L’entrée du Brésil sur la scène mondiale
Par Christian Girault. [1]. Article paru dans le Rayonnement du CNRS. Le Bulletin de l'association, n° 56 - juin 2011 p. 6-18.
Sommaire
- 1 Résumé /Abstract
- 2 Le Brésil, « un Grand du 21e siècle [2] » avec des atouts considérables
- 2.1 Un « pays-continent »
- 2.2 Des ressources considérables
- 2.3 Une matrice énergétique favorable
- 2.4 La construction nationale. De la colonie portugaise à la République démocratique
- 2.5 Une République conservatrice
- 2.6 La transition vers le 21e siècle. - Démocratisation et consolidation de l’État de droit
- 2.7 Le phénomène Lula et l’arrivée à la présidence de Dilma Rousseff
- 2.8 Une démocratie solide et un projet de développement national confirmé
- 2.9 La croissance est (enfin) au rendez-vous
- 3 Une politique étrangère ouverte vers le monde.
- 4 Conclusions
- 5 Références bibliographiques
- 6 Notes
Résumé /Abstract
Résumé
La République fédérative du Brésil dispose de nombreux atouts en termes de taille, de population, de ressources et de situation géopolitique pour figurer parmi les « Grands ». Après des décennies de régimes autoritaires et d’espoirs frustrés, le Brésil a abordé le
21e siècle en s’appuyant sur une démocratie vivante.
Sur le plan économique, son potentiel de croissance apparaît considérable. Certes les structures internes révèlent encore des fragilités et des inégalités tant sur le plan géographique que social. Mais la nation brésilienne regarde l’avenir avec un optimisme enviable et s’est donné des objectifs réalistes. Ces points forts de la gouvernance et de l’économie autorisent dorénavant ce pays à jouer un rôle important sur la scène internationale.
Abstract
The Federative Republic of Brazil enjoys numerous assets in terms of size, population, resources and geopolitical situation and can compete with the “Greatest”. After many decades of authoritarian regimes and frustrated prospects Brazil has engaged the 21first Centrury with the support of a buoyant democracy.
From an economic point of view its growth potential is impressive. Indeed, fragilities and inequalities are still obvious from a spatial point of view and a social point of view as well. But the Brazilian nation looks to the future with an enviable optimism and puts forward a set of realistic objectives. These valuable assets good governance and a strong economy authorize from thereon this country to play a major role on the international scene.
Le Brésil, longtemps considéré comme un « pays d’avenir » qui décevait ses plus chauds partisans, a commencé à réellement s’affirmer à la face du monde dans les toutes dernières années.<br\> Le pays était miné par une économie fragile et très dépendante des marchés du Nord. Faute de marché intérieur suffisant, l’industrie connaissait souvent des périodes de crise prononcée et sur le plan social les inégalités étaient très visibles. Le cinéma novo avait montré les plaies du Nordeste et les chancres des favelas. L’état économique et financier du Brésil inspirait plus la défiance que le respect. Pour que l’émancipation géopolitique soit possible, il fallait que le pays s’assure de bases économiques solides et que la société se rassérène par la stabilisation de la démocratie. Nous tenterons de montrer dans cet article que l’État brésilien du début du 21e siècle, rompant avec les mauvais présages, assure les bases d’une croissance plus équitable. Du même coup, il se présente sur la scène internationale avec tout son potentiel et revendique une place qui lui revient, ranimant ainsi de façon saine les débats sur l’ordre international contemporain. |
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Le Brésil, « un Grand du 21e siècle [2] » avec des atouts considérables
Un « pays-continent »
Le Brésil est le cinquième pays du monde par la superficie, après la Russie, le Canada, la Chine et les États-Unis. Avec 8 503 000 km² il occupe près de la moitié (47 %) de toute la superficie de l’Amérique du Sud. La plus grande partie de son territoire se situe dans l’hémisphère Sud, ce qui constitue une grande originalité par rapport aux « puissances traditionnelles ». En effet, l’hémisphère sud, resté longtemps à l’écart des grands axes de circulation commerciale et des investissements, peut être considéré comme un hémisphère neuf. D’autre part cet hémisphère, beaucoup plus que l’hémisphère nord, possède un caractère essentiellement maritime, car les masses terrestres y sont vraiment faibles par rapport aux domaines océaniques. Le Brésil dispose de 7 400 km de côtes, sur un seul océan, ici l’Océan atlantique sud. Bien « encadré » dans ses frontières terrestres, toutes reconnues et garanties par des traités internationaux, le Brésil, pays adhérent au Traité du droit de la mer, dispose en outre d’une zone économique exclusive importante (3 500 000 km²), à laquelle pourrait s’ajouter une revendication éventuelle portant sur un plateau continental étendu (environ1 000 000 km²). En considérant les atouts géographiques de ce « pays - continent », nous devons souligner la présence du plus puissant fleuve du monde, l’Amazone, dont le bassin déborde sur plusieurs pays voisins ( Venezuela, Colombie, Pérou, Bolivie… ), qui est en même temps un axe de circulation fondamental puisque la navigation de navires de grand tirant d’eau remonte aisément jusqu’à Santarém et même Manaus.
