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Annales de l'Est (1887) Collignon2

De Wicri Lorraine
Bandeau Annales de l'Est.jpg


Cinq lettres inédites de Michel Ney (1800-1802)


 
 


Informations sur l'article
Auteur : Albert Collignon
Période historique : Contemporaine
Discipline : Histoire militaire
Type : Correspondance de guerre
Informations de publication
Année : 1887
Numéro : 1


Des cinq lettres inédites de Michel Ney que nous publions, quatre appartiennent à la collection d'autographes de la Bibliothèque municipale de Nancy. Celle qui est datée du 12 frimaire an IX et qui a été écrite le soir même de la bataille de Hohenlinden, nous a été obligeamment communiquée par son possesseur, M. A. Lombard, professeur à la Faculté de droit de Nancy.

Les quatre premières lettres sont relatives aux opérations de Moreau contre les Autrichiens dans la belle campagne de 1800, qui est couronnée par la victoire de Hohenlinden. Ney, comme on sait, prit une part importante aux principaux combats qui y furent livrés. Les lettres qu'il adresse à son ami Bigelot, notaire à Nancy, outre l'intérêt qu'elles empruntent aux événements eux-mêmes, ont, ce nous semble, le mérite de peindre avec vivacité le caractère du brave des braves. On y retrouve cette verve, cet entrain, cette ardeur patriotique, qui sont parmi les traits saillants de sa physionomie. Il s'y montre aussi politique clairvoyant, et, si l'on fait la part de certains emportements de plume fort naturels dans le feu d'une campagne, on reconnaitra que ses appréciations sur les faits comme sur les personnes ont de la justesse et de l'autorité.

On serait mal venu à demander une valeur littéraire à ces lettres d'un soldat écrites à bride abattue. Et pourtant, à côté de négligences ou d'incorrections échappées à une improvisation rapide, on y remarquera des expressions vigoureuses et des images d'une familiarité pittoresque. Le style a beaucoup de mouvement et du naturel, bien qu'il ne soit pas exempt des termes et des tours déclamatoires qui étaient à la mode au commencement de ce siècle. Elles appartiennent par quelques côtés au genre Empire. Mais cette emphase nous choque moins ici qu'ailleurs on l'excuse chez le brillant officier qui accomplit des actes héroïques ; nous passons volontiers à son style un peu de panache.

Cette correspondance prouve chez Michel Ney une culture d'esprit qu'on ne s'attendait pas à rencontrer chez le fils du tonnelier de Sarrelouis, engagé à dix-huit ans (1787) dans le régiment de Colonel-général hussards, et qui ne quitta pas les champs de bataille où il conquit tous ses grades. Mais nous savons, d'autre part, qu'il avait fait quelques études classiques à Sarrelouis, au collège des pères Augustins, et que, une fois soldat, il s'était attaché avec persévérance à compléter son instruction. « Dans les intervalles que lui laissaient ses occupations militaires, dit un de ses biographes, il travaillait avec ardeur à réparer l'insuffisance de sa première éducation... Il réussit presque seul à se familiariser avec les règles de la langue française... et parvint à écrire cette langue avec une correction remarquable[1]. »

Au moment où il correspond avec son ami Bigelot, Ney est presque notre concitoyen. Il avait, en effet, son domicile légal à Jarville[2], ayant acquis, à une date que nous n'avons pu préciser, mais probablement en 1800, une partie de la propriété appelée la Petite-Malgrange. « Outre la Grande-Malgrange (le pensionnat actuel), dit M. L. Lallement[3], on désigne sous le nom de Petite-Malgrange (petite, haute et basse) plusieurs belles maisons de campagne qui toutes dépendaient autrefois du château de la Malgrange qu'elles avoisinent. » A la Révolution, ces biens durent devenir propriété nationale, par suite de confiscation ou de séquestre. Nous n'avons pu retrouver l'acte de la vente faite à Ney ; mais un acte antérieur de deux ans, provenant de l'étude de Bigelot, nous apprend que Gouvion Saint-Cyr acheta à Bénézet, inspecteur de la régie des domaines nationaux, une autre portion de la Petite-Malgrange (l1 fructidor an VI - 28 août l798). Est-ce Gouvion Saint-Cyr qui détermina son compagnon d'armes à acquérir, dans des conditions sans doute avantageuses, une propriété à côté de la sienne ? La supposition n'a rien d'invraisemblable.

