La chanson du pèlerinage de Charlemagne (1877) Paris

De Wicri Chanson de Roland
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Titre
La chanson du pèlerinage de Charlemagne.
Auteur
Gaston Paris,
In
Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n°1, 1877. pp. 432-453.
Source
Persée,
https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1877_num_21_4_68440

La chanson du pèlerinage de Charlemagne [article]

séance du 7 décembre 1877

Dans cet article, Gaston Paris présente et étudie un poème un poème héroï-comique du début du XIIe siècle : Le Pèlerinage de Charlemagne.

Avant-propos

Pour permettre une meilleure navigation hypertexte, des titres ont été ajoutés par la rédaction. Ils sont en italique.

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LA CHANSON

DU

PÈLERINAGE DE CHARLEMAGNE,

PAR. M. GASTON PARIS,

Membre De L'Académie,

Messieurs, . .

Introduction

Parmi les chansons de geste (c'est-à-dire les poèmes épiques) que nous a laissées le moyen âge, la plus courte et la plus singulière est celle qui raconte le pèlerinage de Charlemagne en Orient. Un seul manuscrit, écrit en Angleterre au XIIIe siècle par un copiste qui savait à peine le français et qui a cruellement maltraité son texte, nous l'a conservée ; mais elle a eu, comme beaucoup d'autres productions de 433 notre vieille épopée, un grand succès à l'étranger, et nous en possédons deux traductions anciennes, faites toutes deux au XIVe siècle, l'une en Norvège, l'autre dans le Pays de Galles. En France, elle a été renouvelée à la même époque, comme il arriva à toutes les vieilles chansons qu'on ne voulait pas laisser perdre, et elle a formé le début d'un long poème aujourd'hui perdu, au moins sous sa première forme, car on en fit, au XVe siècle, deux versions en prose qui nous sont arrivées en manuscrit; l'une d'elles a même été imprimée à la fin du XVe siècle, sous le titre de Galien le réthoré, et aujourd'hui encore les presses populaires en tirent à des milliers d'exemplaires un texte devenu inintelligible à force de fautes d'impression.

Voici le sujet de cette curieuse composition, dont je veux essayer de déterminer le caractère, la date et la patrie.

La chanson

Un jour, Charlemagne est à l'abbaye, de Saint-Denis; il a mis sa couronne sur sa tête son épée à son côté ; il se promène devant ses barons. « Dame, s'écrie-t-il en s'arrêtant devant la reine qui le regarde, croyez-vous qu'il y ait un homme sous le ciel qui sache mieux porter couronne et glaive?» La reine répond imprudemment: « Il ne faut pas se vanter trop, empereur. Je connais un roi plus imposant encore et plus gracieux.» A ces mots, Charles est rempli de honte et de colère; il oblige sa femme à lui nommer ce rival prétendu et jure qu'il ira le visiter avec ses bons chevaliers : si la reine ,a dit vrai, c'est bien ; si elle a menti, il lui fera trancher la tête au retour. Elle a beau se défendre, il lui faut nommer le roi Hugon, empereur de Grèce et de Constantinople.

Charles convoque tous ses barons et leur annonce qu'il veut aller à Jérusalem adorer le saint sépulcre et en même temps voir un roi dont on lui a parlé. — Les douze pairs déclarent qu'ils le suivront; quatre-vingt mille hommes se joignent à eux. 434 Ils prennent l'écharpe, — c'est-à-dire la besace, — et le bourdon à l'abbaye de Saint-Denis, et se mettent en marche. Après avoir traversé la Bourgogne, la Lorraine, la Bavière, toute l'Italie et la Grèce, ils arrivent à Jérusalem. Le patriarche les reçoit à merveille et leur donne, au départ, des reliques admirables, entre autres la couronne d'épines, un des saints clous, le saint suaire, la chemise de la Vierge et le bras sur lequel le saint vieillard Siméon porta l'enfant Jésus.

Après avoir été cueillir à Jéricho les palmes qu'ils rapporteront en France, les Français se remettent en marche et, traversant la Syrie et l'Asie Mineure, arrivent à Constantinople. Le roi Hugon les accueille avec un faste vraiment digne de l'Orient et les émerveille par les splendeurs fantastiques de son palais. Après un souper magnifique , où on mange de tous les mets les plus délicieux, — des cerfs , des sangliers, des grues, des oies sauvages et des paons roulés dans le poivre, — où on boit du vin et du claré pendant que les jongleurs font retentir la vielle et la rote, Hugon mène Charlemagne et les douze pairs dans la chambre qui leur est destinée : douze lits sont rangés tout autour d'un treizième, plus riche que tous les autres. — Les Français se couchent ; ils sont joyeux, ils ont bu des vins; Charlemagne leur propose de gaber avant de s'endormir. Gaber, c'est se livrer à des gasconnades où l'un cherche à dépasser l'autre. La proposition est acceptée, et les hôtes de Hugon s'en donnent à qui mieux mieux. Malheureusement le roi grec, méfiant et sage, a fait cacher un espion dans le gros pilier qui soutient la voûte de la salle; cet espion écoute les gabs, et il prend au sérieux toutes les terribles choses que les Français se vantent de faire, « Qu'on m'amène , dit Charlemagne, le meilleur chevalier du roi Hugon, qu'il ait deux hauberts sur le corps, deux heaumes sur la tête, qu'il monte sur un fort cheval; je prendrai une épée et je lui assènerai un tel coup sur la tête, que je fendrai les heaumes, les hauberts, le chevalier, la selle et le cheval,

