La légende des paladins (1877) Autran/XVIII - Roncevaux

De Wicri Chanson de Roland
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XVIII - Roncevaux

I


La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f229.jpg[227]
LES défilés sont noirs qui vont, par la montagne,
De la terre de France à la terre d’Espagne.
Les rocs amoncelés et droits comme des murs
Font des coudes étroits, des corridors obscurs,
Où celui qui s’engage à travers la broussaille
Hésite à chaque pas, voyageur qui tressaille.
Il voit au pied des monts que le temps a minés,
A droite, à gauche, il voit des blocs déracinés,
Des quartiers de granit dont l’arête s’émousse,
Et les vieux sapins morts étendus sur la mousse.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f230.jpg[228]
Il songe à ces combats affreux des premiers temps,
Quand les fils de la terre, énormes combattants,
Se défiaient entre eux d’une montagne à l’autre :
Luttes du monde ancien qui font pâlir le nôtre.
Séculaires témoins, les débris en sont là ;
Ils sont là sur la pente où leur masse roula,
Et ne servent à l’homme, en leur chute profonde,
Qu’à le faire rêver de la date du monde.
Un fond de ces horreurs s’il relève les yeux.
Il aperçoit au loin, dans la clarté des cieux,
Un point sombre et mouvant : c’est un oiseau de proie,
Un épervier qui plane, un aigle qui tournoie,
Et, lentement bercé dans son vaste loisir,
Attend de voir là-bas un butin à saisir.
S’il écoute, il entend la rivière ou le gave
Pleuvant sur les rochers que leur écume lave ;
Il entend la forêt qui soupire à grand bruit,
Et dit : « Sortons d’ici, sortons avant la nuit ! »

II


C’est là, c’est au milieu de ce sombre passage,
Que le vieil empereur, aussi vaillant que sage,La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f231.jpg[229]
Revient subitement, le front plissé d’ennui,
Car un bruit de malheur est venu jusqu’à lui.
Comme il marchait, superbe, en tête de l’armée,
Comme il touchait bientôt à sa frontière aimée,
Il a cru tout à coup, sur un rhythme dolent.
Entendre retentir la trompe de Roland.
La note était si triste et si désespérée,
Que tout homme à l’entendre avait l’âme navrée,
Et que lui, Charlemagne, a dit : « C’est mon neveu
Qui m’appelle ; il s’agit de répondre à ce vœu !
Il faut que sa détresse à cette heure soit grande,
Pour qu’il songe au secours et qu’il me le demande !
Allons ! » Et, repassant par le chemin connu,
Au val de Roncevaux le voilà revenu.
Escorté des meilleurs chevaliers du royaume,
De tous ceux dont le nom brille autant que le heaume.
Il arrive, il se hâte, il excite le flanc
De son cheval robuste, et l’aquilon sifflant
Étale sur l’acier de sa cuirasse blanche
Sa barbe de vieillard qui tombe en avalanche.
« Qui te retient ce soir dans ce val ténébreux ?
Où donc es-tu, Roland, toi la fleur de mes preux ?
Toi, mon cher compagnon de guerre et de conquête ?
Que si quelque péril a menacé ta tête,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f232.jpg[230]
Je suis là, réponds-moi. je viens te secourir !
Tant que je suis vivant, tu ne peux pas mourir ! »

III

Or, à ce même instant, trahi par la fortune,
Dans ce défilé sombre où se levait la lune.
Roland se débattait. Les monts, les pics voisins
Avaient jeté sur lui cent mille Sarrasins.
Las de souffler en vain dans l’oliphant d’ivoire,
Il ne combattait plus que pour sauver sa gloire,
Et, d’un tronçon d’épée usé plus qu’à demi,
Il repoussait encor le choc de l’ennemi.
Autour de lui gisaient, comme une herbe fauchée,
Margariz de Sibille, à la lame ébréchée ;
L’émir de Balaguer, qui, si fier et si beau,
Restera sur le sol en pâture au corbeau ;
Agoub, qui dans son cœur ulcéré de malice
Mit la fraude au-dessus de tout l’or de Galice,
Et qui, dans un couteau richement emmanché,
N’estimait que le sang dont le fer est taché ;
Turgis, qui possédait sous les murs de Grenade
Un palais arrondi, ceint d’une colonnade.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f233.jpg[231]
Et qui, dans ses jardins, cachait tout un sérail
De filles de la Perse aux lèvres de corail ;
Corsablix, dont la voix fut celle de l’hyène ;
Esturgantz, Falsaron, l’aumacour de Maurienne,
Et mille autres encor, dont les noms confondus
Dans l’éternel oubli sont à jamais perdus.

