La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Le XIXe siècle

De Wicri Chanson de Roland
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Introduction


XVI. — Le dix-neuvième siècle
réhabilitation de l’épopée française et de la chanson de roland


Il est une gloire qu’on ne pourra jamais enlever à notre siècle : c’est d’avoir littérairement compris toutes les autres époques, c’est de leur avoir rendu pleine et absolue justice. La Renaissance avait lancé dans le monde moderne cette doctrine à laquelle trop d’esprits demeurent encore attachés : « Dans l’histoire du monde, on ne peut signaler que deux ou trois siècles véritablement littéraires. Il faut n’étudier que ceux-là, et passer rapidement devant les autres. » Le XIXe siècle a parlé tout autrement : « Tous les siècles, par cela qu’ils sont humains, sont dignes de fixer l’attention de nos esprits. Il est utile, il est bon de savoir quels ont été, pour tels ou tels hommes, à telle ou telle époque, l’idéal, le type, la notion de la Beauté. » Et nous ajouterons que cette connaissance est particulièrement noble et nécessaire quand il s’agit de l’histoire littéraire de notre pays. Combien de gens savent le siècle de Pèriclès, et ignorent honteusement celui de saint Bernard ou de saint Louis !

Donc, notre siècle a réhabilité les études trop dédaignées sur la littérature et l’art du moyen âge. Il a remis le moyen âge lui-même dans une meilleure lumière. Elle a beaucoup de défauts, notre pauvre époque ; mais, sans être injuste, on ne saurait lui refuser une grande largeur dans les idées, une noble générosité dans le cœur !

Cet excellent mouvement en faveur de nos siècles chrétiens n’est pas dû, comme on pourrait le croire, aux efforts des érudits français ou même allemands. Non ; c’est aux poëtes qu’on le doit. Déjà sans doute le grand Schlegel avait protesté, de l’autre côté du Rhin, contre la petitesse de certains écrivains qui voulaient réduire à quelques pieds carrés le champ de l’histoire littéraire. Mais pour qu’une idée circule rapidement dans le monde, il faut qu’un Français s’en empare. C’est nous qui frappons, en fait d’idées, la monnaie universelle. Je veux bien que le romantisme germain ait précédé le nôtre ; mais sans Chateaubriand, sans Victor Hugo, je suis persuadé que la réaction en faveur du moyen âge eût misérablement avorté. Quelques pages du Génie du Christianisme et de Notre-Dame de Paris, où les savants trouvent aujourd’hui tant d’inexactitudes et de notes fausses, ont plus fait pour cette réhabilitation nécessaire que toutes les œuvres de Goethe et de Schlegel, et surtout que toutes les dissertations des académiciens du monde entier. Ô belle puissance du poëte, ô privilége magnifique de la poésie ! Voilà de quoi entraîner tout un siècle. Certain soir,

le poëte est frappé du bel effet que produisent les ruines gothiques au clair de lune : il le dit en beaux vers. Les gens du monde s’émeuvent et vont voir ces ruines si bien éclairées. Parmi eux se glisse un érudit qui les étudie de plus près, les analyse, les critique, les reconstruit et bâtit un beau système archéologique. Mais sans le poëte, le savant n’eût rien fait.

C’est ainsi que les choses se passèrent parmi nous, et la réaction contre la Renaissance fit bientôt les plus rapides, les plus admirables progrès. On commença par l’architecture et les monuments figurés que les travaux des Alexandre Lenoir et des Millin remirent aisément en honneur. Mais, comme tout se tient dans l’histoire d’un siècle, il fallut arriver un jour, et l’on arriva en effet devant nos Chansons de geste, devant notre Épopée nationale sur laquelle on dut se prononcer. Néanmoins, ce ne fut pas l’affaire d’un jour, et nous voudrions montrer bien nettement à nos lecteurs le chemin que l’on parcourut avant d’en venir là. La pensée, d’ailleurs, est comme la parole : elle n’est jamais nette avant d’avoir été longtemps et péniblement balbutiée. Eh bien ! ce que nous voudrions écrire en quelques lignes, c’est l’histoire de nos balbutiements sur la poésie du Moyen âge.

Une première époque, que j’appellerais volontiers « période de préparation ou d’intuition », s’étend depuis les premières années de notre siècle jusqu’à 1832. C’est alors que l’on se prit d’amour pour le « Gothique ». Il faut tout dire, les commencements de cette passion furent ridicules, et l’on aboutit, en littérature comme en art, à ce qu’on a si bien nommé le genre « troubadour-Empire ». Roland fut en grand honneur dès la République, et l’on a trop oublié que le fameux refrain « Mourons pour la patrie » appartient à un chant de Rouget de Lisle, intitulé : Roland à Roncevaux[1]. C’était d’ailleurs l’époque où les romances étaient un véritable fléau, et l’on y célébrait particulièrement « Roland, l’honneur de la chevalerie ». M. de Baour-Lormian, écrivant un épithalame officiel pour le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, ne manquait pas de s’écrier : « Ah ! du Chant de Roland le cirque a retenti[2]. » Le « chant de Roland » : que pouvait bien vouloir dire M. de Lormian-Baour ? Était-ce la « jolie chanson » qu’avait suppléée M. de Tressan, et à laquelle renvoie le Dictionnaire universel de Prudhomme en 1812[3] ? À coup sûr, M. de Roquefort Flaméricourt ne nous éclairera guère sur cette difficulté, lui qui se borne à nous apprendre, dans son État de la poésie française aux XII e et XIIIe siècles[4], que « l’on chantait encore la chanson


  1. Ce Chant est aujourd’hui très-peu connu, assez rare, et nous le publions d’autant plus volontiers qu’il exprime exactement la façon dont la fin du XVIIIe siècle et la Révolution ont compris notre héros :

    Où courent ces peuples épars ?
    Quel bruit a fait trembler la terre

    Et retentit de toutes parts ?
    Amis, c’est le cri du dieu Mars,
    Le cri précurseur de la guerre,
    De la gloire et de ses hasards.
    Mourons pour la patrie :
    C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

    Voyez-vous ces drapeaux flottants
    Couvrir les plaines, les montagnes ?
    Plus nombreux que les fleurs des champs,
    Voyez-vous ces fiers mécréants
    Se répandre dans nos campagnes
    Pareils à des loups dévorants ?
    Mourons pour la patrie :
    C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

    Combien sont-ils ? Combien sont-ils ?
    Quel homme ennemi de sa gloire
    Peut demander : « Combien sont-ils ? »
    Eh ! demande où sont les périls :
    C’est là qu’est aussi la victoire.
    Lâches soldats ! combien sont-ils ?
    Mourons pour la patrie :
    C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

    Je suis vainqueur, je suis vainqueur !
    En voyant ma large blessure,
    Amis, pourquoi cette douleur ?
    Le sang qui coule au champ d’honneur,
    Du vrai guerrier : c’est la parure,
    C’est le garant de sa valeur.
    Je meurs pour la patrie :
    C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

  2. Les Fêtes de l’hymen, dans le Moniteur du 18 juin 1810.
  3. « À défaut de l’ancienne qui s’est perdue par l’injure du temps. »
  4. Paris, 1815, in-8o.