La légende des paladins (1877) Autran/V - Le baptême du géant

De Wicri Chanson de Roland
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V - Le baptême du géant


La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f179.jpg[177]

Comme ils étaient campés dans la plaine tranquille,
Un matin, le géant descendit de la ville.
Le soleil découpait sur le profond azur
Les tours de Pampelune avec son triple mur ;
Et celui qui venait par la colline sombre
Jusqu’au bout de la côte allongeait sa grande ombre.
C’était ce Ferragus dont on a raconté
Des prodiges de force et de férocité.
Il s’avança vers eux, et l’armée en bataille
S’émerveilla de voir un homme de sa taille.
Depuis l’âge du monde où les hommes naissaient
Si grands que les sapins à leur ombre croissaient,
Jamais un pèlerin d’une telle stature
N’avait, en se montrant, étonné la nature.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f180.jpg[178]
Il portait un habit rapiécé de la peau
De quatre bœufs, choisis dans un large troupeau.
Et pour lance, à la main, en signe de sa force.
Tenait un chêne entier dépouillé de l’écorce.
Il mangeait trois moutons à son petit repas.
Au-devant de l’armée il vint donc, à grands pas.
Et, d’une voix qui fit palpiter la campagne.
Il jeta ses défis aux preux de Charlemagne :
« O vous tous, compagnons de l’empereur et roi,
Venez, si vous l’osez, vous mesurer à moi ! »
Roger, tout reluisant du haubert qu’il endosse.
Répondit bravement à l’appel du colosse.
Rapide, et frappant l’air de quelques cris aigus.
Il brandit contre lui sa lance. Ferragus
Le désarma, le prit sans résistance vaine,
Et le mit sous son bras, et n’eut pas plus de peine
Qu’un pâtre n’a de peine, en allant au marché,
A porter un agneau sous son bras attaché.
Là-haut, vers la cité, dans sa partie externe,
Le géant possédait une vieille citerne :
Il y jeta Roger ; puis il redescendit,
Et son cri de lion de nouveau s’entendit.
Ogier de Danemark, à son tour, sans jactance,
Tira sa bonne épée et franchit la distance.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f181.jpg[179]
Que fais-tu, malheureux ?… En vain tu combattras !
Ferragus le saisit et le mit sous son bras,
Et l’emporta chez lui de la même manière
Qu’un moine, en cheminant, porte son bréviaire.
Le comte de Milan subit le même sort.
Quiconque s’avançait était un homme mort.
C’est alors que Roland, fils de Milon d’Anglure,
Se leva, secouant sa blonde chevelure,
Et dit : « Il est grand temps fût-ce à coups de bâton,
De rabaisser un peu l’orgueil de ce glouton ! »

Prenant pour toute armure une veste de soie
Légère, et brandissant Durandal qui flamboie,
Il courut au géant, qui, ferme, l’attendit.
Ils tombèrent en garde et le fer se tendit.
Leurs forces n’avaient pas de grande différence :
Si bien que le géant et le cadet de France,
Sans boire ni manger, sans aide ni secours,
Sur l’herbe de ce pré ferraillèrent trois jours.

Vers le soir du troisième, à l’heure où la colline
Dérobait à demi le soleil qui décline,
Ferragus, l’avant-bras et les jarrets lassés,
Commençait à sentir qu’il en avait assez.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f182.jpg[180]

« Si nous nous reposions jusqu’à l’aube prochaine ?
Dit-il au chevalier ; je vois le pied d’un chêne,
Jusqu’à demain matin j’y voudrais sommeiller.
Daignes-tu consentir ?

Daignes-tu consentir ? — Accepte un oreiller,
Dit Roland, qui lui mit sous la tête une pierre. »
Car ces temps n’étaient pas une époque grossière ;
La force et la douceur en furent les deux lois ;
Et les plus redoutés étaient les plus courtois.

Le lendemain matin, la nature était belle.
Les oiseaux qui chantaient joyeux, l’agneau qui bêle,
Des combats acharnés n’inspiraient pas le goût.
Ferragus avait peine à se mettre debout.

