Une société sans controverse : le Brésil ?
Une société sans controverse : le Brésil ?
Université européenne d’été 2013 de l'IHEST. 1-4 juillet 2013
La controverse : enjeux scientifiques, enjeux de société. Comment agir en régime de controverse ?
Gouvieux, le 4 juillet 2013
Hervé THERY, géographe, directeur de recherche CNRS, professeur invité, université de São Paulo, Brésil
Neli Aparecida DE MELLO THERY, professeur, gestion de l’environnement, université de São Paulo, Brésil
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Romain Garcier : Hervé Théry et Neli Aparecida De Mello sont géographes. Ils enseignent à l’université de Sao Paulo. Hervé Théry est également directeur de recherche au CNRS. Ils se proposent tous les deux, à partir de leur expérience qui concerne l’environnement au sens large, de réfléchir à la possibilité d’une société sans controverse, à travers l’exemple du Brésil.
Hervé Théry : A l’origine, Marie-Françoise Chevallier-le Guyader m’avait demandé de trouver quelqu’un susceptible de parler des controverses scientifiques au Brésil, qui est l’un des pays avec lequel l’IHEST souhaite développer des relations. Je lui ai répondu que cela serait compliqué parce que dans la culture brésilienne, l’idée est plutôt de fuir le conflit, la polémique, et même la controverse. Nous sommes donc arrivés à la conclusion qu’il serait intéressant de proposer une présentation sur cette question de savoir si le Brésil est véritablement un pays sans controverse. Nous verrons que le point d’interrogation accolé au titre a son importance.
Au cours de cet exposé, nous passerons plusieurs fois de la controverse scientifique à sa répercussion sociale, aux jeux d’acteurs qui sont derrière et aux effets sur les politiques publiques. Je précise qu’il s’agit d’une présentation franco-brésilienne, réalisée à quatre mains. Nous nous proposons de partir de quelques controverses scientifiques brésiliennes, dont la plupart vous paraîtront peut-être exotiques car elles n’ont pas franchi les frontières brésiliennes, pour montrer comment la culture brésilienne de la cordialité et du consensus peut faire frein, en partie, à l’expression de ces controverses et des polémiques qui les suivent. Nous évoquerons également les récentes manifestations, qui montrent qu’au-delà de cette cordialité et de ce consensus obligatoire, la solution est l’explosion. Dans le monde rural comme dans le monde urbain, les explosions brutales de violence sont fréquentes ; elles pourraient sans doute être évitées si les problèmes étaient gérés plus en amont, de façon divisible et participative.
Avant de commencer, je tiens à rappeler que l’on parle d’un pays qui, à l’échelle européenne, est démesuré. En effet, le Brésil, qui compte 200 millions d’habitants, est seize fois plus grand que la France ; sa superficie représente près du double de celle de l’Union Européenne. Il s’agit donc d’un pays immense, qui présente une très grande diversité.
Nous allons parler de deux controverses, l’une très ancienne et l’autre beaucoup plus récente. La plus ancienne date de la guerre du Paraguay. Dans toute son histoire, le Brésil n’a mené que deux guerres, dont une participation très limitée à la Seconde Guerre mondiale par l’envoi d’un corps expéditionnaire en Italie. La guerre du Paraguay est la seule guerre que le Brésil, allié à l’Argentine et l’Uruguay, a véritablement menée pour son compte. Durant cette guerre, le Brésil s’est retrouvé en difficulté ; la solution trouvée par cette société rurale esclavagiste a été de libérer un certain nombre d’esclaves, qui devaient combattre en échange de la liberté. Il y a eu toute une série de livres sur le rôle de ces mesures d’urgence dans l’abolition de l’esclavage et la chute de l’Empire qui, d’une certaine façon, ont été provoquées par cet ébranlement de la société esclavagiste et par la création d’une armée, laquelle a renversé le pouvoir en place vingt ans plus tard. Cette discussion d’érudits n’a pas eu de répercussion sociale ; elle s’est déroulée longtemps après les faits, et n’est jamais véritablement sortie du champ historiographique.
