Rev. crit. hist. litt. (1933) La Chanson de Roland, Fawtier, par Faral

De Wicri Chanson de Roland

La Chanson de Roland, Étude historique, par Robert Fawtier.

Compte-rendu


 
 

   
Titre
La Chanson de Roland, Étude historique, par Robert Fawtier.
Auteur
Edmond Faral
Dans
Revue critique d'histoire et de littérature
Version en ligne
sur le site Gallica

Cet article est une revue critique de l'ouvrage :

Avant-propos

La mise en page (paragraphage) a été légèrement modifiée.

L'article critique

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M. Robert Fawtier aborde, après beaucoup d'autres érudits, un problème d'origine des plus délicats. Et il apporte sa solution personnelle.

Ici, un événement historique : la bataille de Roncevàux ; là, une chanson de geste : la Chanson de Roland, telle que l'a conservée un manuscrit d'Oxford. Entre le fait d'histoire et le fait littéraire, quel rapport existe-t-il ?.

Du VIIIe siècle au XIe le souvenir de la bataille a-t-il été conservé par des cantilènes, par des chants lyrico-épiques, qui seraient ensuite devenus une épopée ? Dès le VIIIe siècle, la bataille de Roncevàux aurait-elle fourni le sujet d'une épopée élémentaire qui se serait ensuite développée jusqu'à fournir le poème que nous connaissons ? Ces vieilles explications, M. Fawtier les abandonne : il n'admet ni la théorie dés cantilènes ; ni celle des origines anciennes de l'épopée. Admet-il donc la théorie plus récente de M. Joseph Bédier, selon laquelle la réapparition, au XIe siècle, du souvenir de la bataille de Roncevaux se serait produite dans certains sanctuaires du Sud-Ouest de la France à l'occasion des croisades en Espagne et des pèlerinages à Saint-Jacques-de-Compostelle qui animèrent alors d'une vie intense la route de Roncevàux ?

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Le poème populaire traduirait-il une légende dont les inventeurs auraient été les moines de certaines abbayes et les clercs de certaines églises ? M. Fawtier ne le pense pas. Car, assure-t-il, les relations qu'on peut observer entre la légende et certains sanctuaires ne se sont établies que postérieurement à l'apparition du poème. Quant à savoir d'où le poème lui-même est sorti, voici la conclusion de M. Fawtier (p. 208) : « Il est possible d'admettre que des chansons, des ballades, composées sur les souvenirs des vieux soldats, probablement après, 1a disparition de ceux-ci, ont conservé le souvenir du désastre du 15 août 778, retenu le nom de Roland, exalté son rôle dans l'affaire. Cette ballade ou ces ballades ont fourni un jour à un poète la matière d'une œuvre plus longue, la chanson de geste est sortie de la chanson. »

Partie 1 (à titrer)

On a tellement fouillé autour de la Chanson de Roland, qu'il y a plus guère d'espoir de découvrir, au sujet de ce poème, des documents nouveaux. Et les documents connus ont été étudiés tant et tant de fois, par tant, et tant de sayants que toute chance de progrès dans l'interprétation ne peut plus résider que dans un examen exceptionnellement rigoureux des textes. Or il est à craindre que, sur ce dernier point, le livre de M. Fawtier laisse à désirer.

C'est un élément de sa thèse que la rédaction de la Chanson de Roland, contenue dans le manuscrit d'Oxford, et, qui est la plus ancienne que nous connaissions, suppose pourtant dès traditions encore plus anciennes. Pour appuyer cette affirmation, M. Fawtier a eu recours à deux sortes de textes : le texte même de la chanson, et des textes apportés du dehors.

En ce qui concerne le texte même de la chanson, M. Fawtier en a donné une analyse critique qui tend à mettre en évidence certaines particularités, inexplicables, soutient-il, dans l'hypothèse où le texte du manuscrit d'Oxford représenterait la rédaction primitive de l’œuvre. Ce procédé a été employé bien des fois,et à même fin par d'autres historiens. M. Fawtier n'a retenu qu'un petit nombre de leurs observations : c'en est encore trop ; et peut-être même celles qu'il a retenues étaient-e1les les premières qu'il eût fallu éliminer. Passons sur la question de savoir si c'est bien un signe de refaçon ou de remaniement que certains, personnages apparaissent à un moment donné du récit et qu'on ne sache pas ensuite ce qu'ils deviennent : l'argument est certainement inopérant (car il est parfaitement naturel que le poète en ait ainsi disposé) ; mais du moins il repose sur un fait réel : Ce qui n'est point un fait, c'est que, dans la chanson, certaines circonstances du récit doivent être tenues pour inintelligibles.

