Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Livre deuxième/Chapitre IV

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Chapitre IV

LES GUERRES CONTRE LES SARRASINS.

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Il nous est parvenu un si grand nombre de récits ayant pour objet les guerres de Charlemagne contre les mahométans ou les idolâtres, confondus par les poèmes dans l'appellation commune de Sarrasins, que nous ne pouvons les analyser tous. Nous chercherons du moins à les indiquer d'une façon à peu près complète, à les classer autant que le permettent leur diversité, les contradictions et les répétitions qu'ils présentent, et à résumer ceux d'entre eux qui ont le plus d'importance ou d'originalité.

I. Les Guerres d'Italie.

Nous commencerons par l'Italie, laissant de côté pour le moment la guerre de Lombardie et d'autres épisodes où les ennemis sont des chrétiens. Tous les récits qui nous montrent Charlemagne combattant les Sarrasins en Italie ont un fond commun  : un roi païen est débarqué d'Afrique, a mis l'Italie au pillage et menacé ou pris Rome  ; les Français viennent au secours du pape, et la guerre finit naturellement par la défaite et la ruine des infidèles. Voilà le thème sur lequel se déroulent les variations suivantes.

1° Aspremont ou Agoland.

Le poème français se retrouve dans les Reali di Francia, dans les Conquestes de Charlemagne de David Aubert [1] (liv. VII inédit)[2], et dans la Karlamagnùs Saga. Comme on peut lire dans l'Histoire littéraire (t. XXIÎ, p. 300-318) l'analyse de la chanson de gestes, et celle de la branche correspondante de la compilation islandaise dans la Bibliothèque de l'École des chartes (6^ série, t. ï, p. 1-18), nous ne la referons pas ici en détail.

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Voici brièvement le sujet  : Agoland, roi d'Afrique, envoie sommer Charlemagne de se faire mahométan et de tenir de lui la France. Charles refuse naturellement  ; Eaumont, fils d'Agoland, envahit alors l'Italie; Charlemagne de son côté arrive à Rome, et delà se rend avec une immense armée en Calabre  : les montagnes d'Aspremont servent de séparation entre les deux camps. Après de longs combats, Eaumont est vaincu, grâce au secours tardif, mais énergique, qu'apporte à Charles le vieux Girard de Fratte. Eaumont lui-même est mis en fuite  ; Charles le poursuit, l'atteint, et le Sarrasin réduit au désespoir est au moment d'être vainqueur, quand un auxiliaire arrive à Char- lemagne. Il avait refusé, en quittant la France, d'emmener avec lui son neveu Rolandin, trop jeune encore pour guerroyer. Celui- ci était venu malgré la défense de son oncle; mais n'étant pas encore chevalier, il n'était armé que d'un pal ou bâton. Voici comment la vieille traduction saintongeaise de Turpin raconte cet épisode *  : «  E Karles segui Omont, e si (le) consut à une fontaine où il bevoit  ; e quant Omonz vit Karle si ot vergognie, e Karles li dist  : «  Montez , que conbatre vos estuet ot mei  ;  » e Omonz monta achevai e o moltgrant joie, e Omonz greva tant Karle que à la terre le mist de son cheval, e li deslassot l'eaume quant Rol- lans vinc ob un pal e ferit Omont sur le bras destre, si que l'espée li fit voler de la main, e prist moime l'espée, e tolit li la teste e lo bras jusqu'au cobde.  » Agoland arrive à son tour en Italie  ; il n'a pas de nouvelles d'Eaumont et ne connaît son triste sort que quand les Français jettent dans son camp la tête et le bras de son fils *  ; il est vaincu et tué à son tour  ; sa femme Anselise se fait chrétienne et épouse Naime de Bavière \

Le po6me à! Aspi^emont était connu à l'époque du Pseudo-Tur- pin, car l'auteur de la seconde partie a certainement emprunté à ce poëme le nom du roi sarrasin qu'il fait combattre en Espagne contre Charlemagne. Cette communauté de noms a entraîné une foule d'erreurs et de confusions dans les compilations et les imita- tions postérieures. Ainsi, pour le traducteur ou plutôt le para- phraste que nous venons de citer, Eaumont est le fils de l'Agoland

  • Ms. fr. 124, f* 3 r" A. tances et dans les mêmes lieux.