Après eux vient Abym, chef sauvage ; il endosse
La peau de loup, présent d’un roi de Cappadoce ;
Il porte un large écu, dont le disque reluit
Comme un astre sinistre au milieu de la nuit.
Ce bouclier d’or faux, tenu par une agrafe,
Il le reçut un jour de l’amiral Galafe,
Qui, lui-même payant au diable son tribut,
L’avait, au Val-Métas, reçu de Belzébuth.
TeI est ce mécréant que pas un n’intimide.
Il arrive, penché sur son cheval numide,
Et, de la tête aux pieds aussi noir que la poix,
Il se rit de la Vierge, il se rit de la croix.

L’archevêque Turpin le désigne du geste
A Roland, et lui dit : « Chevalier, s’il te reste
Une vigueur au bras, frappe-moi ce bandit !
Il n’est pas en enfer de damné plus maudit ! »
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f234.jpg[232]
A ces mots, le baron, dont le poing se resserre.
Assène un coup si fort sur son rude adversaire
Que le tranchant du fer pourfend jusqu’à l’arçon
Et la cuirasse, et l’homme, et le caparaçon,
Et que le même coup vient frapper la monture
Dont il tranche le dos, sans chercher la jointure :
Et l’exploit est si beau que Turpin, satisfait,
Dit : « Pour un hérétique, il a reçu son fait ! »
Alors, comme la grêle au plus fort de l’orage,
Les païens rassemblés poussent des cris de rage,
Et, sortant tout à coup des ravins, des halliers,
Sur le dernier des preux s’abattent par milliers.
Là sont ces combattants nés d’une souche impie,
Fils de la Bactriane et de l’Éthiopie.
Soldats et cavaliers, souples, nerveux, ardents,
Faces noires qui n’ont rien de blanc que les dents.
Zurfalou devant lui pousse leur foule atroce,
Zurfalou, fils du roi qui règne à Saragosse,
Et qui, pour la bataille, aux suprêmes instants,
Convoque du désert les derniers habitants.
Comme un reptile impur qui, redressé dans l’herbe,
Marcherait presque droit contre un lion superbe :
« Rends-toi, dit le barbare au héros confondu,
A quoi bon résister ? Ganelon t’a vendu !
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f235.jpg[233]
C’est lui qui nous apprit, par un furtif message,
Et le nombre des tiens et l’heure du passage ;
C’est lui qui t’a livré, te dis-je, et Lucifer
Ne te tirerait pas de ce cercle de fer.
Ah ! vous parlez d’honneur et de chevalerie !
Ah ! vous jetez l’insulte à notre harbarie !
Vous vous dites les Francs, les barons, les chrétiens,
Et voilà cependant ce qu’a fait un des tiens !
— Tu mens, répond Roland ; tiens, sois par cette lance
Puni de ton mensonge et de ton insolence !
Tiens, tiens !… » Mais à l’instant où le preux sans rival
Parle ainsi, la mêlée entoure son cheval :
Tous deux, criblés de coups, sont jetés sur l’arène ;
L’animal se débat et sur le flanc se traîne,
Près du cher cavalier, tombant, se relevant.
Et son âme, à la fin, s’exhale dans le vent.