Des ressources considérables
La population totale du Brésil est importante : 190 756 000 habitants selon le recensement de 2010, réalisé par l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE). Mais la densité moyenne de 22,4 hab. au km² demeure encore très raisonnable. La structure par âges montre une population jeune - les moins de 14 ans représentent 30 % de la population totale. Cependant, la transition démographique est bien engagée, avec un taux de natalité qui baisse rapidement (16 pour 1 000 en 2009). Ce profil démographique est très favorable pour les prochaines décennies ; mais des problèmes sont posés par une répartition spatiale encore déséquilibrée, avec une concentration dans des aires métropolitaines multimillionnaires qui incluent souvent des conditions d’habitat critiques et une congestion des moyens de transport.
Les ressources à la disposition du pays sont impressionnantes. Selon les experts les réserves en eau sont les plus importantes du monde (devant la Russie, la Chine et le Canada…). Les bassins des très grands fleuves (Amazone et Paraná [3]) avec leurs affluents représenteraient un potentiel hydroélectrique total de 240 000 MW. En ce qui concerne les forêts, les terres agricoles et d’élevage, le potentiel est là aussi considérable. Dans le Bassin de l’Amazone, situé pour les deux tiers en territoire brésilien, se situe le plus grand massif forestier de la planète. On sait l’importance de cet ensemble de, « forêts primaires sempervirentes », souvent appelé le « poumon de la planète », attaqué surtout sur son flanc Sud par des déboisements majeurs (dans les grands États du Mato Grosso et du Pará) et les polémiques provoquées par cette question tant à l’intérieur du Brésil que sur le plan international (campagnes de Greenpeace). Selon les relevés de l’Agence brésilienne de l’agriculture (Embrapa) les forêts couvriraient 4 400 000 km² (dont 3 500 000 km² en Amazonie) et les terres cultivables environ 4 020 000 km². H. Théry estime qu’il « resterait 340 millions d’hectares à cultiver sans trop d’impact environnemental, dont 90 millions d’hectares immédiatement disponibles » (THÉRY, H. in ROLLAND, D. et LESSA, A. C. 2010, p. 62).
A partir de telles données nous saisissons le potentiel énorme de l’exploitation forestière, de l’agriculture et de l’élevage dans ce pays qui possède les dernières grandes réserves de terre et qui pourrait bien être la véritable « ferme du monde ». Le Brésil se classe au tout premier rang pour nombre de productions agricoles et d’élevage : 7e rang mondial pour les céréales, 3e rang pour les viandes, 4e rang pour les fruits et légumes et bien sûr premier rang mondial pour le café et pour le sucre. Et la progression du pays dans les dernières années a été impressionnante, en particulier pour la production de soja, de viande de bœuf, de porc, de volaille, pour les oranges, les papayes, les melons... Cette progression fait du Brésil un grand exportateur agricole potentiel. Mais ces productions rentrent directement en concurrence avec celles de l’Union européenne (pour les céréales, la viande de bœuf et les volailles) et des États-Unis (pour le riz, le maïs, le sucre, le coton, le jus d’orange et aussi désormais l’éthanol[4]). L’affrontement direct du Brésil d’une part, de l’Union européenne et des États-Unis de l’autre, s’est produit lors de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) tenue à Cancún fin 2003 et a abouti à un blocage. Le Brésil n’a pas réussi à faire céder les barrières protectionnistes des pays riches, mais a su trouver quelques alliés pour les négociations futures au sein du G-20[5] qu’il avait constitué à cette occasion.
A ces ressources renouvelables s’ajoutent des ressources non renouvelables : minerais nombreux et réserves d’hydrocarbures abondantes. À l’époque coloniale les « Mines générales » contrôlées par la Couronne ont produit des quantités considérables d’or (ville d’Ouro Preto placée sur la liste du Patrimoine mondial, située dans l’État qui porte aujourd’hui encore ce nom de « Minas Gerais »). Le Bouclier brésilien de roches anciennes (Précambrien) recèle une minéralisation extraordinaire de métaux précieux (diamants, or…) et non précieux (minerai de fer, bauxite, charbon, manganèse, uranium…). Le Brésil se situe au deuxième rang pour la production de minerai de fer derrière la Chine (380 Mt en 2009) et est devenu en l’espace de quelques années précisément un grand exportateur de ce minerai considéré comme « stratégique ».
Une matrice énergétique favorable
Jusqu’au début des années 2000 le Brésil demeure un producteur modeste d’hydrocarbures. Pour cette raison, le gouvernement militaire développe dès les années 1970 l’éthanol comme carburant de substitution, tiré de la canne à sucre (Plan Pro-Alcool). La situation a progressivement changé à partir de l’exploitation de gisements de pétrole et de gaz au large des côtes. Leur production a atteint 94 Mt en 2008 et 100 Mt en 2009 : soit 2,4 M de barils par jour, pour une consommation interne de 2,5 M de barils par jour. Dès 2007, le Brésil a proclamé son autosuffisance énergétique, et de nouvelles unités de raffinage sont en construction. Les découvertes récentes de gisements de pétrole et de gaz dans les bassins maritimes, face aux états de Rio de Janeiro et de São Paulo, portent les réserves prouvées à 12, 8 milliards de barils. Il est vrai que ces réserves sont difficiles d’exploitation, étant situées en haute mer et à de grandes profondeurs. Mais la compagnie nationale des pétroles Petrobras a acquis dans ce domaine une grande expertise qu’elle développe ailleurs également, dans le golfe du Mexique et sur les champs offshore de l’Angola, entre autres. Ces réserves vont permettre des exportations importantes à partir de 2014-2015, ce qui fera du Brésil un acteur majeur de la politique internationale du pétrole et du gaz dans la zone américaine. Une collaboration est d’ailleurs prévue dans ce domaine avec le Venezuela (coopération technique), et la Chine (investissements chinois annoncés).