«  Ce trait rappelle la tète d'Asdrubal, * Ce rc^cit a eu beaucoup de variantes,

qui fut jetée aussi dans le camp d'Anni- qui ne pourraient être étudiées que dans

bal, à peu près dans les mêmes circons- un travail spécial.

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qui combat Charles en Espagne, et son ignorance de la géogra- phie lui permet de placer dans ce pays la bataille où Eaumont est vaincu, tout en remarquant qu'elle «fut entre does montagnies; l'une si a nom Apreraont e l'autre Galabre.  » Philippe Mousket fait de même  : il interpole (au vers 4876-7) le récit de Turpin, qu'il traduit fidèlement d'aiUeurs, en motivant l'invasion d'Ago- land parla nouvelle qu'il reçoit de la défaite de son fils Eaumont. Le Ka?'l Meinet ne connaît d'autre Agoland que celui de Turpin. La Karlamaynùs-Saga a fondu assez habilement les deux Ago- lands, en faisant attaquer l'Italie par Eaumont et l'Espagne par son père, ce qui lui permet à la fin de raconter la guerre d'Aspre- mont et de reproduire en grande partie pour l'Espagne le récit de Turpin. Il n'est pas douteux que la tradition originale ne mette la scène en Galabre, et c'est par allusion à celte guerre que, dans la Chanson de Roland, Blancandin rappelle que Charles «  cunquist Pulle e trestute Galabre (XXIX, 371).  » Mais nous verrons d'au- tres exemples de confusion entre lltalie et l'Espagne, dus comme celui-ci à l'influence du Pseudo-Turpin.

2° Ogier le Danois.

Il ne s'agit ici que de la première des douze chansons d'Ogier, qui d'ailleurs n'a presque aucun lien avec les autres, et forme un poëme à part. Aussi cette partie a-t-elle sou- vent été séparée du reste par les compilateurs ou imitateurs  : Adenès, par exemple, n'a refait que les Enfances d'Ogier, c'est-à- dire cette première chanson  ; elle a seule aussi passé dans la Kar- lamagnùs-Saga (III) et dans la compilation de David Aubert (c. 32-42). Elle a pour sujet une autre guerre de Gharlemagne en Italie, et bien qu'elle contienne, surtout vers la fin, des traits de la seconde époque des chansons de gestes, elle en a conservé de fort anciens, et mérite que nous les rappelions.

Gharlemagne reçoit un jour des messages qui lui annoncent que le roi païen ou amiral Gorsuble a envahi les États du pape, surpris Rome, et pillé les églises. L'empereur convoque ses hommes de toutes les parties de l'empire, et quitte bientôt Paris à la tête d'une immense armée. Il arrive à Losane *, de ce côté de Montjeu *. Il faut remarquer les vers suivants  :

De cha Monjeu fu Kalles herbergiés,
11 vit le graille e le noif e le giel,

  • Ce n'est pas Lausanne en Suisse. ' Nom ancien du grand Saint-Bernard.
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E le grant roce conlremont vers le ciel.
«  E Diex! dit Kalles, et car me consilliés
De cest passage dont je suis esmaiés;
Car je n'i vois ne voie ne sentier
Par où je voise ne puisse repairier.  »
Dex ama Kalle et si l'avoit rnult chier.
Si li envoie un message moult fier.
Parmi les loges vint uns cers eslaissiés,
Blans comme nois, quatre rains ot el cicf  :
Voiant François parmi Mongieu se fiert.
Et dist li rois ' «  Or après, chevalier!
Vei le message que Dex a envoie.  »
François l'entendent, aine ne furent si lié  ;
Après le cerf aquellent lor sentier.
Mongieu passa li rois qui France tient  :
Aine n'i perdi sergant ne chevalier.
Ne mul ne mule, palefroi ne soraier  :
Huit jors i mist a passer toz entiers.
(Y. 262 et suiv.)

On retrouve ailleurs et, le souvenir de l'impression produite par ce passage des Alpes sur la France *, et le miracle du cerf ou de la biche ".

Li rois herberge de là outre Mongis; Grans sunt les os qui le resne ont porpris, Li jogléor ont lor vicies pris, Grant joie mainnent devant le fil Pépin; Li rois fut liés, si ot béu du vin. (V. 282 et suiv.)