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Qu'on n'oublie pas que la manière du poète est très particulière et-très différente dès habitudes classiques : il décrit des actions, il fait parler des personnages, et jamais il n'explique. Mais il faut;regarder à deux fois avant de déclarer inexplicable ce qu'il n'explique pas. Les étrangetés que M. Fawtier croit pouvoir relever dans l'épisode de l'ambassade de Ganelon sont illusoires : ce qu'il écrit du rôle dé Charlemagne en cette occasion, et spécialement du bref dont Ganelon est porteur, n'est pas justifié par le texte.

En ce qui concerne les textes apportés du dehors, l'effort de M. Fawtier consisté à montrer qu'attestant l'existence de la chanson, ils l'attestent pour une date plus ancienne qu'il ne semble de prime abord. Comme la preuve ne va pas toute seule, et comme il s'agit d'un point capital, c'est sans doute là que la recherche du sens et de la portée véritable, des témoignages aurait dû s'inspirer de la plus grande circonspection.

En voici un exemple. Orderic Vital, en l'année 1135, raconte la mort de Robert Guiscard, survenue en 1085, et prête à ce chef un discours où il s'écrie : « Nobilis athleta Buamunde, militia thessalo Achilli seu franeigeno Rollando; aequiparande vivisne ? » Il est douteux que cette phrase autorise à écrire, comme l'a fait M Fawtier (p. 67), qu'un historien bien informé, à savoir Orderic Vital, n'a pas hésité à mettre une allusion à la Chanson de Roland dans la bouche d'un personnage mort en 1085. Orderic connaissait la Chanson de Roland ; il savait qu'elle racontait des événements et qu'elle présentait des héros qui n'avaient pas été inventés par l'auteur sans recours à l'histoire ; comme tous ses contemporains il a cru à Roland ; Roland ne lui apparaissait pas seulement comme un personnage de roman ; le héros célébré dans la chanson était pour lui un héros national, un personnage historique, qui avait eu sa gloire avant qu'un poète eût entrepris de la chanter ; et pourquoi donc ne serait-ce pas comme tel que, dans son esprit, Robert Guiscard l'aurait évoqué ? Achille non plus n'était pas pour lui (et pour cause) un héros del'Iliade : c'était un héros de l'histoire grecque, et tous les textes de la même époque prouvent qu'il en était de même pour ses contemporains. Il n'est donc pas certain qu'Orderic ait fait « citer » par Robert Gùiscard « la légende de Roland sous sa forme épique ». Mais admettons comme une interprétation correcte que Robert Guiscard se réfère, dans le discours que lui prête Orderic, à la Chanson de Roland. Est-ce bien la preuve qu'Orderic croyait à l'existence de cette chanson dès l'année 1085 ? Un anachronisme, en pareille occasion, est-il inadmissible ? M. Fawtier le croit : « Conçoit-on, écrit-il, un des auteurs de nos biographies romancées, dont la conception historique n'est pas, en ce qui concerne les discours, sans rapport avec

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celle des gens du moyen âge, mettant dans la bouche de Chateaubriand mourant une allusion à M. Le Trouhadec ? » Mais une différence de quinze années (1085-1100 environ) est-elle la même qu'une différence de soixante-quinze années (1848-1923) ? Et qu'est-ce que cette équation où l'on voit ce M. Le Trouhadec recevoir une fonction symétrique à celle d'un Roland ?

J'ai choisi cet exemple comme l'illustration d'un cas où la subtilité du jeu littéraire, je veux dire celui d'Orderic Vital, impose au critique une extrême prudence.

