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Annales de l'Est (1887) Debidour

De Wicri Lorraine
Bandeau Annales de l'Est.jpg


Le général Fabvier, sa vie et ses écrits


 
 


Informations sur l'article
Auteur : Antonin Debidour
Période historique : Contemporaine
Discipline : Histoire militaire
Type : Biographie
Informations de publication
Année : 1887
Numéro : 1



AVANT-PROPOS

Je me propose de retracer en détail la vie militaire et politique d'un homme de cœur dont le nom, populaire dans toute l'Europe il y a cinquante ans, n'est pas assez connu de nos jours dans son propre pays. Le général Fabvier, soldat héroïque, mais obscur, du premier Empire, dut sa célébrité à l'audace loyale avec laquelle il défendit les libertés publiques sous la Restauration et surtout au concours chevaleresque qu'il prêta, comme volontaire, à la cause de l'indépendance hellénique. Les commandements qu'il exerça sous la monarchie de Juillet et le rôle parlementaire qu'il eut à jouer dans sa vieillesse ne le firent pas déchoir de sa haute renommée. S'il ne fut ni un génie stratégique de premier ordre ni un orateur de haut vol, il fut du moins l'incarnation la plus pure du patriotisme et de l'honneur français. L'étude approfondie que je lui consacre est un hommage légitime à sa mémoire. Puisse-t-elle être aussi un enseignement fortifiant et fécond pour la génération présente !

Fabvier, qui était avant tout un homme d'action, ne se soucia jamais, à ce qu'il semble, de l'art d'écrire. Il n'a point laissé de mémoires et ses publications consistent seulement en quelques brochures de circonstance où il a mis tout son cœur, mais où l'on ne trouverait pas d'éléments suffisants pour reconstituer son histoire[1]. Ses discours à la Chambre des pairs[2] et à l'Assemblée législative[3] sont imprimés dans le Moniteur. Mais ils ne permettent de juger que le Fabvier des dernières années. Le soldat, le conspirateur, le philhellène doivent être cherchés ailleurs. C'est dans sa correspondance et ses papiers divers, jusqu'à présent inédits, que j'ai pu suivre sa vie et ressaisir son âme. Ces documents, conservés dans sa famille avec un soin pieux, ont été mis libéralement à ma disposition par M. Eugène Fabvier, son fils, et M. Édouard Fabvier, son petit-neveu, à qui je tiens à exprimer ici ma vive reconnaissance. Ils forment un volumineux recueil où à côté d'études et de rapports techniques et d'intéressants journaux de voyages, se trouvent d'une part la série presque complète des lettres adressées par le général à ses parents et à son frère de 1803 à 1818, de l'autre une grande partie de sa correspondance militaire et diplomatique pendant la guerre de Grèce. Cette collection, dont je donnerai de nombreux extraits, présente malheureusement bien des lacunes. Je n'y ai presque rien trouvé sur la période postérieure à 1830. J'ai tâché de suppléer à cette insuffisance d'informations directes par de sérieuses recherches dans les publications originales (pièces officielles, mémoires et lettres) qui peuvent avoir quelque rapport avec le sujet que j'ai à traiter.


I.
Origine de Fabvier. - Sa famille. - L'École polytechnique en l'an XI. - Le camp de Boulogne. - Combat de Dirnstein. - La Grande-Armée en cantonnements. - Fabvier en Dalmatie. Mission à Constantinople. - Départ pour la Perse. (1782-1807).

L'aventureux soldat dont nous allons raconter l'histoire sortait d'une famille éminemment pacifique et sédentaire. Les Fabvier, honorablement connus dès le XIIe siècle en Alsace et en Lorraine, ne s'étaient jamais, à ce qu'il semble, éloignés de ces deux provinces avant 1789. Ils appartenaient de père en fils au barreau et à la magistrature, où ils avaient souvent tenu, depuis le temps de Louis XIV, des places distinguées. Un d'eux était premier président du Conseil souverain d'Alsace en 1675, un autre avocat général, puis conseiller à la même cour en 1704. Le dernier duc indépendant de Lorraine les avait anoblis en 1736[4]. À l'époque de la Révolution, Jean-Charles Fabvier, père du général, exerçait depuis longtemps à Pont-à-Mousson les fonctions de procureur du roi en la maîtrise des eaux et forêts. C'était un homme instruit, prudent, plein d'honneur, attaché à la monarchie par tradition et qu'effarouchèrent bientôt les progrès et les victoires de la démocratie. Aussi, nommé, par suite de la réorganisation judiciaire de la France, commissaire du roi auprès du tribunal de Sarrebourg (1er décembre 1790), ne garda-t-il pas longtemps sa place et devint-il suspect sous la République. Sa femme, Anne-Catherine Richard, était d'une piété profonde, qui s'accommodait mal aux innovations religieuses du temps. Ils furent incarcérés sous la Terreur. Leur fils aîné, Nicolas Fabvier, jeune homme de vingt ans, qui partageait leurs croyances, avait émigré sur leurs instantes prières. Même on vit quelques mois à l'armée de Condé ce futur jurisconsulte qui, blessé deux fois pour une cause qu'il croyait juste, montra que cette race de juges savait faire des soldats. Réfugié plus tard en Angleterre, il y vécut longtemps dans la gêne, donnant pour vivre des leçons de français, et ne rentra qu'en 1802[5] dans son pays où, fidèle à sa première vocation, il devait être successivement avocat illustre, procureur général et membre de la Cour de cassation.

Si le service militaire n'avait été pour lui qu'un intermède, il n'en devait pas être de même pour son jeune frère, qu'il avait laissé enfant et qu'il retrouvait homme. Charles Fabvier (c'était le nom de ce dernier) était né à Pont-à-Mousson le 10 décembre 1782 et n'avait pu prendre aucune part au grand drame de la Révolution. Ce fils de suspects, ce frère d'exilé n'était devenu ni un républicain ni un libre penseur. Nous verrons qu'il garda toute sa vie en politique une préférence marquée pour le gouvernement monarchique et en religion un tendre attachement pour le culte dans lequel l'avaient élevé les siens. Mais il avait grandi au milieu des guerres de la liberté, tout près de cette frontière où la France de 1789 luttait pour ses droits reconquis contre l'Europe coalisée. Sa droiture et sa générosité naturelle s'étaient émues. Il avait à jamais pris parti pour le drapeau tricolore, symbole de l'égalité et de l'indépendance nationale, et il avait juré de bonne heure non seulement de l'aimer, mais de le servir.

La Lorraine a été de tout temps, mais surtout depuis la Révolution, une pépinière de vaillants soldats et de généraux illustres. C'est un pays où de longue date on est habitué à voir l'ennemi, à le regarder en face, à lui barrer la route. Au moment où Fabvier sortait des bancs, vingt plébéiens de cette province, issus de familles plus obscures que la sienne, et inconnus eux-mêmes en 1792, exerçaient déjà des grands commandements. Il n'était pas une ville de la région qui n'eût déjà son héros : Ney[6], de Sarrelouis, revenait victorieux de Hohenlinden ; Oudinot[7], de Bar-le-Duc, et Molitor[8], de Hayange, avaient battu Souwarow ; Bourcier[9], de la Petite-Pierre, était le second de Moreau ; Mouton[10], de Phalsbourg, s'était illustré au siège de Gênes ; Exelmans[11], de Bar-le-Duc, était aide de camp de Murat ; Drouot[12], de Nancy, simple capitaine, était célèbre ; le bourg de Vandières avait donné à la France deux des trois généraux Fririon[13] ; Pont-à-Mousson avait donné le troisième[14] ; enfin cette dernière ville avait vu naître et avait élevé, dans la petite école militaire qu'elle possédait depuis Louis XVI, Duroc[15], naguère sous-lieutenant, maintenant confident du premier consul.

Il ne fallait point tant de glorieux exemples pour attacher au métier des armes un enfant aussi vigoureux d'âme que de corps, plein de dédain pour le repos et la fortune, épris d'honneur et de dévouement, amoureux du péril, mauvaise tête, pensaient ses parents, grand cœur, dira l'histoire. Les études littéraires, qui l'éloignaient, croyait-il, de l'état militaire, l'exaspéraient. Il monta un jour sur un toit et déclara qu'il se jetterait en bas si on voulait le contraindre à les continuer[16]. Il fallut lui céder, et il s'appliqua dès lors tout entier aux sciences exactes, sous la direction d'un vieux prêtre nommé Lalliet, pour lequel il conserva toujours (sa correspondance le prouve) la plus respectueuse reconnaissance.

C'est grâce à cet excellent homme qu'il put, à vingt ans, se présenter avec succès à l'École polytechnique. Il y entra vers la fin de 1802, au moment où revenait de l'émigration ce frère ainé que dix ans d'absence ne lui avaient pas fait oublier et qu'il allait dès lors (on le voit par ses lettres) traiter comme son meilleur ami.

Fabvier était déjà un robuste soldat, haut de près de six pieds, carré d'épaules et de visage, loyal, bouillant et pressé de se battre. Patronné par ses compatriotes, les généraux Bourcier et Duroc, il lui tardait de porter l'épaulette. L'École ni Paris n'étaient pour le séduire. Il allait quelquefois aux séances du Corps législatif, mais plus souvent aux revues du premier consul. S'il apprenait consciencieusement la coupe des pierres et l'art des constellations, il s'appliquait bien plus volontiers à la balistique et la manœuvre du canon. Son père avait exigé qu'il se destinât à l'arme du génie. Il préférait, lui, l'artillerie, où le danger était plus grand, mais les occasions de se distinguer plus fréquentes et l'avancement plus rapide. Aussi n'hésita-t-il pas à y entrer dès que la porte lui en fut ouverte. On était à la fin de 1803. La paix d'Amiens venait d'être rompue. Le ministre de la guerre, en quête d'officiers d'artillerie, invita ceux des élèves de l'École polytechnique qui voudraient le devenir en deux mois à se déclarer. Fabvier commença par donner son nom et ne sollicita que par la suite l'autorisation de sa famille. Ses parents furent sans doute un peu contristés. Mais il était si pressant qu'ils cédèrent encore[17]. Deux mois après, il quittait Paris, et, en mars 1804, passait, comme sous-lieutenant, à l'École d'application de Metz.

La famille n'était pas au bout de ses peines. Il était toujours le plus tendre et le plus dévoué des fils. La proximité de Pont-à-Mousson, qui n'est éloigné de Metz que de quelques lieues, lui permettait de venir souvent revoir sa chère ville natale et recevoir les conseils qu'on ne lui épargnait pas. On aurait bien voulu le rendre calme et prudent. Mais de retour à son poste, il n'écoutait plus que l'amour-propre et l'esprit de corps. Il racontait d'ailleurs fort sincèrement à sa mère ses querelles avec les bourgeois de Metz. De pareilles affaires, après tout, ne tiraient pas à conséquence. Mais il n'en était pas de même de celle qu'il rapportait à Mme Fabvier dans une lettre du 19 floréal an XII (9 mai 1804). Il s'agissait de son vote contre l'établissement de l'Empire. Lorsque celui qui était Bonaparte voulut qu'on l'appelât Sire, l'École d'application fut appelée au scrutin. De vieux officiers eussent dit, comme Paul-Louis Courier[18] : S'il veut être empereur, qu'il le soit. Mais la jeunesse n'a pas de ces complaisances. Le vote n'étant pas secret, l'opposition devenait un acte de courage.

« Nous avons encore eu autre chose, écrit Fabvier, mais plus sérieuse, c'est pour l'empereur. On nous a proposé de signer une adresse d'invitation à se déclarer tel. La majorité a refusé. Nous avons eu de plus la folie d'écrire au général Férino de vouloir bien faire effacer le mot unanimement, qu'il avait mis sur sa pétition. Cela l'a mis dans une fureur horrible. Il est venu comme un enragé nous faire un discours qui se sentait un peu fort de sa colère ; il a envoyé à la prison de rigueur les cinq qui s'étaient chargés de la lettre et a écrit au ministre pour demander leur renvoi et celui de cinq d'entre nous qu'on désignerait. Alors nos chefs sont venus nous tourmenter de nouveau pour signer et nous y avons été contraints pour sauver nos camarades ; mais cela nous a fait de la peine. Si nous nous étions contentés du refus de signer, on ne pouvait rien nous dire qu'à tous. Mais nous ne savions pas qu'il est défendu très expressément d'adresser une demande au général sans la permission du colonel de son corps. Ce jour-là on n'entendait que jurer, pester dans toute l'École. C'était un bouleversement général… »

Voilà comment on manipulait le suffrage universel en l'an XII de la liberté.

Fabvier dut être vertement morigéné par ses parents. Il n'eut pas de peine sans doute à renoncer à la République, qu'il n'avait défendue que par camaraderie. Mais sa turbulence lui valut encore bien des semonces, qu'il acceptait, d'ailleurs, avec la plus affectueuse docilité, si l'on en juge par ces lignes, qu'il adressait à sa mère en janvier 1805 :

« Je vous connais trop pour douter que le bonheur et surtout la bonne conduite de vos enfants ne soit le but où tendent vos désirs les plus vifs et vos prières les plus ardentes. Je sais aussi que je ne peux payer votre tendresse que par une conduite exempte de reproches. Aussi, ma bonne maman, soyez tranquille et bien tranquille ; je vous jure que jamais votre Charles n'aura rien fait dont l'honneur et la plus exacte probité puissent être mécontents. Aussi je vous remercie tous les jours, vous et papa, de m'avoir donné une éducation sûre et ferme et des exemples de probité que je suivrai toujours. Continuez donc, je vous en prie, de me donner des conseils et soyez sûrs que je les mettrai en pratique. »

Les bons parents continuaient. Et certes le fougueux officier n'était pas homme à manquer à l'honneur. C'était là justement un point sur lequel il ne transigeait pas. Aussi les querelles allaient-elles toujours leur train. À la veille de quitter Metz, il traînait encore sur le terrain un bourgeois fanfaron, pour quelques propos malsonnants tenus sur un de ses camarades d'école[19].

Cependant l'heure arrivait pour lui de risquer sa vie pour une cause plus haute. Nommé lieutenant en second au 1er régiment d'artillerie à pied, il était appelé, en juin 1805, à rejoindre la Grande-Armée. Il partit, fou de joie, pour Boulogne. Chaudement accueilli par les officiers de son arme, il était résolu à leur payer sa bienvenue par quelque action d'éclat. Mais il lui fallut encore en attendre plusieurs mois l'occasion. Tout l'été se passa. L'embarquement pour l'Angleterre n'eut pas lieu. Fabvier n'eut que la maigre satisfaction de coucher bien des nuits sur le sable des dunes et de casser à coups de canon quelques vergues aux frégates anglaises qui s'aventuraient à portée de sa batterie[20].

Il dépérissait d'ennui. L'Empereur, qu'il ne frondait plus et qu'il admirait maintenant sans réserve, lui paraissait bien lent à prendre un parti. « Nous attendons avec impatience, écrivait-il (le 16 août), tout ce qu'il lui plaira d'ordonner, et tout le monde se confie tellement à son génie que personne ne se mêle plus de raisonner. Tous attendent et se taisent. »

Enfin l'armée s'ébranla (septembre). Mais ce ne fut pas pour aller à Londres. La campagne d'Allemagne commença. C'est devant Ulm que notre lieutenant fit l'apprentissage des batailles. Sa fermeté au feu fut remarquée. Mais son audace et sa clarté de coup d'œil ne furent pleinement appréciés qu'à la journée de Dirnstein. On sait qu'après la prise d'Ulm, pendant que Lannes et Murat couraient sur la rive droite du Danube jusqu'à Vienne, le maréchal Mortier, isolé sur la rive gauche avec une seule des trois divisions de son corps d'armée, heurta tout d'un coup l'armée russe de Kutusow, qui venait de repasser le fleuve ; qu'après avoir escaladé le plateau rocheux de Dirnstein et refoulé péniblement l'ennemi, il se trouva bientôt enveloppé par lui, lutta jusqu'au soir avec 4,000 hommes contre 25,000 et dut, pour briser ce cercle de fer, sacrifier la moitié de sa troupe[21]. Ce qu'on a oublié, c'est la part considérable que Fabvier prit lors cette furieuse bataille. Lui-même a raconté l'action, sans forfanterie aucune, dans une lettre à son frère. Laissons-lui la parole :

« Les journaux te parleront sans doute, mon cher ami, d'une affaire du 20 brumaire (11 novembre), où la division Gazan, forte de 4,000 hommes, a seule résisté et même forcé 25,000 Russes. Eh bien, mon cher, j'avais l'honneur d'être commandant de toute l'artillerie à cette affaire. D'abord, j'avais fait passer le Danube à mes pièces à cause des montagnes, qu'il aurait fallu passer. Au débarqué, le maréchal Mortier m'envoya chercher et me dit de me mettre en position à un certain point. Ne me trouvant point assez près, un instant après, j'avançai et fus me mettre en batterie à côté d'un détachement de grenadiers que les Russes houspillaient. Avant d'avoir pu me mettre en batterie, sur 20 hommes j'en ai eu trois de blessés et 2 chevaux de tués, avec deux balles, une à mon chapeau et une autre au genou, qui heureusement ne m'a pas percé. Depuis 9 heures du matin jusqu'à 4 heures du soir nous sommes restés sous le feu opiniâtre de ces coquins-là. Enfin nous avons enlevé une position superbe. Nous nous sommes établis sur un plateau où, au bout d'une heure, nous avons été cernés par 22 (?) régiments d'infanterie, qui nous chargeaient à la baïonnette en criant : hourrah ! hourrah ! Nous nous sommes défendus là avec seulement 3 bataillons pendant deux grandes heures, croyant toujours être forcés et faisant toujours comme si cela était impossible. Enfin à 8 heures du soir nous avons pris le parti de faire une trouée. Le général Mortier m'a fait laisser mes pièces de force ; je me suis mis avec les grenadiers et nous avons passé, bien entendu pas tous. J'y ai attrapé un coup de crosse et un de pierre. Mais cependant je me porte bien et fais mon service aussi bien que jamais. Le général Mortier m'a donné les plus grands éloges, m'a fait dîner avec lui et le général Gazan aussi. Le maréchal a donné ordre que j'aie toujours une batterie à commander de préférence à tout autre, et j'espère qu'il sera fait mention de moi dans le rapport. Le général a demandé mon nom et mon grade, j'ai été gorgé d'honneur et de compliments de toute la division. Par parenthèse notre division a perdu la moitié de ses hommes... J'ai un bon cheval pris aux Autrichiens devant Ulm, où j'ai fait mes premières armes. Avec cela j'irai au diable si on veut... »

En attendant, on l'envoya se reposer à Vienne avec les régiments qui venaient de passer par cette rude épreuve. Presque tous ses canonniers avaient reçu des balles ou des coups de baïonnette. Mais son ardeur guerrière et son enthousiasme pour l'Empereur n'en étaient pas diminués. Que quelques corps fussent de temps à autre écrasés, que certains généraux fissent de lourdes fautes, cela n'empêchait pas, disait-il, le plan général d'être fort bon et Napoléon d'être invincible[22]. Il voyait tout en rose et, n'ayant rien de mieux à faire, visitait de vieux châteaux, comme celui où avait été enfermé Richard-Cœur-de-Lion, et faisait provision d'anecdotes pour les veillées de Pont-à-Mousson. « Je me suis informé partout de choses curieuses, j'ai fait provision pour raconter à mes petits enfants, au coin du feu, quand je serai bien vieux, bien vieux. Je permettrai aux tiens de venir écouter, à condition que tu conteras à ton tour[23]. »

À Vienne, il fut logé « chez un bon pékin fort à son aise et comme son service se bornait (surtout après Austerlitz) à expédier en France les canons pris aux Autrichiens[24], il put vivre quelque temps « comme un chanoine, partageant son temps entre l'étude de l'allemand, des promenades à cheval aux environs de la ville et de joyeuses réunions d'officiers. Le Viennois, par crainte, sans doute, plus que par amitié, faisait la vie douce au vainqueur et ne lui laissait pas grand chose à désirer. « Tu t'inquiètes pour de l'argent, écrivait le jeune officier à son frère (13 décembre). Ce serait bien le diable s'il fallait m'envoyer de l'argent en pays ennemi. Il faut que les esclaves me nourrissent ; pour le reste, ma solde y suffit bien... La ville est maintenant assez triste. Le bourgeois ne se livre pas et on s'aperçoit aisément qu'il ne nous aime pas (du moins en général). Cependant ils voient que nous ne sommes pas exigeants et ils commencent un peu à revenir. Toute la noblesse a évacué la ville et abandonné ses hôtels aux Français, avec des intendants chargés de les bien traiter. Il y a de mes camarades qui m'invitent quelquefois à dîner dans de bonnes maisons. Nous sommes trois ou quatre, chacun deux bougies et un laquais derrière, avec cuisine française, allemande et italienne et les vins de Hongrie. Nous sommes d'une gravité à faire mourir de rire. On nous appelle monseigneur, et en nous levant de table nous présentons le dos de la main à M. l'intendant, qui vous la baise très respectueusement et vous remercie de l'honneur que vous lui avez fait. Il faut convenir que tout cela est très commode… »

Cette vie de Capoue n'allait pas, on le pense bien, sans quelques galanteries. Les Allemandes étaient pour le moins d'aussi bonne composition que leurs maris et leurs pères. Fabvier n'avait qu'un fonds médiocre d'austérité. Aussi servit-il Vénus aussi bien que Bellone, pour parler comme les troubadours de l'époque. Nous ne le suivrons pas dans ses bonnes fortunes et ses mésaventures, qu'il comptait fort gaiment à son indulgent frère. Le récit en serait parfois scabreux. C'est par ces passe-temps qu'il adoucit ou trompa son ennui pendant les six ou sept mois qu'il lui fallut encore séjourner en Allemagne après la paix de Presbourg.

