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HISTCNRS (2000) Wyart, partie 2

De Wicri France

Entretiens avec Jean Wyart

Le CNRS pendant la guerre puis l'occupation


 
 

Cette sculpture de Luca della Robbia illustre une discussion entre Platon et Aristote.Elle est ici utilisée pour signaler un paragraphe sujet à controverses. Point de vue
Cette page reprend le contenu d'une série d'entretiens oraux ou Jean Wyart s'est exprimé avec une très grande liberté de parole. Elle nous donne le témoignage d'un grand chercheur qui a été aussi un acteur courageux dans cette période troublée.

Cette page introduit le deuxième partie du texte des « Entretiens avec Jean Wyart », publiés sur le site HISTCNRS[1] en 2000.

Il reprend le contenu d'une série d'entretiens avec Jean Wyart réalisés en 1986 par Jean-François Picard et Elisabeth Pradoura les les 5, 12 et 20 mars 1986.

Pour une meilleure lisibilité dans un contexte hypertexte, ce texte a été découpé en plusieurs parties.

 

La deuxième partie de cet entretien est dédiée à Le CNRS pendant l'occupation.

L'article original

Revenons à votre enquête de 1938...

Elle a servi à préparer la mobilisation scientifique. J'insiste sur ce point, avant la défaite de juin 1940, le CNRS a fait un énorme travail. C'était une ruche. Au moment de Munich, j'ai été mobilisé comme observateur en ballon d'observation dans l'Est, à Metz. J'y suis resté deux mois. Longchambon et Laugier trouvaient ça idiot : "Wyart dans un ballon... !". En plus le ballon d'observation c'était bon pour la première guerre mondiale. Moi, je n'aimais pas beaucoup les militaires et j'étais allé dans les ballons parce que je trouvais ça grotesque.


La mobilisation scientifique

Laugier et Longchambon se sont donc dit, après Munich, "plus question de faire des conneries pareilles". Si la guerre survient, il faut préparer une liste des types disponibles et une autre des problèmes que l'armée va nous poser. Déjà l'Armée posait des questions grâce à un universitaire qui jouait un grand rôle dans les services de recherche de la Marine, le physicien polytechnicien Charles Fabry. C'était un spécialiste de l'optique. Au titre des recherches militaires, il nous a chargés de fabriquer des gros cristaux pour lentilles infrarouges. Il s'agissait de détecter des cheminées de navire la nuit ou par temps de brouillard. Les Allemands aussi s'occupaient de ce genre de trucs. Beaucoup de laboratoires étaient dans cette situation. Le CNRS était en relation avec le grand Etat-major et on a vu ce que c'était... Il y avait un service de sourciers qui faisait du repérage avec des pendules. Effrayant ! Je me souviens ils étaient à Fontainebleau. Je suis allé plusieurs fois là-bas. Il est vrai qu'à l'époque, nous étions jeune et que nous voyions facilement les travers des gens. Arrive septembre 1939 et ce qu'on a appelé très vite la drôle de guerre. Moi je suis rappelé tout de suite. On a monté un ballon, mais ils l'ont foutu par terre et on est resté là. Les types passaient leur temps à jouer au bridge et à boire du pernod.


Tous les scientifiques ont-ils été rappelés ?