En voici un autre d'une autre espèce. Il serait long de reprendre l'examen du témoignage de Guillaume de Malmesbury auquel M. Fawtier a procédé aux pages 76 et suivantes de son livre. Mais on notera du moins ceci. L'opinion rejetée par M. Fawtier que Wace, traitant du même sujet que Guillaume, â contaminé deux traditions, dont l'une lui était fournie par Guillaume et l'autre par Gui de Ponthieu, se fonde,sur ce qu'on sait des sources de Wace et de sa façon ordinaire de les exploiter ; et M. Fawtier, pour l'éliminer, aurait dû d'abord éliminer les raisons sur lesquelles elle se fonde. Il aurait dû éviter aussi, pour ne pas commettre une pétition de principe, d'appuyer le témoignage de Guillaume par le fait que des textes nous montrent, dès le milieu du XIe siècle, des frères portant les noms d'Olivier et de Roland, comme si cette circonstance ne pouvait s'expliquer que par la popularité déjà.assurée de la Chanson de Roland. Et comme il faut être minutieusement exact, il n'aurait pas dû écrire que, selon Gui de Ponthieu, Taillefer avait « chanté » au début de la bataille d'Hastings, alors que le texte dû chroniqueur porte « Hortatur Gallos verbis », ce qui est tout différent.

Autre exemple, d'une autre sorte encore. Adhémar de Chabannes, en 1028-1031, a écrit, à propos de la puissance de Charlemagne qu'elle s'étendait de Cordoue au mont Gargano. Ce n'est pas une preuve, à aucun degré, qu'il ait connu la Chanson de Roland. Pour lui fournir le nom du mont Gargano, il n'avait, pas eu besoin d'une chanson de geste. Le mont Gargano,-célèbre comme berceau du culte de saint Michel, était un point géographique connu de tous les hommes cultivés de son temps. Et pour lui fournir le nom de Cordoue, l'une des cités les plus illustres de l'Espagne, la capitale du Califat de l'Occident jusqu'en l'année-1031,-il n'avait pas besoin de la Chanson de Roland. Ces deux noms du mont Gargano et de la ville de Cordoue lui ont simplement servi à exprimer de façon concrète l'immensité d'un empire —thème rebattu—qui s'étendait du fond de l'Italie jusqu'au fond de l'Espagne.

Partie 2 (à titrer)

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C'est un autre élément de la thèse de M. Fawtier que la légende de Roland ne saurait s'être formée, comme l'a soutenu M. Bédier, dans les sanctuaires du Sud-Ouest de la France, ni dans ceux-là, ni dans aucun autre.

Rien, assure-t-il, n'indique dans la Chanson de Roland les préoccupations d'un clerc. Mais, à supposer que la Chanson de Roland soit, comme il est bien naturel, tout autre chose qu'une apologie de l'esprit clérical (et personne n'a jamais soutenu le contraire), il n'en est pas moins vrai que la culture cléricale s'y manifeste par plus d'un trait.

La Chanson de Roland fait mention de reliques déposées, auprès de certains autels : à Saint-Seurin de Bordeaux, l'olifant de Roland[NDLR 1] ; à Saint-Romain de Blaye, les corps de Roland, d'Olivier et de Turpin. Or, selon M. Fawtier, l'olifant de Roland n'aurait jamais-été vu à Saint-Seurin ; et les corps de Turpin et de Roland n'auraient été « inventés » à Saint-Romain qu'à la fin du XIe siècle, donc postérieurement à la naissance de la « légende rolandienne ». Mais sur quoi donc se fondent ces affirmations ?

M. Fawtier nie que l'olifant de Roland ait jamais été montré aux visiteurs de Saint-Seurin sous prétexte que les textes ne sont pas d'accord sur ce point. Faudra-t-il donc ne retenir des textes que leurs éléments communs ? Ne sait-on pas d'abondance que les traditions relatives aux reliques sont sujettes à de nombreuses variations, commandées; par les intérêts concurrents de sanctuaires rivaux ? N'est-il pas manifeste que les assertions de l'auteur de la Chanson de Roland doivent être retenues comme un témoignage qui, à lui tout seul, possède sa pleine valeur, de même que chacun des autres textes, en pareille circonstance, possède la sienne ? Et même si nul autre document que la Chanson de Roland (laquelle d'ailleurs est ici doublée par la chronique du pseudo-Turpin, malgré ses variantes) n'indique la présence de l'olifant à Saint-Seurin, il est certain que cet olifant y a été montré à un moment donné : car à quoi aurait tendu, autrement, l'affirmation du poète ? Se serait-il, de gaîté de cœur, exposé à un démenti facile et accablant ?