Bientôt les deux armées sont en présence  : la bataille s'engage, près de Sutre (Sutri). Le porte-bannière de l'empereur, Alori, est un lâche  ; il prend la fuite au milieu du combat, et les Français sont près d'être vaincus. Charles lui-même court les plus grands dangers  ; il ne doit la vie et la victoire qu'au courage du jeune Ogier le Danois. Lepoëme se termine naturellement par la défaite des Sarrasins '  ; nous ne pouvons l'analyser ici en détail  ; le rôle de l'empereur y est trop peu important pour que nous nous y ar-

• Cette impression, rendue là avec * Nous en reparierons pîas tard,

simplicité et force, a abouti dans Aspre- ^ n y a deux fins un peu différentes,

mo7it à des exagérations roniaoliques qui suivant deux versions dont une seule

accusent une époque moins ancienne s'est conservée en français; voy. j8iè/îO-

(voyez le commencement du fragment thèque de l'École des chartes, S>* série,

de ce poëme publié par Bekker). t. V, p. 122.

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retiens longuement. Nous remarquerons seulement deux traits sur lesquels nous reviendrons  : le songe par lequel Ghariemagne est averti des dangers que court son fils Chariot, et la description de la tente de l'empereur. Le caractère et les aventures de ce Chariot nous occuperont spécialement par la suite.

3° Balan

Nous ne connaissons ce poème que par la courte analyse de Philippe Mousket (v. 4666 et suiv.)  : «  Puis Rome fut prise par force, et toute la population mise à mort, le pape tué, Château- Miroir * pris, et toute la ville brûlée. Le duc Garin et les siens en- trèrent en Château-Croissant ^  ; car les Sarrasins, Turcs et Per- sans, avaient amené trop de monde et de Syrie et d'Espagne. Les chrétiens désespérés envoyèrent demander secours au bon roi Gharleraagne, qui tenait sa cour en France, Le roi leur envoya Gui de Bourgogne...., et Richard de Normandie. Us reprirent le Miroir  ; le duc Garin, qui tenait Pavie et avait conservé Château- Croissant, prit aussi part à la bataille. Charles arriva lui-même,

amenant ses troupes rassemblées de maint pays il se dirigea

vers Rome et fit grand mal aux païens. C'est alors qu'Olivier com- battit l'orgueilleux Fierabras  ; il le vainquit, et reconquit les deux barils que celui-ci avait pris à Rome  ; il les jeta dans le Tibre, afin que personne ne pût plus boire du baume qu'ils contenaient; c'était celui-là môme dont Jésus-Christ fut embaumé. Enfin tous les païens furent tués et les chrétiens reprirent Rome  ; on fit un autre pape, et Charles revint en France, louant Dieu et saint Pierre.  »

La première partie de ce récit ne se trouve dans aucune chan- son de gestes conservée  ; mais un épisode de la seconde s'est dé- taché de l'ensemble et a formé, considérablement amplifié et remanié, le poëme de Fierabras, Nous pourrions facilement dé- montrer, si nous ne craignions de sortir de notre sujet, que Fie- rabras suppose connus du lecteur les événements rapportés par Philippe Mousket  ; il nous introduit in médias res, et ses premiers couplets, très-rapides, sont un résumé de la chanson de Balan^ adressé à des auditeurs qui la connaissaient ^ Mais l'arrangeur a


  • Castiaus-Miréours ; je ne sais ce que nom de cet amiral. Voyez particulière-

ce nom désigne. ment les vers 54 et suiv., qui ressemblent

  • Est-ce le château Saint-Ange, ainsi beaucoup à ceux de Mousket. Gui de

nommé d'après Crescentius? Bourjçogne jouait certainement un grand

  • C'est Fierabras qui nous donne le rôle dans ce poëme; il avait accompU
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beaucoup modifié, d'après le goût de son temps, les données de son original; d'abord il a transporté la scène en Espagne *, puis il a substitué à la fin toute simple du vieux poëme un dénoûment bien plus chevaleresque  : Gui de Bourgogne épouse Floripas, la fille de Balan, convertie au christianisme, et est fait roi d'Espagne, de moitié avec Fierabras, devenu aussi chrétien. Tout le carac- tère de cette chanson de gestes, les nombreuses allusions qu'on y trouve à la littérature poétique *, les lieux communs qu'elle lui emprunte constamment ', tout se réunit pour nous la faire consi- dérer comme une production relativement très-moderne. Mousket ne la connaît pas, puisqu'il donne un tout autre dénoûment à l'expédition contre Balan. Albéric des Trois-Fontaines n'en parle pas non plus  ; et il n'y est fait allusion dans aucun texte antérieur au quatorzième siècle \ Il semble même, d\près certaines indi- cations de la fin, qu'elle ait été composée dans un intérêt tout monastique, et pour donner auprès du peuple aux reliques de l'abbaye de Saint-Denis, occasion de la foire du Lendit, le haut renom que la légende latine sur Charlemagne à Jérusalem leur avait promis auprès des clercs *.