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et la lame entrera en terre plus d'un pied. — Que te roi Hugon me prête son cor, dit Roland : je sortirai de la ville et je soufflerai d'une telle haleine, que toutes les portes de la cité en perdront leurs gonds ; si le roi se montre, je le ferai tourner si fort, qu'il en perdra son manteau d'hermine et que ses moustaches en seront brûlées. — Vous voyez, dit Oger de Danemark, ce pilier qui soutient tout le palais ? Demain au matin, je l'étreindrai et le secouerai si rudement, que le palais s'écroulera. Gare à ceux qui n'en seront pas sortis à temps! — J'ai un chapeau merveilleux, dit Aïmer, fait de la peau d'un poisson marin, et qui rend invisible; je le mettrai sur ma tête, et demain, quand le roi sera à son dîner, je mangerai son poisson et boirai son vin, et je lui heurterai la tête sur la table; il s'en prendra à ses hommes , et on verra de belles querelles. r> Les autres pairs assurent aussi qu'ils feront des choses extraordinaires ; le gab d'Olivier, qui s'est épris d'un subit amour pour la fille du roi Hugon, ne saurait être rapporté. Quand les comtes ont fini de gober, ils s'endorment. L'espion court au roi et lui rapporte en toute épouvante les effrayantes vanteries des Français. Hugon entre en une grande fureur; au matin, quand Charles et les pairs arrivent à l'église, il les apostrophe avec véhémence: «Vous vous êtes moqués de moi , leur dit-il , vous m'avez outragé et menacé. Eh bien ! si vous n'accomplissez pas vos gabs comme vous l'avez dit, je vous trancherai la tête. » L'empereur et les pairs sont interdits. « Sire , dit Gharlemagne , c'est l'usage des Français de gaber avant de dormir; vous nous aviez donné hier de forts bons vins à boire; si nous avons dit des folies, nous n'en sommes guère responsables. Laissez-moi me conseiller avec mes barons. »

Les pairs se rassemblent autour de lui dans une chapelle. «11 paraît, dit l'empereur, que nous avions bu hier trop de vin et de claré, et que nous avons dit des choses qu'il aurait mieux valu ne pas dire. Prions Dieu de nous tirer 436 de peine. » II fait apporter les reliques que lui a données le patriarche; tous se mettent à genoux et prient avec ardeur. Soudain paraît un ange envoyé par Dieu: «Ne crains rien, Charles. Vous avez eu tort, toi et les pairs, de gaber hier comme vous l'avez fait; n'y revenez plus. Mais var fiais, commencer quand on voudra ; tous les gabs seront accomplis. » Les Français se relèvent joyeux et vont trouver le roi Hugon dans son palais. « Sire, dit Charlemagne, vous vous êtes conduit avec nous d'une manière qu'en plus d'un pays on taxerait de trahison. Vous nous avez fait épier dans la chambre où vous nous hébergiez, et vous avez entendu les gabs que nous avons faits. Nous étions quelque peu ivres, et nous ne savons plus ce que nous avons dit; mais allez, choisissez ceux que vous voudrez : nous sommes prêts à les accomplir. » Le roi choisit d'abord, on ne peut plus singulièrement, le gab d'Olivier, et il est stupéfait, le lendemain, d'apprendre qu'il a été exécuté.

On passe ensuite à Guillaume d'Orange , qui s'était vanté de prendre une boule énorme et de la lancer contre le mur du palais de façon à en abattre plus de quarante toises : il défuble ses peaux de bièvre brun, prend d'une main cette boule que trente hommes ordinaires n'auraient pu remuer ; il la laisse aller et renverse, en effet, plus de quarante toises du mur. «Par foi! s'écrie le roi Hugon, ces gens sont des enchanteurs; mais voyons les autres. Bernard de Brusbant s'est vanté qu'il ferait sortir de son lit le grand fleuve qu'on entend d'ici bruire dans la vallée, qu'il le ferait entrer dans la ville et tout inonder, que moi-même je m'enfuirais sur ma plus haute tour et n'en pourrais descendre qu'à son commandément. Qu'il le fasse.» Bernard court au fleuve, le signe, et l'eau sort aussitôt de son lit, remplit les champs, inonde la ville; tous s'enfuient, Hugon monte en sa plus haute tour; il se lamente, il promet à Charlemagne, s'il le délivre, de lui faire hommage et de lui donner tout son trésor. Charles prie 437 Jésus, et l'eau sort de la cité et rentre dans son canal. Le roi Hugon descend de sa tour et s'incline devant Charlemagne. «Eh bien! lui dit l'empereur, en voulez-vous encore, des gabs?

J'en ai assez, répond Hugon. Je reconnais que Dieu vous aime; je veux être votre vassal, et mon grand trésor est à vous; je le ferai conduire en France. — Je n'en veux pas un denier, dit Charles; mais j'ai une chose à vous demander. Faisons aujourd'hui une grande fête, et portons l'un et l'autre nos couronnes d'or. — Volontiers, dit Hugon; nous ferons une procession solennelle. » Charlemagne et Hugon marchent côte à côte, leurs grandes couronnes d'or sur la tête; Charles est plus grand d'un pied et de quatre pouces. Les Français les regardent, et tous disent: «Madame la reine a dit folie; nul ne peut se comparer à Charlemagne; en quelque pays- que nous venions, nous aurons toujours l'avantagea Après un dîner somptueux , Charles prend congé. Ils traversent les pays étranges et arrivent à Paris. L'empereur va à Saint-Denis et dépose sur l'autel le clou et la couronne d'épines. La reine l'attendait là : elle tombe à ses pieds en lui demandant pardon; il la relève et lui pardonne pour l'amour du saint sépulcre, qu'il a eu la joie d'ador,er.