De Vienne, qui fut évacuée en janvier 1806, il dut se rendre en Bavière, en traversant la Haute-Autriche. Ce dernier pays, vu en plein hiver, ne lui plut guère. « Figure-toi (c'est toujours à son frère qu'il s'adresse) que nous avons continuellement marché avec notre parc par des chemins où le diable même ne s'aviserait pas de faire passer une voiture. Une certaine fois nous avons mis trois jours a faire quatre lieues et travaillé comme des chevaux. Ce n'est que montagnes, lacs gelés, glaces, neiges, etc., et par-dessus tout cela une pauvreté dont rien n'approche, des chaumières où on ne trouve que du pain noir et détestable, des femmes hideuses et dégoûtantes, qui, presque toutes, ont des goitres et mal à la bouche. Nous avons rasé la Bohème de tout près ; on s'en apercevait bien[25]… »

Heureusement la Bavière le dédommagea de ces déboires. Dans cet État, qui trouvait alors notre amitié bien profitable, les Français étaient reçus à bras ouverts. Napoléon, qu'on devait plus tard accabler vaincu, était pour le moment un bienfaiteur adulé non moins que puissant. « Tu ne saurais croire (écrivait Fabvier) comme ces faquins là (les Bavarois) sont fiers de n'être pas Autrichiens. On n'entre nulle part sans qu'aussitôt on ne vous dise « Nous avons l'honneur d'être Bavarois et alliés des Français[26]. »

On voit que la reconnaissance du jeune officier pour la docilité allemande n'allait pas sans quelque dédain. Fabvier était bien loin de se douter alors qu'au fond ces peuples nous haïssaient. Il était à cent lieues de penser qu'ils pussent jamais être pour nous redoutables. Il les voyait si divisés, si faibles, si pauvres ! Cantonné, en avril, près d'Anspach, il coudoyait dans les villages des souverains de clocher, dont les États n'étaient guère que de grosses fermes. « Un tas de petits princes pauvres et fiers à proportion. Vous entrez dans un cabaret de village pour y boire de la bière, vous vous y trouvez avec M. le baron ou le comte un tel, occupé à boire et à fumer, en veste ronde et en bonnet fourré. Ces faquins-là ont chacun trois ou quatre gardes et deux uniformes. Quand il y en a deux de service, les autres restent au lit. De ma fenêtre je vois les États de huit ou dix princes différents.[27] »

La vie de garnison dans des bicoques perdues comme Ulrichshausen ou Marien-Cappell aigrissait peu à peu le soldat de Dirnstein. La sombre monotonie des bois de sapins dont il était entouré l'exaspérait. Il passait des journées à relire Zaïre, Phèdre et le Cid, qu'il avait fait venir de Strasbourg pour se désennuyer ; d'autres fois c'était la Bible. Il avait bien aussi un ministre luthérien, dont il allait souvent boire la bière, fumer le tabac et, entre temps, courtiser la fille. Mais l'excellent homme voulait le convertir au protestantisme. Fabvier le laissait dire, mais restait « attaché à INRI ». Le jeu faisait, du reste, diversion aux sermons. Notre lieutenant et ses camarades consacraient parfois des journées entières à la bouillote ou au reversi, tout en pestant contre l'Allemagne et le repos. Nous vivions, dit Fabvier, comme un tas de brigands[28].

Au fond, ce qui l'exaspérait le plus, ce n'était pas l'oisiveté, ce n'était pas le désir toujours déçu de revoir son cher pays, c'était la lenteur que l'on mettait à le récompenser de sa belle conduite au combat de Dirnstein. Ses chefs lui avaient promis le grade de capitaine ou la croix de légionnaire, et six mois après la bataille il n'avait encore ni l'un ni l'autre. La décoration, récemment instituée par Bonaparte, n'était pas alors prodiguée comme elle l'a été depuis. Tous les généraux ne l'avaient pas en 1806. Aussi le jeune officier souhaitait-il ardemment et par dessus tout cette marque d'honneur. Il l'aurait eue plus tôt s'il eût voulu la solliciter. Mais cette âme fière ne voulait même pas demander son dû.

« Je ne suivrai pas, écrivait-il à son père le 24 avril, le conseil de mon frère qui m'engage à parler au maréchal Mortier. Je ne le ferais pas pour être colonel. Quand ils ont besoin de moi pour commander des pièces et pour me faire casser le cou, ils viennent me chercher ; si j'ai mérité une récompense, qu'ils me l'envoient. Le général Gazan lui-même, tout bon qu'il est, ne m'a pas vu chez lui depuis près de quatre mois, quoique je ne sois qu'à six lieues de lui et qu'il demande souvent après moi. J'aime mieux qu'il se plaigne de ne pas me voir que de me voir trop souvent. Si on a nouvelle de départ pour faire la guerre, dès le lendemain il aura ma visite pour solliciter le commandement de la 1ère batterie à marcher, comme l'ordre en avait été donné pendant la campagne. Ils ne me verront jamais que quand il faudra se battre. Il y a des personnes qui avancent à force d'assiduité, moi je tâcherai de réussir par la marche inverse... »

Cette hauteur si noble n'était pas, quoi qu'il en dit, le moyen le plus sûr d'avancer pour un militaire. Ajoutons que, sachant son métier et le remplissant à merveille, il n'entendait pas que certains chefs incapables le rendissent responsable des fautes de service qu'il était parfois forcé de commettre pour obéir à leurs ordres. Il tenait tête en ce cas même à un général. « Que le diable m'emporte si je plie jamais quand on voudra me jeter quelque chose du service sur le dos quand je me suis bien conduit[29]... » Et en effet, il devait toute sa vie demeurer le même homme.

Elle arriva pourtant cette récompense qu'il avait si bien méritée. Fabvier en fut plusieurs jours presque fou de joie.

« Enfin, écrit-il il son frère (le 15 mai), la voilà cette croix tant désirée. Je l'ai essayée aujourd'hui. Quand je l'ai mise sur ma poitrine, elle battait d'une telle force que j'ai été obligé de l'ôter... C'est mon commandant qui le premier m'a appris cette charmante nouvelle. Il revenait du quartier général avec sa charmante femme. Il me vit de loin à la manœuvre et m'appela. Aussitôt arrivé, il sauta en bas de sa voiture et m'embrassa en m'appelant frère. Je ne pensais plus du tout à cette diable de croix. Il ne voulait pas me dire ce que c'était. Sa femme me cria Vous êtes légionnaire ! je suis devenu pâle comme la mort. J'ai cru que je tomberais de mon haut. Je suis presque fou depuis avant-hier que je l'ai su. Je reçois des compliments de tous mes frères d'armes et je crois que si on pense que je l'ai eue bon marché, au moins on ne pensera pas que c'est tout à fait pour rien. D'ailleurs j'ai fait le projet de payer après ce qu'on m'aura donné d'avance. Si on fait la guerre, je te promets que je ne déshonorerai pas le beau nom de légionnaire, et si je puis le changer bientôt contre celui d'officier de la Légion, je le ferai de bon cœur... La seule chose qui me peine, c'est que je vois plusieurs camarades à qui il n'a manqué que des occasions pour faire plus que moi et tu sens que, quoique je sois très bien avec eux, ils aimeraient autant avoir la croix à ma place. Mais cela se passera... Quand je suis passé à Strasbourg, j'ai dit a Desaix devant son tombeau que, s'il suffisait de hasarder mille fois sa vie pour avoir la croix, en repassant je lui dirais que je l'ai. »

On voit par cette lettre que le nouveau légionnaire était plus belliqueux que jamais. Aussi, bien qu'il en ait le cœur déchiré, ne parle-t-il plus, à partir de ce moment, d'aller embrasser ses parents et serrer la main à ses amis de Pont-à-Mousson. On est à la fin de mai. Les troupes françaises sont toujours en Allemagne. Il est impossible que l'Empereur n'ait pas en tête une guerre prochaine. On parle d'une alliance avec la Prusse, d'une campagne en Poméranie. Fabvier veut en être à tout prix ; ce n'est pas le moment de rentrer en France.

« Malgré tout le désir que j'ai de revoir cette chère France et de vous embrasser de tout mon cœur, vous sentez que j'aurais très mauvaise mine, après l'honneur que l'Empereur vient de me faire, de désirer rentrer si d'autres vont se battre. Je suis bien persuadé que vous pensez comme moi que ce n'est pas à mon âge, après une campagne, qu'on peut avoir payé une grâce aussi immense. Car plus j'envisage cela, plus je le trouve incroyable. Certes, il y en a beaucoup qui ont fait plus que moi et qui l'ont fait plus souvent. Mais au moins je ne veux pas m'en rendre indigne. Si on fait la paix, allons en France, tant mieux. Mais s'il y a la guerre, que nous soyons de la partie[30]... »

Cependant les semaines s'écoulaient et l'on ne partait point pour la Poméranie. La Prusse, loin de s'unir à la France, armait contre elle ; et c'est en ennemie victorieuse que la Grande-Armée allait, vers la fin de 1806, entrer à Berlin et à Stettin.

Mais il était écrit que Fabvier, qui n'avait pu être à Austerlitz, ne serait pas non plus à Iéna. Deux mois avant l'ouverture des hostilités en Thuringe, il était encore en Bavière, lorsqu'il reçut tout à coup du ministre de la guerre un ordre de départ. Ce n'était pas en Prusse qu'il lui était enjoint de se rendre, c'était en Dalmatie.

On sait que cette province, à la possession de laquelle Napoléon attachait avec raison beaucoup d'importance, lui avait été cédée par le traité de Presbourg. Le général Lauriston, aide de camp de l'Empereur, avait été envoyé pour en obtenir la remise des autorités autrichiennes. Mais les agents de la Cour de Vienne n'avaient pas tous montré à son égard une égale loyauté. L'un d'eux avait livré aux Russes (qui n'avaient point fait encore la paix avec la France) les Bouches de Cattaro, plutôt que d'y laisser entrer les Français. Tout près de là était la ville libre de Raguse, avec son admirable port. Les Russes, assurés du concours des Monténégrins, leurs coreligionnaires et fidèles clients, allaient certainement s'en emparer. Lauriston les prévint. Mais bloqué bientôt dans sa conquête par la flotte et les troupes de l'amiral Siniavin, il fut quelques semaines dans le plus grand danger, et ce fut seulement à la fin de juillet 1806 que le général Molitor, qui occupait avec quelques régiments le reste de la Dalmatie, put le délivrer en forçant l'ennemi à lever le siège de Raguse.

Cet incident avait vivement préoccupé l'Empereur qui, dès le mois de juin, avait chargé un de ses lieutenants de prédilection, le général Marmont, alors cantonné dans le Frioul, de renforcer l'armée de Dalmatie, d'en prendre le commandement et d'assurer dans toute cette province la domination française[31].

Par suite de cette mesure, des officiers d'élite, détachés des différents corps de nos armées, avaient été mis à la disposition du nouveau général en chef. C'est à ce titre que Fabvier, dont l'instruction technique et l'énergie militaire étaient éprouvées, avait reçu l'ordre de se séparer de son régiment et de se rendre à Zara. Il lui en coûta sans doute de quitter ses camarades, qui étaient presque tous ses amis, et ses soldats, qui l'adoraient. Mais il espérait les revoir bientôt. Son humeur aventureuse s'accommodait, du reste, fort bien du lointain voyage qu'il allait faire et au bout duquel il comptait trouver quelque chose. Il partit plein de courage et d'entrain dans la première quinzaine de juillet et se dirigea par Munich vers l'Italie, d'où il devait gagner les côtes illyriennes[32].

Il était impatient d'arriver et ne s'arrêta guère, bien qu'il fût curieux par nature, à étudier les contrées accidentées qu'il avait à traverser. Le Tyrol, admiration des touristes, ne lui laissa qu'une détestable impression. « C'est le pays le plus affreux qu'on puisse voir, écrivait-il à son frère. Imagine des rochers à perte de vue, une petite route le long d'un ruisseau, voilà où vous passez, et vous avez le plaisir de voir les paysans occupés à ramasser les éclats dont la chute de rochers immenses a obstrué la route. En sorte que vous avez toujours l'espoir d'en avoir un pour vous. Ajoute que les paysans sont tous voleurs et assassins et que, si nous n'avions pas été trois, je crois qu'il aurait fallu partager la bourse[33]. » Venise même, malgré son air de grandeur et ses monuments de gloire qui le frappèrent, malgré l'aimable facilité de mœurs de ses grandes dames, ne le séduisit guère. Les « grosses voix rauques » des gondoliers le choquèrent. Il trouva la ville sale, la population misérable, et en fit cette peinture peu flatteuse :

« … Sous les superbes portiques du palais ducal, dans tous les vestibules, partout enfin vous voyez des milliers de malheureux, accablés de vermine, qui se soulagent mutuellement et qui, pour faire plus facilement leur chasse, sont à moitié nus. Dans les rues les plus brillantes, sur la fameuse place Saint-Marc, des malheureux, couverts d'emplâtres réels ou postiches, sont étendus sur la pierre brûlante, et une femme ou un enfant aussi misérable, mais qui a l'avantage de pouvoir parler et un peu se remuer, demande pour lui ; dans les églises, au pied des colonnes de porphyre enlevées aux Turcs avec tant de gloire, vous en voyez autant, et les animaux les plus sales se promènent sur les bancs du plus beau marbre ou sur les tables où sont décrites les grandes actions de cette fameuse République. Ce qu'il y a encore de pis que tout cela, c'est l'habitude que cela donne aux habitants aisés de voir la misère sans la secourir. Le dernier jour où je suis resté à Venise, je me promenais avec une société assez brillante ; un malheureux dont les membres tombaient réellement en lambeaux était couché de manière à nous forcer de passer presque au-dessus de lui. Je lui donnai une pièce ; eh bien, on se moqua presque de moi. Une dame à qui je donnais le bras me dit que ce n'était pas l'usage. Je répondis que je n'avais pas bonne opinion d'un pays où c'était la mode de laisser mourir de faim un malheureux, pouvant le secourir. Elle se mit à rire, et cependant cette femme est très jeune et très aimable. Arrangez cela[34]… »

On voit que Venise ne plaisait qu'à demi au lieutenant Fabvier. Elle lui parut pourtant un paradis dès qu'il l'eut quittée. Battu par la tempête pendant dix jours sur la mer Adriatique, où les Russes lui donnèrent la chasse, il dut relâcher en Istrie, un véritable « enfer », où il entendit parler une langue diabolique et où la vue des ruines romaines qu'il admira ne le dédommagea qu'imparfaitement des procédés malplaisants d'une population inhospitalière. Un « descendant des Romains, bien sale, bien dégoûtant », chez lequel on l'envoya loger, commença par lui « jeter son billet au nez ». Mais ces rebuffades n'étaient pas pour intimider notre bouillant Lorrain. « À force de soufflets et de beaux raisonnements, nous dit-il, j'ai obtenu de la paille pour me coucher. Oh ma pauvre Allemagne[35] !... ».

Il ne devait pas non plus retrouver les délices de Vienne à Zara, où il arriva enfin le 1e août. La Dalmatie lui parut ce qu'elle était, un pays sauvage, et sa population une race barbare, dont la vigueur physique et l'esprit guerrier lui inspirèrent pourtant une certaine estime.

« D'abord, écrivait-il à son père[36], l'aspect de la contrée est repoussant. Des montagnes arides, d'où sortent quelques mauvais oliviers bien chétifs, et avec cela quelques vestiges de blé de Turquie et force oignons, voilà ce qui nourrit une multitude incroyable d'habitants. Eh bien, ces coquins-là sont les plus beaux hommes que j'aie vus de ma vie, et bien bâtis ; il n'y en a pas quatre sur cent de plus petits que moi, et les hommes de six pieds sont de la taille ordinaire. Tous ont de grandes moustaches et sont habillés uniformément : des souliers de corde ou d'écorce qui tiennent à des pantalons bleu de ciel à la hussarde, rarement des chemises, la poitrine toujours nue, une grande ceinture et une veste rouge jetée sur l'épaule, un bonnet rouge, les cheveux en deux tresses qui viennent sur la poitrine. Ils ne font jamais un pas sans un fusil, deux pistolets, un sabre, un poignard et surtout un stylet qu'ils portent dans le pantalon et dont ils se servent très adroitement. Ils s'assemblent très souvent, reste d'anciennes habitudes, parce que les Turcs et les Croates les inquiétaient souvent. Maintenant ils sont tellement portés pour nous que quand le général Molitor est allé débloquer Raguse, plus de 400 de ces Morlacs se sont joints à lui volontairement… »

Bien accueilli par Marmont, qui devait bientôt le prendre en singulière estime, attaché à l'état-major, Fabvier ne tarda pas à suivre le général en chef jusqu'à Raguse et y séjourna quelque temps. Il était là tout près des Monténégrins, indomptables brigands, toujours prêts à fondre, à la voix des Russes, de leurs repaires montagneux sur le littoral occupé par les Français. Mais il habitait une ville agréable, où régnaient les mœurs italiennes, où nous étions aimés, où les femmes étaient belles et n'avaient qu'un tort, celui d'avoir des maris ridiculement jaloux.