Non, ça dépendait des services et des besoins. Par exemple, Jean Cavaillès comme littéraire a été versé dans l'infanterie. On n'a rappelé qu'un tout petit nombre de gens pour des taches bien précises ou pour organiser des laboratoires. Dans les ballons où il n'y avait rien à faire. On n'a donc fait aucune difficulté pour me laisser partir. J'ai donc été affecté à Paris pour fabriquer des cristaux. De plus, j'allais constamment au CNRS qui était, comme je vous l'ai dit, une ruche bourdonnante d'activité. Inimaginable. Longchambon au milieu de gens qui amenaient des idées, qui venaient avec des demandes de renseignements. Il y a eu des affaires assez cocasses comme celle de ce type, subventionné par l'armée, pour son invention du rayon de la mort. J'apprend l'affaire parce que je passe par hasard dans le bureau de Longchambon. Boutillier, l'un de ses chargés de mission, un type en or, adorable mais naïf croyait dur comme fer à cette histoire de rayon de la mort. Longchambon qui était un type un peu méfiant -il n'était pas comme Laugier- n'avait confiance que dans ses collaborateurs immédiats. Cette histoire de rayon de la mort, il disait, "si jamais ça marche, ce serait tellement beau…" . D'ailleurs, l'inventeur paraissait parfaitement sincère. Bref, je bavarde avec le type et je m'aperçois rapidement que les lois fondamentales de l'électromagnétisme ne collaient pas avec son procédé. Immédiatement je dis à Longchambon : "C'est une farce ce truc ! - Mais non, il y a l'Etat-major derrière et le gouvernement…". Il s'agissait du Gouvernement républicain espagnol en exil. Je me disais aussi, ce type est dingue, mais s'il avait raison ? Je dis à Longchambon : "il faut organiser une expérience. S'il prétend pouvoir descendre un avion à 3000 mètres avec son rayon de la mort, il doit pouvoir tuer quelqu'un à 10 mètres". On s'installe donc dans mon labo à la Sorbonne à 11 heures du soir pour lancer l'affaire en présence de Longchambon, de Laugier et d'une dizaine de types du CNRS. L'etat-major était lui aussi représenté par quelques officiers, le gouvernement provisoire espagnol par deux types, l'inventeur était venu avec sa femme et son gosse. Il y croyait vraiment ! Je lui avais dit que s'il pouvait abattre un avion, il devait pouvoir tuer 'una palomba'. Dans une salle assez grande, on avait ouvert des couloirs et je lui avais demandé ce qu'il lui fallait comme appareils. A sa demande on lui avait fourni, ce qui m'avait paru bizarre, un arc électrique. Si encore il avait eu besoin d'un générateur d'oscillations électromagnétiques, mais non, c'était un arc électrique. Bref, on a mis le pigeon dans une cage, on s'est tous reculés et il a lancé son fourbi vers la cible. Tout le monde s'est mis à tousser, il y avait du chlore dans son bazar. Mais la palomba ? Elle roucoulait. Voilà le genre de choses qui occupaient certains grands esprits pendant cet hiver 1939-40.


Mais le CNRS a aussi travaillé sur des programmes plus sérieux

Il y a eu des travaux extrêmement importants dans le domaine du magnétisme. C'est l'oeuvre de Louis Néel, il s'agissait d'éviter que les navires ne sautent sur des mines magnétiques allemandes. Il fallait désaimanter les bateaux. Dès le début ils ont travaillé la dessus, Néel, Rocard. Ce dernier a continué ensuite pendant la guerre à Londres. Il y avait aussi l'équipe Joliot, mais je ne la connaissais pas à l'époque, sauf un garçon qui avait fait sa thèse en chimie physique avec Edmond Bauer et qui s'appelait Lew Kowarski. C'est moi qui l'ai fait entrer chez Joliot. J'avais fait partie de son jury - puisque son sujet concernait la croissance cristalline - et il m'avait demandé ce qu'il allait faire maintenant qu'il avait soutenu sa thèse, je lui ai conseillé d'aller chez Joliot. Celui-ci venait d'être nommé au Collège de France et Kowarski a du le rejoindre vers 1936.


La débâcle du printemps 1940

Arrive le mois de mai 1940. La percée, la débâcle. Les allemands arrivent. On était trahi, il n'y a pas de doute. Je revois l'un de mes amis, Billiet, un professeur de l'université de Gand en Belgique qui avait travaillé avec moi et qui était venu de là jusqu'à Paris à pieds, pourchassé par les allemands qui avançaient à toute vitesse. En arrivant il s'était rendu au Ministère de l'Information, celui de Giraudoux, où les Belges devaient se présenter. En revenant, il me dit :"Mais dites donc, vous êtes trahis, c'est une bande de traîtres que vous avez là. Tous ces types se réjouissent de voir les allemands arriver". Il faut bien le dire. La moitié de la France était déjà pétainiste, la peur du Front Populaire !Déjà, vers la mi-mai, l'atmosphère de débâcle m'avait frappé. J'avais mes parents à Abbeville. Je me dis : je vais aller les chercher. Je prends un ordre de mission que je fais signer par Longchambon, puis j'enfile mon uniforme de lieutenant et me voila parti pour Abbeville. A Chantilly, à trente kilomètres de Paris, plus moyen de passer. Des avions bombardaient. Les routes étaient encombrées. J'essaie de me faufiler. Je passe les premiers postes. Ou sont les allemands ? Personne n'en savait rien …et Abbeville était prise depuis deux jours ! Je suis retourné à Paris le soir, complètement dégoûté, je vais au CNRS où je vois arriver Louis Néel qui revenait de Dunkerque à pieds. Lui qui est infirme, qui marche difficilement, il était parti dans des conditions infernales. Sale, furieux d'avoir été abandonné. Abbeville avait été prise, bombardée deux jours auparavant et on ne le savait pas. L'etat-major n'était pas au courant, inimaginable. Je me souviens aussi d'un déjeuner dans un restaurant près de la place de l'Opéra avec Jean Perrin, Melle Choukroun son amie et madame Mineur. En sortant, on annonce la déclaration de guerre de l'Italie à la France. Je revois Jean Perrin poussant des cris d'indignation : "Chacals !, chacals !", ce devait être entre le 10 mai et l'appel du général De Gaulle.