Observations

Les critiques modernes ont été frappés de l'étrange disparate qui existe entre les diverses, parties de ce poème. Elle ne se fait nulle part mieux sentir que dans les traits dont le poëte a peint Charlemagne. Ils sont en partie conformes à la plus noble? et à la plus ancienne tradition, en partie, au moins suivant notre manière de voir, absolument opposés. Le pas qui sépare le sublime du ridicule n'existe point pour le: Charlemagne du Pèlerinage; il a un pied dans l'un et un· pied dans l'autre. Notre vieille poésie héroïque n'a rien trouvé de plus beau, pour représenter la majesté presque sainte de Charles et de ses pairs, que la scène de l'église de Jérusalem ,. où ils prennent la place de Jésus et de ses douze apôtres; rien ne 438

symbolise avec autant de grandeur et de naïveté le rôle prêté par l'admiration populaire à celui qui devait plus tard être appelé saint Charlemagne. Charles est entouré du respect et de l'admiration des siens ; le seul roi du monde auquel on ose le comparer se trouve , à l'épreuve , inférieur à lui en tous points ; non moins pieux que puissant, courageux et sage, il construit à Jérusalem une église pour les Latins, rapporte en France des reliques inappréciables et reçoit des messages de Dieu même, qui fait des miracles en sa faveur. Mais d'autres traits font avec ceux-là un contraste qui nous paraît choquant. Au début du poëme, nous voyons le grand empereur se pavaner devant toute sa cour avec sa couronne sur la tête et solliciter l'admiration de sa femme; comme elle déclare connaître un roi auquel sa couronne sied mieux encore, il part pour aller se mesurer avec ce concurrent, jurant que si la reine n'a pas dit vrai, il lui tranchera la tête au retour. Les merveilles du palais de Constantinople n'ébahissent pas moins l'empereur que ses compagnons; quand la grande salle se met à tourner au souffle du vent, il tombe par terre comme les autres, se cache le visage de son manteau et dit au roi Hugop : κ Sire , cela va-t-il durer longtemps?» Enfin, le soir, an souper, il boit aussi largement que les douze pairs, leur donne ensuite Fexemple des gabs, et n'éprouve le lendemain aucune honte à alléguer l'ivresse pour excuse. — Ces traits, peu conformes à la gravité épique , ont fait regarder notre poëme comme une parodie et même comme une satire des chansons de geste; on a été jusqu'à l'attribuer à un clerc qui aurait voulu jeter du ridicule sur la poésie vulgaire. Cette opinion n'est pas soute- nable en présence de l'allure toute populaire du style et du récit. Le poëme n'est pas non plus une parodie: les parties sévères et nobles qu'on y remarque excluent cette hypothèse. La disparate tient simplement aux deux sources différentes auxquelles l'auteur a puisé: le voyage à Constantinople et la

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scène des gabs sont un vieux conte fort plaisant, dont nous retrouvons plusieurs traits dans l'ancienne poésie germanique aussi bien que dans la littérature orientale; l'idée d'un pèlerinage de Charlemagne en Terre Sainte était courante sous diverses formés dès le xe siècle; enfin, la tradition grandiose du Charlemagne épique s'était de bonne heure constituée et exprimée dans des œuvres comme la chanson de Roland. Notre poète ne s'est pas soucié de l'opposition intime qui existait entre ces diverses matières; même dans la partie comique de son poème , il n'a pas eu l'intention de bafouer le grand empereur et de discréditer l'épopée nationale. Il ne lui semblait pas aussi ridicule qu'à nous que Gharlemagne eût la prétention d'être le plus gracieux porte-couronne dé son temps , ni qu'il voulût couper le cou à sa femme parce qu'elle avait révoqué en doute cette supériorité ; il ne trouvait nullement dégradant pour l'empereur de s'enivrer à la table de son hôte et de gaber à cœur joie avant dé s'endormir : l'essentiel pour l'honneur de la France et de son chef, c'était que le roi de Paris fût vraiment plus majestueux et plus puissant que le roi de Constantinopïe, et que, par la protection divine, les gabs les plus aventureux fussent accomplis. Il en est, dans ce poème, de l'admiration pour Charlemagne comme du sentiment religieux, si différent de celui que nous concevons. Le dénouement miraculeux de l'aventure, l'intervention de là puissance divine dans l'exécution de certains gabs, ont paru, au point de vue chrétien, justement révoltants. Mais ni le poète , ni ses contemporains , ni ceux qui ont plus tard ou traduit ou imité son spirituel ouvrage , n'ont pris les choses tellement au sérieux: Dieu aime tant Charlemàgne et les Français, qu'il les tire même des embarras les plus mérités et les moins édifiants; voilà ce qui réjouissait nos pères et ce dont l'équivalent flatterait encore l'amour propre national. Il faut cependant reconnaître que l'attribution à

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Charlemagne de semblables gaietés indique un milieu différent de celui où s'est développée la grande poésie épique : l'auteur du Roland aurait secoué la tête à ces badînages, hardis. Nous verrons, en effet, que la chanson du Pèle- vinage s'adresse à un public autre que celui des grands poèmes nationaux ; au lieu de s'appuyer sur une tradition héroïque antérieure, elle n'est qu'une création de la fantaisie d'un poète qui a réuni les éléments disparates, et qui s'est proposé de faire rire autant que d'intéresser et même d'édifier. Seulement, et c'est là ce qu'il faut bien retenir, il a voulu faire rire, non aux dépens de Charlemagne ou de la poésie épique, Biais bien aux dépens de Hugon, c'est-à-dire, en général, de ceux qui prétendraient être plus puissants , plus magnifiques ou plus malins que les Français. Par l'esprit qui l'anime, mélange de bonhomie et de fanfaronnade, par la malice naïve de son style , par plus d'un trait de détail , le Pèlerinage rappelle, à quatre siècles de distance, le charmant roman de Jean île Paris.,

