu’il anime après 1848 comme le Réformateur se veulent à destination du peuple. Son audience semble se trouver parmi les ouvriers lyonnais, sortant de l’artisanat comme les canuts et la petite bourgeoisie progressiste des ville moyennes: en témoigne sa correspondance. Pour lui, l’émancipation intellectuelle peut s’associer à lacharité qui «fait verser les douces larmes de la sympathie» à ceux qui soulagent la douleur en compatissant avec le malheureux. Médecin des pauvres, il fait appel à la philanthropie de certains de ses amis pour favoriser l’application de ses idées. Sa charité médicale actualise les rapports de solidarité que la nature tisse entre tous les êtres vivants: il est au service du peuple. C’est pourquoi il défend le mesmérisme et ses harmonieuses circulations des fluides cordiaux qui participent de l’imaginaire romantique.
A ce titre, les pratiques d’automédication que prône Raspail associées à un projet politique d’émancipation autant individuelle que collective ont laissé des traces d’énergie utopique qui sont à même de s’actualiser.
Références
- BEAUNE Jean-Claude, 1993, La philosophie du remède. Le Champ Vallon.
- BENSAUDE-VINCENT Bernadette, 2013, L'opinion publique et la science. La découverte.
- DOUAILLER. Stéphane «Des élèves pour l’astronomie». In Jacques DERRIDA, Jean BORREIL, 1985, Les sauvages dans la cité : Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle Le Champ Vallon.
- FROBERT Ludovic, «Théorie cellulaire, science économique et République dans l'œuvre de François-Vincent Raspail autour de 1830.»,Revue d'histoire des sciences 1/2011 (Tome 64), p.27-58.
- HAYAT Samuel, 2012. Participation, discussion et représentation: l'expérience clubiste de 1848. Participations2012/2 (N° 3)
- POIRIER Jacques et LANGLOIS Claude, 1988, Raspail et la vulgarisation médicale. Vrin.
- RANCIERE Jacques. «Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre». In Jacques DERRIDA, Jean BORREIL, 1985, Les sauvages dans la cité : Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle . Le Champ Vallon
- Catalogue de l’exposition François Vincent RASPAIL à la Bibliothèque Nationale. 1978.