La matrice énergétique du Brésil paraît d’autant plus favorable que le pays a eu très peu recours jusqu’à maintenant à l’énergie éolienne, à l’énergie solaire et à l’énergie nucléaire (une seule usine à Angra dos Reis dans l’état de Rio de Janeiro). Actuellement, les sources renouvelables (biomasse et hydroélectricité) représentent 42 % de l’énergie primaire. Avec le barrage de Jirau en construction sur le rio Madeira, qui possédera une puissance installée de 3 350 MW, ce pourcentage va encore progresser. Un autre très grand barrage est projeté sur le rio Xingu dans l’État du Pará (barrage de Belo Monte qui suscite des mouvements d’opposition de la part des populations locales).
Avec la croissance fondée sur des ressources renouvelables abondantes, l’axe économique du pays se déplace vers le Centre et vers le Nord. Alors que, historiquement, le poids de l’économie nationale se situait dans le Sud et dans les états côtiers, avec le café et le développement industriel autour de l’axe Rio de Janeiro - São Paulo, nous assistons maintenant à une pénétration dans l’intérieur des chaînes de production, dans le domaine de l’agro-industrie comme de la production industrielle diversifiée. Cette « continentalisation » du processus de développement, déjà dessinée au 20e siècle, se renforce au profit de régions et d’États longtemps marginalisés. Il est évident que ce processus, lié aux deux Plans successifs d’accélération de la croissance (PAC), lancés pendant le deuxième mandat du Président Lula da Silva ne se fait pas sans bouleversements et sans débats (problèmes des populations indigènes, des déplacements de travailleurs sur de grandes distances, de l’accès à la terre, …). Mais la dynamique est lancée et conforte un processus de construction nationale, qui frappe les observateurs.
La construction nationale. De la colonie portugaise à la République démocratique
L’histoire politique du Brésil manifeste une grande continuité historique, depuis la colonie jusqu’à l’époque contemporaine. Nous n’observons pas ici de ruptures brutales, comme dans les pays hispano-américains voisins, mais plutôt des transitions qui font la part belle au pragmatisme et au compromis. Le Brésil, joyau de la Couronne portugaise, colonie riche et profitable, jalousement préservée des influences extérieures, accueille la famille royale qui fuit l’avancée des troupes de Napoléon (1808). Le Brésil, devenu indépendant sous la forme d’un Empire en 1822, garde les structures sociales de l’ancien régime et en particulier le système esclavagiste sur les plantations et dans la servilité domestique. La République est proclamée en 1889, une année après l’abolition tardive de l’esclavage et l’Empereur déchu part « en retraite » à Paris. Cette République conservatrice, appuyée sur l’oligarchie du sucre et du café, sait préserver l’intégrité territoriale du pays, en résistant à quelques tentatives séparatistes, et consolider ses frontières par des traités en bonne et due forme. A la fin du 19e et au 20e siècle, le Brésil connaît des transformations économiques mais le processus d’émancipation sociale est lent et les classes dominantes agraires (oligarchies du sucre et du café) gardent longtemps le contrôle du pouvoir par des liens clientélistes et un régime politique autoritaire.
Une République conservatrice
Le Brésil reste encore très relié à l’ancienne Europe par les influences culturelles, par les relations commerciales et aussi l’immigration allemande et italienne de peuplement qui se déverse sur les états du Sud au début du 20e siècle. La devise « Ordre et Progrès » l’identifie à la pensée européenne et au positivisme en particulier. Le pays est également très lié aux États-Unis avec lesquels une alliance de fait a été conclue. Les Nord - Américains se plaisent à considérer le Brésil comme un allié subordonné, qui peut éventuellement jouer un rôle de contrepoids par rapport à des régimes instables ou hostiles dans les pays hispano-américains voisins. Sur le plan économique le siècle est parcouru d’une succession de périodes d’expansion et de crises, qui évoluent en crises sociales et politiques. La dépression des années 1930 et plus tard les soubresauts de la guerre froide vont à la fois secouer la tranquillité légendaire du pays et susciter des mouvements sociaux aux deux extrémités du spectre politique (fascisme et communisme). Pendant la deuxième guerre mondiale et immédiatement après, les gouvernements brésiliens cherchent une issue nationale à la Crise, en créant une Banque centrale et des entreprises d’État solides qui promeuvent l’industrialisation, souvent en association avec des capitaux nord-américains ou européens, sur la base d’une stratégie de substitution des importations manquantes.
Le Brésil intervient aux côtés des Alliés en 1944 et participe à la création des Nations-Unies (1945). Le pays fait alors clairement partie du « monde occidental ». Peu à peu cependant, les intellectuels et les artistes, participant au mouvement « moderniste », ou bien à d’autres courants s’écartant des écoles classiques, « découvrent » le métissage ethnique et culturel. Ils commencent à reconnaître et à mettre en valeur les différentes composantes de l’identité du pays, y compris la composante afro-brésilienne, marginalisée et méprisée, le substrat amérindien méconnu, les religions populaires… Le pays réalise alors, pour la première fois, qu’il dispose d’un potentiel économique et industriel majeur. Les gouvernements de G. Vargas et surtout de J. Kubitschek établissent des plans de développement et de modernisation. Le symbole de ce nouveau départ, qui confirme les ambitions nationales et l’aspiration au développement, est la fondation d’une nouvelle capitale, Brasília, sur les plateaux du Goiás, à 930 km de l’ancienne capitale, Rio. Des créateurs inspirés, comme L. Costa, O. Niemeyer, R. Burle Marx, accompagnent cette construction, qui se réalise dans l’euphorie. À ce jour, Brasília, avec ses 2,5 M d’habitants, demeure une capitale étonnante, avec son « axe monumental » majestueux et des banlieues très vastes ; elle est devenue également un véritable carrefour des axes de circulation et de développement, au cœur du continent sud-américain.