IV

Tout cela se passait au coin le plus sauvage
De ces monts, à l’endroit où le sombre nuage
Comme un crêpe en lambeaux retombe des sommets,
A l’endroit où les vents ne se taisent jamais.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f236.jpg[234]
Comme un de ces grands pins renversés par la foudre,
A l’heure où le héros s’affaissait dans la poudre,
On entendit au loin, de déserts en déserts,
Trente mille clairons retentir dans les airs.
Surpris, épouvantés. au bruit de ces fanfares,
« C’est Charles qui revient, se disent les barbares ;
Fuyons, car il aimait ce soldat, son parent :
Quand il le verra mort, son courroux sera grand ! »

V

Donc, ils ont fui. Roland sur son bras se soulève ;
Ses yeux sont obscurcis ; il ne voit plus. Il rêve.
A force de souffler dans son rude oliphant,
Il a fait éclater sa tempe qui se fend :
Le sang coule à ruisseaux de la blessure rose,
Et son épée à terre, inutile, repose.
Survivra-t-il, Seigneur, jusques au lendemain ?
Dans son délire, il croit sentir comme une main
Furtive. qui saisit dans sa main entrouverte
Sa chère Durandal qui rougit l’herbe verte.
« Non, non ! dit le héros en relevant le front.
Tu ne subiras pas, noble fer, cet affront,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f237.jpg[235]
Toi, si longtemps fidèle à Charles, notre maître,
De passer dans les mains d’un païen et d’un traître !
Plutôt que de descendre à cette honte. hélas !
Mieux vaut pour toi périr et voler en éclats ! »
D'un vieux bloc de sardoine, à ces mots, il s’approche.
Et d’un reste de force il frappe sur la roche :
L’étincelle jaillit ; mais, solide à son poing,
L’acier brise la pierre et ne s’émousse point.
Pourrait-elle gauchir, cette arme consacrée
Qui porte un saint trésor sous sa garde dorée,
Des cheveux de la Vierge en tresse réunis,
Une dent de saint Pierre, un os de saint Denis ?

« O mon épée, ô chère et vaillante compagne,
Que n’avons-nous pas fait pour le roi Charlemagne !
S’écriait le baron. Sous les cieux étonnés,
Que de glorieux coups n’avons-nous pas donnés !
Par toi, noble instrument de tournois et de guerre,
J’ai soumis à mon roi presque toute la terre.
J’ai pris la région des Normands ; j’ai conquis
La Gascogne et l’Anjou, dont je suis le marquis,
La terre des Bretons, qui dans les eaux s’avance,
Et la fière Lorraine et la belle Provence !
L’Écosse a vu briller ton redoutable éclair.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f238.jpg[236]
J’ai pris Constantinople et Rhodes sur la mer.
Là-bas, jusqu’aux déserts où l’Euphrate bouillonne,
Tu courus ébrécher les tours de Babylone !
Et voilà maintenant que ces hardis travaux
Sont finis pour jamais ! Roncevaux, Roncevaux,
Tu seras dans l’histoire un lieu sombre et funeste !
De mes vieux compagnons, c’en est fait, nul ne reste !
Les meilleurs, les plus fier, sous la grêle d’airain
Sont tombés tour à tour, Beuve, Yvoire, Gérin.
Gérard de Roussillon est par là sur la lande.
J’ai vu périr Astor, le mari d’Yolande.
J’ai vu rouler enfin sur le rude gravier
Turpin, notre archevêque, et mon frère Olivier !…
Est-il mort ? Je ne sais ; mais je sens bien moi-même
Que mon âme retourne à son juge suprême.
Recevez-la, Seigneur, dans votre paradis ! »
Ainsi parle Roland, sous ces rochers maudits,
Et dans sa droite, enfin, sa Durandal éclate ;
Et lui-même, affaissé sur la ronce écarlate,
Il retombe, et la mort, à pas silencieux,
Approche, éteint son souffle et referme ses yeux.

