Revue européenne (Paris)/1859/Gounod, Massé, Faust

De Wicri Musique
logo travaux Article en cours de réédition

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54007827/f183

Avant-propos éditorial

L'article contient une note qui cite une lettre de Charles Gounod dans la Correspondance littéraire.

Dans cette réédition hypertexte, cette note a été réduite à un lien commenté vers l'intégralité de cette correspondance.

L'article

CHRONIQUE MUSICALE

MM. CHARLES GOUNOD ET VICTOR MASSÉ.

Le Théâtre-Lyrique a bien mérité de la patrie. Il ne s'était pas endormi sur l'inépuisable succès des Noces de Figaro, et il a pu donner, à quelques jours d'intervalle, deux ouvrages nouveaux, la Fée Carabosse de M. Victor Massé, et le Faust de M. Charles Gounod. MM. Gounod et Massé ont su, à divers titres, par leurs travaux ou par leurs succès, attirer l'attention du public, mériter sa faveur, et se placer, tous les deux, à la tète de ce qu'on appelle la jeune Garde des Compositeurs. Arcades ambo, c'est-à-dire Français tous les deux, ils sont entrés à peu près en même temps dans la carrière. Après avoir suivi, sur les mêmes bancs, les précieuses leçons du même maître, M. F. Halévy, ils se sont rencontrés à la Villa Medici, où M. Gounod précédait M. Massé de trois ans, je crois. La même année les vit, tous les deux, débuter au théâtre, M. Gounod par la Sapho, représentée à l'Opéra le 16 avril 1851, M. Massé par la Chanteuse voilée, jouée à l' Opéra-Comique le 26 novembre 1850.

Gounod et Massé

Le succès et la popularité combattirent d'abord pour M. Massé. La Chanteuse voilée, Galatéc et les Noces de Jeannette furent une véritable série de succès; et je crois qu'il est peu de compositeurs, même parmi les plus illustres, qui puissent en dire autant des commencements de leur carrière. Deux partitions en trois actes, moins favorablement accueillies, et dont l'une pourtant, les Saisons, renferme de rares beautés, et est peut-être l'expression la plus complète, jusqu'à ce jour, du talent de M. Massé, semblèrent donner raison aux juges sévères qui, dès les premiers succès du jeune compositeur, avaient exprimé le doute qu'il y eût en lui le souffle et la vigueur nécessaires aux œuvres de longue baleine. De 1850 à 1856, M. Massé fit représen- ter, à l'Opéra-Comique, six ouvrages. Dans le même temps, M. Gounod en donnait seulement deux à l'Opéra, Sapho et la Nonne sanglante; il écrivait, pour le Théâtre-Français, les chœurs de l' Ulysse de M. Ponsard, une messe fort remarquée, et quelques symphonies. C'était peu pour sa fortune et beaucoup pour sa gloire. Par une sorte de contra- diction très-heureuse, mais dont le bonheur est aussi rare que l'étaient les triomphes précoces de M. Massé, le public, en refusant le succès aux œuvres de M. Gounod, semblait lui accorder, chaque jour, plus de confiance. Chacun de ses revers profitait à sa réputation : ou ne l'adoptait pas encore, mais on espérait tout de lui : et cette lutte courageuse entre le compositeur et le public, qui mettait tant de façons

à se rendre, les a peut-être attachés l'un à l'autre par des liens d'autant plus solides qu'ils ont été plus longs à se former. La première fois que M. Gounod rencontra le succès, ce fut dans le Médecin malgré lui, joué au Théâtre-Lyrique, où son jeune rival, désertant l'Opéra-Comique, sa mère patrie, l'avait déjà précédé par le succès Beaucoup plus fastueux de la Reine Topaze. Mais la Reine Topaze n'ajoutait que bien peu à la réputation de M. Massé, tandis que le Médecin mal- gré lui fut pour M. Gounod un pas décisif. Cette fois, M. Gounod avait agi en traître. Le compositeur sérieux de Sapho et de la Nonne sanglante laissa un moment la muse héroïque pour la muse légère. Le savant se fit aimable et montra qu'il savait sourire. Ce fut à cette supercherie d'homme d'esprit, autant qu'à la souplesse de talent et à la science consommée dont témoignait la brillante partition du Médecin malgré lui, que M. Gounod dut son premier succès. Il était donc entré, par surprise, dans la place qu'il n'avait pu emporter d'assaut; la faveur du public lui demeurait acquise, le sort était vaincu (1).