« J'ai été assez heureux, disait-il à son frère dans une lettre du 2 septembre, pour rester ici, où il fait meilleur que dans ces vilains pays où on ne trouve que des Monténégrins et des rochers. Je dis heureux parce qu'on ne se battra pas, sans quoi j'aurais bien aimé à tâter de cette nation-là, qu'on dit si brave. Je crois que les boulets font sur eux la même chose que sur les Autrichiens et les Russes. On nous en faisait des mangeurs de petits enfants. Ils sont extrêmement cruels, mais point braves. Leur évêque les mène au feu. C'est un farceur qui coupe les têtes lui-même, qui a toujours deux ou trois maîtresses à son quartier général. Autant de Latins il trouve, autant il en fait égorger, quand il n'a pas le temps de le faire lui-même. Sans le brave Molitor, le général Lauriston et les Ragusains auraient été très mal dans leurs affaires. Tu n'as pas d'idée des atrocités que les Russes et les Monténégrins ont commises. Les Russes étaient enchantés d'avoir trouvé un peuple de leur trempe, et, en faisant autant qu'eux, ils leur mettaient tout sur le dos. »

« Sais-tu que c'est une ville charmante que Raguse ? À l'exception des choses dont on a besoin, on y trouve tout au monde. Par exemple des femmes sages, ou au moins des demoiselles... Cette ville-ci offre un singulier assemblage de la politesse, de la liberté française et de l'austérité d'un sérail. Les femmes, vous les voyez assez ; mais à quoi cela vous avance-t-il ? Il y a toujours le mari ou un frère qui se trouve là et qui n'en bouge non plus qu'un terme. Quant aux demoiselles, elles ne sortent absolument pas. Aussi je t'assure qu'elles sont blanches, et si jolies ! Oh ! mon cher, il y a de quoi se damner mille fois. On n'a pas d’idées de la surveillance de ces manants-là. Imagine que ces nigauds d'hommes, maris et pères, ne font exactement rien tant que le jour dure que fumer leur pipe et boire du café. Que le diable les emporte ! Sitôt qu'un tourne la tête, faites un signe à la femme, vous êtes sûr qu'elle le reçoit avec plaisir. Mais si vous faites une démarche un peu hardie, elles n'osent plus, parce qu'elles craignent les vengeances, qui sont terribles. Et puis d'autres sont coquettes et vous rouent horriblement. Cela crie vengeance. J'ai la perspective de rester ici pendant quelque temps parce que le général veut me charger d'un projet de défense sur ce pays-ci et du lever des environs de Raguse. Ce sera bien le diable si... mais c'est que réellement tu serais étonné de les voir. Elles ont la mise de Paris, la tournure la plus élégante. Et tout cela, où le prennent-elles ? Il n'y a que le diable qui puisse le leur donner pour faire enrager les pauvres Français. Pour les hommes, il y a une vingtaine de familles qui sont à la tête du Gouvernement. Il n'y a nulle part un despotisme égal à celui dont ces faquins-là écrasent le peuple. Imagine que ces imbéciles-là sont, je crois, au nombre de quarante sénateurs, dans le costume le plus fou que tu puisses imaginer, de grandes perruques à trente-six marteaux, des robes noires, un ridicule d'une main et un éventail de l'autre ; c'est encore pis que les médecins de Molière. Depuis que nous sommes ici, le peuple respire, il veut vivement être réuni à la France. Quelquefois ces cadets-là vont faire des visites en corps, et là vous voyez dessous leurs robes de bure noire, bien sales, l'un avec des pantalons de nankin et des bas, l'autre des bottes, etc. Nous nous moquons assez d'eux ; cela fait rire ces dames, mais cela fâche les maris et cela redouble la surveillance. Il est diabolique de penser que ces faquins, avec leurs perruques et leurs robes, vont caresser de si jolies petites femmes, tandis que nous nous trouverions trop heureux de leur baiser la main… »

On voit par cette longue citation que Fabvier avait tout le loisir d'étudier Raguse et les Ragusains. La guerre dans ces parages n'était pas très active. Un instant, à la vérité, il put croire qu'elle allait le devenir. C'était à la fin de septembre 1806. Il fit partie de la colonne que Marmont, conduisit lui-même contre les Russes et les Monténégrins et qui les refoula si rudement jusqu'à Castelnovo, aux Bouches de Cattaro[37]. La campagne fut courte, mais rude. Aussi le lieutenant insiste-t-il, à cette époque, dans une de ses lettres, sur « ce que ses pauvres soldats ont souffert dans un pays où il n'y a d'autres pierres que des marbres tranchants, qui leur ensanglantaient les pieds après avoir déchiré leurs souliers pendant la première heure de marche. Sais-tu, ajoute-t-il, qu'en arrivant ils manquaient d'eau et de pain ? Et continuellement en butte aux attaques des Monténégrins, les plus barbares des hommes. Vois-tu, c'est une guerre affreuse. Non pour le danger ; peu de ceux qui ont été droit à ces brigands-là ont été attendus. C'est de la canaille. On ne peut pas les joindre. Les Russes se sont assez bien battus. Mais tu sais que leur destinée est d'être vaincus par les Français[38]… »

Malheureusement pour Fabvier, la campagne ne fut pas poussée plus loin. Napoléon, qui venait d'attaquer la Prusse et qui ne se fiait guère l'Autriche, ordonnait à Marmont de se rapprocher des frontières de l'Allemagne et de reporter son quartier général à Spalato. Notre lieutenant dut rentrer à Raguse et n'eut plus, deux mois durant, d'autre besogne que d'achever ses plans et d'établir la rentrée du port des batteries d'où il tirait de temps à autre quelques coups de canon sur une frégate ou une canonnière russe. Maigre régal pour un batailleur ! Fabvier employait, il est vrai, ses loisirs forcés à courtiser une belle Ragusaine, qui n'était point cruelle ; il apprenait les idiomes illyriques, s'habillait en Turc, devenait gras. Et pendant qu'il menait malgré lui cette molle vie, ses camarades de la division Gazan se battaient en Allemagne, se couvraient de gloire à Iéna ! Cette pensée le mettait parfois hors de lui. Quand il entendait lire les bulletins de la Grande-Armée, des larmes de colère jaillissaient de ses yeux. Il demandait en grâce d'être rappelé à son régiment. Mais il ne l'espérait guère et se laissait aller à certaines heures à un profond découragement.

« J'ai réellement (écrivait-il à son frère le 10 novembre) manqué le moment de me faire une fortune militaire. Si j'étais resté à mon corps d'armée, encore une chance et je pouvais aller loin. C'est fini maintenant pour ce côté-1à. Quand j'y retournerai, je retrouverai des chefs qui m'auront oublié. II est bien singulier qu'une nomination de légionnaire soit un titre d'exil… Ce n'est pas la peine d'aller si loin pour rester tranquille. Cette idée d'avoir fait 500 lieues en courant la poste nuit et jour, et cela pour fuir la guerre, me met quelquefois dans de telles fureurs que j'en grince des dents de dépit... L'ambition me travaille continuellement… Ce qu'il y a de pis, c'est que j'ai de bons moments où je réfléchis et où je voudrais être comme tout le monde et être tranquille. Je m'aperçois que je suis trop loin de la route ; et puis tant d'hommes qui sont grands ! Un homme qui est devenu Napoléon ! d'autres si grands ! Eh puis ma folie me reprend. C'est comme les gens qui se ruinent à la loterie. Il y a peut-être une chance pour moi, je veux la chercher. Maintenant mes espérances sont culbutées, mais un moment peut tout relever. Je t'assure que je vois bien des gens à qui je serais heureux de ressembler. D'autres fois je me dis : Si ce caractère-là ne devait pas me servir à quelque chose, je ne l'aurais pas. Tu penses bien qu'avec tout cela je ne dois pas être très aimable. Je ne suis bien que quand je me trouve en quelque endroit où le danger présent me force à mettre de côté les autres idées, quand je nage dans la mer bien mauvaise ou que je grimpe sur quelque rocher de marbre. Cela me fatigue et puis je dors bien. Mais rester avec cet enfer dans la tête pendant que les autres se battent, il n'y a pas de supplice qui approche de cela... Dussé-je voler, je prendrais les chevaux jour et nuit jusqu'à l'ennemi… Il n'y a qu'une chose qui pourrait me rendre content d'être venu ici, ce serait une invasion en Turquie et une guerre quelconque… »

Parfois les accès de colère faisaient place chez Fabvier à des explosions de pitié pour les victimes de nos guerres et de nos conquêtes. Son âme généreuse s'émouvait en faveur des Ragusains, naguère si heureux, maintenant ruinés.

« … Au moins, disait-il à son frère[39] tu n'es pas forcé de t'éloigner de ton pays et de courir continuellement comme un brigand, rendant malheureux tous ceux chez qui tu passes. Je crois que les résultats seront grands. Mais les détails sont affreux. Tu n'en as pas d'idée ; d'un peuple innocent et heureux nous avons fait des malheureux qui arrachent les larmes des yeux... On ne peut se faire une idée de la bonté de ce pauvre peuple. Nous sommes cause de sa ruine. Beaucoup ont vu leurs campagnes et leurs champs brulés et ravagés par les Russes. Tous perdent à nous avoir ici. Eh bien, ces bonnes gens ne croient pas pouvoir traiter trop bien MM. les Français. Il n'y a sorte de bonté qu'on n'ait pour nous. Je ne sais pas encore quelle sera leur récompense. C'était peut-être de toute la terre le peuple le plus heureux. Ils n'avaient ni troupes, ni presque d'impôts ; protégés par les Turcs, dont leur patrie est presque entourée, ils les chargeaient du soin de leur défense et se livraient tout entier au commerce, qui faisait vivre tout le monde dans l'abondance. Maintenant tout cela est bien changé. Leurs vaisseaux sont répandus chez toutes les nations. Ceux qui sont dans nos ports n'osent se mettre en mer, crainte des ennemis. Ceux qui sont chez l'ennemi ne peuvent venir, nous occupons tous les ports. Il faut une paix bien prompte, si on veut empêcher leur ruine totale. Cela me fait beaucoup de peine. C'est un si bon peuple ! Et puis ils n'ont de ressource que dans la mer. Il n'y a pas même de chemins par lesquels on puisse arriver chez eux qu'à pied et avec beaucoup de peine. On ne sait ce que c'est qu'une route, et il n'y a que les voyageurs qui aient vu des voitures[40]… »

La condition de la pauvre République devenait d'autant plus lamentable que le blocus établi sur ses côtes par les Russes se resserrait de jour en jour. L'île de Curzola, son principal avant-poste, tombait, en décembre, au pouvoir de Siniavin. Fabvier, envoyé trop tard pour la sauver, faillit être pris aussi. C'est peu après qu'il quitta définitivement Raguse et alla rejoindre Marmont au quartier général de Spalato[41].

Ce dernier, nous l'avons dit, le traitait bien, et le jeune officier ressentait déjà pour son général en chef un peu de cet attachement qui devait plus tard survivre en lui à de terribles épreuves. Mais les plus hautes amitiés ne pouvaient le consoler d'être si loin de la Grande-Armée. On était en janvier 1807. Napoléon, maître de la Prusse, avait soulevé la Pologne ; il était maintenant aux prises avec les Russes. Une grande bataille était imminente. Et Fabvier attendait toujours son rappel ! Il était bien décidé, s'il ne l'obtenait pas, à ne pas rentrer en France. Il le déclarait formellement à son frère :

« … Je ne rentrerai pas en France ; je ne me soucie pas d'aller me placer dans des corps où je serais le seul qui n'ait pas de droits au choix, inconnu de tout le monde. Il faut que je suive cette armée si elle va dans l'Orient, et alors nous verrons ce que le hasard décidera. Je ne sais pas à qui je dois mon envoi en Dalmatie. Ces messieurs, me voyant la croix, ont cru qu'il fallait me la faire gagner après, croyant que je ne l'avais pas gagnée avant. Il y beaucoup de ces faquins-là qui n'ont pas payé la leur si cher que moi la mienne. Voilà cependant mon avancement perdu et peut-être sans retour par un caprice de quelques chefs de bureaux, que Dieu confonde ! C'est le premier tour qu'on me joue au service, mais il est vigoureux. Cela a l'air d'une dérision… Si tu voyais comme je peste en lisant les journaux ! Vraiment les larmes me viennent aux yeux quand j'entends annoncer des victoires. J'entends citer tous les officiers généraux de ma connaissance qui se distinguent, les régiments avec lesquels j'ai fait la campagne qui se couvrent de gloire ; oh ! sacredieu ! Et tu viens me conter que j'ai de bonnes notes ! Et qu'importe, si elles ne servent à rien ? Il n'y aura qu'une note à la fin : Armée de Russie. Ce sera un titre à tout[42]… »

L'impétueux officier dut renouveler bien souvent de pareilles plaintes. Ce fut en vain. Il ne devait lui être donné de voir ni Eylau ni Friedland. Et s'il finit par quitter cette Dalmatie dont le séjour lui était devenu si odieux, ce ne fut pas pour retourner en Allemagne, ce fut pour se rendre à Constantinople.

Ou a vu par plusieurs passages de ses lettres que dès la fin de l806 l'idée d'une expédition en Orient ne lui paraissait pas inadmissible. De fait, il en était question. Il y avait plus de six mois que Napoléon, désireux de diviser les forces de la Russie en lui suscitant un nouvel ennemi, avait envoyé au sultan Sélim III, déjà favorable à la cause française, un ambassadeur extraordinaire, le général Sébastiani. Ce dernier manœuvra si bien qu'en décembre 1806 la Porte, provoquée déjà depuis longtemps, finit par déclarer la guerre au czar. Cet événement devait donner une importance particulière à l'armée de Dalmatie. Dès le commencement de 1807, Marmont, sur l'ordre de l'Empereur, envoyait à Constantinople une petite troupe d'officiers d'élite qui, comme autrefois les Tott et les Aubert-Dubayet, devaient réorganiser à l'européenne les années ottomanes et mettre les places fortes du Grand-Seigneur en état de défense. On sait que c'est grâce à eux qu'en février la flotte anglaise fut éloignée du Bosphore et dut honteusement repasser les Dardanelles. Mais qu'était-ce que quelques hommes pour protéger l'Empire turc à la fois contre la Russie et contre l’Angleterre ? Il fallait, une armée. Vingt-cinq ou trente mille Français, bien commandés, partant des côtes de Dalmatie, pouvaient en quelques semaines atteindre le Danube, refouler les troupes moscovites. Qui les empêcherait même de gagner la Pologne et de rejoindre enfin la Grande-Armée, dont ils formeraient dès lors l'aile droite ? Ce projet gigantesque souriait fort à l'imagination, quelque peu fanfaronne, de Sébastiani et surtout de Marmont. Comment n'eût-il pas séduit celle du lieutenant Fabvier[43] ?

Le fait est que le jeune officier se prépara très sérieusement à la guerre turque. Nous savons par une de ses lettres que son général en chef le chargea de construire une route qui permit à l'armée de Dalmatie de déboucher en Bosnie et qu'en un mois, au milieu des rochers et des montagnes, il exécuta ce difficile travail. Au commencement de mai 1807, mourant d'impatience, il obtint enfin de partir pour Constantinople, où Marmont allait envoyer d'autres officiers. Juste à ce moment, le colonel de son régiment lui annonçait son rappel à la Grande-Armée comme décidé. Que faire ? Un mois plus tôt, Fabvier eût opté pour la Grande-Armée. Mais il était maintenant trop tard ; la campagne dans le Nord était trop avancée ; il n'arriverait point à temps pour la dernière bataille. Il serait encore déçu. C'était déjà trop d'une année perdue. L'avenir, la gloire étaient pour lui en Orient.

« Probablement, écrivait-il à son frère, que nous ne faisons que l'avant-garde de l'armée. Nous sommes un bataillon de 700 hommes, tous canonniers, commandés par le colonel Foy[44] homme du plus grand mérite. Je suis dans l'état-major... Je vais faire le petit baron de Tott et je leur apprendrai (aux Turcs) à combien est égale la somme des trois angles d'un triangle… » Il ajoutait que, quoique « noir et maigre comme tous les diables », il se portait à merveille, qu'il était bien équipé. « Avec cela, je puis aller en Chine, si on veut. »[45]

Hélas ! que de déceptions l'attendaient encore ! d'abord, les 700 canonniers ne partirent pas, ou ne partirent qu'après lui et furent bientôt rappelés. Seul avec Foy, Destutt de Tracy[46] (son ancien chef d'étude à l'École polytechnique) et trois ou quatre autres officiers, il traversait péniblement les provinces turques, lorsque la « culbute » de Sélim III et l'avènement de Mustapha IV (29 mai 1807) remirent en question l'alliance de la France et de la Turquie. Qu'allaient devenir les envoyés de Marmont ? Certains pachas se seraient fait un plaisir d'envoyer leurs têtes au nouveau sultan. D'autres les traitaient assez bien. Mais il fallait payer d'audace. « J'ai été envoyé, écrit Fabvier le 6 juin, faire visite à plusieurs pachas qui m'ont parfaitement reçu. Si tu avais vu mon aplomb, fumant sur les coussins, en grandes bottes et éperons, au milieu de tous ces originaux, tu aurais eu de la peine à garder ton sérieux[47]… »

La mission parvint enfin sans encombre à Constantinople (21 juin). Mais elle vit bien qu'il n'y avait plus rien à faire pour la France. Mustapha IV se méfiait décidément de Napoléon. Disons tout de suite qu'il avait raison. L'Empereur des Français, qui avait tant poussé la Porte à la guerre, était en train de la trahir. Vainqueur à Friedland, il coquetait à Tilsitt avec le czar Alexandre et lui livrait sans pudeur la Turquie dont l'alliance ne lui paraissait plus nécessaire. Sébastiani quittait Constantinople. Où étaient maintenant les rêves d'Orient ou de Pologne ?