Le coup d’état militaire de 1964 met un coup d’arrêt à cette période faste. Cependant la politique des généraux, fondée sur l’idéologie anti-communiste et conservatrice, et totalement alignée sur Washington au début (intervention à Saint-Domingue en 1965, sous couvert de l’Organisation des états américains), reprend une certaine autonomie dans une deuxième phase. La République populaire de Chine est reconnue en 1974 et la diplomatie brésilienne s’essaie à la diversification des partenariats. Par ailleurs, les militaires manifestent une volonté de développement et se préoccupent de contrôle territorial dans une perspective « géopolitique », issue des enseignements de l’école de guerre. C’est alors que sont dessinées les routes pénétrantes vers l’Amazonie. Même dirigé par des militaires, le Brésil ne s’engage à aucun moment dans une guerre avec ses voisins et cette réputation de « puissance pacifique » demeurera quelque chose d’important pour la suite. C’est sur les terrains de football que brille alors le Brésil, ce qui lui vaut de conserver la Coupe du monde Jules Rimet en 1970 et de gagner encore par deux fois la coupe de la FIFA en 1994 et en 2002.
La transition vers le 21e siècle. - Démocratisation et consolidation de l’État de droit
Paradoxalement, c’est dans des conditions très diffi- ciles que le Brésil va réussir le rétablissement, à la fois politique et économique, qui va le porter vers l’expansion au début du 21e siècle. Dans les années 1980 et 1990 le pays est pris au piège du surendettement. La croissance est faible ou négative, l’hyperinflation règne et plusieurs tentatives de stabilisation de la monnaie échouent, jusqu’à la création d’une nouvel- le monnaie stable, le real. En 1988 le Brésil, sortant de la dictature, s’est doté d’une nouvelle Constitution progressiste, qui renforce l’état de droit. Le Président est désormais élu au suffrage universel direct. L’organisation politique et administrative repose sur un équilibre entre la Fédération, les états fédérés et les municipalités.
Dans ce système politique, les anciens partis clientélistes demeurent en place mais les forces démocratiques se rassemblent autour de deux partis puissants, le PSDB (Parti de la Social-démocratie brésilienne), affilié à l’Internationale socialiste, animé par Fernando Henrique Cardoso, qui accède à la Présidence en 1995 et un nouveau Parti, le Parti des travailleurs (PT). Celui-ci est un parti original qui regroupe des intellectuels, des syndicalistes et des chrétiens de gauche, issus du courant de l’Église de la libération. Le mélange de ces éléments « prend » et le PT s’affirme à l’occasion des luttes ouvrières et des candidatures successives de Luiz Inácio « Lula » da Silva à la Présidence. Marilena de Souza Chauí, professeure à l’université de São Paulo, l’une des fondatrices du Parti, rappelait que la création du PT a été « le moment le plus clair de l’invention démocratique au Brésil dans la mesure où son existence signifie le refus de l’autoritarisme social et politique qui a toujours voué les classes populaires brésiliennes à une position et à un rôle subalternes » (CHAUÍ, 2003, 35).
Le phénomène Lula et l’arrivée à la présidence de Dilma Rousseff
Ce n’est qu’à sa quatrième candidature que Lula da Silva parvient à la victoire, à l’élection présidentielle de 2002. Né en 1945 dans une famille pauvre du Nord-Est (État du Pernambouc) qui a dû émigrer vers Santos, le jeune Lula devient ouvrier métallurgique et s’engage dans le syndicalisme. Il organise des grèves spectaculaires dans le cordon industriel de la banlieue de São Paulo, qui déstabilisent la dictature. Pendant ces années de combat il apprend la négociation et aussi le compromis, une méthode de gouvernement qu’il appliquera à la fois dans son pays et sur la scène internationale, avec grand succès. Cas exceptionnel dans les régimes démocratiques, la cote de popularité de Lula atteint à la fin de son deuxième mandat présidentiel, fin 2010, un niveau de plus de 80 %. Entretemps, son régime a pratiqué une politique assez centriste, associant rigueur de gestion économique et mesures sociales qui lui confèrent l’adhésion des couches populaires, avec en particulier la fameuse « Bolsa Familia », des allocations familiales conditionnées à l’assiduité scolaire des enfants et à la participation aux programmes de santé. Sur le plan international, sa popularité, là aussi, est immense, favorisée par ses nombreux voyages à l’étranger ; le Président B. Obama reconnaît magnanimement qu’il est plus « populaire » que lui-même.