M. Fawtier affirme que les corps de Turpin et de Roland n'ont été « inventés » à Blaye qu'à la fin du XIe siècle..

Pour ce qui est de Turpin, il fait remarquer que, si les religieux de Saint-Romain de Blaye prétendaient posséder son corps, ceux de Saint-Jean de Sorde ont émis, eux aussi, la même prétention, comme on peut le voir d'après de faux diplômes qu'ils ont fabriqués et qui sont « antérieurs au début du XIIe siècle ». Or, poursuit M. Fawtier, si les religieux de Saint-Jean

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ont réagi contre les prétentions de Saint-Romain, ce n'a pu être que peu de temps après que ces prétentions s'étaient manifestées. Donc l'« invention » du corps deTurpiri àBlaye était récente à la fin du xie siècle. Pareil raisonnement ne saurait convaincre. Je ne relève que parce qu'elle est gratuite, et bien qu'elle soit indifférente pour la thèse, l'asser- tion de M. Fawtier que les prétentions de Saint-Jean de Sorde auraient été une réaction contre celles de Saint-Romain de Blaye : l'inverse est -également possible. Mais voici plus grave : iait été enseveli à Blay.è, nous he le savons que par la Chanson de Roland ^rédaction d'Oxford). Si, sur ce point, M. Fawtier tient le texte de cette ■chanson pour l'expression "dés prétentions avancées par Saint-Romain, c'est donc que le poète utilisait une tradition du sanétuâire. Et M. Faw- tier ne ruine-fe-il pas implicitement sa propre thèse? 2° Touchantles dates; il ne suffit pas que les faux diplômes de Saint-Jean de Sorde soient « antérieurs au début du xne siècle » pour en situer la fabrication « à la fin du xïe siècle ». La vraie formule est celle que M. Fawtier a employée en un autre endroit de Son livre (p. 73, où il inclinait à vieillir le témoi- gnage) : ces diplômes sont « de la secpndé moitié du xie siècle ». Longtemps ou peu de temps avant la fin du siècle, on ne sait.

Pour 'ce qui est de Roland, M. Fawtier allègue un faux diplôme fabriqué à Blaye et d'après lequel les chanoines de Saint-Romain auraient reçu de Charlemagne certains bénéfices pour prix des honneurs qu'ils Tendraient régulièrement à là mémoire de Roland et de ses compagnons. Ce diplôme, M. Fawtier remarque qu'il est postérieur à l'installation de chanoines réguliers à Saint-Romain, et, comme ces chanoines « n'appa- raissent » qu'à l'extrême fin du xie siècle, le diplôme, affirme-t-il, est dé là fin du xïe siècle. Mais : i° Si les textes ne commencent à parler de chanoines réguliers qu'à la fin du xie siècle, des chanoines réguliers ont fort bien pu être installés à Blaye à une époque antérieure, puisque cette installation était, comme le remarque justement M. Fawtier, l'appli- cation de principes formulés dès l'année 1059 ; 20 Le diplôme en question a été fabriqué, comme tous les diplômes de cette sorte> non pas pour revendiquer la possession de certaines reliques, mais pour se créer des titres à la possession de certainse terres et à une indépendance sou- veraine. De ces avantages le soutien était la possession de certaines reliques (en l'espèce le corps de Roland), qui pouvait être acquise depuis des années au moment où le faux diplôme fut fabriqué.

Rien ne prouve par conséquent que les corps de Turpin et de Roland n'aient été « inventés » à Blaye qu'à la fin du xie siècle.

Quant à la Chanson de Roland, telle que la présente le texte d'Oxford, avec la mention des tombes de Turpin et de Roland, on a vu qu'il était

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encore à démontrer qu'elle ait existé depuis longtemps à la fin dé,ce même siècle. ■■ ■; . . " ■';■'■ [ ;.\

Et ici revient là même question qu'à propos de l'olifant :";comment, le poète se serait-il avisé d'écrire que les tonibes;de Turpin et de •Roland étaient à Blaye si on ne les y avait pas montrées ? Etait-il dôneun sot -?'