Sur la date du poème

Pour rechercher la date du poëme, nous avons surtout à examiner les rapports qu'on peut y découvrir avec les croisades. S'il leur est postérieur, il sera bien invraisemblable qu'il n'ait pas gardé quelque trace de l'immense impression que firent ces grands événements. Après l'enthousiasme , unique dans les annales de l'humanité , qui arracha; de l'Occident plus d'un million d'hommes pour les jeter, à travers mille dangers* jusque sur les rives du Jourdain, après les sanglantes batailles livrées aux Turcs et aux Arabes, après Ib siège d'Antioche et la prise de Jérusalem, il devint impossible ^imagination de se représenter Charlemagne , dans son expédition en Terre Sainte % autrement que comme on avait vu Godefrpi de Bouillon. Or, on ne trouve rien, de pareil dan§ notre^ppëme; GharleE ι et ses pairs ne sont pas des croisés, mais de simples pèlerins. Ils ne portent pas de croix sur leurs

vêtements : ce signe, devenu indispensable depuis iôp,6^ est encore inconnu au poète» Mais ce qui est le plus frappant· c'est le caractère absolument pacifique de leur expédition. Lé poète nous dit expressément, en nous décrivant' l'équipement de l'empereur et des Français : κ Ils n'ont ni écus, ni lances, ni tranchantes épées, mais des bâtons de frêne ferrés et des besaces pendues au cou. » C'est parce que les douze pairs sont désarmés, qu'ils se trouvent si penauds devant les menaces du roi Hugon : on pense bien qu'il n'y aurait pas besoin de miracle pour défendre Charlemagne, ôger, Olivier et Roland > s*iis avaient à leur côté Joyeuse, Courtain, Hautêclère et Durandal. Ce ne sont pas seulement les armes qui manquent à ces guerriers devenus pèlerins : ils ont changé leurs destriers de guerre contre de paisibles mulets. Or nous trouvons dans cet équipement la représentation fidèle de ce qu'étaient les pèlerinages en Terre Sainte avant les croisades» L'Église regardait ces voyages comme absolument pacifiques, et, avant le concile de Clermont, il était expressément interdit aux pèlerins de porter aucune arme. L'humilité devait aussi présider à ces pieux voyages, ordonnés le plus souvent comme pénitence; on permettait aux plus grands seigneurs le mulet comme monture; mais la plupart des pèlerins se contentaient du bâton ferré, auquel ils donnaient , par plaisanterie, le nom de «bourdon », qui signifie proprement «mulet». L'idée de disputer par les armes aux infidèles le tombeau du Seigneur est encore si peu entrée dans les esprits, à l'époque de notre poème, que, le patriarche de Jérusalem invitant Charlemagne à combattre les Sarrasins, celui-ci lui promet d'aller les attaquer. . . en Espagne, — ce qu'il fit plus tard comme il l'avait dit, ajoute le poète.

Les pèlerinages en Terre Sainte, qui préparèrent et amenèrent les croisades, mais qui en sont profondément distincts, furent, au xie siècle, extrêmement importants et nombreux.

Sans parler des voyageurs isolés, des troupes de plusieurs centaines, de plusieurs milliers d'hommes, quittaient la France, l'Angleterre ou l'Allemagne pour aller adorer le saint sépulcre. Ce 'sont leurs récits qui ont propagé en Europe la croyance à un pèlerinage de Cbarlemagne : n'étaient-ils pas reçus, à Jérusalem, dans l'hospice qu'il avait fondé pour eux, près dé l'église Sainte-Marie-Latine, construite par lui? Il fallait donc qu'il fût venu dans la ville sainte, et, sur ce thème accepté, on broda des variations très-diverses. L'auteur de notre pbëme s'est certainement inspiré de ces récits des pèlerins; c'est sur le modèle de leurs expéditions qu'il a représenté celle de Charlemagne, et c'est d'après eux qu'il a inséré dans son poëme les curieux renseignements qu'il contient sur Gonstantinople, sur Jérusalem, et sur l'itinéraire suivi pour se rendre de France à la seconde de ces villes et de la seconde à la première.

Notre poète a peint Constantinople telle que la concevait l'imagination populaire, enflammée par les récits des voyageurs. De loin, on voit resplendir les clochers, les dômes, les aigles d'or de la ville ; à plus d'une lieue , elle est environnée de jardins plantés de pins et de lauriers , où peuvent s'asseoir et se divertir sur les gazons fleuris vingt mille chevaliers et leurs belles «amies», tous magnifiquement vêtus. Au milieu d'eux le roi HuganT assis sur un siège d'or merveilleusement garni et porté par des mulets, dirige dans le champ les bœufs qui traînent sa charrue d'or. Dans le palais , tous les meubles sont en or; les murs, encadrés d'azur, sont recouverts de peinturés qui représentent toutes les bêtes de la terre , tous les oiseaux du ciel, tous les poissons et les reptiles des eaux. La voûte est supportée par un pilier d'argent niellé; tout autour se dressent cent colonnes de marbre niellé d'or; devant chacune d'elles sont deux enfants de bronze qui semblent vivre et se regardent en souriant; dans leur bouche ils tien-