L’accession de Mme Dilma Rousseff à la Présidence du Brésil en janvier 2011 est également un moment assez exceptionnel de l’histoire politique brésilienne. La candidate du Parti des travailleurs était relativement peu connue du grand public jusqu’au démarrage de la campagne. C’est Lula lui-même qui, l’ayant eu comme son chef de son Cabinet - un poste équivalant au Brésil à celui de Premier ministre -, propulse sa candidature à la Présidence en transférant sur elle toute sa popularité. Il convient de noter que cette arrivée se fait par des voies parfaitement démocratiques, puisque l’élection présidentielle de 2010 a comporté un deuxième tour de scrutin, Mme. D. Rousseff n’ayant obtenu que la majorité relative au premier tour, devant M. José Serra du PSDB, et Mme Marina Silva du Parti vert. Au deuxième tour D. Rousseff l’emporte nettement avec près de 56 millions de voix exprimés (56,05 %). À nouveau, la personnalité de D. Rousseff tranche avec la classe politique traditionnelle, car elle a été dans sa jeunesse une militante d’extrême - gauche à l’époque de la dictature militaire. <br\><br\> Emprisonnée et torturée, elle a fait ses classes dans le PT et gagné la confiance des dirigeants, uniquement par son travail politique, puisqu’elle n’est ni élue locale ni députée. Qu’une femme, de gauche de plus, accède à la Présidence d’un pays réputé autrefois pour son conservatisme et son « machisme » dit beaucoup sur l’évolution politique, culturelle et sociale du Brésil.<br\><br\>
Indicateurs | 2005 | 2009 |
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PIB (en milliards US $) | 882 | 1 571 |
Dette / PIB (%) | 51,6 % | 48,2 % |
Solde budgétaire | + 2,9% | + 1,3 % |
Taux d’intérêt (taux directeur de la Banque centrale) | 18 % | 8,75 % |
Réserves internationales | 53,8 milliards US $ | 239 milliards US $ |
Balance commerciale | + 44,7 milliards US $ | + 25,3 milliards US $ |
Inflation | + 5,9 % | + 4,2 % |
Pauvreté (population avec moins de US $ 2 par jour) | 31 % | 23 % |
Coefficient de Gini• | 0,569 | 0,548 |
Chômage | 15,8 % | 11,5 % |
• Coefficient mesurant les inégalités de revenus. Sources : Centre d’Études sur l’Intégration et la Mondialisation (CEIM) ; Instituto Brasileiro de Geografia et Estadística (IBGE), Annuaire Images Économiques du Monde 2011 (Armand Colin).
Une démocratie solide et un projet de développement national confirmé
Au tournant du 21e siècle, sous les gouvernements de F. H. Cardoso et de Lula da Silva, le Brésil a retrouvé un projet national qui avait été esquissé au milieu du 20e siècle sous les présidences conservatrices de G. Vargas et de J. Kubitschek, et s’était par la suite enlisé dans les sables de la dictature, les crises politiques et financières et l’alignement systématique sur la politique nord-américaine. L’arrivée de Lula et du PT (Partido dos Trabalhadores) au pouvoir, qui avait un moment affolé les marchés, se révèle finalement une expérience positive de gestion responsable et pragmatique, très bien évaluée par les économistes et les hommes d'affaires à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Quels sont les éléments constitutifs de cette gestion saine et de cette dynamique économique ? Une fonction publique relativement structurée, un système de collecte fiscale représentant un prélèvement total d’environ 35 % donnent une bonne assise à l’action de la Fédération mais aussi des états fédérés et des municipes, avec bien sûr certaines disparités selon les secteurs, des cas notoires de corruption et un reproche courant d’excessive « bureaucratisation » des services. Au niveau des institutions économiques et financières on note que la Banque centrale est indépendante. La monnaie, le Real, est solide, trop solide d’ailleurs dans la période récente au gré des exportateurs, car elle a subi depuis 2008 une forte réévaluation. L’État contrôle le Banco do Brasil, qui possède des agences sur l’ensemble du territoire. Une banque spécialisée, la Banque nationale de développement économique et social (BNDES), fondée en 1952, remplit bien le rôle qui lui est assigné et apporte son concours aux entreprises brésiliennes et aussi sud-américaines pour les grands projets d’infrastructure ainsi que les projets culturels (appui au cinéma brésilien par exemple). Parmi les grandes entreprises nationales se détache Petróleo Brasileiro (Petrobas), fondée également à l’époque de G. Vargas, qui conserve pratiquement la gestion totale des gisements de gaz et de pétrole. Un point fort de la structure d’État qu’il nous revient de souligner est l’importance donnée à l’enseignement supérieur, à la science et à la technologie. Le Ministère de la science et de la technologie (MCT) a dégagé des axes prioritaires dans des domaines de pointe (biotechnologies, recherches spatiales…[6]) . <br\> Parmi les grandes sociétés privées brésiliennes, qui deviennent pour certaines de véritables multinationales, il convient de mentionner VALE, situé au premier rang des groupes miniers mondiaux, qui a absorbé la société canadienne INCO en 2008, la société de construction aéronautique EMBRAER qui se situe au troisième rang mondial, les sociétés métallurgiques GERDAU et SCN, les entreprises de travaux publics CAMARGO CORRÊA et ODEBRECHT qui construisent de grands projets au Brésil mais aussi dans d’autres pays sud-américains (Pérou, Venezuela…), dans les Caraïbes et en Afrique. La construction automobile est représentée au Brésil par la plupart des grands du secteur au niveau mondial (européens, japonais, nord-américains). La production d’unités automobiles a dépassé en 2010 le niveau de l’Allemagne avec plus de 3 millions de véhicules. La vie des affaires, qui gravite autour de la grande capitale économique, São Paulo, est active et la Bourse (BOVESPA) représente 57 % des capitalisations boursières de toute l’Amérique du Sud. Même si le patronat n’adhère pas spontanément aux idéaux du gouvernement de Lula, il a dû reconnaître l’extraordinaire efficacité du Président pour faire avancer les intérêts brésiliens.
