La propriété intellectuelle dans le développement du Brésil
Extrait des Carnets du voyage d'études au Brésil de la promotion Claude Lévi-Strauss, 2009-2010, de l'IHEST
<br\> Sur le plan économique, les coûts élevés de création des biens immatériels supposent d’équilibrer dans le temps le cycle de production. La propriété intellectuelle (PI) est le reflet d’un équilibre entre développement, commerce et choix de société. L’inventeur licencie son invention auprès d’un industriel qui prend en charge les coûts de sa mise en œuvre. Le détenteur dispose alors d'un monopole pour utiliser, produire et vendre l’invention protégée pendant une durée limitée. Lorsque le brevet entre dans le domaine public, l’invention peut être copiée et commercialisée librement. Comme dans la plupart des pays en voie de développement, l’essor économique du Brésil a longtemps bénéficié des connaissances et des innovations de pays plus avancés. Une grande partie de son développement s'est faite autour de l'agriculture, dont les pratiques se brevètent peu. Aujourd’hui, le Brésil ne détient que 0,06 % des brevets enregistrés internationalement. «Pourtant le Brésil est l’un des quatre premiers pays au monde à avoir signé la Convention de Paris en 1884 pour la protection internationale de la propriété intellectuelle», rappelle Marcelo Dias Vatella, professeur de Droit dans une université privée de Brasilia. Quelles sont les particularités de la propriété intellectuelle (PI) brésilienne et son rôle dans le développement économique et social de ce pays ?<br\><br\>
Au Brésil, la majorité des brevets sont déposés par la recherche publique <br\><br\>
La production scientifique brésilienne est comparable à celle de pays européens tels la Suisse, la Suède ou la Hollande, mais sa production et son innovation technologiques accusent encore un certain retard. Serait-ce parce que le Brésil n’a investi que 0,80% de son PIB dans la recherche et le développement en 2005 (source MCT), là où la France en a investi 2,13% (source OST) ? En outre, selon la BIRD, l’investissement dans l’innovation technologique est réalisé en majorité par le secteur public (55%).<br\><br\> Pourtant le Brésil se classe désormais au 12ème rang mondial en matière de publications scientifiques et ne cesse de progresser (+8,2% d’accroissement annuel, soit quatre fois la moyenne mondiale), suivant d’ailleurs l’augmentation du nombre de ses diplômés universitaires. Si en 2004, il ne contribuait qu’à 1,2% de la production scientifique mondiale (1,9% en 2006, puis 2,02 % en 2007), «le Brésil est passé devant la Russie en 2009 !», remarque Pierre Colombier, Conseiller de coopération et d'action culturelle à l'ambassade de France au Brésil.<br\><br\> Au Brésil, l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) enregistre environ 21 000 demandes de brevets par an, mais moins d’un cinquième sont le fruit d’un déposant brésilien. <br\><br\> Particularité brésilienne supplémentaire, quasiment tous les brevets sont déposés par les Universités. En effet, les cinq premiers déposants du pays sont tous académiques, avec au premier rang l'Université de Brasilia et au second celle de Sao Paulo. En 1998, pour faire suite à la loi de PI sur les brevets de 1996, qui imposait à toutes les universités d'avoir une compétence en matière de propriété intellectuelle, l'Université de Brasilia a créé un centre de développement technologique. Toutefois, le nombre ne fait pas la qualité : à l'université de Sao Paulo, sur 949 brevets déposés en 2008, 150 seulement on été accordés.<br\><br\> Le Brésil n’a donc pas hésité à mettre les bouchées doubles en matière de recherche et d'innovation et a légiféré. « Notre loi sur l'innovation de 2005 cherche à inciter et à réguler l'innovation pour le chercheur public. Elle définit sa relation avec le secteur privé, explique Luis Bermudez, professeur à l'université de Brasilia. Cette loi complète celle de 1996 et définit les règles de PI pour les organismes publiques de recherche et les universités (par exemple, la nouvelle répartition des revenus des licences : 1/3 au chercheur, le reste à l'Université : 20% au laboratoire, 30% au département), alors qu'auparavant toutes les ressource des brevets allaient directement au ministère de l'Éducation ». La loi sur l'innovation de 2005 a créé un cadre juridique pour le transfert technologique vers le secteur privé : un organisme public peut désormais déposer un brevet issu d'un contrat avec le secteur privé.