rient un cor d'ivoire ; quand la brise s'élève de la mer, la salle se met à tourner sur elle-même; les cors d'ivoire sonnent doucement, «l'un haut et l'autre clair;» en les entendant on croit ouïr la voix des anges en paradis. Ces récits, qui paraissent fantastiques, sont presque au-dessous des magnificences qui s'étalaient réellement aux yeux des Francs stupéfaits, dans le palais impérial de Byzance. Qu'on se rappelle les descriptions laissées par les historiens de la salle d'or ou Chrysotri- clinium : « C'était , dit M. de Lasteyrie , une grande salle octogone, à huit absides, où l'or ruisselait de toutes parts . . . Dans le fond s'élevait une grande croix ornée de pierreries et, tout à l'entour,-des arbres d'or, sous le feuillage desquels s'abritait une foule d'oiseaux émaillés et décorés de pierres fines, qui, par un ingénieux mécanisme, voltigeaient de branche en

branche et chantaient au naturel En même temps se faisaient

entendre les orgues placées à l'autre extrémité de la salle. » Ces oiseaux qui chantent sur des arbres d'or, ces orgues où le vent des soufflets fait passer de suaves accords, n'ont-ils pas visiblement servi de thème à la description de notre poëte? Ces merveilles puériles furent exécutées au ix" siècle; elles durent subsister jusqu'à la prise de Constantinople par les Français. Mais il serait singulier qu'un poème fait après les croisades ne contînt pas sur, et plus particulièrement contre les Grecs, quelque trait plus spécial et plus méprisant. Depuis les difficultés qu'amenèrent naturellement ces expéditions, il y eut entre les Grecs et les Francs une méfiance et une haine à peu près constantes, qui se font jour dans un grand nombre de productions littéraires du xne siècle et qui aboutirent finalement à la catastrophe de 120 A. Ici, rien de pareil. Le poëte admire naïvement les splendeurs byzantines ; toutefois , il a soin de donner finalement le beau rôle aux Français. Depuis l'époque où l'empire d'Occident, restauré par Charlemagne, et l'empire d'Orient entrèrent en relations, les deux peuples se

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complurent à inventer ou à modifier des récits dans lesquels ils s'attribuaient respectivement la supériorité l'un sur l'autre. C'est ainsi que le moine de Saint-Gall, à la fin du IXe siècle, en répétant un conte assez piquant rapporté de Byzance en France par un ambassadeur de Charlemagne, y attribue le principal rôle à cet ambassadeur lui-même, et ajoute avec complaisance : «Voilà comment ce Franc subtil triompha delà Grèce orgueilleuse.» Nous avons, dans notre poème, quelque chose d'analogue. Au milieu des splendeurs pacifiques de la cour de Constantinople , Charles et ses pairs semblent un peu grossiers : leur ébahissement à la vue des merveilles de la salle tournante amuse les Byzantins; ils s'enivrent au souper royal et se livrent, le soir, à des gaietés assez déplacées ; mais, grâce à la protection divine , ils jettent à leur tour leurs hôtes dans la stupeur par les prodiges qu'ils accomplissent, et, quand les deux rois se promènent côte a côte,

Charlemaines fut graindre plein piet et quatre polz.

C'est la revanche que prennent sur le faste et la science des ■Grecs la force, l'adresse des Francs, et surtout l'amitié toute •particulière que Dieu a pour eux. Les sentiments et les descriptions de cette partie du poëme peuvent, on le voit, parfaitement convenir au xie siècle.

Il en est de même, si je ne me trompe, des notions qu'on y trouve sur Jérusalem. Ces notions paraissent trop vagues et trop incohérentes pour appartenir à l'époque où Jérusalem , devenue ville française, fut assez exactement connue; d'autre part, elles contiennent des renseignements singulièrement précis, que l'auteur a dû puiser dans les récits de quelque pèlerin de ses amis, mais qu'il a bizarrement mêlés l'un avec l'autre. C'est peut-Atre de l'église du Saint-Sépulcre qu'il a voulu parler en appelant simplement «le moutiem l'église qu'il fait admirer à Charlemagne : κ L'empereur se réjouit de

cette grandeur et de cette beauté; il contemple le moulier, couvert de peintures aux riches couleurs, de martyrs, de vierges, de la sainte majesté du Très-Haut; il y voit les phases de la lune, les dates des fêtes annuelles et les fonts baptismaux, où est représentée la mer peuplée de poissons, r. On reconnaît là l'impression produite par une riche église byzantine, ornée de peintures et de mosaïques : au fond, le Père Éternel; sur les deux côtés, de longues processions de saints et de saintes. Mais le poète y a rapporté deux souvenirs qui appartiennent à de tout autres lieux. «Là, dit-il, il y a un autel de Sainte-Patenôtre. » C'était une église située hors de la ville, sur le mont des Oliviers, qui s'appelait Sainte-Pantenôtre, comme nous l'apprend, entre autres textes, la précieuse description de Jérusalem écrite en français au χπβ siècle : «Sur le tor de celé voie, a main destre, avoit un mostier c'on apeloit Sainte .Paternostre : la dist on que Jesucris fist la paternostre et l'ensegna a ses apostres. ν L'attribution et l'église existaient avant les croisades, comme le prouvent d'autres documents. Le lieu ainsi désigné était celui où une tradition plus ancienne voulait que Jésus, dans la nuit de son arrestation, eût prié et enseigné ses disciples; ce lieu devint plus tard, par une confusion fort explicable, celui où il avait appris à ses disciples l'oraison dominicale : les mots locus orationis dominicœ, locus ubi Dominus discipulos docuit* suggéraient pour ainsi dire d'eux- mêmes cette méprise. — Notre poète ne s'en tient pas là : dans cette même église, où a été pour la première fois prononcée la prière par excellence, «Dieu», suivant lui, «a chanté la messe et les apôtres aussi; leurs douze chaires y sont toutes encore; au milieu, la treizième, bien scellée et close.» Ce souvenir se rapporte évidemment à l'église appelée Sainte- Sion, que l'on considéra de bonne heure comme occupant la place du Cénacle, où Jésus, en partageant le pain et le vin, avait institué le sacrement de l'Eucharistie. Pour !e poêle po-