Neli Aparecida De Mello : La seconde controverse porte sur la délimitation des espaces urbains et ruraux. Au début des années 2000, quelques économistes et géographes commencent à débattre sur la question du développement des villes brésiliennes. Au Brésil, la ville a une définition administrative : c’est le siège de la municipalité. Or dans la plupart des cas, à l’exception des grandes métropoles, ville et campagne sont étroitement liées. Par exemple, dans le sud du Brésil, qui est la région de la vigne, les villes sont totalement liées au monde rural. En 2002, José Eli da Veiga, qui est un économiste très connu au Brésil, publie un livre intitulé Villes imaginaires, dans lequel il soutient que le Brésil est moins urbain qu’il n’y paraît. Entre 2002 et 2003, une trentaine d’articles sont publiés dans la presse en reprenant cette idée que le Brésil n’est pas aussi urbain qu’on ne le dit.
Le point de départ de la controverse est le recensement démographique réalisé au Brésil en 2000, qui détermine que près de 82 % de la population du pays vit dans des agglomérations qualifiées d’urbaines, et que la population rurale, minoritaire, tend à diminuer de telle manière que l’on pourrait prévoir pour 2030 sa complète extinction. José Eli da Veiga montre dans son étude que les statistiques officielles brésiliennes ne tiennent aucun compte des concepts qui permettent de distinguer les espaces urbains et ruraux avec leurs habitants. En effet, la distinction adoptée par l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE) considère comme urbaine toute zone municipale, indépendamment du nombre de ses habitants et des fonctions que cette agglomération remplit effectivement. Le rural est l’espace qui existe autour de ce noyau, là où la population est dispersée ou bien se concentre en petits groupes de voisinage. L’adoption de cette définition tend à surdimensionner ce qui est qualifié d’urbain dans le pays et, donc, le processus d’urbanisation dans la société brésilienne, en même temps qu’elle tend à disqualifier et annuler l’importance du monde rural. José Eli da Veiga souligne que les définitions adoptées au Brésil n’ont pas de parallèle dans la plupart des pays modernes. Utilisant les critères proposés par l’OCDE, notamment en ce qui concerne la densité démographique, il démontre que le monde rural brésilien est plus grand que ce que l’on admet et qu’il a une vitalité que les statistiques officielles ne saisissent nullement.
Concernant le développement du monde rural, deux conceptions s’opposent : l’idée d’un développement harmonieux, lié au marché, et l’idée d’une lutte paysanne, liée à un mouvement socio-territorial qui s’appelle le Mouvement des sans-terre. Cette dualité est tellement forte au Brésil qu’il existe aujourd’hui deux ministères s’occupant de l’agriculture : un ministère de la grande agriculture, celle qui dispose des technologies, qui produit et exporte massivement ; un ministère du développement agraire, qui concerne les petits producteurs, la paysannerie, l’agriculture familiale.
Ce débat a débouché sur des questions de politiques publiques. Le gouvernement a entendu la voix de José Eli da Veiga et a créé, dans le premier mandat de Lula, les territoires de citoyenneté. Ainsi, la politique qui était pensée et dirigée vers un développement du monde rural s’est transformée en une question de citoyenneté. Dans ce cas précis, la solution a été d’inclure la controverse dans la politique publique.
Hervé Théry : Cette façon de faire, c’est-à-dire de démarrer sur une discussion scientifique, de passer ensuite à une controverse, parfois à des polémiques, mais toujours de manière feutrée, et de déboucher enfin sur un compromis, est quelque chose qui est très enraciné dans la culture et la formation sociale brésilienne. Cette question a été analysée par un grand historien brésilien, Sergio Buarque de Holanda, dans son livre Racines du Brésil, qui contient tout un chapitre sur la notion de cordialité, dont il fait ensuite un livre intitulé L’homme cordial. L’auteur montre en quoi cette façon de toujours faire des compromis, de ne pas aller à l’affrontement, de ne pas élever la voix, est constitutive de la façon d’être brésilienne. Il le rattache en partie au fait que pendant toute la période coloniale, il y avait beaucoup plus d’esclaves que de maîtres, et que ces derniers vivaient dans la terreur d’une révolte comme cela s’est produit à Haïti. La révolte a été évitée par diverses méthodes, notamment ce qui a été analysé par un très grand scientifique brésilien, Gilberto Freyre, qui a été contesté mais que l’on réhabilite aujourd’hui, qui a mis en évidence, en particulier sur le plan racial, l’existence de tout un système de circulation entre maîtres et esclaves, entre la grande maison, la « Casa-Grande », et la maison des esclaves, la « Senzala » ; cela créait des compromis, des associations qui allaient jusqu’au métissage, puisque le Brésil est l’un des pays les métissés au monde. De fait, dans la culture brésilienne, il est toujours mal vu d’élever la voix, d’aller à l’affrontement : il faut essayer d’ « articuler » ; la politique brésilienne, c’est « articulação ». Cela conduit parfois à des alliances qui sont absolument stupéfiantes pour nous, entre gens de partis politiques opposés.