VI

La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f239.jpg[237]
L’empereur cependant, dont la tête s’incline,
S’en va, cherchant toujours, de colline en colline.
Il quitte son coursier qui lui semble trop lent.
A toute la contrée il demande Roland ;
Et, comme il n’entend plus les appels de sa corne,
Son angoisse s’accroît de ce silence morne.
Un sommet dans les airs se dressait devant lui :
Il y monte, il se fait de sa lance un appui ;
Et de là, dans le val que la lune regarde,
Il découvre à la fin sa chère arrière-garde.
Froid comme une statue et sans pousser de cris,
Il contemple, ô douleur ! cet immense débris,
Sur qui la lune étend, mystérieuse et claire,
Cette blancheur qui semble un lumineux suaire.
Que de chers compagnons à tout jamais perdus,
Que de preux dorment là, pêle-mêle étendus,
Dont la mort a trompé la dernière espérance,
Et qui ne verront plus le doux pays de France !
Au milieu des hauberts, des casques fracassés,
Ils sont là, sous le ciel, farouches trépassés,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f240.jpg[238]
Dont l’âme s’envola dans la sombre nature,
Et leurs chevaux dans l’ombre errent à l’aventure.

VII

Entre ces morts, au pied d’un hêtre ou d’un sapin,
L’empereur reconnaît l’archevêque Turpin.
La croix dans une main, une lance dans l’autre,
C’est le moine guerrier, c’est le soldat apôtre,
Qui, mêlant la colère et l’injure au sermon,
Parlait à l’ennemi comme on parle au démon.
Homme d’orgueil pieux et de rigueur tenace,
Sur sa lèvre entrouverte on sent que la menace
Précéda la prière ou vint l’entrecouper,
Et qu’il ne dut bénir qu’en cessant de frapper.

Plus loin, sur un tapis de fleurs de la montagne.
C’est le jeune Olivier que trouve Charlemagne.
La mort, dans son éclat riant et printanier,
A moissonné le fils du vaillant duc Régnier.
Il est là, comme un lis tout meurtri par l’orage,
Celui pour qui Roland eut, dès son premier âge,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f241.jpg[239]
Cette belle amitié dont le ciel fut témoin…
« Roland, dit l’empereur, ne doit pas être loin. »

Il cherche, il cherche encore, et, sous les arbres sombres,
Au pied de ces rochers pâles comme des ombres,
Il reconnaît enfin son ami, son parent.
Ce Roland qui jamais ne lui parut si grand !
Le cadavre couvrait tout un arpent de terre.
Mais de son large front, béant comme un cratère.
Le sang, sous la visière, avait coulé si noir
Que le visage était méconnaissable à voir !
Est-ce bien lui, grand Dieu ! si livide et si blême ?
Est-ce bien le soldat sans rival ? C’est lui-même !
Voilà bien son écu marqué de son blason,
Et voilà bien son gant tombé sur le gazon !

VIII

Dans cette solitude il est une eau perdue,
Un limpide courant fait de neige fondue,
Où vient boire l’oiseau chantant sur l’églantier :
L’empereur y descend. Aux ronces du sentier
Rejetant son manteau de martre zibeline,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f242.jpg[240]
Il court à la rivière et sur elle s’incline,
Et dans son casque d’or prend un flot ruisselant
Pour en venir laver la face de Roland.