Enfin les deux rivaux se sont mesurés en bataille rangée. Le Théâtre-Lyrique a été leur Actium. M. Massé y a joué le rôle d'Antoine, et M. Gounod celui d'Octave. Il est juste de dire qu'ils n'ont point combattu à forces égales. La pièce de la Fée Carabosse est l'inexplicable erreur d'un homme de beaucoup d'esprit, auquel le théatre doit de bien charmants ouvrages ; mais combien plus grande et: plus inexpli- cable' encore -fut l'erreur de M. Massé quand il choisit cette pièce pour en écrire la musique ! Quelles cordes peut faire vibrer le musicien là où ne se trouvent ni intérêt, ni passion; ni; comique; ni vérité ? Que M. Massé sait le courage de s'avouer cette défaite ; qu'il ne s'en laisse point abattre; à son âge, un échec est bientôt réparé. D'ailleurs, les succèsseuls comptent dans la-;carrière d'unartiste; les revers sont bien vite oubliés,on ne se souvient que des victoires -

Faust

"M. Gounod a été plus sage ou plus téméraire; plus modeste ou plus orgueilleux : il s'en est pris tout simplement au chef-d'oeuvre d'un homme de 'génie.Que de dramaturges et de musiciens le Faust de (Goethe n'avait-il pas déjà tentés? Jamais, jusqu'ici; ces tentatives n'a- vaient été bien heureuses-. Le Faust de Spohr n'a obtenu, même en Al- lemagne, qu'un succès-d'estime. Celui de Mlle Louise Bertin--eut seule- ment quelques représentations au ThéâtreItalien. Nos théâtres drama- tiques ont souvent essayé: d'accommoder à leur goût l'oeuvre originale. La Porte-Saint-Martin, l'année dernière, donnait:encore un nouveau Faust; mais ce rejeton hybride n'avait gardé de son père que le nom. L'oeuvre du poëte. allemand n'a donc jamais eu chez nous la popula- rité:que donné le théâtre, mais-aucune de celles dont disposent les arts:ne lui a manqué. Critiques,pôëtes,peintres, sculpteurs,! dessina- teurs-, sont-venus, à l'envi, boire à cettesource féconde-.-Les dessins de Retsch; de Cornelius, d'Eugène Delacroix ont 'été dans toutes les mains; Ary Scheffer s'est déclaré le peintreordinaire de Marguerite ; il a donné une-vie réelle à la-création tout idéale du poëte; la gravure a fécondé à son tour l'oeuvré du peintre, si bien que, même pour ceux qui ne- l'ont pas lue, l'oeuvre de Goethe a passé, pour ainsi dire, dans le sang de notre génération: Cet excès de popularité rendait plus ha- sardeux le dessein de remettre au théâtre une création dont toutes les péripéties sont connues à l'avance; dont tous les- types, vivant dans-la pensée de tous, sont idéalisés par chacun; selon son goût et sa fantaisie. Faust a d'ailleurs été pour nous plutôt une sorte de roman qu'un drame. Or le roman est difficilement accepté au théâtre, et, en tant que drame, on prétendait qu'il était impossible de transporter Faust sur notre scène. Il fallait donc un musicien bien convaincu pour lut- ter contre ce préjugé et faire revenir le public d'une idée préconçue. M. Gounod a bien fait d'avoir ce courage: double a été le danger,

double sera letriomphe. - -

Le Faust de Gounod

La pièce allemande a été fort habilement adaptée aux exigences musicales par MM. J. Barbier et' Michel Carré. Ils ont soudé avec infiniment d'adresse et dé tact les situations principales, et, poètes eux-mêmes; ils n'ont touché à l'oeuvre du grand poète qu'avec respect.