Ney, presque continuellement à l'armée, ne put faire de bien longs séjours dans sa propriété. Nous y constatons sa présence en germinal an VIII (avril 1800), en brumaire an IX, en floréal an IX[4] (novembre 1800, avril 180l), en vendémiaire an XI (septembre 1802[5]). Sans pousser plus loin cette énumération, on peut dire d'une manière générale que Ney était heureux, au retour de ses campagnes, de venir se reposer quelques jours à la Malgrange, et d'y retrouver son vieux père, ainsi que sa soeur et son beau-frère. C'est à la Malgrange, en effet, qu'il maria en mai 1800 sa soeur Marguerite à Jean-Claude Monnier, d'abord inspecteur des postes, puis receveur général du département de la Meurthe. Nous avons des preuves nombreuses de la profonde affection que Ney portait à sa famille, ainsi qu'à ses alliés. Il avait la plus entière confiance en son beau-frère Monnier, et s'inspirait de ses conseils dans toutes les circonstances difficiles. Nous regrettons de ne pouvoir citer ici la belle lettre qu'il lui écrivit quelques instants avant son exécution et où il lui confie ses dernières pensées. Un des descendants de Ney, dont elle est la propriété, se réserve de la publier un jour avec d'autres.

Les voyages de Ney à Jarville devinrent sans doute moins fréquents quand, à la suite de son mariage avec Melle Auguié, en 1802, il fut devenu possesseur de la terre des Coudreaux, près de Châteaudun, à laquelle il réunit plus tard celle de Prenneville[6]. Il finit même par vendre à son beau-frère sa propriété de la Petite-Malgrange, ainsi qu'il résulte d'un acte signé à Paris le 4 mars 1808, que nous reproduisons en partie :


« Les soussignés, M. le maréchal Ney, résidant à Paris, et Claude Monnier, receveur général du département de la Meurthe, ayant traité par lettres de la vente d'un bien dit la Petite-Malgrange, situé près Nancy et appartenant à mon susdit maréchal Ney, sont convenus de ce qui suit :
« La Petite-Malgrange est cédée en toute propriété et droits audit Monnier[7] pour en jouir dès ce jour, avec toutes ses appartenances et dépendances, composées de toutes les terres, prés, vignes et jardins, maisons et meubles, situés sur les bans de Nancy, Jarville, Heillecourt, Vandaeuvre et bans voisins, acquis par le susdit maréchal.
Cette vente est faite moyennant quatre vingt-quinze mille livres tournois, dont vingt-einq mille ont été payées comptant, etc., etc.[8]. »


Revenons aux lettres de Ney que nous nous bornerons à reproduire en les reliant par un sommaire des événements historiques. Elles se rapportent à des faits suffisamment connus.

Vers la fin d'avril 1800, Ney partait de la Malgrange pour aller, sous les ordres de Gouvion Saint-Cyr, puis de Grenier, son concitoyen[9], prendre part aux opérations de l'armée du Rhin. Le 5 floréal (24 avril), Moreau mettait en mouvement cette armée de 100,000 hommes, divisée en quatre corps[10] ; le 11 floréal (1er mai), elle était sur la rive droite du Rhin. Le 13 floréal (3 mai), Lecourbe remporte sur les Autrichiens la victoire de Stokach et Moreau celle d'Engen. Le 15 floréal (5 mai), Kray est de nouveau battu à Moesskirch, puis à Biberach (17 floréal), à Memmingen (20 floréal). Il est forcé de se replier précipitamment sur Ulm et de chercher un abri derrière les ouvrages considérables qui couvraient cette ville. Gouvion Saint-Cyr, d'accord avec Ney et Richepanse, proposait d'enlever de vive force le camp ennemi. Mais Moreau ne voulut pas hasarder cet assaut, et après s'être emparé d'Augsbourg, il ramena son armée en arrière, avec l'intention d'attendre dans une forte position le résultat des opérations qui s'accomplissaient alors en Italie. C'est pendant ce temps d'arrêt que Ney donne de ses nouvelles à Bigelot :