On a trop souvent relevé les imitations de Fierabras, et cette composition touche trop peu à notre sujet pour que nous les rap- pelions ici  ; nous nous bornerons à remarquer que la compilation


sous les murs de Rome de grands ex- gestes (comme la ceinture magique de

ploits; car c'est là, d'après le v. 2239 du Floripas), et le mélange perpétuel d'un

poërne, que Floripas l'avait connu. comique très-souvent bas.

  • Cependant la tradition était si sûre * Les éditeurs du Fierabras français

que le combat de Fierabras et d'Olivier ont démontré, par une ingénieuse et so-

avait eu lieu en Italie, que le poète n'a lide argumentation, que le poème pro-

pu toujours se soustraire à son influence, vençal était, non l'original, mais la copie

Mousket nous dit qu'Olivier jeta les ba- du poëme en langue d'oïl. Nous recom-

rils dans le Tibre; de même Fierabras mandons le procédé qu'ils ont employé

(v. 1039)  : à ceux qui voudraient faire de sembla-


Pres fu du far de Rome, ses a dedans jetés.


bles recherches  ; peut-être, par exemple, pourrait-il servir à faire retrouver un

  • Nous avons cité plus haut une de ces original français sous le texte normand

allusions, celle qui se rapporte au poëme de la Chanson de Roland. de Mainet. * Voy. plus haut, liv. I, ch. m. L'au-

3 Et qu'elle exagère. Par exemple, l'in- teur àe Fierabras a certainement connu sensibilité traditionnelle des princesses cette légende  ; il lui a emprunté le mira- sarrasines converties pour leurs pères cle du gant de Charlemagne qui se tient restés païens devient révoltante et ridi- en l'air sans être soutenu pendant long- cule dans Floripas , qui veut elle-même temps pour que les saintes épines ne égorger son père. Notons aussi l'intro- tombent pas. (Voy. Moland, Orig. litt. duction de féeries iaconnues aux vieilles delà France, p. Ii9  ; Fierabras, v. 6109.)


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de David Aubert a fait précéder ce récit du prologue qui devrait se trouver en tête du poëme pour qu'il fût clair  : «  Gomment le noble empereur Gharleraaine sceut que l'admirai Balaam avoit destruit la cité de Romme, occis le saint Père, et de l'entreprise qu'il vouloit faire; et comment le vaillant prince ala sur l'admirai et sur Fierabras d'Alexandrie, son fils (livre II, ch. i).  »

Tels sont les trois poëmes qui nous montrent Charlemagne re- poussant de l'Italie les invasions sarrasines conduites par Agoland, Corsuble et Balan [3] Nous aurons plus tard l'occasion de le retrouver guerroyant dans ce pays; mais ce ne sera plus contre les musul- mans, ce sera contre les Lombards ou contre ses vassaux rebelles.

II. - Les Guerres d'Espagne

Les traditions qui se rapportent aux guerres de Charlemagne contre les Sarrasins d'Espagne sont plus nombreuses et plus compliquées que celles qui ont trait à l'Italie. Dans cet amas de lé- gendes qui se croisent et se contredisent, il est souvent difficile d'introduire une classification rigoureuse  ; nous tenterons cepen- dant d'y porter plus de lumière qu'on ne l'a fait jusqu'ici, et de rendre à chaque récit la place qu'il doit occuper dans l'ensemble de la tradition. Nous ne prétendons pas toutefois ramener à une histoire logique et suivie toutes ces inspirations indépendantes de l'imagination et de la mémoire populaires; nous voulons seule- ment distinguer, pour ainsi dire, chaque courant spécial dans le grand flot légendaire, et constater Tincroyable richesse de notre vieille épopée.