La croissance est (enfin) au rendez-vous
Pendant longtemps, la croissance était restée anémique. Les premières années du gouvernement de Lula ont encore présenté des taux insuffisants pour solder une dette sociale énorme. L’accélération se produit précisément à partir de 2006 (+ 3,8 %), 2007 (+5,4%), 2008 (+ 5,9 %), comme si le programme du gouvernement de Lula avait fonctionné à la perfection. Dans un premier temps, de 2003 à 2006, il a réalisé un assainissement de la situation de la dette, une relance intérieure par l’emploi et la «Bolsa Familia ». Dans un deuxième temps, de 2006 à 2008, il a mené une véritable politique d’expansion facilité par ces deux « Plans d’accélération de la croissance » (PAC), représentant plus de 800 milliards de reais d’investissements dans les infrastructures, la recherche et le développement technologique. La crise financière de 2008-2009, venue des Etats-Unis, a changé la donne et le Brésil en a subi le contrecoup, mais de façon temporaire (-0,1 % de croissance en 2009). Cette bonne tenue de l’économie a été facilitée par un contrôle habile des marchés par la Banque centrale ; des lignes de crédits ont été accordées aux banques pour encourager en particulier les prêts à la consommation et l’achat d’automobiles ; de sorte que le Brésil ressort plus fort de la crise et avec une croissance estimée à + 7,7 % pour l’année 2010. La Cepal, l’organisme économique régional des nations unies, souligne une récupération remarquable avec une forte croissance de l’emploi et une augmentation des salaires réels (CEPAL 2011).
Une politique étrangère ouverte vers le monde.
Une tradition diplomatique solide
Le Brésil estime mériter une place à part entière dans la communauté internationale. Il entend participer à l’égal des autres Grands aux décisions qui affectent l’ordre du monde. Cette position « revendicative » est assumée par les derniers gouvernements, celui de F. H. Cardoso et celui de Lula da Silva tout particulièrement. Pour parvenir à ces fins, le Brésil s’est donné un objectif, celui d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU). Ces ambitions légitimes sont fondées sur une pratique de la diplomatie internationale qui remonte au moins à la première moitié du 20e siècle, à la création d’un corps diplomatique et d’une doctrine par le Ministre des relations extérieures de l’époque, le baron de Rio Branco. Le Brésil a participé aux deux guerres mondiales aux côtés des Alliés. Membre fondateur de la Société des nations (SDN) et plus tard des Nations unies, le Brésil s’intéresse aux affaires du monde, même si les grandes puissances ont eu parfois tendance à le rejeter – le Brésil s’était retiré de la Société des nations en 1926, estimant déjà que les puissances ne lui accordaient pas la place qui lui était due. La diplomatie brésilienne s’appuie sur le Ministère des relations extérieures appelé communément «l’Itamaraty», du nom de l’ancien Palais situé à Rio puis du nouveau palais à Brasília, où il a son siège - qui recrute un corps de fonctionnaires diplomates de qualité. De ce point de vue, la continuité de la politique étrangère à travers des régimes de diverse nature et la solidité assurée par une diplomatie professionnelle sont des atouts pour le Président de la République.
Un « activisme responsable » (Celso Amorim)
Dans son désir de s’affirmer sur la scène mondiale, le Brésil a fait montre d’une activité débordante qui s’est déployée sur de nombreux fronts, la diplomatie économique et commerciale, la diplomatie plus traditionnelle, dans les domaines et les forums divers - régionaux et internationaux - sans oublier la culture et le sport. Ainsi le Brésil parvient à faire reculer les puissances lors de la conférence ministérielle de Cancún . Devant l’Organe de résolution des différends (ORD) de l’OMC le Brésil obtient des règlements en sa faveur, sur le coton contre les États-Unis et sur le sucre contre l’Union européenne. A l’inverse dans les grandes négociations commerciales, que ce soit la Zone de Libre-échange des amériques (ZLEA) proposée par les Etats-Unis, ou l’Accord de libre-échange négocié avec l’Union européenne depuis quinze ans, les négociations ont achoppé sur les barrières douanières placées devant les produits agricoles, d’élevage et sur la question des subventions agricoles pratiquées tant aux États-Unis qu’en Europe. Cet activisme est symbolisé par les nombreux voyages à l’étranger de Lula qui parcourt la planète en héraut d’un nouvel ordre international qui a parfois des accents tiers-mondistes, avec l’insistance portée sur la lutte contre la pauvreté, sur la nécessité d’un équilibre entre Nord et Sud... Concrètement, le Brésil a ouvert pendant sa présidence 68 postes diplomatiques et consulats dans des régions où le Brésil était fort peu présent jusqu’alors (petits pays des Caraïbes, Moyen-Orient, Afrique centrale et occidentale, Asie du Sud-Est). Visiblement le Brésil ne néglige aucun pays, ni aucune voix, qui sera cruciale au moment d’une réforme (à venir) du Conseil de sécurité de l’ONU.