Fabvier retombait encore de bien haut et l'on conviendra qu'il jouait de malheur. Partout il cherchait la guerre, et nulle part il ne trouvait que la paix. Qu'on se représente sa colère après cette nouvelle désillusion. Avoir traversé toute l’Europe pour se battre et n'avoir encore une fois qu'à se croiser les bras ! Et avoir fait cela au bruit du canon de Friedland ! Comment, après une déconvenue si piteuse, oser se montrer en France ? Il fallait, puisqu'il n'avait pu atteindre la gloire sur le Bosphore, la poursuivre plus loin encore. Justement un aide de camp de l'Empereur, le général Gardane, chargé d'une importante mission en Perse, arrivait à Constantinople. Il allait négocier une alliance avec le schah, étudier les ressources de ce souverain, essayer de l'entraîner dans une guerre contre les Anglais. Il lui fallait comme auxiliaires des officiers vigoureux, instruits, résolus. Fabvier s'offrit sans hésiter, et, dès le 9 juillet, voici ce qu'il écrivit à son frère :

« Tu penses bien, mon bon ami, qu'il m'en coûte pour vous dire adieu. Mais n'est-ce pas vrai qu'en honneur et conscience j'aurais fort mauvaise mine de rentrer en France pour me trouver avec tous ces vainqueurs ? D'ailleurs je veux voyager. Je suis à moitié chemin. La Perse est peu connue. Eh bien, en revenant, si je n'ai pas la considération que donne la guerre, j'aurai au moins celle que donnent les voyages. Dis bien à nos parents que mon absence ne sera pas de longue durée. J'y vais avec un général de division, aide de camp de l'Empereur ; je ferai en sorte que, s'il n'y a rien de grand à faire là-bas, au moins je n'y resterai pas longtemps. Tu auras un moment de peine si la Grande-Armée rentre en France, et moi aussi ; mais n'importe, je l'ai juré… »

Quelque habituée que fût sa famille aux coups de tête du bouillant officier, cette nouvelle résolution ne laissa pas de la surprendre. Elle l’affligea surtout profondément. Mais les prières de son frère et de ses parents n'ébranlèrent pas Fabvier. Il ne voulait pour rien au monde rentrer en France en même temps que sa chère division Gazan. « Cette année, disait-il tristement, je n'entendrais de toutes parts que des récits d'exploits plus brillant les uns que les autres. Cette idée-là suffit. » Il voyait bien, ajoutait-il, qu'une fatalité le poussait en Orient. Eh bien, il suivrait sa destinée, et, faisant ses adieux à son père, il donnait à entendre qu'il pourrait bien aller jusque dans l'Inde.

« C'est une affaire finie, mon cher papa, écrivait-il le 26 août, dans huit jours nous partons pour la Perse... Ainsi quand on a une fois quitté la vraie route, on ne fait que s'éloigner de plus en plus. Depuis que j'ai quitté ma chère division, je n'ai fait que courir et, jusqu'à présent, sans beaucoup de résultats. Ici il parait qu'on veut faire. De la Perse nous allons dans l'Inde et c'est sûrement là qu'on travaillera. Dieu veuille!… Il paraît que j'aurai beaucoup de besogne. Nous ne serons que deux pour l'artillerie et je suis le chef ; il faudra sans doute construire, exercer, manœuvrer, etc. Je ne crois pas que notre exil soit de longue durée… Je vois d'ici l'armée de Pologne rentrer en France, tous les parents embrasser leurs enfants ; et vous, vous chercherez le vôtre, vous ne souriez pas de la joie générale. Mais aussi je reviendrai, mais j'aurai vu, connu le monde et il m'en restera quelque chose[48]. »

On voit que sa résolution était prise irrévocablement. Peu de jours après avoir tracé les ligues qui précèdent il traversait le Bosphore et se mettait effectivement en route pour la Perse.

Voila comment, après avoir, en deux années, canonné les Anglais à Boulogne, culbuté les Russes en Autriche et pourchassé les Monténégrins en Illyrie, Fabvier, toujours plein de vie, d'espoir et d'illusions, partait pour la conquête de l'Inde.

II.
Napoléon rer, Feth-Ali-Schah et l'ambassade du général Gardane. - L'Asie-Mineure et la Perse en 1807. - La cour de Téhéran. - Essais de réforme militaire en Perse. - Travaux de Fabvier à Ispahan. - Fin de l'ambassade. - Fabvier en Pologne (L807-1809).

La mission de Gardane[49] en Perse est un des épisodes les plus curieux et les moins connus du premier Empire. Nous n'avons pas à la raconter ici en détail, et si nos lecteurs désirent élucider ce point important de la politique napoléonienne, nous devons simplement les renvoyer aux lettres du général, publiées depuis quelques années par un de ses fils[50]. Le sujet propre de ce chapitre est la part, relativement considérable, qu'y prit le lieutenant Fabvier. Nous nous bornerons, avant de l'aborder, à quelques lignes, d'ailleurs nécessaires, pour faire connaître l'origine et le but de l'ambassade.

Parmi les projets grandioses qu'avait dès sa jeunesse conçus Napoléon, il n'en est pas qu'il ait plus longtemps et plus complaisamment caressé que celui d'anéantir la puissance britannique par la conquête de l'Inde. Le fâcheux résultat de l'expédition d'Égypte ne l'avait pas rebuté. Dès 1802, Sébastiani, envoyé par lui en Orient, s'était enquis des moyens de recommencer l'entreprise. L'alliance de la Perse était certainement un des meilleurs. Étant donné que notre infériorité navale ne nous permettait guère d'attaquer l'Inde par mer, cet État formait une excellente base d'opérations pour une armée française qui, soit qu'elle vînt par la Turquie d'Asie, soit qu'elle débarquât sur les côtes du golfe Persique, devait marcher droit vers le Sindh et le pays des Mahrattes. Mais comment intéresser à une pareille guerre un gouvernement qui, s'il y apercevait très bien notre avantage, n'y voyait pas aussi nettement le sien ? En le soutenant de notre côté contre l'ennemi qu'il lui était le plus important d'abattre ou du moins de repousser. Depuis un siècle, la Perse n'avait pas d'adversaire plus redoutable et plus persévérant que la Russie. Lentement, mais à pas sûrs, et sans jamais reculer, la conquête moscovite avançait au sud du Caucase. Récemment, grâce aux guerres intérieures qui désolaient le royaume, Catherine II lui avait enlevé la Géorgie. Feth-Ali-Schah, qui souhaitait ardemment de reprendre cette province, avait été réduit pendant les premières années de son règne à combattre les rivaux qui lui disputaient le trône[51]. Puis, ayant ouvert les hostilités contre les troupes d'Alexandre Ier, il avait subi, notamment en 1803, échec sur échec. L'idée lui était alors venue d'accepter le secours que lui offrait l'Angleterre. Mais cette puissance, qui ne fait rien pour rien, lui demandait en retour le port de Bouchir et l'île de Kareck. Feth-Ali avait refusé ; puis, se tournant vers la France, dont le tout-puissant maître était alors regardé par les Orientaux comme le dieu de la guerre et de la victoire, il avait écrit à Napoléon. Ce dernier, toujours en lutte avec l'Angleterre et à la veille d'un conflit armé avec la Russie, n'avait eu garde de repousser ses avances. Par ses ordres, deux agents sûrs et habiles depuis longtemps familiers avec l'Orient, Jaubert et Romieu[52] étaient allés en 1805, séparément et dans le plus grand secret, étudier les ressources de la Perse et entretenir les bonnes dispositions du schah. D'autres, comme les Jouannin[53], les Bontemps, les de Lablanche, les avaient suivis en 1806. La cour de Téhéran avait été quelque temps contenue par les menaces des Anglais. Mais après Austerlitz, surtout après Iéna et Eylau, elle n'avait plus hésité. Au mois de mai 1807, un envoyé extraordinaire, Mirza-Méhémed-Ali-Riza, était venu de sa part trouver l'Empereur au quartier général de Finkenstein, pour lui proposer formellement un traité d'alliance. C'est à la suite de cette démarche que Napoléon chargea un de ses aides de camp, le général de Gardane, dont le nom était honorablement connu en Perse[54], de ramener à Téhéran l'ambassadeur du schah et de conclure avec ce dernier un arrangement aux termes duquel la France lui garantirait ses États contre la Russie et recevrait en retour sa coopération contre l'Angleterre.

I1 est vrai que, peu après, vainqueur à Friedlaud, il se réconciliait à Tilsitt avec le czar (juillet 1807) et lui sacrifiait sans balancer ses nouveaux alliés, les Persans aussi bien que les Turcs. Pourtant il ne donna aucun contre-ordre à Gardane, qui arrivait à ce moment à Constantinople, et qui ne passa le Bosphore que deux mois après. Il comptait qu'il faudrait bien du temps pour que la nouvelle positive de sa trahison parvînt jusqu'à Feth-Ali et surtout pour que ce prince pût s'en procurer la preuve. En attendant, il espérait entraîner le schah dans son entreprise contre les Anglais ou tout au moins effrayer ces derniers assez pour que la crainte d'une expédition dans l'Inde les réduisît à demander la paix. Feth-Ali, après avoir servi sa politique, resterait aux prises avec les Russes et se tirerait d'embarras comme il pourrait. Ces calculs ne péchaient pas par excès de probité, et Napoléon, nous le verrons plus loin, devait être justement puni d'un tel machiavélisme.

Le général n'avait emmené de Finkenstein que ses deux aides de camp, un officier d'infanterie et deux sous-officiers. C'est à Constantinople qu'il dut compléter le personnel, presque entièrement militaire, de sa légation. La petite troupe de Sébastiani, maintenant disponible, lui fournit de précieuses recrues. Il lui fallait des auxiliaires non seulement braves et fidèles, mais instruits et actifs, capables d'étudier rapidement et de décrire avec exactitude les pays si mal connus qu'il allait traverser et celui où il allait résider, d'en exposer les ressources, les moyens de défense, de signaler les vices de l'organisation militaire de la Perse et d'y remédier, de fortifier cette contrée, d'y multiplier ou améliorer les voies de transport, de créer au schah l'artillerie, les arsenaux, les magasins qui lui manquaient, de pousser des reconnaissances jusque chez les Afghans et chez les Mahrattes, en un mot de rendre matériellement possible cette guerre de l'Inde que le chef de la mission était chargé de préparer diplomatiquement.

Gardane choisit donc ses compagnons avec le plus grand soin. Ajoutons qu'il eut la main heureuse. Presque tous, alors fort jeunes, sont plus tard devenus célèbres. Citons parmi eux, à côté d'Ange de Gardane[55], frère du général et premier secrétaire de la légation, le diplomate Rousseau[56], l'archéologue Lajard[57], le lieutenant-ingénieur-géographe Trézel[58], le capitaine du génie Lamy[59], l'orientaliste Jouannin, et enfin le lieutenant d'artillerie Fabvier. Un médecin (Salvatori) et deux aumôniers (Damade et Marcopolo) étaient attachés à l'ambassade. Plusieurs membres de la mission furent détachés vers la Syrie et durent gagner la Perse par Alep et Bagdad. Il importait en effet de rechercher si cette voie ne pourrait pas être utilisée par l'armée de l'Inde. Mais le gros de la troupe prit route par l'Asie-Mineure et partit de Scutari, le 10 septembre 1807, pour se rendre directement en Arménie et de là à Téhéran. Des interprètes, des artisans, des gens de service l'accompagnaient. Un chef de caravane la conduisait. Au total, elle comptait cinquante-trois cavaliers[60], avec quatre-vingts chevaux ou mulets chargés de bagages.

Fabvier a beaucoup écrit sur son voyage en Perse. Outre une quinzaine de lettres[61] adressées par lui à ses parents ou à son frère, nous avons sous les yeux ses journaux de route, rédigés, on peut le dire, heure par heure et avec une rare exactitude, et ses volumineux rapports tant sur les questions diverses qui lui furent données à étudier que sur ses travaux personnels à Ispahan. Nous pouvons donc le suivre à peu près pas à pas dans sa mission, et il y aurait grand intérêt à le faire. Malheureusement les limites de ce livre nous contraignent de réduire à peu de chose l'exposé de cette partie de sa vie. Mais ce que nous citerons de lui suffira, nous l'espérons, pour montrer ce que Fabvier, qui ne s'était guère jusque-là signalé que par sa vaillance, révéla de ténacité, de connaissances pratiques et d'ingéniosité pendant cette campagne d'un nouveau genre.

Quelle devait être sa part dans l'oeuvre de la légation française ? Évidemment d'organiser l'artillerie persane. Il serait plus juste de dire créer, et le jeune officier se doutait bien qu'à cet égard, il trouverait à peu près tout à faire. Aussi, avant de quitter Constantinople, s'était-il préparé de son mieux au travail difficile et multiple dont il allait être chargé. « Jugeant bien, nous dit-il, que ma mission aurait pour principale difficulté de former un matériel, je m'occupai uniquement de tous les procédés employés à Tophana (l'arsenal de Constantinople). J'en dessinai tous les instruments et je cherchai à me pénétrer des modifications que les causes locales, comme le climat, les moeurs... avaient dû introduire dans les procédés employés en Europe, convaincu que j'étais que cette connaissance me serait au moins aussi utile que la théorie, que j'avais encore présente. Je me procurai quelques livres utiles. Avec toutes mes précautions et ma confiance, je ne ressemblais pas mal à don Quichotte avec son armure de carton partant pour aller assaillir des géants enchantés[62]. »

On verra plus loin quels déboires lui étaient réservés. En attendant de fondre des canons, il fallait arriver en Perse. La traversée de l'Asie turque fut longue et pénible. L'ambassade mit deux mois pour atteindre au royaume de Feth-Ali et trois à parvenir jusqu'à Téhéran. Dans les provinces ottomanes, peu ou point de routes, presque pas de ponts sur les rivières, partout, sauf peut-être en Anatolie, un contraste navrant entre la richesse du sol et la misère des populations. La caravane se mettait en route entre quatre ou cinq heures du matin, marchait dix, douze et jusqu'à seize heures par jour, sans avancer beaucoup, et s'arrêtait chaque soir dans quelque village à demi ruiné. Fabvier relevait avec soin sur de petits cahiers qui nous ont été conservés, les moindres accidents de terrain, la direction et l'importance des cours d'eau, l'orientation des montagnes et les produits particuliers de chaque canton. Ses notes, qui seraient encore aujourd'hui d'un certain profit pour nos géographes, l'occupaient sans relâche et ne lui permettaient guère, on le conçoit, d'admirer le pays ou d'en étudier les antiquités. Le pittoresque le ravissait, il est vrai, mais il n'avait pas le temps de le décrire. L'archéologie, qui n'était pas son fait, ne l'arrêtait guère non plus. Il ne signale qu'en passant les ruines de Nicée ; il a vu, dit-il, « le siège dans lequel Constantin s'est assis[63]. »). Quelques mots lui suffisent aussi pour rendre l'impression que lui ont faite les monuments antiques d'Angora (l'ancienne Ancyre). Ailleurs il se borne à rappeler les noms anciens des villes défigurés par la barbarie turque.

Mais la topographie et la statistique ne l'absorbaient pas au point de lui faire négliger l'état social et politique des pays qu'il traversait. Si l'on veut se faire une idée exacte de la dissolution et de l'anarchie où était tombé l'empire ottoman au commencement de ce siècle, il faut lire le journal du lieutenant Fabvier. En Asie, comme en Europe et en Afrique, le pouvoir du sultan était à peu près réduit à rien. Il n'y avait d'autorité redoutée que celle des pachas qui, dans leurs provinces respectives, se comportaient en souverains absolus. Ali de Janina, en Épire, et Méhémet-Ali, en Égypte, n'étaient pas plus indépendants que ce gouverneur d'Ismid (Nicomédie) qui fit pendre un homme pour le seul plaisir de le montrer à l'ambassade française, ou que ce Tchiapan-Oglou, qui régnait en maitre à Iosgad, commandait à quarante mille soldats et vivait au milieu d'un faste dont Gardane et ses compagnons furent littéralement éblouis[64].

A mesure qu'on avançait vers l'Est, il semblait qu'on pénétrât davantage dans la barbarie. Les souvenirs d'Europe se faisaient rares. Parfois cependant, il s'en produisait de bien imprévus. A Tokat, apanage d'une soeur du sultan Sélim, on avait, comme d'habitude, assisté à des fêtes militaires. On s'éloignait. « J'avais, dit Fabvier, laissé partir la caravane depuis un quart d'heure et je traversais le bazar seul avec un postillon, lorsque j'entendis crier derrière moi Citoyen ! Citoyen ! Je tournai la tête et je vis un Turc assez bien mis qui courait à moi. Je m'arrêtai. Lui me prit la main et me demanda avec beaucoup de feu Comment va la République ? - La République, lui dis-je, elle a fait un mariage qui a mal tourné pour elle. - Cet homme me fit entrer dans sa boutique ; il était marchand de tabac. En fumant une pipe, il me conta qu'il avait été fait prisonnier en Égypte ; conduit dans tant de contrées, avec tant de fatigue et de misère, il s'était fait Turc, marié et établi assez avantageusement pour ne plus vouloir changer ; que la vue d'un citoyen français, qu'il avait reconnu a nos chères et glorieuses couleurs, l'avait ému. Je lui contai, de mon côté, nos combats et nos triomphes, et après quelques moments, je le quittai pour rejoindre mes compagnons[65]. »

Cependant on s'engageait dans la région montagneuse et sauvage qui sépare le versant de la mer Noire de celui du golfe Persique. On touchait aux rives du haut Euphrate et les difficultés du voyage s'aggravaient chaque jour. On rencontrait çà et là quelque orla de janissaires qui fêtait bruyamment les Français, mais faisait assez mauvaise mine à l'ambassadeur de Feth-Ali et à ses gens, que Gardane ramenait à Téhéran. L'antagonisme traditionnel des Turcs et des Persans éclatait parfois en rixes violentes, qui obligeaient nos officiers à tirer l'épée. « Il y a quelques jours, écrivait Fabvier le 25 octobre, nous avons eu une affaire qui nous a fait grand bien près des Persans avec lesquels nous voyageons. Dans un village de 200 maisons, où ces pauvres diables, au nombre de 8 à 10, étaient restés en arrière, une rixe s'engagea, et, comme les Turcs les détestent, on tomba dessus et on les retint. Quatre ou cinq officiers que nous étions, à peu de distance, accourûmes au bruit. A peine arrivés sur la place, nous vîmes à quarante pas une centaine de Turcs faisant assez bonne mine. Je me rappelai que j'avais l'honneur d'être de l'infanterie française. Je mis pied à terre et, les pistolets à la ceinture et le sabre à la main, nous chargeâmes cette canaille. Les cris d'Allah et ceux de France se répondaient. Nous nous attendions à une vigoureuse défense, mais sans nous attendre ils se sauvèrent et coururent se retrancher dans une maison qui leur servait de fort. On fit sur-le-champ une reconnaissance dont le résultat fut avantageux. Les Turcs alors demandèrent à parlementer. Je fus choisi de notre bord et j'entrai dans le réduit, où les femmes et les enfants étaient sous la garde d'environ 60 hommes bien armés. J'eus une conférence avec le cadi. J'obtins toute satisfaction. Nous donnâmes la loi au village de la manière la plus despotique et nous réjoignimes la caravane en ramenant nos Persans en triomphe[66]. »

Quelques jours après, et aux environs même d'Erzeroum, on trouva devant soi une bande de Delhis-Basch (têtes folles), espèce de soldats-brigands qui, sous prétexte de servir le pacha d'Arménie, tenaient campagne et rançonnaient les passants. Il fallut encore payer d'audace. Fabvier fut envoyé pour parler à leur chef. « Nous trouvâmes, dit-il, notre homme sur la rive droite (de l'Euphrate), dans une cabane enfumée, entouré de ses principaux cavaliers, tous jeunes gens de bonne mine et bien armés. Après avoir fumé et pris du café, je lui racontai comment un général français venait de la part de Napoléon saluer le visir d'Erzeroum et le Schah de Perse ; qu'il espérait trouver chez lui tous les égards que d'aussi grands noms méritaient. Il envoya sur-le-champ deux hommes pour que notre marche ne fût pas troublée. Je restai à manger avec lui, parlant de notre gloire. En le quittant, comme il me demandait avec instance quelque chose de France, je lui donnai une pièce de 40 fr. pour qu'il eût le portrait de l'Empereur. Il le donna pour le percer et le porter à son cou[67]. »

A Erzeroum, où on arriva le 24 octobre, le pacha Ioussouf, qui avait été vaincu 7 ans auparavant par Kléber à Héliopolis et qui avait gardé une singulière estime pour les Français, rendit de grands honneurs à l'ambassade. Un jour durant il voulut traiter Gardane et tout son monde, donna un dîner où l'on servit de deux à trois cents mets, conduisit ses hôtes dans son camp, où étaient entassées toutes ses richesses, leur fit, malgré son grand âge, admirer son adresse à lancer le dgirit (espèce de javelot) et voulut qu'ils assistassent aux exercices de sa brillante cavalerie. Ce corps défila, dit Fabvier, « au nombre d'environ 3,000 hommes, dont 1,200 à 1,500 delhis coiffés de hauts bonnets noirs et cylindriques, sorte de schakos. A la fin une troupe d'élite s'élança sur notre tente en franchissant le ruisseau avec une telle fureur que plusieurs personnes en furent un peu émues. Ils s'arrêtèrent comme par enchantement, les chevaux cabrés, les hommes poussant des cris de guerre. C'était un tableau à faire. » La peste régnait alors à Erzeroum, mais Ioussouf prétendit galamment qu'elle avait diminué depuis l'arrivée des Français et qu'ils avaient apporté toute sorte de bien avec eux. Il voulut, lui aussi, une médaille de l'Empereur. Enfin au départ, l'ambassadeur et chacun des officiers de sa suite reçurent de lui le cadeau d'un cheval[68].

