Rev. crit. hist. litt. (1869) La géographie de la Chanson de Roland, Paris

De Wicri Chanson de Roland

La géographie de la Chanson de Roland


 
 

   
Titre
La géographie de la Chanson de Roland
Auteur
Gaston Paris
Dans
Revue critique d'histoire et de littérature
Version en ligne
sur le site Gallica

La géographie de la Chanson de Roland

La Géographie de la Chanson de Roland [1]

Rev. crit. hist. litt. (1869-07-01) Gallica page 183.jpg[173] M. Tamisey de Larroque, notre collaborateur, a adresse dernièrement à la Revue de Gascogne une question qui a provoque une réponse intéressante. Il demandait qu’on examinât de près, de très-près, la question de savoir si c’est la Cerdagne ou la Catalogne qui a été le théâtre de la défaite de Roland.

M. Paul Raymond, archiviste du département des Basses-Pyrénées, a répondu que « le texte même de la Chanson de Roland porte que c’est en « Navarre qu’a eu lieu le combat. » En effet, Charlemagne pour s’en retourner en France traverse « les porz de Sizer (ed. Muller, XLV, 583), LVII, 719 et CCXIII, 2939 », ou mieux de Cizre. Or, les ports de Cizre (Cisre dans le ms. de Venise), appelds, comme je l’ai note ailleurs, portus Ciserei dans le faux Turpin, Portae Caesaris dans la Kaiserchronik allemande (voy. Hist. poet, de Charlemagne, p. 278), sont identifies par M. Raymond, de la facon la plus incontestable, « avec le mot Cize, nom actuel de la partie de la Navarre francaise qui touche » d Roncevaux » ; il cite des actes, du ix ? au xn e siecle, oh ce pays est appel£ Cycereo,Cirsia, Cisera, Sizara, Cisara, et il rapproche les unes de Port de Ciser, que lui donne au XIIe siècle l’arabe Edrisi (on trouve aussi chez les Arabes Bort-Schazar). Donc il n’y a aucun doute sur le point des Pyrènes par ou l’armée de Charlemagne avait passe, quand Roland, qui commandait l’arrière-garde et se trouvait par conséquent à Roncevaux, un peu en arrière des ports de Cizer, fut attaqué par l’ennemi.