Ils semblent n'en avoir rien retranché, car le théâtre n'aurait pu supporter les développements psychologiques dont la marche du drame allemand': est embarrassée. Ils se sont aussi bien gardés d'y rien ajouter, et, sauf un jeune; écolier, Siebel, dont le nom; mais non le caractère se trouve dans le drame original; sauf encore une scène,ou plutôt une situation musicale d'un très-bel effet, ils ont 'fidèlement suivi l'ordre des scènes, et souvent traduit avec bonheur jusqu'à la parole même du poëte. La musique jaillit' si abondamment et si naturelle- ment du sujet, que, de ce côté, leur tâche a été facile; mais ils ont écrit toute la partie lyrique en vers élégants, dont le rhythme varié et la sonorité harmonieuse' n' ont pas été sans une influence salu- taire sur l'inspiration du musicien. Ils ont adopté la coupe en cinq actes; il-nous semble que la pièce est plutôt divisée en trois actes-, avec prologue et épilogue.

Une belle introduction instrumentale, qui révèle tout de suite la main d'un symphoniste exercé; un air de-Faust, coupé par deux jolis choeurs; son duo avec Méphistophélès-, au milieu duquel l'appa- rition de Marguerite se distingue par le charme et l'originalité pit- toresque de l'orchestration tel est l'ensemble' de ce prologue, qui a le mérite d'être fort court. Jusque-là le musicien paraît hésiter un peu; il se cherche, ou plutôt, il prélude.

Deuxième acte

Le deuxième acte se passe aux portes de la ville. C'est un jour de printemps et de fête; la foule, bariolée et joyeuse, circule sous les ar- bres qui bordent les remparts. Les étudiants, le verre en main, se portent de joyeux défis; les rudes voix des soldats leur répondent ; de vieux bourgeois, attablés, célèbrent en nasillant leurs anciens hauts faits de guerre ou d'amour; les jeunes filles écoutent les pro- pos galants; les matrones s'irritent de 1 voir les jeunes filles cour- tisées; on se presse, on se heurte, on se querelle, on s'aime. Chacun des motifs mélodiques, variés comme les passions qu'ils expriment, s'expose-avec clarté; puis, tous se mêlent, s'enchevêtrent sans, rien perdre de leur originalité; pas un détail n'échappe à l'oreille dans tout ce bel ensemble; l'orchestre le règle et le soutient des larges ac- cords d'une sonorité sobre et contenue; la phrase charmante et rail- leuse des-vieillards

Aux jours de dimanche et de fête,
J'aime à parler gloire et combats,

formele centre lumineux de toute cette grande scène musicale traitée avec un art vraiment admirable. Ici nous tenons, le maître; il.ne va. plus nous quitter.

Faust; et.Méphistophélès viennent se mêler aux buveurs. Les coupes se sont remplies, du vin magique. Soudain le vin se: change en flammes; toutes les épées menacent Méphistophélès.. De la pointe de sa lame, celui-ci trace un.cercle sur le sable, et. toutes les armes vien- lient se briser contre ce rempart invisible Valentin ramasse son épie,,

et, la saisissant par la lame, il en présente à Satan la poignée en forme de croix,

Mais puisque tu brises le fer,
Regarde!...
C'est une croix qui de l'enfer
Nous garde...

et tous, tenant à la main ce symbole redouté, s'avancent vers le dé- mon, qui recule à son tour. De cette situation, qui n'appartient pas à Goethe, le musicien a su tirer un grand effet. La phrase de Valen- tin, reprise à l'unisson, forme une sorte de choral d'un grand carac- tère, et qui impressionne vivement.

La fête, un moment interrompue, a repris toute sa gaieté. Le motif de valse, Ainsi que la brise légère, qui va, des chanteurs à l'orchestre, tour à tour repris ou accompagné par les masses chorales et par les instruments, fait voir combien M. Gounod excelle à traiter le thème mélodique sous toutes ses faces, à extraire tout le suc d'une même pensée. C'est là le secret et le grand art des maîtres. Mais voici Mar- guerite. L'orchestre fait entendre ce murmure frémissant au son du- quel elle est apparue au premier acte. Elle entre, les yeux baissés, son livre de messe à la main; elle traverse, recueillie, toute cette foule joyeuse. Faust la contemple; il s'approche :

Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
Qu'on vous offre le bras pour faire le chemin?
— Non, monsieur; je ne suis demoiselle ni belle,
Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main...