Mais l'impression de ce brillant accueil ne tarda guère à s'effacer. En approchant des frontières du Kurdistan, terre classique du brigandage, il fallut de nouveau se mettre sur ses gardes. Les Kurdes, race nomade et belliqueuse, n'avaient guère, alors comme aujourd'hui, d'autre métier que le pillage. On en trouvait çà et là de petites troupes qui, avec femmes et enfants, erraient dans le pays et venaient rançonner les Arméniens. « Deux de nous, dit Fabvier, en ayant rencontré après le passage de la caravane, nous eûmes de la peine à sortir de leurs mains et nous échangeâmes quelques coups de fusil et de pistolet[69]. » Partout où ils avaient passé, tout n'était plus que ruines. « Les habitants, ajoute notre auteur, sont tellement exaspérés qu'ils se jetaient à nos pieds en nous demandant quand donc les Francs viendraient les arracher à leurs dévastateurs et aux barbares qui leur refusaient les armes nécessaires à leur défense[70]. » A un certain endroit, les Français trouvèrent une jeune fille que les bandits avaient abandonnée demi-morte et dont ils avaient emmené les deux frères en captivité. Près du mont Ararat, à Utch-Kinia, se dressait un couvent fortifié de tours et d'épaisses murailles, où les pauvres gens des alentours venaient se réfugier avec leurs enfants et leurs troupeaux quand approchaient les Kurdes. Au moment où passaient les Français, on se battait devant le monastère. « C'étaient les Kurdes, dit Fabvier, qui voulaient enlever les troupeaux des pères. Nous partîmes sur-le-champ douze ou quinze pour aller secourir les moines. Les Kurdes abandonnèrent après avoir un peu caracolé, se jetèrent dans la montagne et nous nous approchions du couvent avec la plus grande confiance, quand nous reçûmes quelques coups de fusil fort bien ajustés de derrière les murs des jardins. Nous tînmes conseil et, nous approchant tout à fait, un père nous connut pour amis et fit cesser le feu. Nos aumôniers arrivèrent, ce qui acheva de les rassurer. On nous fit entrer dans le couvent, où nous reçûmes beaucoup de politesses. » Ces moines étaient, ajoute le vaillant officier, gens robustes et bons vivants, s'entendant mieux sans doute à combattre qu'à prier, exigeant de leurs serviteurs une exacte obéissance, toujours « les premiers aux armes et tenant tout sous la clé[71] ».

C'est dans les premiers jours de novembre que la légation franchit les frontières de la Perse et pénétra dans la province d'Aderbaïdjan. A Choï elle célébra les funérailles d'un de ses membres[72], qui venait de mourir de la peste. On descendit peu à peu des hautes montagnes et de la région des neiges. A Tebris (Tauris), où l'on demeura cinq jours (11-16 novemhre), l'on fut fêté par Abbas-Mirza, gouverneur du pays, fils et héritier désigné de Feth-Ali. Ce prince, dont le territoire était directement menacé par les Russes, accueillit avec une cordialité facile à comprendre la mission qui lui apportait (croyait-il) des moyens de défense. Il retint près de lui le capitaine Lamy et plusieurs autres officiers. Le reste continua sa marche vers la capitale.

Fabvier décrit sommairement dans son journal la triste plaine qui s'étend entre Tauris et Téhéran, au pied des montagnes du Ghilan et du Mazendéran. Tout ce pays, désolé depuis un siècle par de continuelles et effroyables guerres était couvert de ruines. Des villes autrefois populeuses, comm Zenghian et surtout Sultanié, étaient devenues presque désertes. On trouvait non plus des brigands, mais une population molle, désarmée, misérable, souffrant sans révolte les exactions et les caprices les plus odieux de ses gouverneurs, et, çà et là quelques bandes nomades mourant de froid sous leurs tente et ne paraissant pas avoir conscience de leur triste condition[73].

Vers la fin de novembre, l'ambassade était parvenue Caswin, c'est-à-dire à peu de distance de la capitale. Il lui fallut s'y arrêter quatre jours : « Sa hautesse, schah, padischah, le refuge du monde, l'un des pôles du globe, ombre de Dieu et vingt ou trente autres noms que j'ai oubliés, a lu elle-même dans les astres que l'ambassade française serait malheureuse si elle entrait à Téhéran tout autre jour que le 4 décembre. Après avoir bien pesté, ajoute Fabvier, contre le frère du soleil et de la lune et ses connaissances astrologiques, il fallu se résigner, et le général Gardane, rossignol de la sincérité, est heureusement arrivé, par une belle et bonne pluie malgré les traverses du corbeau de la perfidie, à la résidence du chef du siècle[74]. » Au milieu d'une affluence de peuple extraordinaire, les Français firent leur entrée, escortés des plus brillants corps de la cavalerie royale. Devant eux marchaient pour leur faire honneur, les bouffons de Feth-Ali. « Nus, à l'exception d'un caleçon, ils dansaient en se retournant en faisant mille contorsions. Leur chef avait à chaque main une énorme massue dont il s'escrimait sans cesse[75]. » Par ordre du schah, le grand-visir, Mirza-Chifi, dut loger chez lui le général. Quant au reste de l'ambassade, on lui assigna la demeure d'un grand seigneur de la cour qu'on fit sans façon déloger de son palais. « Tu te doutes bien, écrivait Fabvier à son frère en rapportant ce détail, que dans ce pays-ci il n'y a ni loi ni justice[76]. »

Peu de jours après, les Français étaient reçus en audience solennelle par Feth-Ali, et voici en quels termes le jeune officier rendait compte à son correspondant ordinaire de ses premiers rapports avec ce souverain : « Couvert de plus de pierres précieuses que la lampe merveilleuse n'en fournit jamais, est assis un homme vigoureux, d'environ quarante ans, portant sur lui pour des millions de millions. Sa tiare et son bracelet gauche n'ont pas de prix. Sa barbe noire, la plus belle de toute la Perse, descend jusqu'à ses genoux. Au pied du trône sont rangés les Schah-Zadés, ses fils. Nul autre Persan ne se trouve dans la salle. Tous sont à dix pas, rangés dans le jardin, les mains cachées sous leurs manches. Le général et les deux secrétaires furent introduits, et on nous fit rester à la hauteur des premiers ministres, ce qui fit beaucoup crier les mutins, parmi lesquels Monsieur ton frère. Nous en parlâmes au général, et celui-ci fit signifier au Schah que le grand Napoléon traitait ses officiers comme ses camarades et non comme ses domestiques. Le soir même le Schah fit répondre que, pénétré d'estime pour les officiers français, il ne fallait accuser que son ignorance si notre place avait été mal choisie. Le vendredi suivant nous fûmes présentés de nouveau nominativement et à trois pas du trône. Sa Hautesse nous dit qu'elle nous aimait comme ses propres enfants et que l'avenir nous le prouverait. Effectivement nous fûmes rangés d'un côté du trône et ses enfants vis-à-vis. Tu crois qu'un roi de Perse ne peut rien dire d'aimable ; écoute. Après avoir entendu les qualités de chacun et nous avoir dit que nous étions de fort beaux garçons et des gens de bonne mine, il ajouta qu'il nous devait de la reconnaissance pour les services que nous avions rendus à Napoléon, puisque les deux empires n'en faisaient plus qu'un. Aussi ceux d'entre vous, dit Sa Hautesse, qui déjà ont reçu de mon frère un témoignage éclatant de son estime seront les premiers à qui j'en accorderai de la mienne. Tu comprends que cela s'adressait au petit ruban. Nous avons répondu que nos bras, nos faibles talents et tout notre sang serviraient Sa Hautesse et qu'elle pouvait en disposer. Elle me proposa ensuite d'aller à Ispahan et pour ne pas m'exposer à faire de mauvaise besogne, je lui dis que je soumettrais un mémoire sa haute sagesse et que d'après cela elle déciderait. J'ai fait en effet un projet d'organisation pour l'artillerie persane dont j'envoie copie au général Pernetti, chef d'état-major de l'artillerie française. Veux-tu que je t'apprenne une grande nouvelle ? Eh bien mon ami, je suis chevalier de l'ordre royal du Soleil levant. Il y a trois degrés dans l'ordre ; je suis du second. J'espère que tu es bien fier. Il faut que tu saches que Sa Hautesse, pour me faire connaître à quel point elle estime mon mérite, moi rayon de l'Occident qui vient briller jusqu'en Orient, a voulu par cette faveur immense m'élever des poissons à la hauteur de la lune. Quand j'aurai le premier ordre, je serai à celle du soleil... Sais-tu que Sa Hautesse m'a remis la décoration dans la main, mais elle-même ? Je te jure que j'ai éprouvé un rude saisissement et que, dans ce moment-là, je me serais de tout mon coeur bien battu pour elle[77] ».

Après les compliments et les fêtes, les travaux sérieux commencèrent ; dès les premiers jours Fabvier se révéla comme un observateur pénétrant et comme un organisateur de premier ordre. Gardane, qui l'avait vu à l'oeuvre pendant tout le voyage, le chargea de rédiger pour le gouvernement français l'itinéraire suivi par la légation depuis Scutari jusqu'à Téhéran. Ce travail minutieux, auquel, on l'a vu, nous n'avons guère emprunté que des anecdotes, devait être plus tard utilisé par le géographe Lapie. Pour le moment, il constituait la source la plus précieuse d'informations sur les contrées qu'une armée française dirigée vers la Perse pouvait être appelée à traverser. Persuadé du reste que l'expédition de l'Inde était prochaine, le laborieux officier ne s'en tint pas là. Fort peu après, c'est-à-dire dans les premiers jours de janvier 1808, il écrivit un lumineux mémoire[78], dont nous avons une copie sous les yeux et où il comparait, avec une précision singulière, la Turquie d'Asie et la Perse, tant au point de vue géographique que sous les rapports des productions, de la faune, des populations, des gouvernements, des moeurs, de la religion, des coutumes et du commerce. Comme un homme qui a vu de près et qui a vu juste, il se montrait, dans ce travail, sévère pour deux États qui auraient pu être puissants, mais où tout l'art de gouverner semblait se réduire pour le souverain à remplir ses coffres, pour chaque gouverneur de province à s'enrichir, à s'isoler et à se désintéresser du reste de l'Empire[79], Il terminait en exposant les moyens pratiques à employer pour transporter au besoin l2,000 ou 15,000 soldats français de Constantinople par la route que lui-même venait de suivre.

« Il serait à propos de la diriger (l'armée) en trois corps de troupes et un d'artillerie et de bagages et les faire marcher à distance l'un de l'autre au moins d'un jour de marche. Presque sur toute la ligue on pourrait tenir deux colonnes à la même hauteur. Il serait nécessaire de faire marcher devant un petit corps de troupes légères pour protéger les opérations des officiers d'état-major et commissaires qui seraient envoyés pour les vivres et logements ; de même que pour faciliter les travaux de route, deux ou trois compagnies de sapeurs, marchant quelques jours en avant, suffiraient pour rendre les routes faciles.

« On pourrait presque partout loger trois ou quatre mille hommes à couvert, en envoyant une partie dans les villages des environs, à 1 heure ou l heure et demie. Le climat est d'ailleurs assez tempéré pour permettre de bivouaquer quelquefois.

« Il serait aussi facile de procurer sur toute la route des vivres à l'armée. Le pays abonde en grains ; presque toutes les familles ont leurs provisions de farine et surtout avec de l'argent il serait peu difficile de les engager à en céder une partie. Le pain qu'on mange dans toute cette partie de l'Asie est très peu levé, en feuilles plates, d'environ douze à quinze pouces de long, à peu près ovale, de l'épaisseur d'un carton assez mince. Trois de ces feuilles feraient à peu près la ration d'un soldat. Dans presque toutes les maisons on trouve un ou plusieurs petits fours, qui servent en même temps de cuisines... Un seul four peut fournir dans dix heures de temps du pain pour 400 hommes. On a soin d'entretenir le feu de braise au fond avec du petit bois ou avec de la fiente. Ce pain peut aussi se recuire et faire du biscuit. Quant à la viande, outre les nombreux troupeaux de moutons qu'on élève en Asie, on trouverait encore une autre ressource. Les Turcs et les Persans ne mangent pas leurs boeufs, et cependant on en trouve en grande abondance. Ils ne s'en servent que pour les transports et la culture. Il serait donc facile d'en avoir à très bon prix. Il serait possible de trouver dans les villes principales une grande quantité de vin et d'eau-de-vie, mais il faudrait le payer cher.

« En adoptant la route indiquée on pourrait charger sur plusieurs bâtiments l'artillerie, les bagages et les hôpitaux de l'armée. Ces différents objets, arrivés à Trébizonde, iraient par terre à Erzeroum, où ils se joindraient à l'armée. Tous les renseignements s'accordent à dire que d'Erzeroum à Trébizonde (10 journées), la route est praticable à l'artillerie. Il serait même possible d'embarquer toute l'armée.

« La principale précaution à prendre pendant cette marche serait de beaucoup surveiller le soldat et d'empêcher ou punir sur-le-champ toutes les vexations, surtout celles contre les musulmans. En négligeant cette mesure, on s'exposerait aux plus graves désagréments. Une insulte faite à un particulier suffirait pour déterminer tout un canton à s'enfuir dans les montagnes avec ses familles et ses troupeaux, à harceler l'armée à chaque instant, à entraver sa marche et la priver de vivres. »

L'exécution d'un pareil plan ne pouvait évidemment être immédiate. La petite armée française dont parlait Fabvier ne devait partir pour la Perse que le jour où elle serait sûre d'y trouver des auxiliaires dressés à l'européenne et un matériel de guerre qui pour le moment faisaient complètement défaut à Feth-Ali-Schah. Aussi la principale préoccupation du jeune officier était-elle d'étudier les vices de l'organisation militaire du royaume et surtout d'y porter remède. Peu de jours lui avaient suffi pour se rendre un compte exact des ressources de la Perse, de ses moyens d'attaque et de défense et de l'insuffisance de ses armées. Dans un rapport très étendu, qui est parvenu jusqu'à nous, il démontrait à cette époque que, de tous leurs voisins, les Persans n'avaient guère à redouter que la Russie, mais que l'état actuel de leurs forces ne leur permettait pas de lui résister. « La frontière est gardée de ce côté, disait-il, par une multitude de forteresses ridicules et absolument faibles. Les enceintes sont immenses, sans terrassements, et bâties la plupart en briques cuites au soleil. Quelques-unes ont des figures de bastions, mais petits comme des tours et sans courtines, et, par conséquent, sans objet[80]. » Il fallait donc au plus tôt fortifier les places. Quant à l'armée, elle n'offrait qu'un élément passable, la cavalerie ; ce corps, formé de la garde du roi, de celles des princes, des gouverneurs et des khans, des contingents armés par les tribus sédentaires et des mercenaires fournis pour une campagne par les tribus nomades, se battait bien, quoique mal armé, et évoluait avec une certaine précision. Mais la difficulté de le réunir, de le garder sous la main, l'impossibilité de nourrir les chevaux en hiver (vu l'absence de magasins), l'indiscipline, la cohue des femmes et des enfants à la suite, permettaient rarement d'en tirer bon parti. L'infanterie, levée au fur et à mesure des besoins, n'était qu'une tourbe de vagabonds, dont les chefs ignoraient même les noms et qui, dénués d'esprit et d'habitudes militaires, marchant en troupeaux, ne recevant presque jamais ni solde ni vivres, pillaient beaucoup, mais ne combattaient guère. Des levées et des exercices réguliers, une administration exacte, vigilante, et une discipline sérieuse devaient, suivant Fabvier, avoir pour résultat de former un effectif de trente à quarante mille soldats, dressés à la française et à l'exemple desquels serait peu à peu façonnée toute l'infanterie persane.

Quant à l'artillerie, dont le soin le regardait particulièrement, elle était, non pas à réformer, mais à créer de toutes pièces. La Perse n'avait ni fonderies, ni arsenaux. Les quelques canons qu'elle possédait lui venaient de l'étranger. Dispersés dans tout le royaume, on les voyait sur les murailles de diverses places, étendus à terre, « calés avec des pierres, sans affûts et rien qui leur ressemblât. Le Schah avait à sa Cour le seul canon qui pût marcher. On l'avait pris aux Russes, et ce malheureux canon suivait partout le Schah qui l'avait pris en affection parce qu'il avait donné dans une tente, le roi l'ayant pointé et tiré[81]. » Fabvier ne citait que pour mémoire les Zemboraks, petits canons fort courts, d'une demi-livre de balle, manoeuvrés à dos de chameaux, et dont la portée était aussi faible que le tir en était incertain. Le personnel de l'artillerie ne comprenait qu'environ 150 hommes, sans aucunes connaissances techniques. Bref, l'outil principal des batailles manquait à l'armée persane. Fabvier s'offrait à le lui fabriquer et à le lui mettre en main.

Les pleins pouvoirs qu'il réclamait dans le projet mentionné plus haut pour l'organisation du matériel aussi bien que du personnel lui furent accordés en janvier 1808 par Feth-Ali. Il fut convenu qu'il se rendrait à Ispahan, ancienne capitale de la Perse, qui, située au centre du royaume, paraissait offrir plus de sécurité que Téhéran[82] aux établissements qu'il méditait ; qu'il y installerait sa fonderie, qu'il requerrait les fonds et fournitures qui lui seraient nécessaires, qu'il recruterait lui-même ses auxiliaires et ses premiers soldats et qu'à la fin de l'année, il livrerait au gouvernement de Sa Hautesse, toutes montées et tout attelées, cinquante pièces semblables au canon russe si cher à Feth-Ali.