Au citoyen Bigelot[11], notaire résidant à Nancy.
1re division du centre de l'armée du Rhin.
Je vous ai promis, mon cher Bigelot, de vous donner quelques détails sur nos opérations militaires ; mais nos marches rapides et les combats continuels que nous avons livrés depuis le 5 de ce mois m'empêchèrent jusqu'alors de remplir cet engagement. L'ennemi fuit partout à notre approche ; plus de 20,000 prisonniers sont déjà en notre pouvoir. La désertion considérable augmente encore l'affreux désordre des Autrichiens, maintenant en pleine retraite sur le Lech. Ulm, qui n'a qu'une faible garnison, ne tardera pas à se rendre ; enfin, mon cher ami, notre campagne se présente sous d'heureux auspices ; le soldat, l'officier, tous enfin, se battent avec un acharnement dont il n'y a pas d'exemple. « C'est la campagne de la paix, disent-ils, il faut en finir. » Le Premier Consul marche dans ce moment à la tête de 60,000 braves pour faire changer la face de nos affaires en Italie ; il a une mâchoire d'antagoniste, M. Mélas, et il est certain que ses entreprises répondront parfaitement à nos désirs. Dans quelques jours d'ici et avant de livrer une bataille décisive (sans doute sur le Lech), que nous gagnerons - on se propose de réitérer les propositions de paix précédemment faites par le Gouvernement. M. le baron de Kray est au désespoir de ses défaites ; il finira par succomber à ses malheurs. J'espère, mon cher ami, que la victoire qui protège partout nos démarches terminera bientôt la lutte affreuse en faveur de la paix. Je me hâterai alors d'accourir chez moi pour jouir de ses bienfaits.

Veuillez bien me rappeler au souvenir de votre aimable famille et croire à l'amitié sincère que je vous porte.

Le gal N[12].
Au qr gal d'Alteglasbutte, à 8 lieues d'Augsbourg,
le 25 floréal an VIII[13]. R.


Pendant les six semaines qui s'écoulent entre cette lettre et la suivante, de grands événements se sont produits en Italie. Le 25 prairial (14 juin), Bonaparte remporte la victoire de Marengo et un armistice est conclu à Alexandrie. De son côté, Moreau, sortant de son inaction de quelques jours, franchit le Danube au-dessus d'Ulm, bat les Autrichiens à Hochstaedt, et pénètre au coeur de la Bavière. Le 9 messidor (28 juin), nos troupes entrent à Munich, après une série de combats, où Ney s'illustre à côté de Grenier, de Molitor, de Lecourbe. Landshut, Moosbourg, Freisingen sont successivement occupés ; Ulm et Ingolstadt sont bloqués. C'est près de cette dernière ville que nous retrouvons Ney.


A Gaimersheirm[14], près d'Ingolstadt, le 12 messidor an VIII[15]
de la Républ. fse.

La négligence que vous avez remarquée dans ma correspondance, mon cher Bigelot, est en partie l'effet de nos marches continuelles. La retraite précipitée du gal Kray derrière Ratisbonne nous a laissé un peu respirer. Enfin, la voilà, cette superbe armée impériale de 100,000 combattans, qui voulait non seulement envahir l'Alsace, le Brabant, etc., etc., mais encore changer notre existence politique, la voilà, dis-je, réduite à 40,000 fugitifs et errants, sans oser paraître une seule fois devant les phalanges républicaines, bien déguenillées, en vérité, mais pleines de courage et d'énergie. Les Autrichiens ont déjà proposé un armistice fondé sur ce qu'en Italie les hostilités avaient cessé momentanément. Aujourd'hui que nous sommes maîtres de toute la Bavière et que nous forcerons l'Électeur de ce pays à conclure une paix partielle, nous augmenterons par cette démarche la détresse du malheureux Kray. Nous pourrons bien ensuite accéder à une suspension d'armes, après avoir pris assez de pays pour assurer à l'armée un bon quartier d'hiver et extraire suffisamment d'écus pour niveler la solde, raccommoder les vestes et culottes, etc., etc.
Le gal de don Legrand[16], un de mes intimes amis désirerait acheter un bien patrimonial d'un bon revenu et dont le prix principal n'excéderait pas 50,000 fr. Ce bien doit consister en terres labourables, prairies, bois et une maison de maître. Je ne crois pas que Montaigu[17] lui conviendrait, le logement est trop vaste ; envoyez-moi cependant l'affiche sur la vente de ce dernier objet, avec le détail du produit net, ainsi que différents autres renseignements sur les biens que vous êtes chargé de vendre, afin de les communiquer à mon ami.
Ma soeur a besoin d'argent pour réaliser le compte des ouvriers qui ont travaillé chez moi ; voudriez-vous bien, mon cher Bigelot, lui avancer le nécessaire. J'ai de l'argent prêt à lui envoyer ; mais je ne sais comment le faire parvenir. L'éloignement, l'inexactitude de nos postes aux lettres sont causes du retard qu'éprouve ma soeur à recevoir l'objet dont il s'agit.
Je vous embrasse et vous estime cordialement.