Sur les routes de l'exode

Quand les allemands se sont approchés de Paris, le CNRS à commencé à déménager ses archives dans des conditions de précipitation inimaginables. Moi, je ne suis pas parti tout de suite. J'étais un des rares propriétaires de voiture à l'époque et on me demandait sans arrêt de faire des transports. Je me souviens de n'avoir pas dormi pendant trois ou quatre nuits d'affilée à l'occasion. Je m'arrêtais une heure, je dormais sur la route, je faisais la navette entre Paris et chez Rocard qui avait une propriété dans la banlieue sud. J'y ai conduit madame Rocard, madame Mineur et d'autres… Il y avait aussi un chargé de mission de Longchambon. Enfin ils sont partis pour un château du côté d'Azay le rideau, de l'autre côté de la Loire. Quand les allemands les ont rattrapés, ils se sont dispersés, soit à Bordeaux, soit à Toulouse. Personnellement, je n'ai quitté Paris que la veille de leur arrivée en emmenant Charles Mauguin et sa femme, une personne parfaitement détestable. Je les ai emmenés vers Toulouse. Je voulais rejoindre mon centre de mobilisation qui s'y était replié. Je devais passer par Saint Etienne pour m'arrêter chez Neveux, un ingénieur important dans la métallurgie. J'avais aussi ma soeur avec moi, nous étions donc quatre au départ. Nous sommes partis un soir et je suis arrivé le lendemain en fin d'après midi chez Neveux qui, comme tous ces ingénieurs de grosses boîtes, était admirablement logé dans un château avec parc. J'installe les Mauguin, ils allument la radio et j'entends l'appel de De Gaulle, nous étions le 18 juin…/ Puis on est reparti par Saint-Flour, par des routes épouvantables, et on est arrivé à Toulouse où j'ai confié les Mauguin à l'université et je ne les ai plus revus. Le père Mauguin m'en a voulu longtemps. Toute la bande des cafards universitaires nous regardaient de travers, madame Mauguin avait du déblatérer sur mon compte. Je suis allé à mon bureau de recrutement pour demander à mon commandant ce qu'on faisait maintenant. Réponse : on attend les allemands. Il y avait cinq cents avions sur le terrain, tout neufs, ils n'avaient jamais volé. Je vous dis qu'on avait été trahi.


Vous êtes alors remonté à Paris

A Toulouse, j'étais exclu de l'Université à cause de Madame Mauguin. C'était inénarrable, toute la France scientifique était soit à Bordeaux, soit à Toulouse. Quand j'ai entendu le commandant du bataillon des ballons d'observation dire qu' on attendait les Allemands, j'ai compris. C'est comme ça qu'un tas de types qui n'avaient pas fait la guerre se sont retrouvés prisonniers pendant quatre ans ! Je me suis donc démobilisé tout seul. Il a fallu revenir à Paris. Il y avait le laboratoire et mon labo c'était toute ma vie. A Toulouse, j'avais rencontré un certain nombre de bons amis, en particulier Jacques Nicolle, le neveu du grand pasteurien, directeur de l'Institut Pasteur qui avait été mon élève et qui travaillait avec Paul Langevin. Et aussi Emile Audubert, professeur de chimie physique au Conservatoire des Arts et Métiers. Nous nous sommes dit que la guerre n'était pas finie. D'abord il y avait de Gaulle, ensuite on savait bien que l'Amérique interviendrait un jour ou l'autre. L'Angleterre n'avait pas lâché. Puisque les militaires ne voulaient pas faire la guerre, nous nous sommes dit que nous, nous allions la continuer.