« A quoi bon dépenser une vaine énergie ?
Dit-il à son rival. Sur la théologie
J’aimerais beaucoup mieux discuter avec toi.
Si j’étais convaincu, j’embrasserais ta foi.
— Quel est, lui dit Roland, le point qui t’embarrasse ?
Est-ce le libre arbitre ? ou bien est-ce la grâce ?
— Non, c’est la Trinité, répondit le païen.
A te dire le vrai, je ne comprends pas bien
Que l’on puisse être trois dans la même personne.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f183.jpg[181]
Le nuage à l’esprit que ce mystère donne
Suffit pour mettre obstacle à ma conversion.
— Bah ! répondit Roland, la belle objection !
Lorsque vous entendez résonner une lyre,
Comment donc se produit le son que l’on admire ?
L’art, le musicien qui la tient dans ses doigts.
La corde qui frémit, tout cela fait bien trois ;
Cela ne fait pourtant qu’une seule harmonie.
Ainsi doit s’expliquer la Trinité bénie.
— C’est très-ingénieux, répond le mécréant,
Mais cela n’est pas clair, même pour un géant.
Pourrais-tu me donner encore un autre exemple ?
— Volontiers, dit Roland, car la matière est ample.
Considère là-haut ce radieux soleil :
La splendeur, la chaleur et le reflet vermeil
Sont les trois éléments dont l’astre se compose,
Et tout cela pourtant n’est qu’une seule chose.
— Très-bien ! dit le géant ; c’est vrai, quoique subtil.
Un peut donc être trois ; mais comment se fait-il
Que Dieu le Père existe et n’ait pas eu d’ancêtre ?
L’axiome est banal : Rien de rien ne peut naître. »

Le chevalier chrétien réfléchit un moment.
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f184.jpg[182]
« Écoute, Ferragus, crois-tu sincèrement,
Crois-tu qu’un premier homme ait paru dans le monde
Qui sortait seulement d’une argile féconde ?
— Je le crois, répliqua le géant sérieux.
— Eh bien donc, si cet homme est venu sans aïeux,
Et s’il créa des fils dont tu descends toi-même,
Ainsi, Dieu, créateur et substance suprême,
Dut engendrer un fils qui naquit ici-bas,
Et pour notre salut vint subir le trépas.
Acceptant une loi juste autant que sévère,
Il naquit d’une vierge et mourut au Calvaire,
Et, le troisième jour, ressuscitant des morts,
Remonta vers le ciel où réside son corps.
— Ceci, dit le païen, est encore un mystère ;
Car comment se peut-il que le corps mis en terre
En sorte sous nos yeux et revive au grand jour ?
— C’est un autre secret de l’éternel amour,
Répondit le baron avec son bon sourire.
Considère le blé que le soleil fait luire :
L’homme jette au sillon un misérable grain,
Et c’est un épi d’or qui surgit du terrain.

Avec étonnement, mon ami, je t’écoute,
Répondit Ferragus, mais j’ai toujours du doute :
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f185.jpg[183]
J’ai mal étudié, quand j’étais tout petit,
Et ce grand corps que j’ai, vois-tu, m’appesantit.
Enfin, dans la campagne, ayant repris courage,
Nous allons, s’il te plaît, nous remettre à l’ouvrage.
Si le Dieu que tu sers est meilleur que le mien,
En venant à ton aide il le prouvera bien ;
Mais, dans notre duel, si c’est moi qui l’emporte,
La loi de Mahomet me paraîtra plus forte.
De la foi qu’on n’a point l’évidence tient lieu,
Et le Dieu du vainqueur restera le vrai Dieu.


Consens-tu ? — J’y consens, lui dit le fils d’Anglure.
Et la lutte reprit, plus farouche et plus dure
Que jamais. On eût dit un assaut de démons.
Leur souffle entrecoupé frappait l’écho des monts.
Dans l’entre-choquement de leurs armes superbes,
L’étincelle en tombant incendiait les herbes.
Les oiseaux dans le ciel fuyaient épouvantés.
Comme sur un gazon deux taureaux irrités
S’attaquent de la corne et frappent sans relâche.
Ils allaient, ils venaient, acharnés à leur tâche.
Tout à coup Ferragus se vit en grand péril :
Le malheureux était atteint dans le nombril !
La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f186.jpg[184]
C’était le seul endroit de cette corpulence
Où pût entrer la mort avec un fer de lance.
Ainsi l’avait prédit l’oracle d’Apollon :
« Ferragus au nombril, comme Achille au talon ! »
Il blêmit ; son front pâle et pris d’un froid de glace
Apparut comme un pic où la neige s’entasse.
Il tourna sur ses pieds, et, chancelant trois fois,
S’affaissa sur le thym qu’il écrasa du poids.
« Je suis frappé, dit-il ; mais, pour être sincère,
J’avais là sur les bras un terrible adversaire !
C’est un trait de lumière ; il m’apporte la foi :
Je veux mourir chrétien ; Roland, baptise-moi ! »

Au bord de cette plaine il est une onde errante
Qui, sous le clair soleil, s’écoule transparente,
Et que les saules verts ombragent d’un rideau :
Le chevalier courut y chercher un peu d’eau.
A midi, sous le feu de l’été qui s’épanche,
Il atteint au gravier de la rive, il s’y penche,
Il y puise de l’eau dans le creux de sa main,
Et, sans perdre une goutte, il reprend son chemin.

C’est ainsi qu’un païen demanda le baptême,
Et, mourant, le reçut de son vainqueur lui-même !