Et elle passe sans prononcer un mot de plus, sans faire un geste, ayant à peine osé lever sur Faust son regard interdit. La mélodie sur laquelle ces quatre vers sont chantés est d'une simplicité et d'une grâce sans pareilles. C'est la première fois qu'on entend Marguerite; ces quelques paroles sont tout son rôle dans le second acte; mais Mme Carvalho leur sait donner un tel accent de candeur et d'inno- cence ; le timbre ému de sa voix va si droit au coeur, que l'on sent courir dans la salle ce frisson de plaisir bien autrement éloquent que les clameurs et les applaudissements.

Troisième acte

Le troisième acte appartient tout entier à Marguerite. La décora- tion de cet acte, due au pinceau magique de M. Thierry, est un chef-d'oeuvre. Airité sous de jeunes arbres, à l'ombre des hautes tours de l'église, tout tapissé de lierre et de vigne vierge, le jardin de Marguerite s'éclaire d'une discrète lumière. «Salut,» chanteFaust,

Salut, demeure chaste et pure où se devine
La présence d'une âme innocente et divine.

Il se cache en entendant venir Marguerite. La petite porte s'ouvre, et

l'humble jardinet semble rayonner à la présence de sa chaste maî- tresse. Il faut voir Mme Carvalho descendre les rustiques degrés, rê- veuse et retenant d'une main distraite les plis de sa robe blanche; il faut l'entendre murmurer, de cette voix qui sait si bien commander le silence autour d'elle, cette phrase écrite sur une seule note :

Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme; Si c'est un grand seigneur, et comment il se nomme...

Il faut l'entendre chanter la ballade du roi de Thulé, touchante élé- gie de la fidélité, dont elle interrompt la douce mélopée pour écouter parler son coeur. Elle trouve la cassette, elle se pare des bijoux; demi-penchée, agenouillée devant son miroir, elle laisse éclater sa joie d'enfant en deux cadences, les seules que cette incompa- rable vocaliste se permette dans tout le cours du rôle. Toute cette scène, traitée par le compositeur avec un sentiment exquis, est admi- rablement rendue par l'artiste. Le quatuor qui suit, pendant lequel Faust et Marguerite, Méphistophélès et dame Marthe passent et dispa- raissent tour à tour, est un morceau parfaitement conçu pour la scène. L'ensemble en est remarquable, et chaque caractère y sait bien garder son individualité. La terminaison en est originale et même coura- geuse, puisque l'éternelle coda n'est plus là pour servir de signal et de réplique aux applaudissements.

Le duo : Je veux contempler ton visage, dans lequel s'enchâsse la scène traditionnelle de la marguerite effeuillée, nous a paru un peu aussi le duo traditionnel et obligé des deux amants. L'allegro se dis- tingue par une phrase : Ne brisez pas le coeur de Marguerite! dite par Mme Carvalho avec un accent irrésistible.

Pendant tout ce troisième acte, où la monotonie était à craindre, l'inspiration du musicien est tellement soutenue; il est tellement épris de son sujet et maître de son art; il sait donner un intérêt si commu- nicatif au rôle musical de Marguerite, que l'émotion ne languit pas un instant. Il faut dire, en outre, que l'illusion de la scène y est pous- sée à ses dernières limites. Les jeux de la lumière, la nuit succédant insensiblement au jour, les clartés mobiles de la lune, qui tantôt ca- chent, tantôt éclairent le groupe charmant que Scheffer a dessiné, tous les artifices, mis habilement au service de l'art souverain de la musique, font de ce troisième acte un spectacle complet et qui, à lui seul, légitimerait le succès de la pièce.