Que devient le CNRS au milieu de ces évènements ?

En septembre, à Toulouse, j'avais entendu dire que pour le CNRS, cette créature du font populaire', Charles Jacob allait être désigné comme chargé d'inventaire. Il devait préparer un rapport en vue de l'éventuel rattachement du Centre à l'Education nationale, c'était à dire en fait la suppression du CNRS. Il se trouve que je connaissais très bien Charles Jacob, un professeur de géologie à la Sorbonne, parce qu'il était installé juste en face de mon laboratoire de la Sorbonne. Je le connaissais également parce qu'il avait été l'un des tout premiers élèves de mon maître, Frédéric Wallerant. Sitôt rentré à Paris, je vais le voir pour lui parler du CNRS. Il habitait place du Panthéon : "qu'est-ce que c'est que cette histoire de liquider le CNRS ? Vous n'allez pas faire le salaud ?". Je lui parlais comme ça alors qu'il avait vingt cinq ans de plus que moi. Il me répond que le Front Populaire, cela avait été "une bande d'excités, de farceurs qui avaient du s'en mettre plein les poches, etc.". On l'avait chargé d'une enquête avec l'idée de supprimer le CNRS, autrement dit de le fondre dans l'Education Nationale. Il avait chargé de cette mission parce qu'il était de Grenoble et que le ministre de l'Education nationale de Pétain, Jacques Chevalier, un type qui devait être Action Française, était lui aussi grenoblois. Ils avaient été étudiants ensemble.


Charles Jacob avait une réputation de conservateur

Je ne l'ai connu intimement qu'après ces événements, mais c'est vrai qu'il était pétainiste. En fait, nous sommes devenus amis plus tard, même si je ne lui ai évidemment jamais parlé de mes activités dans la Résistance. Jacob a eu des malheurs considérables : il a perdu tragiquement deux fils. Je les connaissais bien. L'un, polytechnicien, était capitaine aviateur, parti à Londres, tombé en service commandé. L'autre est mort tragiquement en montagne. A cause de ce second fils, nous nous sommes rapprochés, j'étais devenu son confident. Mais en 1940, il était persuadé d'avoir raison. "Perrin et Cie., ce n'est pas sérieux…/ Laugier, c'est un fantaisiste…/ Ils sont incapables de faire une bonne gestion, etc.". La personne qui m'avait mis au courant du rapport Jacob était Gabrielle Mineur, l'épouse de l'astronome, elle aussi revenue au CNRS à Paris. D'autre part, Jacob avait un chauffeur, une femme très liée à Paul Rivet. Bref, j'avais mes informatrices et j'allais le voir de temps en temps. Un jour, il m'appelle : "je vais vous faire lire les premières pages de mon rapport" . En fait, il s'était rendu compte au fil de son enquête que les types ne s'étaient pas remplis les poches. Bon, Charles Jacob a été pétainiste, il n'y a pas de doute, mais c'était un type honnête. Son enquête lui avait montré que ses préjugés étaient infondés, que notamment personne ne s'était enrichi grâce au CNRS. Il a donc rédigé un rapport favorable qu'il a remis à Chevalier : "ils n'ont pas triché, ces types ont bien travaillé, le CNRS est utile" et le maintien du Centre a été officialisé, Charles Jacob en étant nommé directeur, avec comme adjoint Georges Dupont le chimiste, directeur de l'ENS.


Le CNRS a t'il eu une activité scientifique notable pendant l'occupation ?

Non. La recherche était ultra modeste et, en plus, on n'avait pas d'argent. Notre laboratoire de la Sorbonne n'a jamais été chauffé de toute la guerre. On n'avait pas de crédits… Et puis, nous n'allions pas collaborer avec les Allemands, quand même ! Nous avons recommencé à travailler à l'automne 1940. Pour faire marcher notre tube à rayon X, nous avions un redresseur de vapeur de mercure, c'était le seul endroit où on était chauffé la nuit. On mettait une petite résistance électrique pour maintenir une certaine température dans ces redresseurs et c'est comme cela que nos tubes à rayon X ont toujours marché. Dans ces conditions difficiles, il s'est surtout agi de maintenir l'acquis. Jacob se préoccupait moins de recherche que de maintenance. Tout comme Gramont à l'Institut d'Optique. Il y avait là une grosse société de fabrication d'appareils optiques qui fournissait la Marine avant guerre et ils ont sans doute été obligés de travailler pour l'occupant. Mais, ils essayaient de préparer l'avenir, par exemple ils ont créé le 'Foca', un appareil photographique qui est sorti après la guerre, cela permettait d'occuper les gens, tout en travaillant au ralenti pour les Allemands.