<br\><br\> En outre, le Gouvernement fédéral a lancé en 2007 un programme quadriennal (PACTI : Plan of Actions in Science, Technology and Innovation) de 41 milliards de R$ pour consolider le développement économique et social du pays autour de quatre priorités stratégiques :<br\><br\><br\> 1. Expansion et consolidation de la politique nationale scientifique, technologique et innovatrice, en intégrant les actions municipales, étatiques et fédérales pour accroître les bourses d’enseignement et de recherche et promouvoir les coopérations internationales.<br\><br\> 2. Promotion de l’innovation en entreprises pour y créer un environnement favorable à la R&D et aux activités d’innovation technologique, au moyen d’aides financières (prêts à taux réduits, incitations fiscales et bourses économiques) voire technologiques pour favoriser le transfert technologique vers les PME, améliorer l’efficacité et la production de ces dernières, mais surtout pour stimuler la création d’entreprises innovantes (via notamment la création d’incubateurs dans les Universités brésiliennes).<br\><br\> 3. Elaboration de programmes de RD&I dans des secteurs stratégiques pour le développement industriel brésilien, tels que les bio/nanotechnologies, les TIC, la santé, les biocarburants, l’agroalimentaire, la biodiversité, etc. Au total 140 domaines sectoriels ont été identifiés.<br\><br\>
4. Consolidation du développement social au travers de la science, la technologie et l’innovation, par une assimilation et une appropriation des innovations technologiques par la société brésilienne, en stimulant par exemple l’enseignement scientifique à l’école.<br\><br\><br\> Les entreprises brésiliennes n'ont pas de réelle culture de la propriété intellectuelle <br\><br\>
Selon la Fédération des Industries de l'État de Sao Paulo (FIEST), près de 33% des entreprises réaliseraient des innovations technologiques. En fait, seulement 1000 à 1200 entreprises, sur les 200 000 entreprises de plus de 1000 employés que compte le pays, font véritablement de l'innovation. Or, ces 1200 entreprises représentent 26% du PIB brésilien ! Parmi les entreprises brésiliennes les plus innovantes, on peut citer Unicamp (3ème place), devant Pétrobras, Multibas, Embraer et Marcopolo. « Une grande entreprise brésilienne qui innove beaucoup dépose au mieux 80 brevets par an ! », remarque Marcelo Dias Vatella, Professeur de Droit dans une université privée de Brasilia. Par comparaison, en France, le groupe aéronautique sécurité défense Safran publie environ 500 brevets par an.<br\><br\> S’il est communément admis, d’après une enquête effectuée parmi les entreprises brésiliennes de plus de 500 employés, que l’innovation est propice à l’emploi et qu’elle rapporterait jusqu’à 55 R$ de valeur ajoutée sur un coût de production de 1 000 R$, 55 000 entreprises brésiliennes n’innovent jamais. De larges progrès sont donc prévisibles… En cause notamment les lenteurs de l'INPI : suivant nos interlocuteurs, l'INPI brésilien mettrait de 6 à 8 ans pour délivrer un brevet. « Il n'y a pas eu d'investissement à l'INPI pendant des années », explique Renato Corona, responsable du département compétitivité et technologies de la FIEST. Cependant, l'INPI a récemment multiplié par quatre le nombre de ses fonctionnaires. « Ainsi, si avant il fallait 12 à 13 ans pour délivrer un brevet, aujourd'hui il ne faut plus que 6 ans ! » explique Renato Caporeli, responsable de la coopération internationale à la Confédération nationale de l'industrie, et ancien président de l'INPI...<br\><br\> Toutefois, la protection industrielle sur le territoire brésilien a, ces huit dernières années, conduit au doublement du nombre de dépôts de brevets, notamment de la part des déposants d’origine étrangère. Entre 2002 et 2006, l'on constate une hausse de près de 30% des demandes de brevets d’invention déposées auprès de l’INPI, soutenue en grande partie par celles, d’origine étrangère, effectuées par la voie internationale et entrant en phase régionale. En 2006, l’Office a reçu 21 017 demandes de brevets dont les trois quart ont été réalisées par des déposants étrangers (22% seulement ont été enregistrées par des résidents brésiliens), parmi lesquels les Américains ont été les plus nombreux (39%), puis les Allemands (13%), les Français (7%), les Suisses (7%), les Japonais (6%) et les Néerlandais (4%). Bien que la moitié des brevets déposés en Amérique latine soient brésiliens, ils ne représentaient que 0,2% des brevets mondiaux en 2006. En comparaison, la France dépose 4,1% des brevets dans le monde.<br\><br\>