Au quatrième acte, ce n'est plus le jardin, c'est la triste chambre de Marguerite abandonnée. Elle file, comme autrefois, mais les frémis- sements joyeux du rouet et du fuseau se sont changés en un plaintif murmure :

Il ne revient pas ! J'ai peur, je frissonne,

Je languis, hélas!....


Cettemélodie, pendantlaquelle l'orchestre fait entendre les souve- nirs du passé, et semble comme la voix de la conscience, doubler les angoisses- du repentir, sera bientôt dans toutes les mémoires : . Aux sons lointains d'une musique guerrière, le théâtre change; et le formidablecrescendo des bugles, des sax-horns et de l'ophicléide, semble annoncer qu'une armée tout entière va se précipiter sur la scène. C'est Valentin qui revient' avecses compagnons d'armes. Lucas Kranack et Albert Durer ont équipé eux-mêmes ces vaillants sou- dards. Hallebardiers, arquebusiers, lansquenets et reîtres; cuirasses ciselées; pourpoints tailladés, déchiquetés, à bandes; toques à cré- neaux ombragées de larges plumes; épées à deux mains; pertuisanes dentelées; tout ce fer et tout ce velours reluit'-et s'agite au soleil. Ils saluent en passant le porche de l'église : *

Déposons les armes!

Dans nos foyers enfin nous-voilà revenus!..

M. Gounod a' saisi et rendu en maître l'heureux contraste decette scène avec là: scène et l'acte tout entier qui 1 l'ont précédée. Il a écrit sur ces vers un choeur héroïque, qui forme l'une des pages les plus importantes et les plus applaudies de sa partition.

Le drame se précipite.Valentin défie Faust, il veut sevenger et il tombe lui-même frappé. Le trio du duel est bien traité, mais la-scène de la mort de Valentin est longue. Les malédictions du frère, expi- rant sur sa soeur qui pleure à ses pieds, révoltent' loin d'émouvoir. Une prière chantée à demi-voix sur le corps inanimé de Valenti termine bien ce morceau qui gagnerait à être abrégé.

La scène de la cathédrale, scène que Goethe lui-même, a écrite en vers, tant il la sentait musicale, devait nécessairement attirer le musicien et l'a bien inspiré. Les sons de l'orgue, les chants pieux, l'effroi et la prière entrecoupée de Marguerite, les 1 terribles accents de l'esprit malin, tout s'y retrouve et produit le plus grand; effet; mais tout ce soin, toute cette émotion, tout cet art disparaissent, il; faut le dire, devant un effet matériel, l'effet nouveau et inattendu du décor. La vieille cathédrale s'anime et grandit; elle ouvre ses murailles, elle allonge ses arceaux, elle s'avance- vers le spectateur. La lutte de Marguerite et du démon s'y éclaire de la lueur lourde et douteuse des rêves; puis, la lutte terminée, l'église' s'éloigne et referme ses murs silencieux et'sombres sur Cette pauvre Gretchen évanouie. C'est l'impression bizarre et les impossibilités d'un rêve réalisées-; sur, la scène, et, pour le publc, le décorateur semblé avoir vaincu le musicien.

La nuit de Walpurgis, le sabbat, les sorcières, tout ce fantastique un peu usé et toujours plus voisin du rire que de l'épouvante, a le tort dé mettre le compositeur face à face avec le redoutable souvenir de Weber et du Freyschutz: Le palais de Mammon, le banquet 'magique où les auteurs; puisant dans la seconde partie du'Faust allemand,

n'ont pas craint de faire asseoir Hélène, Laïs, et Cléopâtre, est un sa- crifice fait à ce que l'on est convenu d'appeler le, goût, excessifdu public pour la mise en scène. Tous ces coûteux efforts ne satisfont ni l'esprit ni le bon goût, et, ne me,semblent point à leur place dans une oeuvre d'art sérieusement concue, sérieusement interprétée. D'ailleurs le public ne se méprend point sur ses plaisirs. Faites passer; devant ses yeux toutes les magnificences, bâtissez sur la scène les palais,d'or et d'émeraude des contes de fées,, li se lasse et détourne la tête ; tandis qu'une situation touchante, un mot bien dit, une phrase de la chan- son du Roï de Thulé, chantée par Mme Carvalho, font venir des.larmes dans tous les yeux.