Il revient au baron étendu sur la pierre,
Il verse de cette eau sur sa face guerrière :
« O mon neveu, dit-il, ô mon fils glorieux !
Je suis là, parle-moi ! » Roland rouvre les yeux,
Et, d’un souffle de voix qui faible s’évapore :
« Où donc est Olivier ? Respire-t-il encore ?…
— Il n’est plus, répond Charle. — Ah ! traître Ganelon !
— Que dis-tu ? dit le roi. — Je dis que ce félon
Nous a trahis ! Je dis que ce vil gentilhomme
Nous a vendus, nous a livrés pour une somme !…
Du prince Zurfalou je tiens ce noir secret.
— Perfide Ganelon, tu nous paîras ce trait,
Répond Charles ; mais toi, ne meurs pas, je t’en prie !
Toi, le plus beau fleuron de ma chevalerie !
Amour de notre France, effroi de l’étranger,
Vis pour combattre encore et vaincre et te venger !…
Hélas ! n’entends-tu pas cette voix qui te parle ?
C’est moi, ton empereur, ton ami, ton roi Charle,
Moi qui suis revenu, précipitant le pas
Pour arriver à temps !… Mais non, il n’entend pas !
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f243.jpg[241]
Sa noble tête penche et sur mon bras retombe :
Ce cher cadavre est là, déjà prêt pour la tombe !
J’avais un vain espoir que Dieu me le rendit…
Il est donc mort, Seigneur, ainsi qu’il l’avait dit !
Il a tenu parole… Un jour, je me rappelle,
Nous étions tous les deux dans mon Aix-la-Chapelle,
J’avais autour de moi les princes, mes vassaux ;
On parlait de tournois, de batailles, d’assauts,
Chacun de ces gens-là parlant à la légère :
« Si je tombe jamais sur la terre étrangère, »
Dit-il, « je veux tomber le front à l’ennemi ! »
Il ne dit que ce mot, ce cher et noble ami ;
Il le dit, il l’a fait : sa face est bien tournée
Vers toi, cruel pays ! vers toi, race damnée !…
Ce malheur est affreux qui m’accable en ce jour !
Quand ma ville de Laon me verra de retour,
Les gens de chaque ville, ou voisine ou lointaine,
Viendront : « Qu’avez-vous fait du vaillant capitaine ? »
Me diront-ils. Et moi, la face vers le sol :
« Je l’ai laissé, » dirai-je, « au pays espagnol ! »
Ah ! c’est fini. Je sens, quand un tel homme expire,
Je sens pâlir ma gloire et fléchir mon empire.
Tous les peuples demain, en apprenant sa mort,
S’uniront contre moi dans un suprême effort.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f244.jpg[242]
Je vais voir se lever, comme une onde en furie,
Les Saxons, les Hongrois, ceux de la Bulgarie,
Tous ceux qu’il abattit, tous ceux qu’il refoula,
Et, pour les contenir, il ne sera plus là !…
Adieu, mon doux Roland, cher et glorieux reste !
Pourquoi t’ai-je amené dans ce pays funeste ?
Et, quand tu m’appelais, au terme de tes jours,
Pourquoi suis-je venu si tard à ton secours ?… »
Ainsi l’empereur parle, et, comme un large fleuve.
Morne, il verse des pleurs dont sa barbe s’abreuve.
Brisé, la tête basse, abandonné du sort,
Entre ses bras royaux il tient son neveu mort,
Et cent mille Français qui pleurent tous ensemble
L’entourent, inclinés vers la terre qui tremble.

X

« Ganelon ! Ganelon ! tu seras châtié !
Puisque tu fus sans foi, nous serons sans pitié. »
Charlemagne en courroux fait arrêter le comte ;
Il le livre d’avance à l’outrage, à la honte :
Au milieu des goujats qui marchent les derniers.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f245.jpg[243]
Il le jette à Malchus, chef de ses cuisiniers.
« Tiens, lui dit-il, prends-moi ce parjure et ce traître !
Avant qu’un tribunal le fasse comparaître
Et que devant le juge il se prouve innocent,
Garde-moi le félon si funeste à mon sang. »
Malchus, à la clarté des torches de résine,
Abandonne le comte aux garçons de cuisine.
Leur cohue à grands cris entoure le pervers
Dont la barbe est rougeâtre et dont les yeux sont verts.
On arrache les poils de sa barbe, on assomme
De coups de poing l’indigne et pâle gentilhomme,
Qui, chargé de liens et gardé comme un ours,
Attendra de passer devant les hautes cours,
Et d’être renvoyé, tout criblé d’anathèmes,
Aux dernières rigueurs des châtiments suprêmes,
Car le pays est là, qu’il s’agit de venger
Du bandit qui le livre aux mains de l’étranger.

XI

Or, pendant ce temps-là, du côté de l’aurore,
Deux anges dans les airs montaient, montaient encore.
A côté de Roland, sur l’herbe du hallier,
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f246.jpg[244]
Ils avaient recueilli le gant du chevalier :
Ce gantelet de fer, qui, fait sur le modèle
De la main la plus brave et de la plus fidèle,
Avait pris une part à tant de fiers combats,
Ne devait pas rester plus longtemps ici-bas.
Le trophée immortel qu’ils dérobent au monde,
Ils l’emportent là-haut, dans la clarté profonde,
Et Dieu dit, héritier de ce gage éclatant :
« Je le donne à Michel, qui combattit Satan ! »


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