Fabvier partit aussitôt. Dès les premiers jours de février il était à son poste, attristé, à ce qu'il semble, par la vue de cette ville immense et presque déserte, où il ne trouvait guère que des ruines ; écoeuré par la bassesse d'uue population sans énergie, au milieu de laquelle il pressentait bien qu'il ne trouverait guère d'auxiliaires résolus et loyaux. « Il n'y a ici, écrivait-il à son frère, que destruction, misère et, au milieu de tout cela, deux ou trois hommes qui volent les malheureux qui ont le courage d'y demeurer encore. J'ai vu de grands palais, couverts de glaces et de débris de peintures ; là-dessous quelques pauvres Arabes et cheiks qui ont accablé de malédictions l'infidèle qui parcourait le palais du roi des rois avec irrévérence (j'avais mes bottes). J'ai vu des bazars immenses, autrefois couverts des produits de tout genre d'une nation industrieuse ; maintenant quelques fruits, et voilà tout. Je te dirai que je ne suis pas né pour ce pays-ci. Cependant, je sens mon caractère se plier comme pour y demeurer. Je suis grave, sévère. Je ris peu, parle peu... Si je reste longtemps ici, j'aurai un pli d'indignation et de mépris imprimé sur le visage. Enfin autour de moi je ne vois que canaille[83]... »

Le dégoût dont témoignent ces lignes n'allait pas chez Fabvier jusqu'à le décourager ou à le détourner de la tâche qu'il avait assumée. « Je sais, écrivait-il quelques jours plus tard (28 février), que les fatigues, les peines, les privations, tout cela augmente chaque jour. Tout cela, mon ami, n'est rien pour moi. Tant que j'aurai un morceau de ruban rouge à mettre sur ma poitrine, je ne me plaindrai pas... Vois-tu, mon frère, une chose ? Je suis ici utile à mon pays beaucoup plus que je ne le serais en France. Eh bien, cela ne suffit-il pas pour préférer être ici ? Le jour que j'ai reçu ma nomination de légionnaire, j'ai promis de me dévouer plus que jamais au service de la Patrie. Je tiens mon serment, voilà tout. Écoute, je n'ai rien à me reprocher, je fais tout suivant mon coeur, je réfléchis, je tâche tous les jours d'être meilleur et je t'assure que je vaux beaucoup mieux que quand je t'ai quitté... »

Il fallait effectivement au jeune officier une bien haute opinion de ses devoirs pour continuer à les remplir avec tant d'énergie et malgré toute répugnance et tout dégoût. Isolé au milieu d'une population qui ne savait que flatter et mentir, il ne voyait ou ne sentait autour de lui que platitude ou perfidie. Les quelques chrétiens réunis à Ispahan dans le faubourg de Zoulfa étaient des marchands sans honneur venus de tous les pays, ou des Arméniens intrigants, qui l'accablaient de leurs hommages intéressés autant qu'obséquieux et qu'il lui coûtait de fréquenter. Ils l'appelaient Excellence et Monseigneur, mais ils le grugeaient ou cherchaient à abuser de son crédit. A plusieurs reprises, ils lui offrirent de riches cadeaux. « C'était, écrivait-il à son père, pour me payer de choses justes que j'avais faites ou pour m'engager à d'injustes que je ne voulais pas faire. En général ces négociants chrétiens dans l'Orient sont des manants. Sérieusement, j'espère que le nom de Fabvier ne sonnera pas désagréablement aux oreilles des Européens qui viendront à Ispahan[84]. » Il repoussait, en effet, avec indignation de pareilles offres. Il mettait même ces marchands à la porte et, s'ils étaient juifs, allait jusqu'à les faire chasser à grands coups de pied dans le ventre. Parmi ses coreligionnaires, les prêtres ne lui inspiraient pas beaucoup plus d'estime que les séculiers. L'archevêque arménien ne songeait guère qu'à ses intérêts temporels ; les moines placés sous ses ordres menaient une vie si peu édifiante que ce qu'il trouvait de plus sage était de n'en pas parler. Enfin le culte catholique était représenté par un missionnaire nommé le P. Joseph, « vieil ivrogne assez méprisable[85] » que Fabvier recevait à sa table deux fois par semaine et dont il allait entendre la messe chaque dimanche, mais pour lequel il lui paraissait dur de montrer du respect.

Du côté des mahométans, c'était pis encore. Les grands seigneurs persans enguirlandaient sans cesse l'officier français des métaphores ampoulées de la politesse orientale. Ils venaient avec lui fumer le calioun[86], l'accablaient de présents, de fleurs et de fruits. Au fond presque tous le jalousaient, le trompaient, s'entendaient pour faire échouer son entreprise. « Si tu voyais, mon ami, s'écriait-il un jour, ce que sont ces sages Orientaux ! Cela fait pitié. On appelle ici sagesse la fausseté, la perfidie la plus insolente. J'en ai surpris plusieurs à me faire des mensonges, à me voler, non des manants, des grands seigneurs, des Khans, je les ai chassés de chez moi avec mépris. Ils reviennent le lendemain avec le Selamalekim et pour explication me disent que, s'ils m'ont trompé, ils ne m'en aiment pas moins, mais que c'était leur intérêt. Tu juges comme ils sont reçus[87]. » Au nombre de ces faux amis étaient le chef de l'artillerie persane, Aslan-Khan, qui affectait au début un dévouement presque servile pour Fabvier[88], et Abdoullah-Khan, fils et suppléant du ~ouverueurd'Ispahuu, qui était alors éloigné de la ville. Cet Abdoullah traitait en toute occasion l'officier français avec la courtoisie la plus raffinée. Mais obligé par le Schah de lui fournir, sur les revenus de sa province, qu'il considérait comme les siens, tout ce qui lui était nécessaire pour ses travaux, il l'avait dès le premier jour pris en haine et s'était juré de le perdre. On va voir qu'il ne tint pas à lui et à ses complices que les efforts de Fabvier n'aboutissent au plus piteux insuccès.

Tout d'abord, on logea l'officier français dans le palais du gouverneur ; on lui fournit, pour l'installation de ses machines et de ses ateliers, un caravansérail qui ne servait à rien ; on le laissa recruter, sur les indications d'Aslan-Khan, le personnel d'ouvriers qui devait le seconder dans ses travaux. Mais là se borna pendant plusieurs semaines le concours de l'administration persane. Fabvier devait fondre des canons, les forer, les tourner, fabriquer des affûts et des caissons. Or, non seulement les machines perfectionnées des ateliers européens, mais les outils les plus vulgaires et les plus indispensables lui faisaient défaut, et les pauvres manoeuvres qu'il avait sous ses ordres étaient tout fait incapables de les lui confectionner. Pas un d'eux ne savait seulement se servir d'un compas et l'art de travailler le fer leur était à peu près inconnu. Il avait été bien inspiré en copiant des modèles à Constantinople ; et il se félicita d'avoir dans son enfance, à Pont-à-Mousson, passé bien des heures pour se récréer à tailler du bois chez son voisin le menuisier Pierron. Il lui fallut commencer par faire de ses propres mains une brouette, un vilebrequin, un tour à tourner, etc., et veiller ensuite à ce que ses ouvriers lui fabriquassent des instruments absolument semblables. Il dut mettre la main aux travaux de maçonnerie dont il avait dressé les plans. Pour les pièces d'ajustage et surtout pour les machines en fer, il dut non seulement tracer et découper des modèles, mais dégrossir lui-même les objets à la lime pour les réduire à la précision mathématique dont ses ouvriers ne comprenaient même pas la nécessité. Quand il fut parvenu, au prix d'efforts inouïs, à faire deux roues dentées et à les engrener l'une sur l'autre, toute la ville vint avec stupéfaction contempler le mécanisme si simple qui transformait un mouvement horizontal en mouvement vertical. Ahdoullah-Khan s'attela lui-même au manège. Mais les malveillants fonctionnaires n'en restaient pas moins incrédules et se réjouissaient à l'avance de l'insuccès certain auquel courait, suivant eux, l'entreprenant officier[89].

De fait, les mécomptes ne manquèrent pas à Fabvier. Lorsqu'il eut de ses propres mains moulé en terre les six premières pièces qu'il devait fondre et qu'il voulut essayer les fourneaux qu'il venait de construire, il s'aperçut que ces derniers appareils étaient entièrement à refaire. Heureusement, après une nuit de fièvre et de désespoir, il s'avisa d'utiliser de vieux fourneaux construits autrefois par des Anglais et qui ne demandèrent, pour être remis en bon état, que de menues réparations. Mais pour faire du bronze, il lui fallait de l'étain et du cuivre. Abdoullah, qui devait lui en fournir, le fit attendre plusieurs semaines et, pour s'exécuter sans bourse déliée, finit par mettre en réquisition tous les chaudrons d'Ispahan, que les habitants, en larmes, vinrent un matin présenter à la fonderie. Fabvier commença par renvoyer ces pauvres diables avec leurs ustensiles de cuisine et se rendit furieux chez le fils du gouverneur. « Je lui déclarai, dit-il, que je retournais dès le même jour à Téhéran rendre compte au roi de sa mauvaise volonté et de sa désobéissance. Je m'emportai avec beaucoup de violence et je menaçai le Khan de la meilleure foi du monde, car je sentais que les mains me démangeaient[90]. » Effrayé sans doute par cette attitude, Abdoullah s'exécuta le lendemain par l'envoi d'un certain nombre de lingots, qui furent aussitôt jetés dans les fourneaux. Alors commença le travail de la fonte, que Fabvier, dévoré d'inquiétude, surveilla sans relâche tout un jour et toute une nuit. Au matin, quand il fallut enfoncer les tampons pour faire couler le métal en fusion, les ouvriers épouvantés hésitèrent à lui obéir. « Je m'emparai du ringard (écrit-il dans son rapport) ; la hampe en était trop faible, le tampon ne s'enfonçait pas. Je pris une barre de fer et avec deux coups de marteau j'ouvris le canal, et le métal sortit brûlant comme d'entre mes mains. Le suif des rigoles s'enflamma. Je fus un peu brûlé et tombai en arrière. On me crut mort. Je me relevai précipitamment pour aller enfoncer les autres tampons et je regardai tout tremblant et tout pâle encore d'émotion couler ce précieux métal, qui, sans accident, allait se placer dans les moules. Les cris de Barick Allah ! de Mach Allah ! mille fois répétés suivirent ceux de douleur ; enfin ce bienheureux bronze parut en haut des moules. Le reste tomba dans des trous que j'avais préparés exprès pour le diviser et le reporter plus facilement dans le fourneau[91]. »

Mais les premières pièces une fois coulées, il fallait procéder au forage, et c'était là le travail le plus difficile et le plus chanceux. Après trois mois de tâtonnements et à force d'énergie et d'ingéniosité, Fabvier avait créé de toutes pièces une forerie à peu près complète. Quand il annonça qu'avec cet outillage il allait couper en deux les énormes blocs de bronze qu'il venait de foudre, les évider et en faire des canons exactement du même calibre que celui qui lui servait de modèle, on sourit, et lui-même avoue qu'intérieurement il ne croyait guère au succès. Effectivement, dès les premiers essais, toute la machine se disloqua. « Je sentis bientôt, lisons-nous dans son rapport, que je perdais la tête et que je me déconsidérais beaucoup en faisant voir tous mes vains efforts pour réparer des accidents qui augmentaient à chaque instant. Je sentis heureusement qu'il fallait réfléchir d'abord et travailler ensuite. Je ne gardai que deux ouvriers, renvoyai tout le reste jusqu'au lendemain. Je fis fermer l'arsenal et je revins tristement et à pas lents vers cette déplorable machine. Le désordre qui régnait autour m'attristait l'âme. Tout à coup l'idée me vint que la cause principale de tout cela était que la tête du tablier n'était pas entièrement en bronze. Son poids n'était pas considérable. La ligne de l'axe de la pièce ne se conservait pas la même que celle de la barre et celle-ci arrachait tout pour se mettre à sa place. Quant au recul et au frottement, la cause en était indubitable et la même que j'indique. Je reçus de cette idée une grande consolation. Je passai plusieurs heures à la discuter encore et à faire quelques réparations à la grande roue. Plus tranquille, je fus dans la campagne faire une partie de dgirit. Je rencontrai beaucoup de seigneurs qui, instruits par les soins de mes amis les canonniers de ma déconvenue, qui avait couru toute la ville, ne pouvaient se faire à ma gaîté[92]. »

Au bout de quelques jours, le mal était réparé. Mais il se produisit encore d'autres accidents et ce ne fut pas sans passer par de nouvelles transes que l'énergique officier parvint enfin à forer et à aléser intérieurement ses premières pièces. Ce grand résultat obtenu, il n'était pas au bout de ses peines. Il commença à s'apercevoir que ce n'était pas seulement par mauvais vouloir que les autorités locales cherchaient à entraver son oeuvre, mais que la trahison se glissait jusque parmi ses ouvriers et que les mécomptes qui survenaient chaque jour n'étaient pas toujours le fait du hasard ou de mauvais calculs. Qu'on juge de son exaspération par les lignes suivantes, qu'il adressait à sa mère en mai 1808 « Je viens de découvrir une conspiration affreuse... Vous ne croiriez pas que ces brigands ont payé ou plutôt menacé tous mes ouvriers des traitements les plus cruels s'ils ne faisaient tous leurs efforts pour faire manquer ma besogne. Cela m'est venu du gouverneur, plat coquin que je vais mener sévèrement, et du seul homme à qui j'avais accordé de l'amitié en Perse, d'Aslan-Khan. Il m'a trompé avec une scélératesse sans exemple. Sa tête, j'espère, y sautera. Je l'ai dénoncé au roi, qui est sévère, même cruel. L'affreux peuple ! Je vais redoubler d'activité. J'ai eu d'heureux succès depuis la découverte de tant de perfidies. J'aurai l'oeil ouvert et plus de pitié pour personne. Leurs têtes me répondront de tout. On me payera cher le désespoir où j'ai été pendant quinze jours. Je voyais manquer toute ma besogne. J'étais demi-fou... Comme on est fier d'être honnête homme ! Je vois tout ce monde me baiser la main, me faire mille caresses. Moi je leur dis : Je ne vous aime pas, il s'en faut, sous peu j'espère que votre nez et vos oreilles me payeront vos sottises. Je les chasse ; c'est égal, la rage dans le coeur, ils continuent leurs tendresses[93]... »

Ces accusations n'étaient point excessives. Il n'était pas de vilenies que n'inventassent les ennemis de Fabvier pour l'arrêter dans ses succès. En juin, il s'aperçut un matin que le foret engagé la veille dans une de ses pièces avait été enfoncé par force pendant la nuit et qu'il ne pouvait plus ni fonctionner ni être retiré. Il dut prendre le parti de ne plus quitter son atelier ni la nuit ni le jour. Abandonnant le palais du gouverneur, « je vins, dit-il, m'établir dans une petite chambre semblable à celle du manège ; je fis dresser une tente en avant pour servir d'antichambre. Ici j'étais le maître. Je mis dehors les canonniers et les employés qui n'étaient pas à mon gré. Je chargeai Ahmet-Khan de la garde de la porte et j'ordonnai que toutes les nuits un manoeuvre de garde coucherait sur le tablier de la forerie et répondrait sur sa tête de tout ce qui arriverait[94]. »

La malveillance d'Abdoullah ne se bornait pas à l'emploi des petits moyens que nous venons de signaler. A plusieurs reprises, durant les pénibles débuts de la fonderie et de la forerie, ce fonctionnaire avait dénoncé Fabvier au roi et, le représentant comme un incapable, s'était efforcé d'obtenir qu'il fût rappelé. Mais quand le brave officier eut connaissance de ces menées, on était à la fin de juin, et l'éclatant succès de ses travaux pouvait déjà confondre ses détracteurs. A ce moment, plusieurs pièces étaient non seulement forées, mais tournées ; des affûts et des caissons étaient construits, les travaux d'atelier qui avaient au début demandé quinze jours s'effectuaient maintenant en un jour et demi, et plus que jamais Fabvier se faisait fort de fournir à la fin de l'année les cinquante canons qui lui avaient été demandés. Seulement, il fallait pour cela que l'argent et les fournitures ne lui manquassent pas. Or Abdoullah mettait chaque jour une plus grande négligence à lui procurer de quoi continuer son oeuvre. Bientôt, Fabvier sollicita vainement le bois, le charbon, le cuivre qui lui étaient indispensables. Ses ouvriers cessèrent de recevoir leur solde et commencèrent à déserter ses ateliers.

A ce moment, le gouverneur en titre, Hadji-Mohammed-Hussein-Khan, père d'Abdoullah, arrivait à Ispahan, où il venait présider à la levée de l'impôt. C'était un seigneur puissant et un des principaux dignitaires du Royaume. Fabvier, qui espérait trouver en lui plus de bon vouloir que dans son fils, alla, comme toute la ville, lui rendre ses devoirs et lui adressa même sans sourciller une harangue dont les métaphores et les hyperboles tout orientales ne lui déplurent pas. Le grave personnage l'accueillit à merveille, l'invita à dîner, lui promit de lui envoyer sans retard tout ce qui lui était nécessaire et le pria de pardonner à Abdoullah, qui, disait-il, « était un enfant, n'entendant rien aux affaires[95] ». Mais ce n'étaient là que des paroles. Quinze jours, trois semaines s'écoulèrent et, au lieu des fournitures qu'il réclamait et dont il avait dressé uu minutieux état, l'officier français n'avait encore reçu qu'un cadeau de dix-neuf melons. Mohammed-Hussein ne s'occupait qu'à extorquer de l'argent aux habitants de la province et oubliait absolument Fabvier. Ce dernier vit peu à peu le vide se faire dans ses ateliers. « Je me trouvai, dit-il, abandonné, n'ayant plus que deux ouvriers... payés par moi... avec lesquels je me mis à mouler six autres pièces. Je fis ouvrir les portes de l'arsenal et toute la ville put me voir en bras nus, travaillant avec courage[96]... » Le gouverneur, un peu confus, lui fit dire par un de ses agents qu'il voulait le traiter comme son fils, que dans cinq ou six jours il lui donnerait pleine satisfaction. « J'écoutais tout cela, lisons-nous dans le rapport de Fabvier, avec le plus grand sang-froid, en présence d'un grand nombre de curieux. Je fumais mon calioun sans mot dire et sans l'engager à en faire autant. Quand il eut fini sa longue harangue, je le regardai et lui dis très froidement que, comme c'était la vingtième visite de cette nature que je recevais de lui, je le priais que ce fût la dernière, que dorénavant il eût à se faire précéder par les objets portés sur mon état. Il se leva d'un air assez embarrassé, se plaignit de la manière dont je le recevais, lui qui n'était que l'agent. Je lui répondis pour le consoler que je recevrais de même le gouverneur s'il venait chez moi avant d'avoir rempli les ordres du roi. Toute l'assemblée se mit à rire et il nous laissa[97]. »

Effectivement, Mohammed-Hussein s'étant enfin décidé, le 24 juillet, à venir visiter la fonderie, Fabvier lui reprocha sans ménagements ses mauvais procédés, lui déclara qu'il appartenait à une nation trop fière pour se laisser ainsi jouer ; qu'il était décidé à partir dans quinze jours pour Téhéran et de là pour la France et qu'il serait assez puissant pour faire repentir le gouverneur et ses complices des torts qu'ils avaient eus envers lui. Effrayé sans doute, le haut personnage se confondit en excuses et en protestations d'amitiés. Ses promesses, cette fois, furent suivies de quelque effet. A partir de ce moment, les fournitures devinrent à peu près régulières ; le personnel de l'usine fut reconstitué, et, grâce à son énergie, Fabvier put mener grand train l'entreprise qui lui tenait si fort au coeur.