logo travaux article brut d'OCR à partir de ce point

A cette démonstration on peut ajouter bien d’autres preuves. La Chanson de Roland s’appuie évidemment sur des souvenirs historiques d’une grande precision et qui ne peuvent £tre que contemporains des faits. Plusieurs textes mentionnent les ports d’Aspe, qui sont situes non loin des ports de Cizer. Dans un passage precieux (XIV, 196, ss.), qui appellerait une critique et un commentaire, Roland rappelle les villes qu’il a conquises pendant les sept ans que les Français ont combattu en Espagne; or, malgré la prétention du premier couplet, d’après lequel Charlemagne aurait conquis toute l’Espagne, son neveu cite surtout des villes situées entre Roncevaux et Saragosse, ou aux environs de cette derniere, comme Vallerne (Valtierra), Tilde (Tudela), et la terre de Pine, qui, si je ne me trompe, doit se laisser retrouver dans les environs de ces deux villes. Balagued (Balaguer) parait être le point le plus lointain qu’aient atteint ses armes ; Commibles n’est pas expliqué[2] ; Sezilie doit sans doute £tre lu Sebilie Rev. crit. hist. litt. (1869-07-01) Gallica page 184.jpg[174] ou Sevilte , comme 1 ’a conjecture M. Th. Muller (la traduction islandaise donne Sibilia, et voy. plus bas) ; mais je ne puis croire qu’il s’agisse ici de Seville. C’est sans doute quelque ville d’un nom analogue; ce qui est #ur, c’est que Naples n’est ni Constantinople, comme traduit Genin, ni Grenoble, comme l’a compris Pun des continuateurs du faux Turpin (voy. Hist. poet, de Charle- magne, p. 287); cette ville, qui joue un role si considerable dafts la tradition, est encore h identifier: — Un grand nombre de ces cites, conquises par Roland, sont enumerees une seconde fois dans Ie poeme, aux strophes lxii ss., avec d’autres non encore mentionnees. Les « douze pairs » sarrazins, opposes aux douze pairs francais, sont, avecAelroth, leneveude Marsile, Falsaron, son frere, et Corsablis le roi barbarin , Malprimes de Brigal (Ven. Borgol et Borgal ; Vers. Brigart et Mont Pingal; Par. Murgal; dans 1 ’allemand de Conrad, Ampregalf), une amirafle de Balaguez (Balaguer, ddjh citd), un almacur de Moriane (ce nom revient comme celui d’un pays montagneux, « es vals de Moriane » str. clxxiv, v. 2 3 1 8), Turgis de Turteluse (il s’agit de Tortosa, comme le montrent avec Evidence les poemes du cycle de Guillaume au court nez, oil Tortelose revient souvent), Escremiz de Valterne (Valtierra, deji cite), Esturgans et Estramariz, sans designation de terre, Margariz de Sibilie (« cil tient la terre entrequ’urcaz marine, ms. d’Oxford, v.956), — entresque a la marine, ms.deVenise, — deci en Samarie, ms. de Versailles, — daz aine (rich) haizet Sibilia, daz ander Taceria, trad, de Conrad, — ham raedhr fyrir thvi landi er Katamaria heitir, trad, islan- daise), Chernubles de MunigreQ. Muntneigre, Ven. et trad. isl. Valnigre, Vers. Montnigre; serait-ce la Sierra M arena /). — Outre ces pays, deux villes sont mentionnees par les podtes : Cordres, que Charlemagne assidge (V, 71) et prend (VIII, 97), et Galrie (LIV, 662). On explique gdneralement Cordres par Cordoue, mais je ne puis admettre cette interpretation : il est clair que la ville designee parce mot est, comme les autres. pres des Pyrenees. En effet, Charle- magne est au siege de Cordres quand Marsile delibdre avec ses conseillers (str. V); Marsile envoie son ambassade qui arrive le meme jour, quand la ville est prise (str. VIII), et il semble que ce soit encore le mdme jour que Ganelon, apres etre alld a Sarragosse avec les envoyds de Marsille (str. XXIX), rejoint Charlemagne dans son camp (LIV, 668). Mais Charlemagne n’est plus devant Cordres; il « aproismet sun repaire » (LIV, 661), c’est-h-dire, je pense, qu’il s’est rapproche de France; il est arrive h la cite de Galne, que Roland a prise et ddtruite (mais dans un siege antdrieur, si je ne me trompe). Sur les nouvelles que lui apporte Ganelon, il Idve le camp et s’achemine vers « douce France » (LV, 701-2); apres un jour de marche, il passe la nuit dans la campagne (LV 1 I, 717); un matin 1 ’armee se remet en marche (LIX, 737), et arrive devant les porz e les destreiz passages (LIX, 741), ou on ddsigne Roland pour faire l’ar- ridre-garde ; le jour mdme les Francais passentle port et Virent Guascuigne la terre lur seignur (LXVII, 819); k peu prds au mdme moment Parridre-garde, restde k Roncevaux, entend les grailles des Sarrazins qui viennent l’attaquer par der- ridre (LXXX, 1005). — Aprds la bataille Charlemagne refait le mdme chemin en sens inverse. Appele par le cor de Roland mourant, il revient S Roncevaux


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le soir de cette mteie journge si remplie (CLXXIX, 2598); a deux Jieues en avant, du cote de l’Espagne, on voit encore la poussiere des Sarrazins qui se retirent % (CLXXX, 242 5-6) ; les Francais se mettent k leur poursuite, mais ils n’auraient pas le temps de les atteindre, car la nuit tombe, si Dieu ne renou- velait pour Charles le miracle de Josue : la journ£e dure encore assez long- temps pour qae les chr&iens, qui ont barre aux pa'iens le chemin de Saragosse (CLXXXII, 2464), les bloquent contre l’Ebre et les forcent k s’y jeter et k s’y noyer tous (CLXXXII), 2465 ss.). Il faut convenir que c’est un peu loin; mais en fait de miracles il n’y faut pas regarder de si pres. Les pa'iens morts, Charle- magne trouve qu’il est bien tard pour retourner k Roncevaux (CLXXXIII, 2485), et les Francais, harasses de fatigue, campent sur la terre deserte (CLXXXIV, 2489). C’est pendant cette m£me nuit que la flotte immense amende & Marsile par Baligant, l’amiral de Babilone, remonte l’Ebre, & la lueur de mille fanaux (CXCIII, 2645), et aborde non loin de Saragosse. — Au matin, des l’aube, Charles se leve, et les Francais retournent par cez veies lunges e cez che- mins mult larges, voir k Roncevaux « le merveilleux dommage (st. CCVI). » C’est 13 que les messagers de Baligant viennent defier Charles, et le soir de la m£me joumee 1 ’empereur, victorieux, arrive k Saragosse et s’en empare; quand il y entre, Clere est la lune, les esteiles flambient (CCLXXII, 5659). — Il retourne en France le lendemain, sans doute par le m£me chemin, puisqu’il traverse de nouveau la Gascogne, et arrive k Bordeaux (CCLXXIII, 3684) et a Blaye (ib. 3689), d’ou il va directement a « sa chapelle d’Aix. » — En somme, dans tout cela les distances sont evidemment beaucoup trop rapprochees, mais les donnees g^ndrales doivent 6tre exactes, et toutes, comme on le voit, concor- dent pour mettre entre Saragosse et la Gascogne le theatre des dv£nements chantds par le poeme qui, en cela, est parfaitement d’accord avec l’histoire. Cordres, Galne, Roncevaux et les ports de Cizse me paraissent situes sur une ligne oblique qu’on tracerait de Saragosse k la Gascogne; c’est aussi sur cette ligne, que se trouve l’endroit appele Val Charlon, Vallis Caroli dans Turpin, le Val de Charles dans la Kaizerchronick (Hist. poet, de Charlemagne, p. 278); M. Raymond m’apprend que la partie de la Navarre espagnole qui longe le pays de Cize s’appelle aussi le Val Carlos) et cette denomination remonte tr£s- haut ; outre les auteurs mentionnes ci-dessus, on la trouve dans la Chronique d’Alphonse X au xm e siecle (Hist. poet, de Charlemagne, p. 283) et je la remar- que dans la carte de l’Espagne arabe qui fait partie de P Atlas historique de Sprunner, et qui est dresse surtout d’apres des documents arabes. — Reste- rait k savoir ce que c’est que Caine ; l’assonance demande un e au lieu de I’d; faut-il lire Valterne (Valtierra), comme le ms. de Venise et la traduction islandaise? Ce serait possible, mais il est tres-possible aussi que les copistes aient substitue ce nom, d£jci mentionnd plusieurs fois, k un nom qui ne se trouvait que dans ce vers.

