Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Livre troisième/Chapitre V

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Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 462.jpg

Conclusion

Dans les chapitres qui précèdent) nous n'avons guère examiné que l'épopée française  ; les autres traditions fabuleuses sur Charlemagne nous auraient offert à peu près le même spectacle. Elles s'attachent plus à l'idée qu'aux faits  ; elles développent généralement par des exemples la puissance,— la sagesse, — la piété de l'empereur, racontent les miracles que Dieu a faits pour lui, expriment le regret de ne plus trouver de semblables souverains. Elles sont souvent tout à fait étrangères à lui dans leur origine, et quelques-unes remontent jusqu'à l'Orient, ou au moins à l'antiquité classique ; telles sont diverses anecdotes, courantes au moyen âge, et rattachées tantôt à l'un, tantôt à l'autre, des noms les plus populaires. Elles attestent, prises dans leur ensemble, une seule chose, l'impression profonde et durable produite par Charlemagne sur les générations qui le contemplèrent et qui le suivirent.

Cette impression, nous l'avons dit, si on l'embrasse d'un coup d'œil général, est fidèle. Elle se divise, si l'on peut ainsi parler, en deux grands courants, l'un religieux, l'autre guerrier. Le pre- mier se conserve surtout dans l'Église, et aboutit à la canonisa- tion de Charlemagne  ; le second est plus particulièrement laïque et donne l'épopée française. Tous deux d'ailleurs se confondent dans la conception idéale de Charlemagne, qui , pour les clercs comme pour les chevaliers, est à peu près la même  : le héros chrétien, la force mise au service de la religion, le défenseur et le maître de la chrétienté. Cet idéal que les peuples de l'Europe ont tracé d'après Charlemagne, n'était-ce pas aussi celui qu'il avait devant les yeux et vers lequel tendaient ses efforts?

Le souvenir populaire du grand empereur n'a pris qu'en France la forme de l'épopée. C'est que la France, plus que tout


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autre pays, avait avec cet idéal une affinité profonde. Sa nationa- lité, constituée peu de temps après la mort du grand empereur, eut dès l'origine une tendance unitaire que contrariait la féodalité germanique dont elle avait revêtu la forme. Morcelée en mille petits États, privée de pouvoir central, dénuée de force et de splen- deur politique, elle se rappela avec enthousiasme le temps oii l'em- pire franc, avec lequel elle s'identifia, était une monarchie puis- sante et glorieuse, dirigeant la chrétienté et propageant chez les infidèles les lumières de la foi. Ce souvenir satisfaisait ce double besoin d'unité et d'expansion qui a toujours marqué le caractère français; aussi le temps de Gharlemagne devint-il, pour des siè- cles, l'âge d'or vers lequel on tournait sans cesse les yeux. Les ballades comparaient la France affaiblie et sans grands hommes à cette France autrefois si fertile en héros et si puissante, et s'é- criaient douloureusement  :

Rois Charlemaines, se tu fusses en France, Encore i fust Roland, ce m' est avis  !

Nous avons montré dans la poésie épique cette même idée uni- taire et belliqueuse  : elle fut le centre autour duquel se constitua l'épopée. Les circonstances d'ailleurs s'y prêtèrent; il se trouva que la fusion de races qui s'opéra du huitième au dixième siècle sur ce vieux sol gaulois recouvert par tant d'alluvions successives, était éminemment favorable à la poésie épique  ; l'idée avait à sa disposition une forme  ; elle s'en saisit, et les chansons de gestes célébrèrent bientôt à l'envi Charles, l'empereur magne. Les poëmes de la seconde formation marquent dans ce mouvement l'antithèse presque inévitable qui accompagne toute manifestation puissante, comme le reflux suit la marée; mais, encore une fois, l'ensemble de l'épopée, et, en général, de la tradition carolin- gienne, a gardé l'aspect que nous venons d'indiquer.

Parvenu au bout de la longue tâche que nous nous étions prescrite, et regardant derrière nous le chemin parcouru, nous constatons avec plaisir cet accord général de la légende et de la vérité, n nous confirme dans notre conviction, que la poésie n'est pas l'amusement capricieux de quelques esprits particulièrement organisés, mais la manifestation d'une loi de l'âme humaine, qui est en harmonie avec son activité dans d'autres sphères. La poésie revêt, suivant les individus qui lui servent d'interprètes, des for-


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mes infiniment variées  ; mais elle est déterminée dans son essence par les mômes lois qui président au développement historique. Seulement il est dans sa nature de ne pas tenir compte des obs- tacles matériels qui ont arrêté l'histoire, de voir comme accompli ce qui a été voulu, et de compenser l'imperfection du réel par la création d'un idéal auquel elle a foi.