Le gal N.
P.-S. Je ne vous parle pas du 1er Consul, parce que je suis sûr que vous êtes au courant des bonnes nouvelles d'Italie.


La suspension d'armes que faisait pressentir cette lettre fut signée à Parsdorf le 26 messidor (15 juillet). Toutefois, le cabinet de Vienne ne se pressait pas de conclure la paix à laquelle il était forcé de se résigner. Il s'était engagé par un traité avec l'Angleterre à ne pas la conclure avant six mois, à moins qu'elle ne fût commune à l'Angleterre et à l'Autriche. Pour gagner du temps, il avait envoyé à Paris le comte de Saint-Julien, ministre plénipotentiaire, qui arriva, le 2 thermidor (21 juillet), porteur d'une lettre de l'empereur d'Allemagne, « pleine de protestations flatteuses et pacifiques[18] ». Des préliminaires de paix furent signés entre Talleyrand et M. de Saint-Julien, sur les bases du traité de Campo-Formio. Mais de retour à Vienne, le plénipotentiaire autrichien se vit désavoué par son gouvernement. M. de Kray n'avait même pas permis à Duroc, aide de camp du Premier Consul, qui accompagnait M. de Saint-Julien, de franchir les limites tracées par l'armistice. C'est peu de jours avant que l'on eût appris le désaveu de M. de Saint-Julien par le cabinet de Vienne, que Ney écrit à Bigelot la lettre suivante, où il montre, au sujet de la paix, un scepticisme bien justifié par l'événement.


ARMÉE DU RHIN
DIVISION NEY - AILE GAUCHE
Au quartier général à Neuburg sur le Danube, le 20 thermidor[19]
an VIII de la République française.
Neÿ, général de division, au citoyen Bigelot, notaire à Nancy
J'ai reçu, il a quelques jours, mon cher Bigelot, les notes relatives aux biens à vendre que j'ai transmis de suite à mon ami le gal Legrand, en l'invitant d'envoyer son épouse, qui demeure à Metz, près de vous, ou son fondé de pouvoir, afin de prendre une connaissance particulière de l'objet qui pourra fixer son choix.
Je vous remercie bien de l'avance que vous venez de faire à ma soeur. Je lui envoie dans ce moment la somme nécessaire à sa situation. J'aurais désiré aller moi-même faire un tour chez moi, pour jouir de la beauté des petites réparations que j'avais fait ébaucher. Mais l'incertitude où nous sommes sur les résultats de la paix ou de la guerre nous retient à nos postes sans miséricorde. J'espère me dédommager l'hiver prochain de cette douce satisfaction, et peut-être avant ; cela tiendra néanmoins aux circonstances. Tout le monde croit à la paix et vous sans doute aussi, cher Bigelot. Mais soyez persuadé que l'Angleterre fera l'impossible pour engager la maison d'Autriche à faire encore un dernier effort dans cette campagne. La fausse honte de celle-ci pourrait bien l'emporter sur toutes les circonstances ; car il sera difficile de convaincre cette cour orgueilleuse que les troupes françaises les battront constamment et toujours et partout où nous les attaquerons. Je lui conseille donc de revenir de ses erreurs, de nous ramener au Rhin et de conclure la paix car sans cela nous pourrons fort bien et même sans ostentation aller à Vienne.
Le premier aide de camp du consul Bonaparte vient de se rendre à Vienne avec le général autrichien Saint-Julien. Nous espérons que cette démarche pourra rapprocher les parties contractantes, pourvu que la résolution soit prompte et surtout efficace ; j'entends une paix séparée, à laquelle l'Autriche devra accéder. J'irai volontiers sacrifier le reste de mes jours à combattre les exécrables Anglais, pour forcer ces tigres abhorrés de la nature humaine à reconnaître la puissance française et à lui rendre ce qu'elle lui a volé impunément et arraché contre les droits de la guerre. Car je me rappelle que ces messieurs ne sont pas aussi méchants sur le champ de bataille qu'à la tête des factions et des scélérats propres à renverser tout ordre social, pourvu que le but de leur grandeur soit rempli. Gare Pitt ! Dans quelque tems d'ici nous verrons s'il diminuera l'impulsion de son caractère altier politique. Je conviens cepeudant que cet homme mérite des éloges sous le rapport de son génie pénétrant mais cela ne peut pas être mis en parallèle avec le mal que ce monstre a fait à l'univers entier.
Pardonnez mon griffonnage, mon cher Bigelot, je suis attaqué des rhumatismes goutteux et vous devez voir par mes expressions que je souffre, puisque je ne respire que guerre et vengeance pour me débarrasser de mon frêle corps, qui ne vaut pas quatre sols en tems de stagnation. Rappelez-moi au souvenir de votre charmante famille et croyez à l'amitié bien sincère de votre dévoué concitoyen.
N.