Comment êtes vous entré en résistance ?

Au début de la guerre, les Allemands ont arrêté Charles Mauguin, Aimé Cotton, Emile Borel et ils les ont mis en prison, mais il s'agissait de mesures d'intimidation. Mon premier contact avec la Résistance a été Jacques Solomon, le physicien gendre de Paul Langevin. J'ai du le rencontrer par l'entremise de Nicolle qui travaillait chez Langevin. Les premières réunions de ce qui allait devenir le Front national universitaire ont eu lieu dans mon bureau et c'est là que j'ai connu plus intimement Joliot. Mais Solomon arrêté très vite et il a été l'un des premiers fusillés. Il y avait le monument aux morts dans le couloir de la Sorbonne et nous avions fait une manifestation. Charles Montel, le doyen, était venu nous engueuler. Il n'aimait pas les allemands, bien sur, mais il n'aimait pas non plus la prison. Alors, nous l'avons chahuté. Il m'en a toujours voulu un peu par la suite. Mais sa position pouvait se comprendre. Puis, c'est devenu plus tragique. Certains de mes copains sont morts, comme Jean Cavaillès, mon camarade de promotion (ENS). Mobilisé en 1939, il était entré dans les corps francs, lui qui n'était pas sportif. C'était un fils d'officier comme Rocard (ce dernier était le fils d'un saint-cyrien tué pendant la première guerre mondiale), un autre type qui a eu une attitude remarquable pendant la guerre. Mais Cavaillès est certainement le plus résistant de ceux que j'ai connu, celui qui à pris le plus de risques, le plus pur et le plus joyeux de le faire. Cavaillès comme Rocard, tous deux sont allés à Londres. En 1940, Cavaillès avait quitté son enseignement. Il était maître de conférence de philosophie à la Sorbonne et il s'est installé dans la clandestinité dans le quartier de l'Observatoire. C'était un intellectuel, mais qui s'est révélé un véritable aventurier. Il prenait un plaisir fou à prendre des risques. Souvent je lui disais qu'il jouait au con : on le voyait débarquer en plein hiver avec un chapeau noir et des lunettes de soleil. Il faisait un petit signe d'intelligence et il disparaissait aussitôt. Il a été arrêté deux fois et chaque fois, il a réussi à s'échapper. Mais il a fini par être pris et il a été fusillé en 1944.


Vous n'avez pas été inquiété ?

Quand ils l'ont arrêté, j'étais tranquille, je savais qu'il ne parlerait pas. Mais tous les collègues n'ont pas eu une attitude aussi glorieuse. Il y a eu des types arrêtés, comme le mari de madame Mineur (l'astrophysicien Henri Mineur) qui a fait le mouton. Il y en a eu d'autres, comme ce type fortement décoré, grand manitou universitaire, qui a lui aussi a trahi et qui aurait été tué si les autres l'avaient appris. Moi, quand je me rendais compte que la situation devenait délicate, j'abandonnais mon domicile, c'est tout. Le danger, si vous étiez recherché, était instantané. Quinze jours plus tard, ils avaient d'autres chats à fouetter. Et puis j'étais prévenu par la Préfecture de Police. Quand un type était arrêté, je savais où il était exactement. De plus j'étais seul, j'avais perdu ma femme avant la guerre et je n'avais pas de risques à faire courir aux miens. On est venu me chercher au début de l'occupation. Deux policiers français voulaient s'informer de mes opinions, mais j'avais réussi à les mystifier. Cependant, j'étais certainement resté dans leurs fichiers. Et puis, il y avait eu quelques petites manifestations ou j'étais allé. On savait que j'étais de sensibilité anti-allemande. Je me suis fait arrêter, puis on m'a relâche. Une fois j'ai été obligé de rester deux mois dans les Alpes, ce que j'ai pu faire grâce à mes laissez passer et quand je suis revenu à Paris, j'ai décidé de ne plus habiter chez moi. Bref, j'étais catalogué anti-pétainiste, de plus, j'étais l'ami de Cavaillès. Mais j'ai eu une veine extraordinaire.