Le plus curieux, dans la façon dont M. Fawtier présente les choses, .est quand iïs'agit d'expliquer les relations de la chanson avec Roncevàux même. Là chanson d'abord, l'attache topographique ensuite : Celle est sa thèse. En effet, observe-t-il, les routes anciennes-qui .traversaient les Pyrénées passaient l'une (pour qui venait de l'Ouest de la France) par . les cols de Maïa et de Velate, l'autre (pour qui venait de l'Est) par le port d'Aspre, c'est-à-dire le Somport ; tandis que la foute;de Roncevàux « n'est point attestée avant le Xe siècle ». Si donc, ultérieurement, les pèlerins venus par la Gascogne ont pris par Roncevàux, au lieu de prendre par les ports de Maïa et de Velate, c'est en raison de la popularité que la Chanson de Roland avait value à cette partie des montagnes. Quel génial agent de tourisme que ce poète ! Il aurait lancé Saint-Seurin ; il aurait lancé Saint-Romain de Blaye ! Il aurait lancé Roncevàux! Sérieusement, la route de Roncevàux, même si elle était plus récente que celle de Velate, existait pourtant dès le Xe siècle. Qui nous prouve que, dès ce temps-là, elle n'ait pas semblé préférable pour des raisons de commodité ou de sécurité ? Etait-ce pour se mettre en dehors des routes fréquentées que, dès avant 1071, les moines de Saint-Sauveur-de-Leyre, étaient installés à Ibaneta, c'est-à-dire au col de Roncevàux ? Et com- ment concevoir ce phénomène étrange que l'auteur de la chanson aurait choisi, pour y faire passer Charlemagne, le chemin le moins suivi de tous, un chemin que d'ailleurs il n'avait pas suivi lui-même (p. 145 : «la Chan- son de Roland ignore la route de Roncevàux »), et qu'ainsi Roncevàux aurait exercé sur les pèlerins l'attraction qui en fit le chemin ordinaire quand on allait de Gascogne à Gompostelle ?

Partie 3 (à titrer)

«... Si, comme les annales carolingiennes le donnent à penser, l'échec subi par les Francs [à Roncevàux] fut vraiment grave... » : ces mots, cette idée sont de M. Joseph Bédier (Les légendes épiques, III, 302).

Que l'affaire de Roncevàux ait été pour Charlemagne un revers sérieux^ M. Fawtier n'est donc pas le premier à s'en apercevoir. Mais il a poussé l'affirmation plus loin qu'on ne l'a jamais fait : ce grave échec est devenu pour lui un immense désastre; et il n'a pas craint d'écrire

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(p. 166) : «A lire Einhard et l'Astronome, on serait tenté de croire que, dans la tradition courante, Charlemagne était devenu l'homme qui; s'était fait battre par les Basques dans les Pyrénées. On ne pouvait parler de lui sans évoquer ce souvenir. » Et encore (p. 174) : « De la-grande armée franque qui, en mai oU juin, s'était enfoncée dans les cols pyré- néens, il n'est revenu que des débris et des débris si insignifiants que Charles n'a même pas songé à les rallier et à les réorganiser. » Et encore (p. 177) : « Jamais, dans toute l'histoire du règne, les circonstances n'avaient été ou ne seront aussi critiques. L'expédition d'Espagne avait failli amener la ruine de l'Empire. » je renvoie aux pages mêmes de M, Fawtier quiconque voudra voir, à propos du caractère de la bataille .de Roncevàux et de sa place dans la série des événements contemporains^ comment les constructions d'un historien peuvent s'aventurei dans les nues. Sans en rélever toutes les témérités, je dirai seulement que le princi- ' pal des textes sur lesquels elles s'appuient, à savoir les Annales dites d'Egin- hafd, n'autorisent pas les conclusions extrêmes de M. Fawtier. Certes M. Fawtier considère à juste titre que le récit de l'annaliste présente l'affaire de Roncevàux comme, grave. Assurément même l'annaliste atténué la vérité. Mais ce n'est pas mie raison pour solliciter son textes Ce texte portei entre autres indications,: « In cûjus summitate Wasçones, insidiis collocatis, extremum agmen adorti, totum exercitum magno tumultu pertubant... In -hoc certamine plerique aulicomm, quosrex copiis praefecerat, interfecti sunt... Cujus vulneris accepti dolor magnam partem rerum féliciter in Hispania gestarum in corde régis obnubilavit. » M. Fawtier (p. 156) a traduit le passage de la manière suivante (p~ 156) : « Au sommet de celui-ci, les Basques, ayant placé une embuscade, atta- quèrent!' arrière-garde et mirent en grand désordre l'armée tout entière... Dans ce combat, la plupart des palatins auxquels le roi avait donné le commandement des corps de l'armée furent tués... La douleur de cet échec couvrit comme d'un nuage dans le coeur du roi la plus grande partie de ce qui avait été fait en Espagne. » Sauf que magnam a été rendu à tort par le superlatif « la plus grande »,' cette traduction ne prête à contestation que sur un point : les mots quos rex copiis praefecerat doivent être traduits : « auxquels le roi avait donné des commandements de troupe », sans autre précision, puisque l'auteur pouvait penser soit à la .totalité de l'armée, soit (ce qui est, d'ailleurs, probable) à la partie de l'armée où, dit-il, on se battit, c'est-à-dire à l'arrière-garde. Mais M. Fawtier a traduit : « auxquels le roi avait donné le commandement des corps de l'armée », ce qui oriente aussitôt le texte (je ne dis pas que ce soit à dessein) dans le sens où M. Fawtier va l'exploiter : à savoir que l'armée tout entière a été engagée. M. Fawtier sait bien ce qu'a écrit l'annaliste : l'arrière-garde a