L'intérêt, languissant dans tout le commencement du cinquième acte, se réveille à la scène du cachot. Dans cette scène finale le compo- siteur se retrouve et se surpasse. Bien de plus pathétique et de plus déchirant que cette lutte suprême entre la foi et la passion, l'amour et le repentir, la folie et la raison. Le motif mélodique de la première entrevue entre Faust et Marguerite : Ne permettez-vous pas, ma belle demoiselle, est ramené avec un bonheur extrême. L'ensemble final, dans lequel la voix précieuse de Mme Carvalho, n'est peut-être-point assez ménagée,: a électrisé la salle, et a, été couvert par les applau- dissements unanimes.

Un seul mot peut résumer cette longue analyse. On attendait beau- coup de M. Gounod, il a tenu davantage. Il y a chez- lui toutes les qualités d'un grand musicien, l'inspiration, et la science, la tendresse et la vigueur: ce qu' un. illustre critique appelle laforce dans la grâce. Il est parfaitement maître de son art, il est mélodieux; son orchestre est riche et sobre à la fois,, et je n'en connais pas où l'oreille puisse

-mieux suivre avec intérêt et percevoir sans fatigue, la pensée musi- cale dans son ensemble et. dans ses détails. Nous pensons donc que

M. Charles Gounod peut être admis parmi les maîtres de l' art; et,

nous sommes d'autant plus heureux de constater son succès que ce succès est dû non-seulement au talent, mais à une courageuse persévérance.

■ Nous ne blâmerons pas le Théâtre-Lyrique d'avoir mis tant de soin à monter l'oeuvre; de M. Gounod. Il l'a fait avec magnificence, et, ce qui est plus, avec beaucoup, de scrupule et de goût. Mais il a donné au compositeur quelque chose de plus précieux que les riches costumes, que les belles décorations de MM. Cambon et Thierry, que ses choeurs nombreux et sonores, il lui a donné. M"", Carvalho. On dit que M. Gounod rêve depuis dix ans à ce rôle de Marguerite; il n'a pas fallu moins; à Mme Carvalho pour acquérir, compléter, mûrirle talent avec lequel elle vient de réaliser.le rêve si ardemment pour- suivi par le compositeur. Dix ans se sont écoulés, depuis que la voix si jeune,et sifrêle de Mlle F.Miolan préludait à sa. renommée,, en chantant, dans les salons et dans les concerts, l'air de Montano et Sté-

phanie. La jeune virtuose se distinguait dès lors par la pureté du style et par l'expression. La première fois qu'elle parut sur la scène, ce fut dans le rôle de Lucie de Lammermoor, un jour de représentation ex- traordinaire à l'Opéra. Engagée aussitôt à l'Opéra-Comique, elle y fit applaudir la vocaliste dont les brillantes qualités étaient toujours réglées par un goût sûr. Elle excellait surtout dans l'expression des sentiments tendres. C'est ce cachet de tendresse naïve qui la rendait inimitable dans les Noces de Jeannette. C'est encore la tendresse pas- sionnée de la musique d'Hérold qu'elle sut si bien saisir et faire com- prendre dans le rôle d'Isabelle, lorsque la reprise du Pré aux Clercs mit le sceau à sa réputation. Depuis que Mme Carvalho a passé au Théâtre-Lyrique, elle s'est lancée dans une voie dont l'engouement du public lui dissimulait les dangers. Elle a abusé des dons de la nature; sa prodigieuse facilité de vocalisation est devenue moins un art qu'un objet de curiosité ; et, tandis que la foule applaudissait avec transport aux prouesses et aux voltiges vocales du Carnaval de Venise, on pouvait regretter qu'une artiste de cette valeur semblât se mé- prendre sur elle-même, et oublier que les tours de force n'ont jamais été à l'art que ce qu'un danseur de corde est à un poëte. Mme Car- valho, que le succès des Noces de Figaro avait déjà arrêtée sur cette pente fatale, a saisi, dans le rôle de Marguerite, l'occasion de retour- ner au style pur et à l'expression vraie. Mme Carvalho est donc reve- nue à son point de départ, mais elle y est revenue dans toute la force, dans toute la puissance, dans toute la maturité de son talent. Le rôle de Marguerite sera pour elle la troisième manière de Raphaël.