Ce ne fut pas sans un légitime orgueil qu'il célébra, le 15 août, la fête de l'Empereur, aux salves répétées de ses canons. Il fit, ce jour-là, chanter par le P. Joseph un Te Deum et un Domine salvum et réunit de nombreux invités pour pouvoir les entretenir de la France. « Jusqu'à minuit, dit-il, je parlai aux assistants de tout ce qui faisait alors le bonheur de la grande nation. Je leur décrivis notre mode régulier d'administration, l'égalité de tous les citoyens, la faculté qu'avait chacun d'eux de parvenir à tous les emplois de la société par leurs seuls efforts, sans connaître la figure ni les faveurs d'un maître. Tous, surtout les malheureux chrétiens, désiraient en soupirant jouir des mêmes droits et cherchaient dans l'avenir s'il ne serait pas possible que l'influence française les leur procurât[98]. »

Le jeune officier se montrait, on le voit, un peu optimiste. Mais il était à cette époque, comme toute l'armée et presque toute la nation française, subjugué par la gloire impériale. Il se croyait du reste (et en cela il n'avait pas tort) d'autant plus obligé de louer sa patrie qu'il vivait bien loin d'elle et qu'il se préoccupait sans cesse de la faire respecter en sa personne. Il mettait à remplir ce dernier devoir autant de résolution et d'énergie qu'à faire son rude métier de fondeur. Un jour, le P. Joseph ayant été battu et volé par deux malfaiteurs, et Abdoullah-Khan ne paraissant pas mettre beaucoup de zèle à trouver les coupables, Fabvier déclara que si on ne les lui livrait, il « irait couper la barbe au premier mollah qu'il rencontrerait à la porte de la mosquée ». Les bandits lui furent aussitôt remis et reçurent par ses ordres une vigoureuse bastonnade sur la plante des pieds. Depuis ce moment nul ne se permit plus de molester les chrétiens[99].

Fabvier avait pris tant d'ascendant sur son personnel et donné aux travaux une telle impulsion, qu'une maladie grave, dont il fut atteint vers la fin d'août, n'interrompit pas sensiblement son oeuvre. Terrassé par la fièvre chaude, il resta couché plus d'un mois, soigné tantôt par le P. Joseph, qui l'accablait de couvertures, tantôt par ~Mirza Ismaël, médecin persan, qui les lui eulevait, lui faisait boire de l'eau glacée et qui, pour savoir s'il devait lui administrer certaine drogue, suivant lui souveraine, prenait au hasard une partie de son chapelet et comptait les grains. « Si le nombre était pair, j'avalais la drogue ; s'il était impair, on l'emportait et l'on recommençait l'épreuve le soir[100]. » Quoi qu'il en soit, le malade guérit et put reparaître, faible encore et chancelant, dans son atelier. Il était temps : plusieurs ouvriers commençaient à devenir paresseux ou mutins. Un certain Cassem, notamment, l'ayant exaspéré par ses retards et par quelques insolences, il voulut le faire battre par deux manoeuvres. Mais ceux-ci feignaient de frapper et semblaient ainsi se moquer de lui. « Je pris alors, dit-il, un écouvillon dont je donnai sur la tête du manoeuvre qui était devant moi un tel coup qu'il tomba comme mort sur la place. Alors les autres obéirent et le pauvre Cassem fut battu beaucoup plus fort qu'il ne l'aurait été. Je rentrai chez moi au désespoir ; je croyais avoir tué cet homme. Je n'ai jamais éprouvé un chagrin plus cruel. Je fus rassuré en le voyant rentrer soutenu par ses camarades. Il venait me demander pardon. S'il avait lu dans mon coeur, il aurait vu que je lui demandais de bien meilleur coeur de me pardonner[101]. »

Au commencement d'octobre, Fabvier poursuivait ses travaux avec plus d'activité que jamais, quand il reçut du roi l'ordre de conduire à Téhéran, dès qu'elles seraient prêtes avec leur attirail, les vingt premières pièces qu'il aurait fabriquées. Ne se regardant pas comme au service du Schah, il en référa aussitôt au général de Gardane et, en attendant, se hâta de compléter, en fondant ou tout au moins en moulant encore quelques canons, la grande batterie qu'il avait promise au gouvernement persan. Le matériel roulant fut construit avec autant de solidité que de légèreté, et, dans les dernières semaines, on s'occupa de dresser au trait les chevaux d'Hispahan, qui n'étaient habitués qu'à la selle. Ce fut un travail fort pénible et qui durait encore quand, à la fin de novembre, le lieutenant Fabvier, sur l'ordre formel de son général, dut enfin reprendre le chemin de Téhéran.

Gardane, en rappelant son auxiliaire, ne lui dissimulait pas qu'il ne retrouverait pas la cour de Perse telle qu'il l'avait laissée, que la mission française n'était plus guère en faveur auprès du Schah et qu'elle serait probablement obligée de quitter avant peu le pays. Le revirement de Feth-Ali était dû, l'on s'en doute bien, à la connaissance qu'il avait depuis quelque temps des procédés peu loyaux de Napoléon à son égard. Ce souverain avait espéré le concours de la France contre la Russie, et c'était justement ce qui, dès le lendemain de l'alliance, lui avait fait défaut. L'Angleterre n'avait pas manqué d'aviver son ressentiment et, plus que jamais, avait cherché à l'entraîner de son côté. Dès le printemps de 1808, une première ambassade britannique, conduite par sir John Malcolm, avait débarqué dans le royaume et s'était avancée jusqu'à Schiraz ; mais ses exigences, qui n'allaient à rien moins qu'à l'occupation des principaux ports persans du golfe Persique et de la mer Caspienne, avaient paru exorbitantes à Feth-Ali. Gardane avait encore été assez puissant pour obtenir de ce dernier qu'il refusât de recevoir Malcolm. Fabvier avait reçu l'ordre de rechercher par quels établissements les Français pourraient protéger le golfe et par suite la Perse contre une attaque des Anglais. C'est sans doute a cette époque qu'il rédigé sur cette question un mémoire très détaillé, que nous retrouvons parmi ses papiers[102] et qui concluait à l'acquisition par la France d'Ormus et de l'ile de Kheism, positions dominantes sur le détroit d'Ormus, alors occupées par les Wahabites. Il s'était même préparé à faire le coup de sabre avec Malcolm. « J'avais formé (écrivait-il à son frère le 28 juin) un assez joli petit escadron, avec lequel je comptais les charger. Mon intention était d'abord de leur offrir le duel, ou, en cas de refus, de les sabrer. C'était un assez joli projet. Que veux-tu ? La Provideuce !... On dit qu'elle fait tout si bien. » Quelques mois plus tard, le gouvernement britannique était revenu à la charge, et, cette fois, avec plus de succès. Un nouvel agent, sir Harford Joues Brydge, s'était présenté, suivi d'une escadre imposante. Il menaçait d'ordonner un débarquement. Feth-Ali, intimidé, et de plus en plus mécontent de Napoléon, inclinait visiblement à le recevoir, malgré l'opposition de Gardane. Voilà pourquoi l'ambassadeur français, en prévision d'une rupture prochaine, ralliait ses auxiliaires et se préparait au départ.

Fabvier sortit d'Ispahan, le 25 novembre, avec vingt pièces de canon et le matériel qu'elles comportaient. Son retour à Téhéran, qu'il a raconté minutieusement dans un journal que nous avons sous les yeux[103], dura cinq semaines. L'on s'explique la lenteur de sa marche si l'on songe que la Perse n'avait pas de routes carrossables ; qu'au lieu de chevaux, il dut employer au transport de son artillerie des boeufs ou même des hommes, que les gouverneurs lui fournissaient par corvée, et qu'il dut parfois laisser ses pièces embourbées et aller en avant demander de nouvelles troupes de paysans. Enfin, le 31 décembre, il faisait sa rentrée dans la capitale. Il n'eut pas de peine à s'apercevoir que les Français n'y jouissaient plus d'un très grand crédit. Déjà précédemment des observations peu obligeantes et peu équitables lui avaient été faites de la part du roi. Il avait construit des caissons que deux chevaux suffisaient à traîner. Au lieu de le remercier, on lui avait demandé de faire en sorte qu'ils pussent aller à un cheval ; à quoi il avait répondu qu'il tâcherait, et qu'ensuite il prierait Dieu « que non seulement les caissons marchassent avec un cheval, mais qu'ils allassent tout seuls[104] ». Les canons qu'il avait fabriqués n'avaient pas de bouton de mire et il les avait voulus ainsi. Et le grand-visir lui ayant demandé comment ses pièces pourraient tirer sans nez, il lui avait répondu « d'être bien tranquille, qu'elles n'en tireraient que mieux ; que l'essentiel dans la figure d'un canon, c'était la bouche et non pas le nez[105] ». Quand il fut à Téhéran, l'on ne parut guère pressé de le récompenser. Le roi trouva ses pièces fort belles, voulut lui donner audience pour le remercier et le revêtir « d'un bel habit d'honneur ». Ses ministres l'en empêchèrent. « On a éprouvé mes pièces, écrivait-il à son frère le 15 janvier 1809, on a fait l'impossible pour les casser. N'ayant pu réussir, ils les ont enfermées dans des magasins et me voilà aussi avancé que si je n'eusse rien fait de toute cette année... Ne va pas croire qu'on me traite mieux du côté des finances ; bien loin de 1à ; le gouverneur d'Ispahan ne payant pas mes ouvriers, il m'en a coûté environ quatre mille francs à moi pour avoir le plaisir de fonder un bel arsenal au roi de Perse. J'avais juré de réussir, j'ai réussi, mais c'est fini, on ne me décidera plus facilement à rentrer en lice... »

Après tant de fatigues et de déconvenues, Fabvier n'éprouvait plus qu'un désir, celui de rentrer en France. Ni lui ni ses compagnons, du reste, ne pouvaient rester plus longtemps en Perse. Après quelques hésitations, le Schah s'était décidé à recevoir solennellement la seconde ambassade anglaise. Gardane aussitôt avait déclaré que ses instructions ne lui permettaient pas de demeurer davantage auprès de lui. Le 13 février, il alla prendre congé de Feth-Ali, qui lui parla courtoisement, mais ne le retint pas. Le même jour il chargeait Fabvier, par un ordre spécial que nous retrouvons dans les papiers de ce dernier, de se rendre à Caswin et à Kirmanchah (Kurdistan), pour venir ensuite, par Hamadan ou par Maragha, rejoindre à Tauris la légation. Le prétexte de ce voyage était de porter quelques cadeaux et des compliments à plusieurs membres de la famille royale. Le motif réel était de se procurer un complément d'informations sur la Perse. « Il décrira (lisons-nous dans l'ordre du général) avec tous les détails possibles les différentes routes qu'il aura à parcourir et fera une attention particulière aux monuments anciens, notamment a ceux de Bisoutoun et de Kirmanchah. »

Fabvier accomplit à l'entière satisfaction de son général cette laborieuse mission. Mais nous ne pouvons donner aucun détail sur ce dernier voyage. Son journal de route ne nous est pas parvenu. Le 14 avril, il était à Tauris et annonçait à sa mère son prochain départ pour Tiflis, d'où il allait rentrer en Europe en traversant la Russie. Son âme vigoureuse s'attendrissait au souvenir de la ville natale qu'il allait revoir après quatre années de guerres et d'aventures. « Que j'ai vu de pays, s'écriait-il, de coutumes, d'usages, d'hommes ! Eh bien, nulle part je n'ai trouvé la Lorraine. Il me manquait d'abord ma mère, puis mon bon père, mon frère, la Moselle, nos bois, tant de choses ! Et quand je pense que je reverrai tout cela, vous concevez bien que je ne puisse pas écrire, faire des traits, des points, des virgules, quand le coeur, la tête, tout est en mouvement. Tenez, il vaut mieux laisser là papier et encre et sauter comme les autres de plaisir. »

Son impatience était encore doublée par un sentiment plus vif que celui qu'il exprimait dans ces lignes passionnées. Un amour qui devait remplir toute sa vie et qui était alors d'autant plus exalté qu'il était sans espoir, poussait sans relâche ses pensées vers la France. Lors de son demier séjour à Pont-à-Mousson, c'est-à-dire en 1805, il avait eu occasion de voir plusieurs fois et d'admirer la jeune femme de son compatriote, le général Duroc[106]. Il avait conservé de sa beauté, de sa grâce et de sa bonté uue ineffaçable impression. Depuis son départ, elle était devenue duchesse de Frioul. Un long et brillant avenir semblait s'ouvrir devant son mari. Rien ne pouvait faire prévoir à l'obscur lieutenant d'artillerie que le grand-maréchal du palais périrait à la fleur de l'âge et que sa veuve échangerait plus tard son nom contre celui de Fabvier. Il ne s'en complaisait pas moins dans le culte ignoré qu'il rendait de loin à son idole. Ses fredaines d'Autriche et de Dalmatie ne la lui avaient pas fait oublier, et quelques aventures « à poignard » qu'il avait eues en Perse, n'avaient pu le détacher de ce cher souvenir. C'est à son frère, dépositaire sûr de son secret, qu'il confiait d'ordinaire ses regrets et ses lointaines aspirations. « Je crains, lui écrivait-il un jour[107], que ce ne soit une maladie. An milieu de mes travaux, en traversant les déserts, sur mes chevaux, je la trouve toujours à la même place, vis-à-vis de moi, je la vois à chaque instant des six semaines que j'ai passées près d'elle, à la promenade, dans ses jeux bruyants, dans ses accès de raison. Tu ris, tu dis que c'est un conte inventé. Je t'assure que cela augmente tous les jours. Il y a quelque temps, à table chez le général, quelqu'un parla d'elle. Si on m'avait regardé, sans doute on m'aurait pris pour un fou. Il faut sacrifier cela comme le reste. Le reste, je le retrouverai, mais elle, je ne crois pas... » Une autre fois, revenant avec tristesse sur le même sujet : « J'ai une telle vénération, disait-il, une telle opinion d'elle que je n'oserais en parler sans sa permission. Si tu la voyais, si elle savait qu'au bout de trois ans d'absence je la vois à chaque instant !... Mais à quoi cela sert-il ? Elle est princesse maintenant, un malheureux chevalier serait-il encore connu, même de nom ? Enfin cette femme ne me sort pas de la tête, moins encore du coeur. Que Dieu la bénisse et la rende bien heureuse[108]. »

Pourtant, ni cette passion romanesque, ni l'amour de la famille et du pays natal ne le détournaient un seul instant de la passion maîtresse qui brûlait en lui et à laquelle il eût sacrifié toutes les autres. Fabvier pratiqua toute sa vie la religion de la gloire nationale. Pour lui, l'honneur du drapeau passait avant tout. La victoire l'enivrait ; dans les triomphes de Napoléon il ne voyait alors que la grandeur de la France ; leur éclat ne lui laissait pas apercevoir ce qu'il y avait souvent de violent et d'immoral dans les entreprises de l'Empereur. C'est ainsi qu'il écrivait à son frère (le 15 janvier 1809) : « Nous avons reçu les journaux qui nous ont instruits des affaires d'Espagne. Notre Empereur est toujours le même, il ne prend les armes que quand la douceur n'a pas réussi. Je ne sais pas jusqu'à quand les peuples seront aveuglés et ne verront pas que cet homme-là a été envoyé pour régner sur toute la terre. Il faut convenir que nous sommes bien heureux de vivre dans une époque aussi glorieuse. Je m'en félicite tous les jours. Au lieu d'avoir vu Ulm et Austerlitz, je pouvais voir Rosbach. Cette idée me console de bien des choses. »

Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'à la nouvelle de la grande guerre qui venait de s'allumer en Allemagne, au mois d'avril 1809, l'ancien soldat de Dirnstein ait oublié en un instant ses fatigues, ses déceptions, son impatience de revoir la Lorraine. Ce n'était plus la France, c'était la Grande-Armée qui maintenant l'attirait. Mais comment et où la rejoindre ? La Russie était alors notre alliée ; c'était par cet État seul qu'il pouvait alors effectuer rapidement et sûrement son retour. Il le traversa donc et arriva bientôt en Pologne. Ce pays était en feu. Les Autrichiens venaient de l'envahir. Mais le parti national, qui combattait pour nous et qui comptait, en nous aidant à vaincre, reconstituer sa patrie, était en armes de toutes parts. Poniatowski remontait la Vistule et marchait sur la Gallicie. Arrivé à Varsovie, Fabvier ne put rester froid devant un tel spectacle. Les mains lui démangeaient. « M. de Serra, ministre de France, et le général Kaminieski me firent comprendre que sur la route que je devais suivre pour me rendre à l'armée, j'éprouverais de grands obstacles, la Prusse, la Saxe, la Thuringe étant alors dans une fermentation dont on ne pouvait calculer la marche. N'ayant à cette époque aucun devoir que celui de toute la vie, servir la patrie, n'étant d'aucune importance à l'armée de l'Empereur, l'insurrection des Polonais m'ayant touché jusqu'au fond de l'âme, je résolus d'aller joindre nos dignes auxiliaires. MM. de Serra et Kaminieski me donnèrent des lettres pour le prince Poniatowski, je partis en poste et arrivai au delà de Kouski le lendemain au soir[109]... »

Cordialement reçu par Poniatowski, Fabvier put donc assister à quelques combats sur la Vistule. Il eut notamment la joie d'entrer à Cracovie avec l'armée polonaise[110] (l5 juillet). Mais là se borna, à son grand regret, sa participation à la campagne de l809. Napoléon venait de remporter à Wagram une victoire décisive. La nouvelle de l'armistice conclu à Znaïm le 12 juillet arrêta les hostilités. Le volontaire Fabvier n'avait plus rien faire en Pologne ; aussi se hâta-t-il de prendre congé de ses nouveaux amis.

Quelques semaines après, il était à Vienne et reprenait sa place dans cette grande armée qu'il regrettait si vivement d'avoir quittée naguère. Son ancien chef Marmont et son compatriote Duroc le revirent avec plaisir et ce fut sans doute grâce à leur entremise qu'il entra, vers la fin de 1809, dans la garde impériale avec le grade de capitaine. Après tant de fatigues, de travaux et d'actes de vigueur, c'était une assez médiocre récompense. Mais l'Empereur était dépité de l'insuccès de son ambassade en Perse (résultat dont il était seul responsable). Gardane était à peu près disgracié, Fabvier aurait donc pu être tout à fait oublié. Aussi se tint-il pour satisfait et rentrat-il en France comme il en était sorti, passionné pour la gloire et très peu disposé au découragement.

A. DEBIDOUR.

(A suivre.)