Mais, avant d'aborder ce sujet, il nous faut passer plus rapide- ment en revue les traditions et les poëmes qui ont pour objet la conquête du midi de la France sur les sectateurs de Mahomet. Les plus importantes de ces traditions ont été rapportées, non à Ghar- lemagne, ni à Charles Martel, auquel elles auraient dû se ratta- cher, mais à Guillaume au court Nez, que les poëtes font vivre au temps de Louis le Pieux. Elles sortent donc de notre cadre, et comme celles qui y rentreraient, célébrées sans doute dans des poëmes provençaux *, n'ont pour la plupart été conservées que

  • Nous négligeons le petit poëme d'O- évident qu'il n'a rien de traditionnel.

tinel, qui raconte aussi une expédition * Voyez ce que nous avons dit Jà-des- de Gharlemagne en Italie; il est trop sus, liv. f, ch. iv, § 2.

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SOUS la forme vague et altérée de récits locaux, elles ne nous arrê- teront pas aussi longtemps que d'autres parties de notre travail.

1° La Prise de Carcassonne.

Il existait divers récits de la manière dont cette ville fut prise; il ne nous en est parvenu aucun sous forme de poome. La Chantfon de Roland, dans un passage assez obscur, semble indiquer que Roland aurait pris Carcassonne pen- dant la guerre d'Espagne et dans une sorte d'expédition person- nelle : c'est Ganelon qui, pour faire voir à Blancandin l'arrogance de Roland, lui dit (str. XXX, v. 383 et suiv.)  :

Er main sedeit l'emperere suz l'umbre  :

Vint i ses niès^ out vestue sa brunie

E out preiet dejuste Carcasonie.

En sa main tint une vermeille pnme  :

«  Tenez, bel sire, dist RoUanz à sun uncle.

De trestuz reis vos présent les curuaes.  »

Un rajeunissement du treizième siècle paraphrase ainsi ce passage  :

Li empereres estoit enmi un pré... Vint i RoUant son aubère endosé; Conquis avoit par sa grant poesté Estranges terres et de lonc et de lé. Et Carcasone une bone cité '.

Cette prise de Carcassonne par Roland n'a laissé, que nous sa- chions, de traces nulle part. D'après un récit assez ancien, Ghar- lemagne l'avait assiégée en personne, et les murs de la ville, après un long siège, s'étaient inclinés devant lui, mais sans tomber tout à fait. «  Il y paraît encore aujourd'hui,  » nous dit Philippe Mousket, qui rappelle cette tradition (v. 12043 et suiv.); on la retrouve dans le Philomena (p. 2), qui paraît suivre ici une lé- gende populaire  ; il ne la rapporte d'ailleurs qu'en passant et dans l'introduction à son sujet.

La ville de Carcassonne a conservé des traditions locales, oii règne une grande confusion, suivant l'usage de ces récits altérés par le temps^ et qui n'ont peut-être pas une date bien reculée. Ces traditions conservent d'ailleurs le trait de la muraille qui s'incline, et on montre encore, parmi les tours de l'enceinte forti- fiée que M. Viollet-le-Duc vient de restaurer avec tant de soin^

  • Ms. de Versailles cité dans l'édition MùUer, sur ce passage^
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celle qui depuis ce temps est restée penchée; on l'appelle la Tour Charlemagne. On ajoute môme au récit un trait qui sans doute est également ancien. Un roman, suivi par Catel, qui malheureuse- ment ne le désigne pas, lui a fourni les détails suivants  : Charle- magne, ne pouvant prendre la ville, lève le siège. «  Et comme il se vouîoit retirer, une tour, que l'on appelle encore la tour de Charlemagne, laquelle est hors de la ligne des autres, s'avança et en le saluant s'inclina; et d'une autre tour qui estoit aux mesmes murailles le couvert tomba, comme si elle eût voulu, dit le ro- man, sortir le chapeau devant Charlemagne  ; ceste tour est encore descouverte, et, comme dit la tradition, l'on ne l'a peu depuis couvrir*.  » D'après le naïf historien des comtes de Carcassonne, Besse, la chose se passa plus tôt. L'empereur avait mis le siège devant la ville, alors au pouvoir du roi sarrasin Anchise. «  Mais voyant par merveille quelques tours de la ville s'incliner devant son camp, comme si elles eussent voulu desjà le saluer pour sei- gneur et maistre, et oster le chapeau devant Sa Majesté et luy faire la révérence, il reconnut que par une providence toute spé- ciale de Dieu il la prendroit bientost. La chose advint ainsi en peu de jours après que Anchise pressé de la famine fut contraint de la luy rendre *.  » Mais à ce récit, évidemment né du fait même qu'il prétend expliquer, se joint, dans Besse, l'intervention d'un per- sonnage tout à fait inconnu aux anciens textes, dame Carcas, sorte .de géante païenne, puis convertie, qui, d'après lui, aurait défendu la ville contre Charlemagne dans un autre siège. Celui-ci, déses- pérant du succès, s'en allait  ; mais la Sarrasine le suivait de près en l'appelant et en sonnant du cor  ; un homme de l'arrière-garde cria à Charlemagne  : Carcas te sonne, d'oii le nom de la ville ^. Dans un bas-relief qui se trouve sur une des portes de Carcas- sonne, et qui est gravé en tête du livre de Besse, dame Carcas est représentée armée; au-dessus on lit  : Carcas sum, autre étynio- logie du nom de la cité. D'après Besse, Charlemagne lui fit épou- ser un certain Roger, et de cette union vinrent les Rogers, com- tes de Carcassonne. Ces prétendues origines de noms et de familles sentent tellement les fabrications des rhétoriciens du quinzième siècle et de leurs imitateurs que l'on doit se tenir en garde contre

