Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Préface
Histoire poétique de Charlemagne Édition de 1905
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Préface
Voici un gros livre, et le fruit d'un long travail. Plus d'un trouvera sans doute que le sujet ne méritait pas tant de peine, et que les études approfondies ne conviennent qu'aux littératures classiques. Ceux qui pensent ainsi deviennent toutefois, si je ne m'abuse, de plus en plus rares. A force d'ébranler les murs de la vieille citadelle du faux goût, la critique y a fait sa brèche, et on ne croit plus guère déroger en passant de la lecture d'Homère à celle des Niebelungen ou de la Chanson de Roland.
La manière dont j'ai traité mon sujet sera peut-être plus difficile à faire accepter. J'ai cherché avant tout à procéder méthodiquement, à traiter les faits avec un respect scrupuleux, à établir leur caractère et leurs lois. On me reprochera, je le crains, d'avoir bien peu fait pour l'agrément des lecteurs, et je n'espère pas en trouver un grand nombre qui soit disposé à me suivre dans des recherches qui n'offrent au premier coup d’œil que de l'aridité.
Il est d'usage chez nous d'égayer davantage la matière, et, particulièrement dans les études auxquelles est consacré ce livre, une pointe d'ironie ne messied pas. On ne veut pas avoir l'air de prendre son sujet trop au sérieux, et on redoute pardessus tout le pédantisme, ce spectre abhorré des Français, qui, en apparaissant à leur imagination, leur a plus d'une fois barré la route de la science. Aussi arrive-t-il trop souvent qu'on s'arrête à la surface des choses, et qu'on laisse dans le vague les points les plus essentiels. On peut plus justement encore adresser ce reproche à l'enthousiasme aveugle qui s'est maintes fois répandu, sans mesure et sans critique, sur ces mêmes études, et qui les a peut-être discréditées auprès d'une partie du public.
J'avoue qu'à mes yeux le moyen âge, comme toutes les provinces du vaste domaine historique, est digne d'être étudié avec le plus grand sérieux et l'exactitude la plus minutieuse; je pense en outre que les faits sont beaucoup plus intéressants par leur simple caractère de faits, c'est-à-dire de phénomènes soumis à des lois, que par les plaisanteries ou les déclamations auxquelles ils peuvent prêter. La tâche du travailleur, dans chaque branche d'études, est de rassembler le plus de faits possible, de les grouper suivant leurs affinités naturelles, de les caractériser, de dégager leurs principes générateurs, et d'apporter ainsi à la science universelle, œuvre commune de tous, la connaissance exacte du sujet qu'il s'est choisi. Envisagé dans son rapport avec l'ensemble, il n'est pas un détail, dans quelque science que ce soit, qui n'ait sa valeur; il n'en est pas un qu'on ait le droit d'altérer ou d'examiner légèrement, parce que chacun a sa raison d'être, et peut, rapproché d'autres détails semblables, servir de fondement à une règle ou d'indice à la critique. Telle est l'idée qui a présidé à mon travail, et qui m'a soutenu dans des investigations souvent fatigantes, mais qui offrent de l'intérêt du moment qu'on les considère comme des moyens d'atteindre une vérité, et qu'on est convaincu qu'aucune vérité n'est indifférente ou inutile.
Je me suis efforcé de mettre dans mon sujet un ordre qui permît de retrouver sans peine le passage qu'on aurait besoin de consulter; je n'ai pas épargné, dans la même vue, les renvois et souvent même les répétitions.
Dans un aussi long travail, il serait plus que téméraire de prétendre être complet; je suis si loin de le croire que déjà j'ai retrouvé plus d'un renseignement que je regrette de n'avoir pu utiliser en son lieu. Quant aux erreurs et aux inexactitudes, j'espère qu'on ne les jugera pas trop sévèrement; ceux qui s'occupent de ces études encore nouvelles savent combien il est difficile de s'en préserver toujours. J'ai remonté aux sources autant que je l'ai pu ; je n'ai admis les citations de seconde main qu'en très petit nombre, et faute de mieux.
En poursuivant le filon de mes recherches spéciales au travers de cette mine si opulente de l'épopée carolingienne, j'ai dû souvent, bien qu'à regret, fermer les yeux à des richesses que je n'avais pas le droit d exploiter cette fois. Les monographies du genre de celle que j'ai entreprise ont l'avantage de vous faire pénétrer dans toutes les couches de la poésie épique et de vous révéler des rapports de toute sorte que vous découvrirait rarement l'étude des œuvres isolées. Il serait à souhaiter que les principaux héros de notre cycle fussent l'objet de travaux spéciaux, qui seraient nécessairement moins étendus que celui-ci, et qui éclaireraient par divers côtés l'ensemble des traditions et des œuvres. Roland, Ogier, Turpin, Berte, Guillaume d'Orange, Girard de Roussillon, se prêteraient à merveille à de semblables études.
Qu'il me soit permis, avant de me séparer décidément de mon travail, de remercier quelques savants distingués qui m'ont facilité des recherches difficiles ou fourni de précieux renseignements, et d'abord M. Edélestand du Méril, qui, il y a longtemps déjà, m'a indiqué le sujet et la voie à suivre. Je dois à M. Paul Meyer bien plus d'indications et de rectifications que je n'ai pu le dire dans quelques-unes de mes notes; j'ai aussi plus d'une obligation à M. Léopold Delisle, à M. Rathery, à M. Ferdinand Denis, à M. Guessard à M. Frédéric Baudry, en France; à l'étranger, à MM. Dozy, Thomas Wright, Ebert, et surtout Adolf Mussafia : je les prie d'agréer ici l'expression de ma reconnaissance.