Le Théâtre-Lyrique me semble avoir trouvé, par le succès de Faust, sa véritable voie. Le genre de l'Opéra-Comique, proprement dit, ne lui est point salutaire. Son nom de Théâtre-Lyrique même lui dit bien ce qu'il doit être, un théâtre musical avant tout. On y est, en effet, mieux que partout ailleurs, disposé à entendre la musique pour elle- même, à en admettre les développements et les exigences. Si M. le. directeur du Théâtre-Lyrique veut continuer à exploiter le filon qu'il vient d'ouvrir, et puiser des sujets de partitions dans les chefs- d'oeuvre de Shakspeare, de Goethe ou de Schiller, je crois que tout le monde, et surtout le public, y trouvera son compte. Que le Théâtre-Lyrique n'oublie pas qu'il doit une revanche à M. Victor Massé, car, si l'on nous permet de finir, comme nous avons com- mencé, par une sorte de rapprochement entre deux jeunes maîtres, tous deux dignes d'une égale sympathie, nous dirons que M. Victor Massé, pour avoir fait la Fée Carabosse, n'en est pas moins l'auteur de Galatée et des Noces de Jeannette; tandis que M. Gounod ne s'appelle plus l'auteur de Sapho et de la Nonne sanglante, mais bien l'auteur de Faust..., tous droits de Goethe réservés, bien entendu.

EMILE PERRIN.

Note de l'auteur

logo travaux {{{texte}}}

(1) La Correspondance littéraire, dans son numéro du 20 février dernier, publie une lettre par laquelle M. Ch. Gounod éclaircit un point qui, lors de la reprise, au Théâtre-Français, du Bourgeois gentilhomme avec la musique de Lulli, avait donné lieu à une petite controverse. Quelques personnes avaient cru reconnaître, et avec raison, l'identité la plus complète entre un motif de la partition de Lulli et un autre motif du Médecin malgré lui. M. Gounod explique le fait en ces termes :

«En 1851, si j'ai bonne mémoire, l'Opéra voulut donner, au profit de la caisse des pensions, une représentation extraordinaire dans le programme de laquelle devait figurer le Bourgeois gentilhomme, avec les airs de ballet, intermèdes et autres morceaux que Lulli avait jadis adaptés à la pièce de Molière. Mais il était indispensable de remanier complétement l'instrumentation de l'ouvrage pour le mettre en rapport avec les besoins actuels de notre scène musicale. L'administration me proposa, ce que j'acceptai, de me charger de ce travail, qui ne me rapporta absolument que le plaisir de le faire, et même, à cette occasion, mon nom ne fut prononcé nulle part.
Je n'ai point changé une note aux mélodies du maître; seulement une des entrées de la pièce, celle des garçons tailleurs, n'ayant pas été mise en musique par Lulli, il devenait nécessaire de combler cette lacune. Je composai alors un petit morceau auquel je tâchai de donner un style qui se rapprochât autant que possible de celui de la partition. Je ne sais si j'ai réussi; tout ce que je puis dire, c'est que mon ami

H. Berlioz qui se trouvait avec moi à l'Opéra à la première représentation du Bourgeois gentilhomme, et à qui j'avais confié le secret de cette intercalation, n'a pu, à l'audition, distinguer le morceau ajouté par moi à l'ancienne partition ; et l'on comprendra facilement à quel point j'ai été flatté d'avoir pu dérouter un connaisseur aussi pénétrant.

« C'est ce même morceau que je crus pouvoir, puisqu'il m'appartenait, reprendre et placer dans le Médecin malgré lui, au début de l'ouverture et dans la marche des musiciens, à la fin du second acte.
« Enfin c'est la partition de Lulli telle qu'elle a été arrangée par moi qui a passé de l'Opéra au Théâtre-Français.
" CHARLES GOUNOD.
« Paris, ce 16 février 1859. »