Ce modèle vient pourtant de montrer ses limites lors des événements survenus au mois de juin dernier. Le Brésil n’a connu que deux grandes vagues de manifestations : l’une en 1982, à la fin de la dictature, et l’autre en 1992, quand un président corrompu a été renversé. A la surprise générale, une nouvelle vague de manifestations a déferlé sur le pays le mois dernier. En tant que spécialiste du Brésil, je dois dire que je n’ai rien vu venir, comme d’ailleurs l’ensemble des spécialistes brésiliens ou étrangers. Cette vague de contestation, réprimée de manière assez violente, a parcouru l’intégralité du territoire brésilien, y compris des localités très petites qui n’avaient jamais connu de manifestations dans leur histoire. C’est quelque chose de tout à fait inédit, que l’on explique en partie par les réseaux sociaux. Le point de départ de la contestation a été l’augmentation du prix des transports publics, puis l’on est passé à une contestation du coût d’organisation de la Coupe du monde 2014, et ensuite à des choses encore plus générales comme la lutte contre la corruption.
Neli Aparecida De Mello : Pour en revenir au cours de l’exposé, l’un des moyens de résoudre la question de la violence dans les campagnes est de créer des périmètres agraires, des périmètres de colonisation. Le problème est que le Mouvement des sans-terre se concentre essentiellement au Sud ou Centre-Sud du pays. Or les périmètres de colonisation sont principalement créés vers le Nord et l’Amazonie, ce qui implique que les gens doivent se déplacer dans des régions qu’ils ne connaissent pas. On trouve ainsi, à côté des grands axes de pénétration vers le Nord du pays, des gens qui campent en attendant la mise en place des périmètres de colonisation. Certains envahissent des terres rurales illégalement, ce qui provoque des conflits, de la violence et parfois même des assassinats. Ces phénomènes se concentrent essentiellement autour de l’Amazonie, qui est la région des déboisements. Il y a deux ans, nous avons fait un Atlas de l’esclavage rural au Brésil, qui montre notamment que la question des esclaves libérés coïncide avec les régions très violentes.
Hervé Théry : Pour terminer, nous évoquerons un cas de violence urbaine qui montre que le consensus est possible jusqu’à un certain point, mais que lorsqu’on n’a plus les moyens de négocier, on passe en force : c’est le cas des bidonvilles de Rio, qui se sont développés et représentent aujourd’hui environ 25 % de la population. Depuis une cinquantaine d’années, il y avait une sorte de compromis autour de l’abandon des favelas, dont l’économie était complètement dominée par les trafiquants de drogue ; jusqu’à ce que la municipalité de Rio, l’Etat de Rio et l’Etat fédéral décident de reconquérir ces zones en envoyant l’armée. Il se trouve que le Brésil, pour la première fois de son histoire, avait envoyé des Casques bleus à Haïti, à la demande de l’ONU. L’armée brésilienne contrôle ainsi depuis plusieurs années le principal bidonville de Port-au-Prince ; elle a acquis un certain nombre de techniques qu’elle a pu mettre à profit au Brésil. Les affrontements entre les trafiquants des favelas et l’armée se sont déroulés sous forme de batailles rangées au milieu des habitants et ont été retransmis en direct à la télévision.
Trois campagnes successives ont été nécessaires, dont la première a fait une quarantaine de morts. L’un des objectifs était notamment de reconquérir l’accès tranquille à l’aéroport en prévision de la Coupe du monde 2014 et des Jeux Olympiques à Rio en 2016.
Discussion avec les participants
Romain Garcier : Merci beaucoup pour cette présentation très stimulante, qui ouvre à des questions intéressantes de sciences humaines et sociales : est-ce qu’il y a des modes de régulation de la controverse différents selon les pays ? Est-ce pertinent de parler de « cultures nationales » dans le cadre des controverses ? Par ailleurs, je serais intéressé d’avoir votre perspective sur la façon dont les Brésiliens, les scientifiques mais aussi le pouvoir politique, ont abordé la controverse scientifique sur le rôle de l’Amazonie.