A cet ensemble de passages qui me paraissent concluants s’en opposent deux : quand les pa'iens s’avancent, en partantde Saragosse, pour surprendre l’arri^re- garde ffancaise dans les gorges des Pyr^ndes, ils chevauchent, dit le poete,


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Tere Certeine e les vals e les munz (lxix, 856), et aussit&t apres ce vers vient celui oil ils decouvrent de loin les « gonfanons » de ceux de France. Or Tere Certeine parait bien £tre la Cerdagne. Y a-t-il eu melange de traditions djverses ? est-ce une faute ? le nom de ia Cerdagne a-t-il eu peut-Ore une extension plus large qu’aujourd’hui ? C’est ce qu’il faudrait £tudier de pres. — Quand Charle- magne revient en France, il va, comme nous l’avons dit, de SarSgosse h Bor-, deaux ; on n’est pas peu 6tonne de rencontrer sur ce chemin le vers suivant (cclxxiii, 3685) : P assent Nerbone par force e par vigur. Le po&te, il est vrai, ne dit pas expressement que Charles ait repasse par les ports de Cizre, mais il semble Strange, mfemeen revenant par la Cerdagne, qu’il ait passe par Narbonne. Et pourquoi passe-t-il cette ville par force e par vigur ? Plusieurstextes, il est vrai, racontent qu’il la prit en revenant d’Espagne; mais le ms. d’Oxford n’en dit rien. Je soupconne ici une interpolation, faite par un scribe qui connaissait l’his- toire du siege de Narbonne, et qui a peut-itre remplace par Narbone un autre nom, et, k ce que je croirais, un nom de fleuve (a cause du verbe passer , cf. v. 3688 : Passet Girunde; de la sorte par force e par vigur s’expliquerait, le pas- sage d’un fleuve, dans nos vieux pofimes, dtant toujours une tres-grande affaire), peut-fitre le nom de l’Adour.

Toutes ces questions sont d’un haut int£r£t. M. Tamizey de Larroque, dont la curiosity est si generate, merite des remerciements pour les avoir soule- v£es; M. Raymond en merite plus encore pour la precieuse reponse qu’il a d6jh fournie. Nous voudrions que les savants de ces contrdes suivissent cet exemple et jelassent sur la geographic de la Chanson de Roland toute la lumiere qu’ils sont seuls en dtat d’y repandre. Si on savait tout ce qu’il y a d’etudes k faire dans un seul texte comme la Chanson de Roland ! Nous commencons k peine h soulever les voiles qui couvrent notre ancienne po£sie, ensevelie depuis tant d’anndes ; il ne suffit pas d’admirer sa beauts : il faut connaitre son histoire, definir son caractere et expliquer les nombreux hidroglyphes qu’elle pr^sente k notre curiositd. G. P.

Notes de l'article

  1. Voy. Revue de Gascogne, t. X, 1869, p. 332, 363, 379.
  2. Le renouvellement de Versailles, ainsi que la traduction islandaise, remplacent Commibles par Merinde Morinde.

Iconographie complémentaire

Carte Gautier 1872.jpg

Voir aussi

Source
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