  • Catel, Hist. du Languedoc (Toulouse, (Béziers, 1643, in-4o), p. 58. La figure de

1633, ia-fol.), p, 409. Carcas se voit au frontispice de ce livre»

  • Besse, Hist. des comtes de Carcassonne ' Besse, L L
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les traditions oîi elles interviennent. Carcas cependant était bien réellement populaire  : «  On en fait mille contes, dit Besse, dont les vieilles femmes en ce pays amusent d'ordinaire les petits en- fants, » et elle figure encore aujourd'hui dans les contes enfan- tins de ces contrées; mais ses relations avec Gharlemagne n'ont pas le même caractère d'authenticité légendaire.

Enfin il existe à la bibliothèque de Garpentras, dans les ma- nuscrits de Peiresc, un récit tout différent des autres, mais qui ne semble s'appuyer sur aucune tradition *.

2° La Prise de Narbonne.

Ici les récits sont nombreux et très- divers. La plus ancienne allusion se trouve dans la Chanson de Roland {siT. CGXIX, v. 299o). Il y est dit de Gharlemagne  :

En Tencendur sun bon ceval puis muntet  ; Il le cunquist es gués desuz Marsune, Si 'n getat mort Malpalin de Nerbone.

La chanson de gestes qui racontait ces événements s'est perdue comme la plupart de celles dont parle Roland. Ce Malpalin, ces gués de Marsune, ce Tencendor même  % ne se retrouvent nulle part. On voit du moins par là que, dans la plus ancienne tradi- tion, Narbonne avait été conquise non pas au retour de la grande expédition d'Espagne, mais avant. L'office de S. Gharlemagne à Girone ^voy. ci-dessus page 60) suit le même ordre, et c'est aussi celui qu'on retrouve dans le Philomena. Mais dans ce dernier texte, outre qu'il n'est parlé ni de Malpalin ni des gués de Mar- sune, le récit primitif est bizarrement mélangé à des inventions arbitraires, à des falsifications monastiques et à des traditions pu- rement locales qui ne s'en laissent pas séparer. La traduction la- tine de ce singulier ouvrage étant publiée (voy. plus haut, livre I, ch. IV, § 3), nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps. Nous ferons seulement remarquer deux points qui se rattachent au cou- rant de la vraie tradition  : le premier est le nom de Borel, donné à un roi païen, celui même qui est maître de Narbonne (voy. sur ce nom p. 8S); le second est la donation de la ville conquise faite par Gharlemagne à Aimeri, fils d'Arnaud de Beaulande, appelé depuis Aimeri de Narbonne.

  • C'est le manuscrit indiqué t. Ilî, • Voy. pourtant ci- dessous, ch. vu

p. 148, du catalogue de M. Lambert. {Karlamagnùs-Saga, 1,58).