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pulaire, la Cène devient tout naturellement la première messe, célébrée par Dieu lui-même; en ce qui regarde les apôtres, un pèlerin du vie siècle, saint Antonin de Plaisance, va déjà presque aussi loin que lui; parmi les reliques merveilleuses qu'il vit dans cette même église du Cénacle , il cite le calice «avec lequel, après la résurrection du Seigneur, les apôtres célébrèrent la messe». Une peinture, qui existait au moins depuis le commencement du xii6 siècle et qui était sans doute antérieure, représentait dans fabside le Seigneur assis aa milieu des douze Apôtres. C'est là probablement le point de départ de la description de notre poëme. L'auteur a su tirer de ces souvenirs à la fois précis et confus un merveilleux parti, que lui suggérait le rapprochement qui s'offrait à son esprit, comme à beaucoup d'autres alors, entre Charlemagne entouré de ses douze pairs et Jésus-Christ entouré de ses douze apôtres. «Charles, dit-il, entra dans l'église le cœur. rempli de joie; dès qu'il vit la chaire du Seigneur, il marcha droit vers elle. Il s'y assit et se reposa quelque temps; à ses côtés, autour de lui , les donze pairs : avant eux , aucun homme n'avait osé s'asseoir sur ces sièges, aucun ne s'y est assis depuis. Charles admirait la splendeur de l'église; il avait levé son fier visage. Un juif, qui l'avait suivi de loin,, entra dans l'église ; il vit l'empereur et se prit à trembler : le regard de Charles était si imposant, qu'il ne put le soutenir; il faillit tomber à la renverse , et s'enfuyant vers le palais du patriarche, il en monta d'un élan tous les degrés de marbre : « Seigneur, dit-il, allez à l'église, préparez les fonts; je veux me faire baptiser aujourd'hui même. Je viens de voir entrer dans ce moutier douze comtes, avec eux le treizième; jamais je ne vis, leurs pareils. Je vous le dis, c'est Dieu lui-même, lui et les douze Apôtres; ils viennent vous visiter.»

Bien reçu par le patriarche, l'empereur séjourne quatre mois à Jérusalem et y laisse des marques de sa munificence :

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«Le roi mène grand train avec les douze pairs, la chère compagnie; il est riche, il n'épargne rien. Il bâtit une église en l'honneur de sainte Marie; on l'appelle, dans le pays, Lalinie, parce que de toute la ville y viennent les gens parlant les langues les plus diverses. C'est là qu'ils vendent leurs étoffes, leurs toiles, leurs soieries, le costus, la cannelle, le poivre, les riches épices et les herbes salutaires; mais Dieu est au ciel qui un jour en tirera vengeance, η L'exactitude de ce curieux passage est frappante. Aujourd'hui encore, c'est près de l'emplacement où s'élevaient l'église et l'hospice de Gharlemagne que se tient le marché où, comme alors, on vend les épices et les riches soieries. Il en était ainsi dès le ixe siècle, au rapport de Bernard le Pèlerin; il en était ainsi bien avant. «Dans l'immuable Orient, où rien ne change, dit M. de Vogué, les mêmes emplacements conservent les mêmes destinations ... Le marché du ixe siècle , comme Y agora du temps de Constantin , comme le change et les eschoppes des croisades , était à l'endroit où se trouve maintenant le bazar; l'hôpital latin du ixe siècle était donc probablement sur l'emplacement où nous trouvons plus tard l'église Sainte-Marie-Latine. » — On voit avec quelle précision notre poète avait retenu certains détails du récit que lui avait fait quelque paumier de ses amis. Mais il tombe en même temps dans une singulière confusion. 11 semble croire que le marché en question occupe la place même de l'église bâtie par Charlemagne, et s'indignant de cette profanation, il s'écrie : «Dieu est au ciel qui en tirera vengeance quelque jour. » Ce vers est extrêmement précieux, parce que c'est le seul où le poète, quittant le ton du récit, parle en son propre nom et exprime ses sentiments sur un état de choses contemporain. H est clair que cette menace s'adresse à ceux qui occupaient Jérusalem au temps de l'auteur, c'est-à-dire aux musulmans; elle n'aurait eu aucun sens à une époque où la ville sainte aurait appartenu aux chrc-

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tiens, et d'ailleurs le poète n'aurait pu alors puiser dans des récits mal compris l'erreur que je viens de signaler et la colère qu'elle lui inspiie. Le marché attenant à l'hospice et à l'église de Sainte-Marie-La line était si peu une profanation de là fondation de Charlemagne, que l'hospice, au ixe siècle, touchait un droit de ceux qui y exposaient leurs marchandises. Ce droit, octroyé sans doute à Gharlemagne par la gracieuseté dé Haroun-al-Raschid, avait certainement cessé d'être perçu ou xi* siècle; les maîtres de l'hospice s'en plaignaient sans doute, les pèlerins pâtissaient de la diminution des revenus de l'hospice, et nous trouvons dans le vers en question un écho de leurs récriminations mal comprises.