L'armistice conclu à Parsdorf avait été prolongé de vingt jours et les négociations pour la paix avaient commencé à Lunéville, le 18 brumaire an IX (9 novembre), entre Joseph Bonaparte et le comte de Cobentzel, ministre plénipotentiaire de l'Autriche. Mais celui-ci ayant refusé de traiter sans l'Angleterre, les hostilités reprirent dès les premiers jours de frimaire (novembre).

Moreau avait profité de l'armistice pour aller à Paris, où il avait épousé Mlle Hulot, le 18 brumaire. Dix jours après, il partait pour rejoindre son armée. Le Journal de la Meurthe signale son passage à l'aller et au retour (numéros du 25 vendémiaire[20] et du 29 brumaire). Ney était également venu se reposer à la Malgrange des fatigues de cette campagne. Les opérations recommencèrent le 7 frimaire (28 novembre). Les troupes autrichiennes, fortes de 80,000 hommes, étaient commandées par l'archiduc Jean. L'armée de Moreau, qui avait été renforcée et bien approvisionnée, s'élevait à 110,000 hommes. Elle occupait un vaste terrain entre l'Isar et l'Inn. Le 1er décembre (10 frimaire an IX), notre aile gauche, commandée par Grenier, fut attaquée inopinément par des forces supérieures. 40,000 hommes en abordaient 26,000. « Aussi, dit Thiers, la journée fut-elle vive et difficile pour ces vingt-six mille hommes. Ney, qui défendait les hauteurs d'Ampfing, y déploya cette incomparable vigueur qui le distinguait à la guerre. Il fit des prodiges de bravoure et réussit à se retirer sans accident. Menacé par le corps qui avait passé l'Inn à Kraibourg, et qui pénétrait dans le défilé d'Aschau, il fut heureusement dégagé par la division Grandjean, que Moreau avait détachée de son centre pour appuyer sa gauche. La division Legrand, qui était dans la vallée de l'Isen, remonta cette vallée en rétrogradant sur Dorfen. Moreau, voyant la supériorité des Autrichiens, eut le bon esprit de ne pas s'obstiner, et opéra sa retraite avec le plus grand ordre[21]. » C'est cet échec relatif, mais fort honorable pour nos armes, et glorieusement réparé le surlendemain, que Ney rappelle dans le beau bulletin de victoire qui suit et qui raconte la journée de Hohenlinden (3 décembre).