Hervé Théry : Il y a deux ans, nous avons circulé dans les quatre pays scandinaves avec un petit groupe de Brésiliens. Il y avait une perplexité permanente face à ce que l’on nous expliquait sur la concertation. Nous avons bien compris que dès l’enfance, les Scandinaves sont habitués à discuter de tout. Je me souviens par exemple d’un sociologue qui expliquait que dans les pays autoritaires comme la France, quand un patron veut investir, il ne demande l’avis de personne, tandis que dans les pays scandinaves, cela est discuté par tout le monde, y compris les femmes de ménage.
Je crois assez volontiers qu’il y a des styles de relations sociales selon les pays. Dans le cas du Brésil, nous avons essayé d’indiquer que la longue histoire esclavagiste, la structure extrêmement tranchée de maître et d’esclave, avait probablement un certain retentissement dans cette culture du « pas de vagues », jusqu’à ce que cela explose.
Neli Aparecida De Mello : En ce qui concerne cette idée de participation, de concertation, et plus généralement de gouvernance, il faut bien voir que pendant trente ans, le Brésil a connu une dictature militaire dans laquelle personne ne pouvait s’exprimer. De fait, lorsque la démocratie a été instaurée, la plupart des gens n’avaient pas l’habitude de participer, de poser des questions. Aujourd’hui, trente ans après, la nouvelle génération commence à participer. Il existe déjà beaucoup d’instruments et de lieux de participation, mais les gens qui participent ne défendent souvent que leurs intérêts propres ; il s’agit surtout de demandes très ponctuelles et individuelles.
S’agissant de l’Amazonie, il n’y a pas de stratégie nationale sur cette question. Les gens qui vivent en Amazonie ne veulent pas que la région soit gardée sous cloche car ils ont besoin de la croissance et du développement. Le débat porte sur la question de savoir si un autre modèle de développement est possible, notamment avec l’essor des nouvelles technologies et l’exploitation de la biodiversité amazonienne. Il existe des pistes intéressantes mais elles ne sont pas majoritaires. A ce jour, la plupart des gens veulent une expansion de l’agriculture capitaliste et exportatrice, celle des technologies et de l’élevage. Le manque de stratégie unique est préjudiciable.
Hervé Théry : Il y a un cas de controverse à propos de l’Amazonie, autour de la question de savoir s’il existe, ou non, un risque d’internationalisation de la région. C’est un débat ridicule mais récurrent. Périodiquement, des campagnes de communication entretiennent cette idée selon laquelle les manuels scolaires américains recommandent l’invasion de l’Amazonie. Un diplomate brésilien, qui est aussi un grand intellectuel, s’est intéressé à la question lorsqu’il était conseiller scientifique à l’ambassade du Brésil à Washington : il a démontré que les manuels scolaires en question n’existent pas ; plusieurs indices lui font dire qu’il s’agit en fait d’un groupe conservateur brésilien, jadis proche du gouvernement militaire, et qui relance régulièrement le débat. C’est une controverse complètement fabriquée mais qui a donné lieu à cinq vagues de polémiques.
Un participant : Du point de vue de la biodiversité, l’Amazonie est complètement mythique, notamment depuis les expériences réalisées par les zoologistes d’Harvard, en 1982-1983, sur la biodiversité de la canopée : on s’est rendu compte que la magnitude de la biodiversité totale n’était pas de quelques millions mais plutôt de quelques dizaines de millions d’organismes. L’Amazonie est considérée comme un centre de biodiversité que l’on ne doit pas atteindre. Or je vois, de l’extérieur, beaucoup d’alarmes sur la déforestation amazonienne. Est-ce que cet aspect mythique de la biodiversité amazonienne est perçu de la même manière au Brésil qu’en Europe ? Est-ce qu’il y a des controverses sur ce sujet, des débats entre universitaires ?