Une diversification des partenariats
La période récente voit la création de regroupements inédits qui rassemblent de manière horizontale des pays qui, eux aussi, avaient été relativement marginalisés dans le concert des nations jusqu’à une date récente. Dans ces groupements le Brésil joue souvent un rôle de premier plan, en tant qu’initiateur ou catalyseur d’initiatives diverses. Ces regroupements peuvent paraître hétérogènes dans leur composition. Le groupement IBAS rassemble Inde, Brésil et Afrique du Sud (2003) et lutte pour rompre la barrière de la propriété intellectuelle concernant la production de médicaments contre le HIV-SIDA, une urgence à l’époque pour ces pays. Après d’âpres négociations, les grandes entreprises pharmaceutiques fléchissent et laissent le champ libre aux médicaments génériques, moins onéreux. Le Forum des BRICS (Brésil, Russie, Inde et Chine, auxquels s’est joint l’Afrique du Sud en 2011), les pays émergents les plus puissants du monde, paraît de prime abord aussi hétérogène : car les intérêts de ces pays peuvent se trouver en compétition (par exemple les exportations de produits industriels chinois posent problème au Brésil). Néanmoins ce Forum s’est déjà réuni à trois reprises, en Russie, à Brasília et en Chine en 2011, et il semble qu’il favorise une certaine coordination entre les positions de ces pays aux Nations Unies, ce qui est une manière pour eux de peser sur les affaires du monde. Les observateurs analysent attentivement les positions prises par le Brésil sur les questions délicates des relations Palestine -Israël, des sanctions contre l’Iran, des droits de l’homme à Cuba, en croyant y déceler tantôt un éloignement par rapport aux positions occidentales, tantôt une volonté d’originalité, d’émancipation des canons établis.
Comme le soulignent les spécialistes T. Vigevani et G. Cepaluni, l’inflexion des orientations diplomatiques se fait plus par adaptation à une situation nouvelle que par une opposition de front aux grandes puissances occidentales. L’axe stratégique fondamental d’autonomie de la politique étrangère demeure. Mais alors que le gouvernement de Cardoso agissait dans le cadre d’un principe d’autonomie « avec coopération » avec les États-Unis, Lula a porté davantage l’accent sur le principe d’autonomie « avec diversification » des partenaires (VIGEVANI, T. et CEPALUNI, G. 2007, cf. en particulier le tableau pp. 232 – 324). Cette diplomatie s’efforce de conjuguer les axes diplomatiques « horizontaux » et « verticaux », ce qui lui permet de rester pragmatique et de prendre des initiatives parfois surprenantes (réception à Brasília du président d’Israël et du Président iranien à quelques jours d’intervalle). C’est ainsi que le Brésil a établi des partenariats « stratégiques » avec les pays arabes (deux sommets organisés avec la Ligue Arabe), avec les pays africains, les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, les Pays de la communauté de langue portugaise (PCLP)…
L’intégration sud-américaine
Le gouvernement de Lula da Silva a proclamé dès son entrée en fonction la priorité donnée à l’intégration latino-américaine, d’ailleurs inscrite à l’article 4 de la Constitution (BRASIL 2005). Il a en ce sens poursuivi l’action des gouvernements antérieurs qui avaient consacré beaucoup d’efforts au rapprochement avec les pays hispano-américains. Le traité du Mercosur (MERCOSUL en portugais), signé en 1991, constitue l’axe de ce rapprochement en unissant les deux pays les plus puissants d’Amérique du Sud, naguère rivaux, Argentine et Brésil, et aussi deux voisins de petite taille, Paraguay et Uruguay et trois états associés (Bolivie, Chili et Pérou). Les résultats économiques de cette union douanière, d’ailleurs imparfaite, ont été assez longtemps décevants ; le chemin de la coordination juridique et commerciale s’est trouvé semé d’embûches, surtout avec la grave crise vécue par l’Argentine au début des années 2000. Cependant l’action ne s’est pas cantonnée dans le domaine commercial.
Des efforts de regroupement politique ont été esquissés en 2000 avec un premier Sommet convoqué à Brasília par Cardoso puis en 2004 un rapprochement avec les pays de la Communauté andine (Can). En mai
2008 est signé à Brasília le traité établissant la Communauté sud-américaine (Unasur) qui regroupe l’ensemble des états indépendants du continent, y compris le Guyana et le Suriname. Cette nouvelle organisation a déjà donné des résultats favorables en limitant les querelles de voisinage et en stoppant net un début de guerre civile en Bolivie. Le traité est complété par un Conseil de défense sud-américain (CDS), qui a des implications stratégiques puisque, pour la première fois, les États-Unis sont écartés des affaires de défense dans cette partie du Continent.
La partie pour le Brésil est cependant délicate car il doit tenir compte des réactions de ses voisins, qui pourraient craindre un expansionnisme du « Géant ». Lula a renégocié avec habileté les accords portant sur l’ap- provisionnement énergétique du pays, en particulier le gaz bolivien et l’électricité produite par le barrage d’Itaipu, frontalier avec le Paraguay. Il a su également composer avec les influences et les idéologies diverses des dirigeants de droite (Colombie, Chili…), comme de gauche (Cuba, Venezuela, Équateur, Bolivie). Au début de la décennie 2010, les relations sont dans l’ensemble apaisées et des signes encourageants de développement des échanges commerciaux, de la coopération technique (les sociétés brésiliennes de travaux publics sont à l’œuvre sur des grands chantiers, routes, ponts, barrages …). Et aussi des investissements croisés (Pérou / Brésil / Chili) sont notés par les observateurs.