ARMÉE DU RHIN
AILE GAUCHE
St Wolfgang[22], le 12 frimaire an IX
de la République française[23].
A l'ami Bigelot.
Depuis mon arrivée à l'armée, j'ai à peine eu le tems de manger, mon cher Bigelot, tellement les circonstances étaient pressantes. Je débouchais le 7 de Hohenlinden, l'ennemi nous céda le terrain sans grande résistance. Le 8, même disposition de sa part, le 9, cédant toujours à notre approche. Mais le 10, toute l'armée impériale commandée par l'archiduc Jean m'attaqua avec fureur. Deux divisions furent les seules qui résistèrent, en considération du mauvais pays qui empêchait les autres divisions de nous soutenir. La retraite fut ordonnée, et je revins assez mécontent dans ma première position de Hohenlinden. Ma perte fut à peu près de 400 hommes. La division Hardy qui m'appuyait avait essuyé une perte égale à la mienne, mais en revanche fîmes-nous beaucoup de mal à l'ennemi. Douze cents prisonniers tombèrent en notre pouvoir et quelques pièces de canon.
L'ennemi recommença son attaque le 11, mais infructueusement. L'armée commençait à se concentrer davantage et était bien disposée à laver dans le sang ennemi la légère insulte que nous venions d'éprouver dans la journée du 10. L'impudence et l'insolence de l'ennemi étaient portées au dernier point, et il nous disait qu'il ne nous donnait que quinze jours pour repasser le Rhin. Enfin la célèbre journée du 12 commençait à luire. L'air était obstrué de neige et les chemins affreux ajoutaient encore au désastre que l'ennemi allait éprouver d'une manière si marquante.
Le détail serait trop long, mon cher Bigelot, si je devais vous dépeindre le courage et l'audace que l'armée a déployés pendant plus de 8 heures de combat. Jamais on ne se battit de part et d'autre avec plus d'acharnement. La victoire se décida enfin en notre faveur, grâce aux sages dispositions de l'immortel Moreau ; l'ennemi enveloppé de toute part et taillé en pièces nous céda le champ de bataille couvert de cadavres et nous abandonna quatre-vingt-quinze pièces de canon de campagne, quatre cents caissons, douze à quinze mille prisonniers, trois généraux, plusieurs drapeaux, quantité d'officiers, entre autres le prince de Ligne.
J'espère, mon cher Bigelot, que la bataille de Hohenlinden sera plus fructueuse en faveur de la paix que l'armistice que nous avions conclu sur ce point. Je suis fatigué, mais je me porte à ravir lorsque je puis sous quelques rapports contribuer au bonheur et à l'affermissement de notre république.
Mes respects à vos dames.
A revoir l'ami Bigelot.
N.
P.-S. Je monte à cheval pour marcher sur Muhldorff[24].


Quelques jours après, l'armée française était aux portes de Vienne, et le 4 nivôse (25 décembre), l'armistice de Steyer était signé entre Moreau et le comte de Graves. La paix allait être conclue à Lunéville le 20 pluviôse an IX (9 février 1801).

Dès la fin de 1801, Ney était nommé inspecteur général de cavalerie. En 1802, il épouse Mlle Auguié, amie d'enfance d'Hortense de Beauharnais. Bonaparte et Joséphine s'étaient intéressés à son mariage. A la fin de cette année, le Premier Consul le chargea d'une mission importante en Suisse. La République Helvétique était en proie aux divisions. Le parti oligarchique, en lutte avec les unitaires, livrait ce pays à la guerre civile. Bonaparte résolut de le pacifier, en employant au besoin la force. Il envoya donc en Suisse le général Ney, décoré pour la circonstance du titre de ministre plénipotentiaire, mais qui reçut en même temps l'ordre de rassembler les troupes échelonnées sur la frontière pour faire respecter, s'il le fallait, son intervention. Il devait, aux termes de la dépêche du ministre de la guerre du 10 vendémiaire an XI (2 novembre 1802) « se tenir prêt à déployer, suivant les circonstances, le rôle de médiateur ou de général, employer la force si elle était indispensable, entrer même immédiatement dans le pays de Vaud, si les insurgés l'attaquaient ». Le jour même où il recevait cette dépêche, Ney quitta Nancy et se rendit à Genève, d'où il écrivait huit jours après à son beau-frère Monnier :


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
LIBERTÉ. - ÉGALITÉ.
Au quartier général à Genève, le 18 vendémiaire an XI[25]
de la République française une et indivisible.
Neÿ, gal de don, inspecteur gal de cavalerie, au citoyen Monnier.
Je suis arrivé ici le 12 au soir et depuis ce moment je m'occupe de l'organisation des corps de troupes qui doivent pénétrer en Suisse, si la diète de Schwitz où les principaux insurgés se sont rassemblés pour discuter sur la proclamation du 1er Consul, ne répond d'une manière satisfaisante. L'or de l'Angleterre et l'influence autrichienne paraissent jouer un rôle majeur dans cette circonstance et, si cela continue de même, la grande guerre éclatera inévitablement ; en attendant, les malheureux Suisses payeront les pots cassés et se prépareront de plus grands désordres encore s'ils persistent à demander la médiation des Autrichiens. C'est aujourd'hui ou demain que l'aide de camp du 1er Consul, le cel Rapp me fera connaître le résultat de toutes les conférences, et mes instructions, que j'attends du gouvernement, me traceront en même temps la conduite et le caractère que j'aurai à déployer pour mettre les uns et les autres à la raison.
La voiture que j'ai achetée à Nancy a assez bien fait la route mais, à son arrivée, il m'en a coûté 92 fr. de réparations, tant pour le remplacement des soupentes qui étaient pourries que pour le train de derrière totalement fendu et qui ne durera plus longtemps.
Vous pouvez néanmoins payer le carrossier et l'engager à diminuer quelque chose sur le prix convenu, s'il veut bien y accéder, ou convenir qu'il est un fripon dans le cas contraire.
Je vous embrasse ainsi que ma soeur.
N.
Au citoyen Monnier, inspecteur des postes aux lettres. Nancy.