Quelle fut l'attitude de Joliot pendant la guerre ?

Au début, Joliot était suspect. Quand on est arrivé en septembre 1940, on se demandait ce qu'on allait trouver à la Sorbonne. Serait-elle remplie d'Allemands ? Il n'y en avait pas dans notre laboratoire, mais on entend dire que chez Joliot, si. Francis Perrin était parti en Angleterre, beaucoup d'autres aussi. J'ai demandé à Jacques Solomon, le gendre de Langevin : "mais qu'est-ce qui se passe avec Joliot ? Est ce qu'il est d'accord pour travailler avec eux ? - Non, rassures toi, Joliot marche à fond avec nous". Reste que, pendant un certain temps, le bruit a couru qu'il était collabo. Il y avait des Allemands dans son labo, mais on les lui avait imposés. A une certaine époque, on se rencontraient une fois par semaine avec J. Nicolle, F. Joliot, P. P.Grassé -qui n'était pas du tout de gauche, mais plutôt conservateur, ce qui ne l'empêchait pas de détester Pétain et d'être résistant à fond- et puis E. Aubel, qui avant guerre était Action Française et s'est inscrit au Parti Communiste à peu prés en même temps que Joliot, fin 1943. Jusque là, Joliot était de sensibilité de gauche, mais il n'était pas inscrit. Il a sauté le pas après Stalingrad. On avait une grande admiration pour les Russes… ils nous sauvaient, ils nous libéreraient, l'Armée rouge bénéficiait d'un immense prestige. Joliot voulait m'entraîner, mais je suis trop individualiste. Je n'ai jamais fait parti d'aucune association.


La Résistance devient politique

C'est alors que la Résistance a commencé à être tiraillée entre deux tendances. D'une part, De Gaulle avait envoyé ses émissaires, et l'on a créé le C.N.R. avec le Professeur de Louis le Grand, le type qui se piquait le nez... Georges Bidault. De l'autre il y avait les communistes. Je me souviens de réunions au Laboratoire de Géologie appliquée, chez Barrabé et des discussions entre la gauche et la droite. J'entends encore Cavaillès me dire : "tout ça sent mauvais, on va voir apparaître une bande de zigotos..." La résistance a alors perdu la pureté de la lutte anti-nazie. Un jour, je m'aperçois qu'un monsieur qui n'avait rien foutu de la guerre, était devenu colonel. Un autre, auquel j'avais été obligé de foutre des coups de pied au cul, Président des résistants intellectuels... Ils se sont disputés. d'un côté les gaullistes, de l'autre les communistes. Et puis, il y avait le problème des actes de résistance. Moi-même, je n'ai jamais eu une mentalité de terroriste. Tuer un Allemand dans le métro, je trouvais ça dégueulasse. Vous tuez un type en uniforme (qui est peut être un brave type), mais vous savez que dix otages seront fusillés. A propos d'otages, à l'été 1940, j'avais travaillé à Toulouse dans un laboratoire de minéralogie dont le monteur de générateurs de rayons X était un jeune électricien, un jeune type très débrouillard d'origine polonaise, très anti-Allemand, s'appelait Choumof. Il revient à Paris, on se revoit, puis un beau jour il disparaît. après la guerre, j'ai appris qu'il avait été arrêté par les Allemands. Très fort en radio, il avait monté des postes et il transmettait des messages pour un groupe de résistants. Choumof, ça s'écrit C.H.O.U.…, mais les Allemands l'avait orthographié S.H.O.U. Un jour, un allemand est tué dans le métro et on décide de fusiller des otages. Les Allemands les ont pris par ordre alphabétique, mais comme ils avaient écrit son nom avec un S au lieu d'un C, il a échappé au peloton. En 1945, je l'ai revu et l'ai aidé à finir ses études et il a fini ingénieur dans une grosse boîte. Mais cette affaire d'otage l'avait terriblement marqué, le fait qu'un autre ait été fusillé à sa place à cause d'une simple faute d'orthographe.

Voir aussi

Notes