L’influence plutôt que la puissance
Cet activisme « responsable » a amené le Brésil à s’engager en Haïti dès 2004 et à assurer le commandement de la force des Nations Unies déployée dans ce pays (MINUSTAH), composée essentiellement de contingents sud-américains (Argentine, Chili et Uruguay). Durant sept années les Brésiliens ont fait preuve de détermination face à des situations graves de maintien de l’ordre, d’aide humanitaire (après le tragique séisme de 2010) et d’assistance électorale pour les élections présidentielles et législatives perturbées de
2010-2011. A travers cet exemple nous remarquons que le Brésil se conforme à un modèle de relations internationales qui vise plus la reconnaissance internationale que l’accession au rang de « puissance » classique. D’ailleurs, le pays dispose de forces et d’équipements militaires relativement modestes en rapport à sa population ou à sa superficie. Situé dans un continent totalement dénucléarisé (traité de Tlatelolco, 1967), le Brésil est signataire du Traité de non prolifération nucléaire (1998). Il possède un nombre restreint de sous-marins à propulsion nucléaire et prévoit d’acheter ou de construire des armes modernes. Dans le Plan de modernisation de la défense de 2007 il est fait surtout allusion à la protection du territoire contre les menées terroristes et mafieuses, qui nécessitera de nouveaux équipements et un redéploiement des forces, en particulier vers les frontières en Amazonie. Il ne s’agit donc pas de la part du Brésil de prétentions à visée « stratégique » classique[7], comme celles qui s’expriment en Asie, tout particulièrement. Dans le cas sud-américain, malgré plusieurs différends frontaliers persistants et quelques incidents où le Brésil n’est pas impliqué, ce sont les perspectives de coopération qui sont les plus plausibles, plutôt que l’affrontement[8].
Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les enjeux des dernières négociations internationales se soient déplacés du côté des grands rendez-vous sportifs ! L’organisation de la Coupe du monde de football, une compétition très attendue dans ce pays où ce sport est roi, a été confiée au Brésil pour 2014. Et, belle consécration également, le Comité international olympique (CIO) a attribué l’organisation des Jeux de 2016 à Rio de Janeiro, lors d’un vote où la cité l’a emporté largement face à Chicago, dont la candidature avait été défendue par le Président B. Obama en personne. Ce sont le charme brésilien, l’enthousiasme local, bien secondés d’ailleurs par le charisme de Lula, qui l’ont emporté face à des arguments plus classiques et au jeu diplomatique des puissances traditionnelles du Nord.
Conclusions
Le Brésil, qui aspire légitimement à la reconnaissance internationale, gagne avec l’attribution de l’organisation de ces deux grands événements sportifs une consécration qu’il n’a pas obtenue pour l’instant sur la scène diplomatique classique. Dans cet état de fait, le soft power l’emporte sur le hard power, pour reprendre les termes de la science politique nord-américaine -. Il semble qu’au Brésil et peut-être plus généralement en Amérique du Sud, l’esprit de compétition sportif et le sens de la fête l’emportent, dans les faits mais dans l’imaginaire aussi, sur les attributs classiques de la puissance (puissance des armes de destruction, des grandes places économiques, des appareils étatiques…). Cela paraît de bon augure pour ce pays de la « cordialité » qui défend sur la scène internationale des idées de justice sociale, de solidarité…, idées ou aspirations émanant, pour certaines, des propositions du Parti des travailleurs, et pour d’autres des rencontres du Forum social mondial, organisées depuis 2001 à Porto Alegre (Rio Grande do Sul).
La réforme de l’organe central de l’Onu, le Conseil de sécurité, n’est pas d’actualité et la conjoncture internationale des années 2010 ne s’y prête pas. Mais le Brésil sera assurément, le moment venu, un « très bon candidat », sinon le meilleur, pour occuper ce siège. En attendant, l’entrée du Brésil sur la scène mondiale est un événement considérable car elle symbolise, avec l’apparition pour la première fois d’un pays représentant l’Hémisphère sud, l’espoir de l’avènement d’une organisation internationale multipolaire, plus juste et plus pacifique.
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Notes
- ↑ Directeur de recherche émérite au CNRS, (CREDA, UMR 7227), Institut des hautes études de l’Amérique latine, Paris.
- ↑ L’expression est empruntée à Alain Rouquié (2006)
- ↑ Voir dans ce dossier l’article de H. Théry et de N. A. de Mello - Théry : « Le terrain comme laboratoire ; un voyage au Mato Grosso ».
- ↑ Voir dans ce dossier l’article consacré aux biocarburants issus essentiellement de la canne à sucre.
- ↑ Ce premier G-20 « commercial », monté en 2003 à l’initiative du Brésil, pour peser sur la négociation, ne doit pas être confondu avec le G-20 « financier », constitué en 2008 à la suite de la Crise – et dont le Brésil fait également partie d’ailleurs -.
- ↑ Voir l’article de J.-P. Briot sur la coopération scientifique entre la France et le Brésil dans ce dossier.
- ↑ Cela n’empêche pas le Brésil de participer à des activités scientifiques qui ont certaines implications « stratégiques », telles les activités spatiales (télédétection des ressources, surveillance des feux ou vigilance contre les trafics…), développées à partir des satellites CBERS lancés en partenariat avec la Chine. Voir sur cette question l’article de L. A. Machado et N. Arai dans ce dossier. Dans le même ordre d’idées le Brésil, tout comme le Chili et l’Argentine, lance des expéditions scientifiques en Antarctique. Le Brésil dispose de la station de recherche Comandante Ferraz, située dans l’île du Roi-George, et organise à partir de là des missions scientifiques sur le continent (études de glaciologie, mesures climatiques…).
- ↑ Le dernier affrontement armé en Amérique du Sud a mis aux prises le Pérou et l’Équateur. L’état de belligérance s’est achevé grâce à la médiation du Brésil (traité de paix signé à Brasília en 1998). Les perspectives de coopération et d’intégration régionale sont traitées dans un ouvrage collectif (GIRAULT, C. 2009).