Nous ne raconterons pas le rôle de Ney en Suisse ni l'histoire de cette médiation dont on connaît les résultats. Les dix-neuf cantons adoptèrent, non sans de vives résistances, la nouvelle constitution que leur dictait Bonaparte. On trouvera des renseignements abondants sur la mission de Ney en Suisse, dans les Mémoires du Maréchal Ney, Paris, Fournier, 1833, t. II.

Ces fragments de la correspondance de Ney laisseront peut-être le regret qu'elle n'ait pas été réunie et publiée. Elle formerait le complément naturel d'une biographie détaillée du maréchal qui reste encore à faire. Car la plupart des ouvrages qui lui ont été consacrés sont anciens, plus ou moins calqués les uns sur les autres, et traitent presque exclusivement de sa vie militaire et de son rôle historique.

A. COLLIGNON.


Notes et références

  1. Vie du maréchal Ney, par Raymond-Balthazard Maizeau, Paris, Pillet, 1816.
  2. L'Annuaire de la Meurthe de l'an X donne la liste des notables du département dressée d'après les dispositions de la loi du 13 ventôse an IX, concernant la formation et le renouvellement des listes d'éligibilité prescrites par la Constitution. On y lit : Ney, général, absent pour le service public, à Jarville.
  3. Le Château de la Malgrange, Nancy, Lepage, 1852.
  4. Billets adressés à Bigelot. (Collection d'autographes de la Bibliothèque de Nancy.)
  5. Journal de la Meurthe du 11 vendémiaire an XI.
  6. Vie du maréchal Ney, 18l6, p. 121. Ce domaine valait environ 1,100,000 fr.
  7. Pierre Ney, père du maréchal, continua à habiter la Petite-Malgrange avec sa fille et son gendre. Il y mourut le 2 août 1826, à l'âge de 97 ans, et fut inhumé au cimetière d'Heillecourt.
  8. Cette propriété a été vendue en 1885 à la Société des sourds et muets de l'Est.
  9. Le général Paul Grenier, né à Sarrelouis en 1768, mort en 1827.
  10. Commandés par Lecourbe, Moncey, Gouvion Saint-Cyr et Sainte-Suzanne.
  11. L'étude de Me Bigelot était située rue de la Douane, n° 131, près du Pont-Mouja.
  12. Ney signe toujours ainsi, avec un tréma sur l'y.
  13. 15 mai 1800.
  14. A 8 kilomètres nord-ouest d'Ingolstadt.
  15. 1er juillet 1800.
  16. Né au Plessier-sur-Saint-Just (Oise) en 1762, mort à Paris le 8 janvier 1815 des suites d'une blessure reçue au passage de la Bérésina.
  17. Le château de Montaigu est situé entre Jarville et Laneuveville-devant-Nancy. Il dépend de la commune de Laneuveville.
  18. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. II, p. 80, que nous suivons dans ce très bref résumé.
  19. 8 août 1800.
  20. « Nancy. Hier, vers les trois heures du soir, le général Moreau est arrivé ici se rendant à Paris. Les Nancéiens ont beaucoup regretté de n'avoir pas su le moment de son arrivée pour lui témoigner leur reconnaissance et leur admiration. » (Journal de la Meurthe, du 25 vendémiaire an IX [17 octobre].)
  21. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. II, p. 240.
  22. Au nord-est de Hohenlinden, sur un petit affluent de l'Isen.
  23. 3 décembre 1800.
  24. Ville du cercle de Haute-Bavière, à 71 kilomètres est-nord-est de Munich, sur l'Inn.
  25. 5 octobre 1802.