Les multiples raisons du retard<br\><br\>
« Le Brésil n’est entré dans l'ère de la propriété intellectuelle que très récemment. Il y a 15/20 ans environ », explique Renato Caporeli, responsable de la coopération internationale à la Confédération nationale de l'industrie (CNI, sorte de Medef brésilien, créé en 1930, mais en beaucoup plus large). Il invoque deux raisons : 1. D'une part, le Portugal, pays colonisateur, était plutôt en retard sur ce point par rapport aux autres pays européens, et n'a donc pas transmis de culture PI au Brésil. Ce n’est qu’en 1805, lorsque la cour du roi Juan VI du Portugal s’est réfugiée au Brésil, qu’une Université a été créée. 2. D'autre part, dans les années 40, l'industrialisation du pays s'est faite sur des industries de process peu innovantes pour fabriquer sur le sol brésilien ce que le pays importait jusqu’alors. Ce modèle économique, essentiellement basé sur la copie et l’adaptation des technologies étrangères, s’est épuisé dans les années 1980s. De plus, au Brésil, les coopérations scientifiques entre les établissements de recherche publics et les entreprises privées ont longtemps été inexistantes, malgré les efforts récents de l’Etat brésilien qui tente de les consolider : les universités et les instituts de recherche sont encore trop éloignés de la base industrielle. Seules les grandes entreprises peuvent profiter des travaux de recherche. Un sondage auprès de la FIESP met en cause un certain nombre de raisons permettant d’expliquer cette situation :
- instabilité économique du pays et incapacité des entreprises à raisonner à long terme ;
- absence de culture de l’innovation au sein du secteur privé, encore persuadé qu’il s’agit d’une activité réservée aux Instituts de recherche et aux Universités ;
- manque de volontarisme politique de promotion de l’innovation ;
- coût élevé de l’innovation pour les entreprises ;
- manque de personnel qualifié ;
- faible accès aux nouvelles technologies ;
- manque d’information sur les marchés porteurs.
Pour autant, les industriels du pays, notamment dans le secteur de la santé, savent exploiter le système. Le pays cherche par exemple à faire tomber le Viagra dans le domaine public un an avant la date prévue par le laboratoire américain Pfizer .<br\><br\><br\>
Conclusion <br\><br\> Héritage historique ou conjoncture économique, la politique brésilienne de propriété intellectuelle reflète à la fois la logique et le discours d’un pays en voie de développement et les revendications d’un pays avancé. Longtemps balbutiante, elle était le terrain de jeu des seuls laboratoires universitaires ou institutionnels brésiliens, dont les quêtes d’innovations technologiques et/ou de publications étaient très éloignées, pour l’essentiel, des priorités des entreprises privées. Conscient aujourd’hui de son retard par rapport aux pays industrialisés et de l’importance de la PI pour pérenniser son épanouissement économique et social, le Brésil s’est lancé récemment dans un vaste programme de relance de la PI auprès des PME, à grand renfort de soutiens financiers à l’éducation, la recherche et l’innovation, de restructuration de ses administrations (INPI) et de promotion au rapprochement des secteurs de recherche publics et privés. Il s’est fait, au niveau international, l’avocat des pays en voie de développement et de la demande d’une nouvelle politique de la PI au niveau mondial. En 2004, soutenu avec l’Argentine par une quinzaine de pays en voie de développement, le Brésil obtient de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle de faire du développement son principal objectif. Le Brésil, comme l’Inde ou la Chine, a bénéficié de la libéralisation du commerce mondial au détriment des pays industrialisés dans le secteur agricole ou en matière de production industrielle. Désormais la réduction du retard par rapport aux États industrialisés sur le terrain de la propriété intellectuelle constitue un enjeu majeur pour le Brésil.
Sources<br\>
- Article slate.fr, sur la question de la propriété intellectuelle : le Brésil incarne la lutte du
Sud contre le Nord http://www.mediapart.fr/club/blog/lamia-oualalou/100608/sur-la-question-de-la-propriete-intellectuel le-le-bresil-incarne-la-