été attaquée et le désordre à été j été dans toute l'armée. -Rien de plus. « Déclanchée sur l'arrière [l'attaque] mit toute l'armée en tumulte » (p. 172) : M. Fawtier le dit très justement. Et ce désordre, et ce tumulte, ; ce peut être, dans une armée attaquée sur ses derrières dans des défilés;, le résultat de la difficulté à se porter' sur le point menacé, à revenir sur une route étroite encombrée de voitures : en tout cas, le texte ne dit d'aucune; ; façon qu'il y ait eu.bataille pour toute l'armée; N'empêche' que M. Fâwr;: tier, forçant progressivement le sens des mots, parlera d'une «attaque sur la queue de colonne, attaqué étendue ensuite à? toute l'armée » (p. 162).; et plus loin il écrira, imaginant des précisions hpuvellés> (p. 174) : « Il est possible que l'attaque ait débuté-sur l'arrière,-mais elle ; s'est étendue à toute l'armée. Pour cela, il faut qu'elle ait été effectuée ;.. par des effectif s presque égaux, ou bien qu'il y ait eu également; attaque; - sur la tête de la colonne. C'est l'embuscade classique. On arrêtela colonne, en barrant la route et on attaque à l'arrière. Alprs'tout devient clair; lia fallu s'ouvrir un passage l'ëpée à la main. Tous les corps de troupe, ont été engagés et sous la conduite directe de leurs chefs... » Car au sùje , de ces chefs, M. Fawtier raisonne comme voici (p. 157) : « Tous les chefs de corps avaient été tués ou presque. Donc tous les corps avaient été plus ou moins engagés. » Or, le texte des Annales n'autorise nullement à poser les prémisses de ce syllogisme : il ne parle point de tous lés chef s dé corps ; de l'armée. Et M. Fawtier force encore plus ce même texte quand il écrit (p. 173) : « On en vient enfin aux morts. La plupart des palatins, dit le remanieur des Annales royales, en ajoutant que ces palatins cômman-; daient les différents corps de l'armée. » Ici, l'interprétation est mani- festement abusive ':.car le texte ne dit pas que « la plupart des palatins » auraient été tués,, mais seulement la plupart de ceux d'entre eux qui avaient reçu un commandement. '.,..',-

Quoi qu'il en soit, l'échec de Roncevàux a été un échee^rave. C'est pourquoi M. Fawtier suppose que lé souvenir en a été vivace ; conservé dans les mémoires d'abord par les récits des combattants qui avaient pris part à l'affaire, puis par des chansons bu-ballades que de « rustiques, poètes », s'inspifant dé ces récits, auraient composées par la suite, « peut- être à la seconde génération ». De ces chansons ou ballades — peut-être d'une seule chanson —serait sortie la chanson de geste, la Chanson de Roland. ■'»..,'

Qu'il y ait eu une ou plusieurs ballades, le fait est que rien ne nous en est parvenu ; pas un texte, pas un fragment de texte. Et aucun témoi- gnage non plus n'indique ni ne donne le moins du monde à penser qu'il en ait jamais existé. Jamais hypothèse ne s'est ainsi passée de la garantie du document. ■>