Nous remarquons le même mélange d'exactitude singulière, d'incohérence et de confusion dans l'itinéraire que le poète fait suivre à ses héros; mais, ici, les difficultés sont rendues inextricables par l'évidente altération du texte. J'ai dû, pour présenter dans mon analyse quelque chose de suivi , restituer, à l'aide des versions étrangères, des rédactions en prose et de conjectures, un itinéraire possible. Je me borne à remarquer que, dans ce vague (peu explicable après les grandes expéditions qui commencèrent à la fin du xie siècle) où le poète laisse la route suivie par les pèlerins, on démêle quelques mentions fort précises, comme celle de Lalice, c'est- à-dire de Laodicée, ou des puis ctAMlantj c'est-à-dire de la gorge profonde, dominée par de hautes montagnes, où la route romaine passait devant les ruines déjà désertes de la vieille ville d'Abila. Ces noms proviennent sûrement, comme les traits que j'ai signalés plus haut, du récit d'un pèlerin; ils ne sauraient nous empêcher de reporter la composition de notre poëme au xie siècle, où tant d'autres indices nous engagent à le faire remonter. ■ > ■

L'un des plus sûrs, parmi ces indices, nous est fourni par l'étude philologique à laquelle le poème a récemment été

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soumis. On a reconnu qu'il ne présentait aucun phénomène linguistique sensiblement postérieur à ceux que nous offre la chanson de Roland, dont on s'accorde aujourd'hui à attribuer au xi* siècle la plus ancienne rédaction conservée. L'étude des mœurs, des usages, des rares allusions historiques conduit au même résultat, ainsi que celle du style, en entendant par là, dans le sens le plus large du mot, la manière de comprendre les caractères, de poser les personnages, de concevoir et d'exprimer les sentiments. Pris au sens purement littéraire, le style du Pèlerinage est, de tous les arguments que j'ai réunis, le plus convaincant. Il frappe irrésistiblement par son caractère archaïque tout lecteur habitué à notre ancienne langue; il offre au plus haut degré cette élégance concise, même elliptique, cette allure saccadée, cette absence de transitions, et en même temps cette extrême précision de termes et ce réalisme dans le détail qui donnent tant de grâce et d'originalité aux monuments les plus antiques de notre poésie nationale II présente des obscurités qui ne tiennent pas toutes à l'altération du texte ou à notre connaissance imparfaite de l'ancienne langue; elles appartiennent souvent à la manière du poëte, et on peut les lui. reprocher, ainsi que les manques de proportion de sa composition; mais, si j'ose le dire, elles ne nuisent pas à l'effet produit par ce conte étrange et fantastique, où les accents de la plus noble poésie épique se mêlent aux éclats du rire le plus abandonné, où la dévotion et l'espièglerie , la bouffonnerie et le patriotisme font vibrer tour à tour et sans transition les . cordes de l'instrument capricieux , où le poëte semble se plaire à étourdir, à dérouter ses auditeurs en les faisant passer par les sensations les plus soudainement. diverses, comme le roi Hugon s'amuse à fasciner ses hôtes en faisant tournoyer, au son des cors de bronze et des tabours, la salle grandioses de son palais.

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J'ai dit plus haut que la différence de ton qui se fait si vivement sentir entre notre poëme et quelques anciennes chansons purement épiques, comme le Roland, tenait en grande partie à ce qu'il n'était pas destiné au même public. Notre vieille épopée est primitivement la poésie des hommes d'armes, des barons ou des vassaux fervêtus : les jongleurs chantaient leurs vers soit dans les châteaux, soit en accompagnant les expéditions guerrières ou même en engageant le combat. Mais bientôt ils cherchèrent naturellement un public plus nombreux et plus varié, et profitèrent des assemblées qu'attiraient lés pèlerinages ou les foires pour y faire entendre leurs chansons. Celles qu'ils composèrent en vue de ce nouvel auditoire, naturellement très-mêlé, durent avoir un autre caractère que les anciennes, tout en leur empruntant leur cadre, leurs personnages, leur forme et une partie de leur inspiration. Les poètes de cette nouvelle école ne s'appuient que très-légèrement sur la tradition; ils cherchent le succès dans leur invention personnelle et mêlent sans scrupule le comique au sérieux; au lieu de chanter, comme leurs prédécesseurs, ce qu'ils croient vrai, ils trouvent ce qu'ils jugent amusant; placés en dehors de leur sujet, ils le façonnent avec toute la liberté de l'artiste , tandis que les pères de l'épopée étaient dominés par la «matière» traditionnelle et ne s'attachaient qu'à exprimer aussi fidèlement qu'ils en étaient capables l'inspiration qu'elle leur fournissait. :

Notre poé'me est le meilleur type de cette série de chansons épiques, en même temps qu'il en est pour nous le plus ancien. Nous pouvons, en effet, dire avec certitude en vue de quel auditoire il a été composé. Depuis le milieu du xie siècle, l'abbaye de Saint-Denis possédait des reliques de la Passion du Christ, entre autres la couronne d'épines et un des saints clous. "Ces reliques étaient exposées 5 la vénération publique du 1 1 au ιά juin, et cette exposition était en même temps