Neli Aparecida De Mello : Il existe un institut brésilien de conservation de la biodiversité : l’institut Chico Mendes, qui s’occupe notamment de produire des études sur le sujet. Il y a aussi, dans chaque Etat, des universités qui sont en constante amélioration. Après la signature de la Convention sur la biodiversité au Brésil, il y a eu une très grande campagne pour connaître précisément la biodiversité amazonienne. Cela a débouché sur une politique de conservation de la biodiversité, qui se fait à la fois in situ et ex situ. Cette question fait l’objet d’une controverse entre les biologistes et les grands producteurs agricoles. Ces derniers estiment que l’Amazonie est suffisamment protégée et qu’il n’est pas nécessaire d’en faire davantage ; par contre, ils soulignent que pour maintenir le PIB brésilien, dont l’agriculture représente un tiers, il faut agrandir de plus en plus les terres cultivables. En ce qui concerne le déboisement, celui-ci est mesuré par satellite depuis 1988 : le taux de déboisement a connu une croissance entre 1988 et 1995, puis un petit déclin, et de nouveau une croissance au milieu des années 2000 ; ces cinq dernières années, le taux de déboisement est en baisse.
Hervé Théry : L’Amazonie est aussi mythique dans le Sud du Brésil qu’en Europe. Nos étudiants à Sao Paulo ont exactement le même « set » d’opinions sur l’Amazonie qu’un étudiant français. Je me plais à rappeler que l’Amazonie est le seul lieu au monde dont le nom est erroné, puisque l’origine du nom remonte aux premiers explorateurs qui pensaient avoir trouvé dans cette forêt les Amazones de la mythologie grecque. Toutes les controverses sur l’Amazonie sont teintées du mythe de l’eldorado aux richesses fabuleuses, de la biodiversité, mais aussi de l’enfer vert, du massacre des Indiens, etc. Il y a constamment ce balancement, aussi bien à l’intérieur du Brésil qu’à l’extérieur.
Un participant : Comme l’a dit Hervé Théry, l’Amazonie est plus grande que l’Europe ; par conséquent il n’y a pas « une » Amazonie mais une grande diversité de situations. Je pense que c’est une donnée qu’il faut prendre en compte quand on parle de l’Amazonie.
Par ailleurs, je voudrais poser une question à propos de la devise qui est inscrite sur le drapeau brésilien : «Ordem e Progresso », c’est-à-dire ordre et progrès. Le Brésil a été très influencé, à une époque, par les positivistes, en particulier Auguste Comte. Est-ce qu’il y a encore une grande influence de ce positivisme ?
Hervé Théry : Il faut rappeler que la devise d’Auguste Comte a été mutilée sur le drapeau brésilien puisque c’était « amour, ordre et progrès ». Le positivisme a été la pensée dominante des gens qui ont monté l’armée brésilienne, après la guerre du Paraguay, et qui ont renversé le régime impérial et esclavagiste. L’influence du positivisme était très forte au XIXe siècle mais elle s’est fortement diluée depuis. Il reste encore des fidèles, qui entretiennent notamment l’Eglise positiviste à Paris, laquelle est largement subventionnée par le Brésil.
Un participant : Ce qui me frappe dans votre présentation, c’est cette violence qui semble larvée, ou contenue, et qui explose tout d’un coup dans la société. Elle résulte principalement des inégalités et peut prendre différentes formes, notamment économique, dans la société. Par rapport à cette violence de la société brésilienne, la forme de controverse ne serait-elle pas un cadre salutaire, où se joueraient différents conflits, pour exprimer et faire sortir cette violence que l’on sent très présente dans la société bien que contenue ?
Hervé Théry : C’est un peu le sens de ce que l’on voulait montrer. J’ai l’habitude de dire que j’aimerais beaucoup que les Français râlent moins et les Brésiliens plus. Ce qui est miraculeux, c’est que le Brésil n’explose pas davantage face aux données objectives sur les inégalités abyssales entre les riches et les pauvres. En 1965, Josué de Castro publiait un livre intitulé : Une zone explosive. Le Nordeste du Brésil. Un demi-siècle plus tard, la situation est toujours explosive mais elle n’a pas explosé. Tout ce système de contrôle social a plutôt bien fonctionné. Il s’agit d’un style national qui règle les choses par le compromis.
Neli Aparecida De Mello : Dès l’enfance, on apprend qu’il ne faut pas se disputer. On se parle mais on ne fait pas de débat public. C’est une grande différence par rapport à la France. Dans les universités, il y a énormément de débats, mais ils ne sortent que très rarement dans la société.