Mais comment M. Fawtier se représente-t-il, du moins, cette ballade ou ces ballades composées par des « poètes rustiques «du vme siècle ?..,. Les analogies qu'il établit (p. 201). avec des chansons comme Malbrough s'en v'a-t-en guerre ou Auprès de ma blonde ne portent que sur la date où " ces fantaisies se placent par rapport à d'anciens événements":. et c'est un bonheur. Pour la nature des poèmes, voici là comparaison imaginée" -par M. Fawtier. Il rappelle que, pendant là dernière grande guerre, les soldats se sont souciés de bien autre chose que de parler de la guerre et de là chanter. Mais maintenant; dit-il, ils commencent à parler, et quelques- uns à chanter ; et, par exemple, un « ancien » du régiment où M. Fawtier a glorieusement servi (nousle savons) a composé à la gloire de ce régiment une chanson qui s'est répandue parmi ses camarades. Voilà donc de quelle sorte aurait été la ballade du vnie siècle. Mais qu'est-ce donc que cette chanson si précieuse pour l'intelligence des choses d'autrefois ? « je ne connais pas Cette chanson; écrit M. Fawtier. Si j'en avais lé texte,

je ne le citerais pas. L'auteur l'a écrite pour Ses anciens camarades, pour

eux seuls... » Certes M. Fawtier-a bien raison (p. 208) de prévoir l'objection que cette chanson, composée, j'imagine, dans le cercle d'une amicale de vétérans, ne donnera probablement pas naissance à une épopée, ni à rien qui y ressemble,

Car c'est là le problème. On voudrait que M. Fawtier nous eût retracé, même de façon purement imaginaire, l'évolution de la ballade supposée du vnie siècle a la chanson de geste du xie ; qu'il nous eût présenté un système qui ne possédât d'autre vertu que d'être intelligible. L'impos-. sibilité d'y réussir est précisément celle que Pio Rajna dénonça en 1884 dans là théorie des cantilèneset qui ruina le système de Fauriel. M. Faw-

tier écrit, parlant de la ballade primitive, d'où serait sortie la Chanson de

Roland : « Qu'était cette chanson primitive, qu?a-t-elle donné au premier poète qui en fit une oeuvre vraiment littéraire ? Sans doute peu de çfabseS; Elle devait donner le nom de Roncevàux, celui de Roland,' tout ce qui reste d'historique dans le poème... » Et il y ajoute un certain état de sentiment. Roncevàux ? Mais alors le passage'de Charlemagne.par Roncevàux, du moment qu'il était mentionné dans la ballade, est un fait historique ? Et que devient donc la théorie précédente soutenue par M. Fawtier que.l'« attraction exercée par Roncevàux "est inexplicable avant la Chanson de Roland » ?... Quel dommage que M. Fawtier ne nous ait.point révélé si la. ballade parlait déjà, comme la Chanson de Roland, d'un combat d'arrière-garde ou d'unebataiïle où toute l'armée de Char- lemagne aurait été engagée ! .S'il n'y était question que d'un combat d'arrière-garde, voici que le témoignage des soldats confirmerait celui des Annales royales et d'Éginhard. S'il y était question d'une bataille de

toute l'armée, nous voici obligés d'admettre que raùteur.de la Ghan'sèn de Roland, renonçant àsuivrela donnée de la ballade, a préféré se reporter ; à la lettre de ces mêmes /Annales royales, ou plutôt de'ce même Éginhard^ Vraiment, les traditions des sanctuaires et le texte d'Éginhard ont ; encore dubon pour expliquer la naissance de la légende dé; Rplahd et de . la Chanson de Roland. Il est ùhè certaine façon de traiterrlès; texte? où dé;: s'en passer qui n'est pas très favorable au "progrès: des. çonhaissanees;; historiques. „. ;■;-...;..-. .;; ;, ; , ' ; .;:

Fin (à titrer)

Je tiens à-prévenir, en finissant, que le préseht compte rendu ne donne pas Une idée complète du contenu dé l'ouvrage auquel il se rapporte. Il faut lire cet ouvrage, M. Fawtier a touché à bien dés questions et; produit bien des arguments dont je n'ai pas fait mention. Mais j'ajoute que, de mon côté aussi, j'aurais eu encore fort à dire si je,n'avais pas dû assigner certaines limites à un exposé déjà trop; long.

Edmond FARAL

Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. vers 3685
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