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C'est aussi Aimeri qui devient, par la grâce du roi Charles, seigneur de Narbonne, dans la tradition qu'ont suivie le plus gé- néralement les chansons de gestes, tradition d'après laquelle Nar- bonne aurait été enlevée aux Sarrasins après la guerre d'Espagne et la déroute de Roncevaux. Ce récit se trouve déjà dans les ver- sions rajeunies de la Chanson de Roland^  ; il forme, en outre, le début du poëme à' Aimeri de Unarbonne. Charles revient d'Espa- gne, vainqueur des Sarrasins, mais encore fort attristé de la mort de Roland et des douze pairs. Il chevauche pensif, entouré de ses principaux barons, quand il aperçoit la ville de Narbonne, dont les tours flamboient au s.oleil. Charles ne veut pas laisser une si belle ville entre les mains des Sarrasins  ; il en offre la seigneurie à ce- lui de ses barons qui saura la conquérir. Tous se taisent  : l'em- pereur s*adresse successivement à chacun d'eux  ; mais ils refusent l'un après l'autre. Ils sont trop las, la guerre et les marches for- cées commencent à leur être insupportables  ; leur corps est brisé, leur courage est abattu. Coure qui voudra les aventures, ils n'ont qu'une pensée, c'est de retourner chez eux , de revoir leurs fem- mes et leurs enfants, et de goûter le repos dans leurs foyers. Charlemagne indigné se lamente  : «  Où sont Roland et Olivier  ? où sont les douze pairs qui gagnaient les batailles, et qui no refu- saient jamais un combat? ce n'est pas eux qui auraient hésité de- vant un danger ou une fatigue 1 Mais Narbonne sera à moi, et si tous m'abandonnent, j'en ferai seul le siège  :

Râlez vous en, Bourguignon et François, Et Angevins, Flamens et Avalois, Et Hanuyer, Poitevins et Mansois, Et Loherens, Bretons et Hurepois, Cil de Berril et tos les Champenois  ! Je remenrai ici en JSerbonois. Cant vos venrés au pais d'Orlenois, En dolcc France, toi droit en Loonois, S'on vos demande où est Karles li rois. Si respondès, por Deu, seigneur François, Que lou laissastes à siège en Nerbonois  !

' Ou plutôt l'auteur de celle de ces suivantes, et spécialement 523). Gilles versions rajeunies qui est à Venise sup- de Paris, dans gon Carolinus, dit aussi plée à une lacune dans le modèle qu'il que Charles fit enterrer les morts de Ron- suivaiten intercalant cet épisode (voy. cevaux, iamen nnte redactis sub juga Génin, Chamon de Roland, p. 503 et iVa^'6onepo/)M/i*(ms, 6091, fol. 17 v«).

17

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Ce magnifique mouvement d'éloquence a un heureux effet. Le jeiïne Airaeri, fils d'Ernaud ou Arnaud de Beaulande, se propose à l'empereur, et en effet, peu de jours après, Narbonne est prise, et Aimeri en est déclaré seigneur*.

Ramon Feraud, dans sa Vie de saint Honorât (voy. plus haut, page 87), donne de la prise de Narbonne un récit particulier; c'est-à-dire, suivant son usage, il prêche pour son saint en le fai- sant intervenir dans tous les événements. Il n'est cependant pas impossible qu'il ait existé une tradition consacrant cette variante à côté de tant d'autres  : Charlemagne assiège la ville depuis long- temps et ne peut la prendre, quand, sur la prière du saint qu'il a invoqué, un tremblement de terre renverse ses murailles et li- vre la cité aux chrétiens. (Ms. La Val. 1S2, f* 64 r°.)

3° La prise d'Arles.

Ramon Feraud nous dit simplement (fol. 50 v") que Charlemagne prit cette ville, sans donner plus de détails*; mais un récit particulier se trouve, chose assez remar- quable, dès le xn* siècle, dans la Kaiserchronik (voy. plus haut, page dl9). «  L'empereur Charles, dit ce texte, assiégea une place forte qui s'appelle Arles. Il y resta plus de sept ans. Les assiégés le méprisaient  : un canal souterrain leur apportait en abondance du vin et tout ce qui était nécessaire à leur vie  ; mais Charles, par grande adresse, détourna le canal, si bien qu'ils ne purent plus tenir. Ils ouvrirent les portes et combattirent avec un grand acharnement; mais ils succombèrent dans la bataille On ne

pouvait distinguer les morts, quand Dieu les indiqua à l'empe- reur : il trouva tous les chrétiens placés dans des cercueils de pierre bien ornés. C'est une chose qui mérite d'être racontée à jamais (v. 14901 et suiv.).  »

4° Autres villes

Il y a encore d'autres villes du midi de la France dont la prise est attribuée à Charlemagne. Par exemple, Philippe Mous- ket nous apprend (v. 12042) qu'il prit Marseille  ; mais les indi- cations qu'on pourrait rassembler n'étant que de simples men- tions, il est inutile de les rechercher et de les reproduire  : le caprice ou le besoin de la rime peuvent trop aisément les avoir introduites dans les textes.