Test Inventaire du patrimoine Lorraine

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NOTES

  1. Lyon en 1817. Paris, 1818 ; in-8°. - Lyon en 1817, seconde partie. Paris, 1818 ; in-8°. - Journal des opérations du 6e corps pendant la campagne de 1814 en France. Paris, 1819 ; in-8°. - Orient. Paris, 1840 ; in-8°.
  2. De 1845 à 1848.
  3. De 1849 à 1851.
  4. Paillart, Éloge de M. Fabvier, conseiller à la Cour de cassation, p. 4-7.
  5. Ibid., p. 11-18.
  6. Depuis maréchal de France, duc l'Elchingen, prince de la Moskova, fusillé en 1815 pendant la Terreur blanche.
  7. Depuis maréchal de France, duc de Reggio. Il mourut en 1847 grand-chancelier de la Légion d'honneur et gouverneur des Invalides.
  8. Maréchal de France en 1823, grand-chancelier de la Légion d'honneur en 1848, député sous la Restauration, mort en 1849.
  9. Général de division dès 1794, député sous la Restauration, mort en 1828.
  10. Plus tard comte de Lobau, maréchal de France en 1831, mort en 1833.
  11. Général de division en 1812, maréchal de France en 1851, mort en 1852.
  12. Général de division de 1813, pair de France en 1815, mort en 1847.
  13. Joseph-Matthias Fririon, général de Brigade en 1799, intendant, puis inspecteur en chef aux revues, mort en 1821. - François-Nicolas Fririon, gouverneur de Venise en 1806, général de division en 1810, gouverneur des Invalides (1832), mort en 1840.
  14. Joseph-François Fririon, général de brigade en 1811, mort en 1849.
  15. Général de division (1803), grand-maréchal du palais (1804), duc de Frioul (1808), tué en 1819 à Mackersdorff (Saxe).
  16. Détail rapporté par M. Édouard Fabvier dans des notes sur son grand-oncle, qu'il a bien voulu communiquer.
  17. Lettres inédites de Fabvier à son père et à sa mère (23 ventôse an XI, 27 germinal an XI, 1e nivôse an XII
  18. P.L. Courier était alors officier d'artillerie et tenait garnison à Plaisance. Voir, à propos de ce plébiscite militaire de 1804, la piquante lettre qu'il écrivait à M.N (Œuvres de P.L. Courier, p. 436-438).
  19. Lettre inédite de Fabvier à Mlle Richard, sa tante, 18 prairial an XIII (6 juin 1805).
  20. Lettres à son frère et à son père, 26 prairial, 19 messidor, 29 thermidor an XIII (14 juin, 2 juillet, 16 août 1805).
  21. Thiers, Histoire de l'Empire.
  22. Lettre à son frère, 30 brumaire an XIV (20 novembre 1805).
  23. Ibid.
  24. « Hier, dans la journée, j'en ai fait partir seulement 500 pièces, toutes neuves ; dans peu de jours nous en aurons expédié une belle quantité. On enlèvera aussi tous les fusils des arsenaux. Je ne sais comment cette malheureuse puissance pourra jamais se relever. J'espère que vous êtes contents de votre empereur et de ses troupes. » (Lettre de Fabvier à son frère, 23 frimaire an XIV [13 décembre 1805]).
  25. Lettre de Fabvier à son frère (19 janvier 1806).
  26. Fabvier à son frère, 6 février 1800. Dès le temps de Moreau, du reste, les Bavarois faisaient fort bon visage aux Français. Le général Bigarré, dont j'ai essayé ailleurs de mettre en lumière les curieux Mémoires, jusqu'à présent inédits, se loue beaucoup de l’accueil qui lui fut fait à Munich en 1800. « On vit alors, ajoute-t-il, les chanoinesses du grand chapitre noble laisser leurs trente-deux quartiers de côté pour s'attacher à de jeunes plébéiens français par les liens d'une amitié qui ressemblait beaucoup à de l'amour. Dans les bals, aux promenades, au spectacle, une femme du bon ton ne paraissait pas sans avoir à ses côtés un officier français. On tourmentait le général Moreau pour faire de la Bavière une république, et le cri de tous les Bavarois était de chasser les Impériaux de l'autre côté de l'Inn. »
  27. Fabvier à son père, 1er avril 1806.
  28. Lettres à son père et à son frère, 24 avril, 15, 31 mai 1806.
  29. Fabvier à son père, 24 avril 1806.
  30. Fabvier à son père, 31 mai 1806.
  31. Sur cette affaire de Dalmatie, voir la Correspondance de Napoléon et les Mémoires de Marmont, duc de Raguse, t. II et III.
  32. Fabvier à son père, 12 juillet 1806.
  33. Fabvier à son frère, 20 juillet 1806.
  34. Fabvier à son père, 1er août 1806.
  35. Fabvier à son père, 1er août 1806.
  36. Ibid.
  37. Mémoires du duc de Raguse, III, 6-20.
  38. Lettre de Fabvier à son frère, 21 octobre 1806.
  39. Lettre du 21 octobre 1806.
  40. Fabvier à son père, 1er décembre 1806
  41. Mémoires du duc de Raguse, III, 29,31. - Lettre de Fabvier à son frère, 15 janvier 1807.
  42. Lettre du 15 janvier 1807
  43. Mémoires du duc de Raguse, III, 30-36. C'est par erreur que Marmont (p.96) signale Fabvier comme ayant pris part à la mise en état de défense de Constantinople au mois de février 1807. Cet officier ne fit partie que de la seconde mission organisée par le général à Spalato le 8 mai 1807.
  44. Le colonel Foy s'illustra plus tard en Espagne, devint général de division, combattit à Waterloo, et fut, sous la Restauration, à la Chambre des députés, le plus brillant orateur du parti libéral.
  45. Lettre de Fabvier à son frère, 8 mai 1807.
  46. Victor de Tracy, fils du philosophe Destutt de Tracy, servit avec distinction en Dalmatie, en Espagne, en Russie. Il se retira comme colonel en 1820, devient député, tient une place importante, sous la Restauration et la monarchie de Juillet, dans le parti libéral, et fut ministre de l'agriculture de 1846 à 1849. Fabvier resta toute sa vie en étroite intimité avec lui.
  47. Fabvier à son frère, 6 juin 1807.
  48. Lettres de Fabvier à son père et à son frère, 17 juillet, 26 août 1807.
  49. Gardane (Claude-Mathieu, comte de), né à Marseille le 11 juillet 1766, mort à Lincel (Basses-Alpes), le 30 janvier 1818. Sous-lieutenant de cavalerie avant la Révolution, il dut à sa bravoure un assez rapide avancement à partir de 1792 ; fut nommé général de brigade par Moreau en 1799 ; devint gouverneur des pages en 1804 et aide de camp de Napoléon en 1805. Après sa mission en Perse, il fut quelque temps disgracié, puis obtint le titre de comte et une dotation de 25,000 fr., perdit de nouveau la faveur de Napoléon pour avoir subi un échec militaire en Portugal (1811) et servit pourtant encore l'Empereur pendant les Cent-Jours.
  50. Mission du général Gardane en Perse sous le premier Empire. Paris, Lainé, 1865. 1 vol. in-8°. - Voyez aussi sur le même sujet un intéressant article de M. Gaffarel dans la Revue politique et littéraire, numéro du 16 février 1878.
  51. Ce souverain, connu avant son avènement sous le nom de Baba-Khan, avait succédé en 1797 à son oncle Agha-Mohammed-Khan, fondateur de la dynastie des Cadjars, actuellement régnante en Perse. Le prince de Géorgie, Héraclius XII, qui devait sa couronne à Agha-Mohammed, avait fini par se tourner contre lui et appeler les Russes à son aide. Feth-Ali mourut en 1834, après plusieurs guerres malheureuses contre les tsars. Voir, pour son histoire : Malcolm, The History of Persia, t. II. - Price, A Journal of the British Embassy to Persia. Londres, 1825. In-4°. - Sir Harford Jones Brydges, An account of His Majesty's Mission to the Court of Persia in the years 1807-1811. Londres, 1834. 2 vol. in-8°. - The dynasty of the Kajars, translated from the original persian mss. Londres, 1833. In-8°. - Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse. Paris, 1821. In-8°. - Dubeux, La Perse (Univers pittoresque) ; etc.
  52. Jaubert (Pierre-Amédée-Émilien-Probe), né à Aix le 3 juillet 1779, mort à Paris le 28 janvier 1817. Distingué de très bonne heure comme orientaliste, il avait suivi Bonaparte en Égypte et en Syrie. Il fit partie de la mission de Sébastiani en 1802, puis fut envoyé à Constantinople avec le général Brune en 1804. Il fut quelque temps chargé d'affaires de France on Turquie (1815), fit en 1818 un nouveau voyage en Orient, fut nommé professeur de persan au Collège de France, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres (1830), enfin pair de France (1841). Il a laissé de nombreux et importants ouvrages sur les langues et les littératures orientales. Romieu mourut en Perse dès 1806. On accusa les Anglais de l'avoir fait empoisonner
  53. Jouannin (Joseph-Marie), orientaliste, né à Saint-Brieuc en 1783, mort à Paris le 1er février 1841.
  54. Plusieurs de ses ascendants avaient rempli, au XVIIe et au XVIIIe siècle, des fonctions consulaires dans ce pays, aussi bien que dans l'empire ottoman.
  55. Né à Marseille le 2 mars 1765, mort dans la même ville le 8 janvier 1822. Il revint de Perse avant le général. On a de lui le très curieux Journal d'un voyage dans la Turguie d'Asie et la Perse fait en 1807 et 1808. Marseille, 1808. In-8°.
  56. Rousseau (Jean-Baptiste-Louis-Jacques), né en 1780, mort à Tripoli (Afrique) en 1881. Son père (1738-1808) avait rempli d'importantes missions en Perse et en Turquie au nom du Gouvernement français. Lui-même fut consul général de France à Téhéran (1807), puis à Alep, à Bagdad, à Tripoli. Il a publié des études considérables sur l'histoire, la géographie et les langues de l'Orient.
  57. Né à Lyon le 30 mars 1783, mort à Tours en septembre 1858 ; membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1830. Il révéla le premier, par ses découvertes archéologiques et philologiques, les rapports anciens qui unissaient la civilisation de la Grèce à celle de l'Orient
  58. Né à Paris le 5 janvier 1780, mort dans cette ville le11 avril 1860. Aide de camp des généraux Gardane (1807) et Guilleminot (1809), il se distingua plus tard au siège de Mayence (1814), rendit de grands services au Dépôt de la guerre sous la Restauration, devint maréchal de camp on 1829, lieutenant-général en 1835, prit une part importante à la conquête de l'Algérle et devint pair de France (1846) et ministre de la guerre (1847).
  59. Plus tard général, aide de camp du roi Louis-Philippe et député de la Dordogne.
  60. En y comprenant l'ambassade persane que Gardane ramenait à Téhéran.
  61. En dehors de ces lettres, sa famille possède de lui, sur la mission en Perse, les manuscrits dont voici les titres, et qu'elle a bien voulu mettre ma disposition : 1° Avant propos (introduction à l'histoire de la mission, copie, 14 pages, grand format) ; - 2° Trois Cahiers de notes (Journal du voyage, de Sculari à Téhéran, rédigé pour ainsi dire heure par heure, manuscrit original, petit format) ; - 3° Voyage de Constantinople à Téhéran (ce manuscrit original, de 26 pages, grand format, est la mise au net et en grande partie la reproduction textuelle des Cahiers de notes) ; - 4° De Caswin à Téhéran et Considérations générales (copie, l2 p., gr. format) ; c'est un journal de voyage, suivi d'une étude comparative sur la géographie, les ressources, le gouvernement de la Turquie et de la Perse et d'un exposé des moyens pratiques de transporter une armée française en Perse) ; - 5° État militaire persan (copie, 20 p., gr. format ; c'est une étude approfondie des ressources militaires de Feth-Ali, suivie d'un Projet d'organisation de l'artillerie persane) ; - 6° Travaux à Hispahan (copie, 58 p., gr. format) ; - 7° Mémoire sur le choix d'un établissement à faire sur le golfe Persique (manuscrit original, 11 p., gr. format) ; - 8° Voyage de Ispahan à Téhéran avec de l'artillerie (copie d'un rapport au général Gardane, 10 p., gr. format).
  62. Avant-propos, p. 11.
  63. Lettre de Fabvier à sa mère, 20 septembre 1807.
  64. Voyage de Constantinople à Téhéran, 1-8.
  65. Voyage de Constantinople à Téhéran, 9.
  66. Lettre de Fabvier à son frère, 25 octobre 1807.
  67. Voyage de Constantinople à Téhéran, p. 14.
  68. Voyage de Constantinople à Téhéran, p. 15-17.
  69. Ibib., p. 18.
  70. Ibid.
  71. Voyage de Constantinople à Téhéran, p. 19.
  72. Le lieutenant Bernard, aide de camp du général Gardane.
  73. Voyage de Constantinople à Téhéran, p. 20-36.
  74. Lettre de Fabvier à son frère, 15 décembre 1807.
  75. Voyage de Constantinople à Téhéran, p. 26.
  76. Lettre du 15 décembre 1807.
  77. Lettre de Fabvier à son frère, 15 décembre 1807.
  78. C'est le travail indiqué plus haut sous le titre de De Caswin à Téhéran et considérations générales.
  79. Quelque mépris qu'il eût pour eux, il n'allait pas jusqu'à leur dénier toute vertu. Il jugeait, par exemple, avec beaucoup de justesse que la race turque avait en elle une force de résistance avec laquelle il faudrait toujours compter. « Malgré tant de vices, disait-il, malgré tant de faiblesse dans le gouvernement, le peu d'instruction des troupes, la lâcheté d'un grand nombre, jamais le peuple ottoman ne sera subjugué. Il sera expulsé, exterminé peut-être facilement, mais jamais les Osmanlis ne serviront des maîtres, et peut-être, s'il s'élève un grand homme à leur tête, ils se rendront terribles à leurs voisins. »
  80. État militaire persan, p. 6.
  81. État militaire persan, p. 12.
  82. Depuis Agha-Mohammed, qui, avant de régner sur la Perse, n'était que le chef de la tribu des Cadjars, Téhéran, ville située au pied des montagnes du Mazendéran, où domine cette peuplade, est devenue la capitale du royaume.
  83. Lettre de Fabvier à son frère, 12 février 1808.
  84. Lettre de Fabvier à son père, 16 mars l808.
  85. Lettre de Fabvier à sa mère, 16 mai 1808.
  86. Espèce de narghileh ou pipe à eau. Pour la description de cet ustensile, voir Perrin, La Perse, t. V, p. 189 et suiv.
  87. Lettre de Fabvier à son frère, 30 mars 1808.
  88. « Le P. Joseph a soin de soin de mon spirituel. Il me tance vigoureusement quand j'arrive trop tard à la messe. Pour le temporel, Aslan-Khan s'en charge. Tantôt il vient me faire saigner, d'autres fois il me fait un lavement il me tâte le pouls dix à douze fois par jour ; si je vais tête nue, il crie comme un sourd. Quand je voudrai être malade, je n'aurai qu'à me bien tenir. Je lui ai donné dernièrement une de mes montres. Il m'a juré de la garder toujours. Ce brave homme est réellement mon ami ; il n'est pas content que quand il me voit boire, manger ou fumer (lettre de Fabvier à son frère, 16 mars 1808). » On verra plus loin combien peu Aslan-Khan était sincère.
  89. Tous ces détails, ainsi que la description technique des appareils, que nous ne pouvons reproduire ici, malgré le vif intérêt qu'elle présente, nous sont fournis par l'intéressant mémoire indiqué plus haut parmi les manuscrits de Fabvier sous le titre de Travaux à Hispahan.
  90. Travaux à Ispahan, p. 8.
  91. Travaux à Hispahan, p. 9.
  92. Travaux à Hispahan, p. 16.
  93. Lettre de Fabvier à sa mère, 16 mai 1808.
  94. Travaux à Hispahan, p. 25-26.
  95. Travaux à Hispahan, p. 31-32.
  96. Travaux à Hispahan, p. 93.
  97. Ibid., p. 34-35.
  98. Travaux à Hispahan, p. 40-41.
  99. Ibid., p. 41-42.
  100. Travaux à Hispahan, p. 44.
  101. Ibid., p. 47-48.
  102. C'est le manuscrit indiqué plus haut sous le titre de Mémoire pour le choix d'un établissement dans le golfe Persique.
  103. Ce travail est intitulé : Voyage de Hispahan à Téhéran avec de l'artillerie.
  104. Travaux à Hispahan, p. 52.
  105. Ibid.
  106. Maria de las Nieves-Luisa-Rita-Dominica de Hervas, née à Madrid le 5 août 1788. Elle avait été élevée en France et avait passé plusieurs années dans la maison d'éducation de Mme Campan avec Hortense de Beauharnais, dont elle demeura l'intime amie. C'est en 1802 qu'elle avait épousé le général Duroc. Elle était fille de Jose-Martinez de Hervas, marquis de Almonara, financier, diplomate et écrivain espagnol, qui, né en 1760, fut successivement banquier, ministre d'Espagne en France, puis à Constantinople, ministre de l'intérieur sous Joseph Bonaparte ; proscrit, puis rappelé et employé par Ferdinand VII, il mourut en septembre 1830.
  107. Lettre du 28 février 1808.
  108. Lettre de Fabvier à son frère, 28 juin 1808.
  109. Brouillon d'une note adressée par Fabvier en 1823 au général Pelot, qui composait alors ses Mémoires sur la guerre de 1809 (Paris, 1824, 4 vol. in-8°).
  110. A ce propos et dans la note que je viens d'indiquer, il nous montre, par un fait dont il a été témoin, combien l'armée russe, malgré l'alliance apparente d'Alexandre Ier avec Napoléon, était peu disposée à concourir à nos succès et surtout à ceux des Polonais. Elle s'entendait presque toujours secrètement avec l'armée autrichienne. Celle-ci, en évacuant Cracovie, fit son possible pour que cette ville fût aussitôt occupée par les Russes, qui, naturellement, ne l'auraient pas livrée à Poniatowski ; devançant en hâte ce dernier, un régiment de hussards de Suwarow accourut pour enlever la place. « Il me parut clair, écrit Fabvier, qui avait assisté à cette scène, que Cracovie allait faire le second volume de Cattaro. Pour m'en assurer, je m'approchai du jeune officier (russe) et lui demandai en allemand ce que c'était. Lui, dans sa joie, n'hésita pas à me dire que les Autrichiens avaient évacué après avoir prévenu le général Suwarow, commandant l'avant-garde russe qui était à Wieliska ; qu'aussitôt on avait envoyé leur régiment en toute hâte, et que 6,000 hommes d'infanterie partis de Wioliska seraient dans deux heures en ville, et que les Polonais seraient bien attrapés. Pendant ce temps arrivait un escadron qui se forma sur la route. L'officier retourna près de son chef, et moi, descendant dans les jardins, je regagnai à la hâte nos avant-postes, d'où je courus annoncer au prince ce qui se préparait. Les Polonais, enflammés de colère, courent aux armes. La division Dombrowski se forme en masse, tambours, musique en arrière, et on arrive à la course sur les hussards. Sans écouter leurs protestations, on les culbute et, certes, sans la modération des chefs polonais, il n'en serait pas resté un vivant. Cependant la population de Cracovie, du haut des remparts, voyait arriver l'armée polonaise. Un torrent de femmes, enfants, vieillards, prêtres, citoyens, etc., sort de la ville, renverse les hussards, se confond avec l'armée et rentre avec elle dans la ville, avec des transports que rien ne peut rendre, mais qu'on ne peut avoir vus sans conserver le plus tendre souvenir d'une pareille nation. »