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l'occasion d'une foire très-importante qu'on appelait l'Endit (Indictum), d'où plus lard on fit, par corruption, le Landit. L'Endit réunissait un grand concours de gens, attirés les uns par l'exhibition des reliques, les autres par les marchandises mises en vente, tous cherchant des distractions une fois qu'ils avaient terminé leurs dévotions et leurs affaires. Les jongleurs arrivaient donc en grand nombre et s'efforçaient de captiver les auditeurs ; rien de plus naturel que de leur chanter l'expédition d'où Charlemagne avait rapporté le clou et la couronne qu'ils venaient de vénérer. Tel est, en effet, le vrai sujet de notre poème. L'opinion générale attribuait à Charlemagne, comme nous l'avons vu , un voyage à Jérusalem et à Cônstan- linople; une légende latine, écrite à Saint-Denis vers 1070, racontait qu'il en avait rapporté les reliques en question et qu'il les avait déposées à sa chapelle d'Aix, d'où plus tard Charles le Chauve les avait tirées pour les offrir, à l'abbaye française. Dans le peuple, naturellement,. on supprimait cet intermédiaire, et on croyait que le grand Charles avait rapporté directement les reliques à Saint-Denis. Trois poëmes au moins, dont le Pèlerinage seul nous est arrivé dans sa forme primitive , furent composés sur cette donnée ; ils doivent être tous trois à peu près contemporains de la légende latine et de la première exhibition des reliques, c'est-à-dire qu'ils appartiennent encore au xie siècle. Notre poète nous dit expressément que le patriarche donna à Charlemagne la sainte couronne, le saint clou et maintes belles reliques encore, que l'empereur, à son retour, déposa sur l'autel de Saint-Denis; d'autres furent données à d'autres églises voisines. La place que tient dans le récit rénumération de ces pieux trésors, la mention de Saint-Denis au début et à la fin du poème, tout nous montre que le but direct et le noyau intime de la chanson sont bien ceux que nous venons d'indiquer. < 1 Ces observations nous amènent encore à constater un autre

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fait, qui donne à la chanson héroï-comique du Pèlerinage une valeur toute particulière : c'est que nous avons le droit de la regarder comme le plus ancien produit de l'esprit parisien qui soit arrivé jusqu'à nous. Le poëte était sûrement de l'île de France et sans doute de Paris. Il ne mentionne, outre Paris, que deux villes, toutes deux voisines, Chartres et Château- dun; il est probable que, dans un passage aujourd'hui perdu, il nommait aussi Compiègne. Mais, après Saint-Denis, c'est à Paris qu'il accorde le principal intérêt. D'Aix-la-Chapelle, séjour de Charlemagne dans l'histoire et l'épopée primitive, de Laon, sa capitale dans les poèmes nés sous les derniers Carlovingiens, il n'est plus question ici; et le poëte se représente Charlemagne tenant sa cour «à la salle à Paris,» comme il le voyait faire au roi Philippe; c'est à Paris que l'empereur arrive tout droit en revenant d'Orient; la reine indique, pour théâtre de l'épreuve judiciaire qu'elle offre de subir, «la plus haute tour de Paris la cité." Il est malheureux qu'elle n'ait pas désigné plus précisément la" tour qu'elle avait en vue; nous aurions là un précieux renseignement archéologique.

J'ai déjà fait remarquer que l'esprit de notre petit poëme est éminemment parisien et se retrouve dans le roman bien postérieur de Jean de Paris. La capitale de la France jouit au xie siècle, sous le gouvernement sage et pacifique des premiers Capétiens, d'une longue période de tranquillité, qui dut être aussi une période de prospérité. Il s'y forma, au- dessous du monde brillant qui avait pour centre le palais de la Cité, une riche bourgeoisie, très-convaincue de la supériorité que le séjour du roi donnait à Paris sur les autres villes du royaume, et sans doute déjà positive, spirituelle et quelque peu frondeuse. L'épopée nationale, née loin des villes et toute pénétrée de l'inspiration âpre et belliqueuse de la féodalité, devait subir une réfraction toute particulière

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en pénétrant dans un milieu aussi différent. C'est probablement dans les hautes sphères de ce monde parisien, sous l'influence directe de la royauté , que la chanson de Boncevaux a pris la forme qui nous est parvenue ; en face de cette poésie chevaleresque, le Pèlerinage de Charlemagne me paraît représenter la poésie bourgeoise ; le premier de ces poèmes a dû plaire, comme ou aurait dit bien plus tard, à la cour, le second surtout à la ville. Je me figure le plaisir que durent éprouver à l'entendre pour la première fois , chanté sans doute par son auteur avec accompagnement de vielle, les Parisiens qui, il y a environ huit siècles, assistaient à la foire de Y En- dit. Tout se réunissait pour les charmer dans ce conte vif et singulier, où ils apprenaient l'origine des reliques qu'ils venaient de vénérer à Saint-Denis, où ils voyaient le roi de Paris triompher si merveilleusement de celui de Gonstanti- nople, où le bel Olivier gagnait si vite et traitait si légèrement l'amour de la princesse byzantine, où étaient racontés tant de beaux miracles et d'aventures imprévues , le tout à la plus grande gloire des Français. Ils se sentirent remplis de vénération à l'aspect de Charles entouré de ses pairs, assis aux places de Jésus et de ses apôtres; ils soupirèrent à la pensée des saints lieux que les héros du poème avaient eu le bonheur d'adorer; mais ils rirent de bon cœur avec leurs femmes des gabs des douze pairs et de la piteuse mine du roi Hugon, et surtout ils restèrent plus fermement convaincus que jamais que nulle nation ne pouvait se comparer aux Français de France. «En quelque pays que nous venions, répé- taient-il/s avec le poëte, nous aurons toujours l'avantage : »

Ja ne vendrons en terre nostre ne seit ni loz.



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