• M. Victor Hugo a imité tout ce pas- de comparaison,

sage, parfois avec un grand bonheur, * Il confond, semble-t-il, la prise d'Ar-

dans Aymefillot [Légende des Siècles, les avec la bataille d'Aleschans, en ra-

l. I). Le récit de la chanson de gestes contant que là mourui Vezian ou Vivien,

est curieux en lui-uicme et comme terme neveu de l'empereur.

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La grande expédition d'Espagne

Après ces préliminaires, nous arrivons à l'expédition d'Espagne. La première question qui se présente, ici comme pour l'Italie, est de savoir si Charlemagne entra une fois ou plusieurs en Espagne  ; mais la réponse est beaucoup moins facile, parce que les textes ne sont pas d'accord. Cependant nous croyons pouvoir admettre avec certitude que la tradition la plus ancienne ne connaissait qu'une seule expédition  :

Carles li reis, nostre emperere magne,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne.

Ainsi débute la chanson de Roland , et tous ceux qui entendaient ces vers savaient bien qu'il s'agissait de la grande, de l'unique expédition d'Espagne. Mais la confusion s'introduisit plus tard, et on pourrait trouver dans divers textes jusqu'à quatre ou cinq expéditions de Charlemagne dans ce pays. La principale faute en est au Pseudo-Turpin, source de tant de confusions et de bévues dans l'histoire poétique de Charlemagne. Nous avons dit ailleurs dans quel esprit avait été composée la première partie de ce livre  ; il s'agissait de représenter l'expédition d'Espagne comme un pèlerinage à Santiago de Compostelle  : ce but atteint, les Français retournaient dans leur pays, et tout était dit. Mais l'au- teur ou les auteurs de la suite trouvèrent le récit sec et purement religieux du moine espagnol trop contraire aux traditions françaises, et, en outre, trop dénué d'intérêt. Gomme ils y ajoutaient foi, et que, cependant, ils ne pouvaient le concilier avec ce qu'ils savaient de la guerre d'Espagne, ils imaginèrent qu'il y en avait eu plus d'une, et introduisirent sur la scène cet Agoland que nous avons déjà vu plus haut troubler la tradition sur la guerre d'Italie. Get Agoland lui-même est vaincu une première fois, et l'empereur rentre victorieux en France  ; Agoland rassemble en Afrique une nouvelle armée, reprend l'Espagne, et, à son tour, envahit la France. L'expédition où Gharlemagne le chasse, le poursuit et le tue est donc la troisième qui l'amène au-delà des Pyrénées. C'est celle-là qui se termine par la trahison de Ganelon et le désastre de Roncevaux, vengés ensuite sur Ganelon et sur Marsile.

Les chansons de gestes les plus anciennes, comme nous l'avons déjà montré, ne connaissent rien du Pseudo-Turpin et n'ont aussi à raconter qu'une seule conquête de l'Espagne. Mais, plus tard, les jongleurs lurent la chronique attribuée à l'archevêque de

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Reims et s'en inspirèrent  ; aussi voyons-nous alors apparaître d'autres expéditions dans la péninsule ibérique. C'est entre deux de ces expéditions, après un retour de Charlemagne en France, que se place, par exemple, le petit poëme à'Otinel\ Nous avons déjà mentionné l'erreur fréquente par laquelle Fierabras, dont la scène doit certainement être en Italie, a été transporté en Espa- gne. De même, et toujours par suite de la lecture de Turpin, la traduction saintongeaise de sa chronique place en France et en Espagne la guerre coni:re Eauraont, qui devait être rapportée du sud de l'Italie '. Nicolas de Padoue et ceux qui l'ont suivi, plus fidèles en cela à la véritable tradition, ne connaissent qu'une guerre d'Espagne, bien qu'ils l'aient remplie d'épisodes tout à fait inconnus à nos chansons de gestes  ; mais d'autres poëmes italiens en ont raconté de nombreuses. Gomme nous l'avons dit ailleurs, les poëmes italiens ne peuvent être pris par nous en con- sidération que quand ils s'appuient sur la tradition; ceux qui ne renferment que des inventions arbitraires ne sauraient nous ar- rêter, et c'est le cas, par exemple, de la Regina Anchroja, du Mot^gante maggiore et de plusieurs autres qui placent en Espagne la scène de leur récit entier ou de quelques-uns de ses épisodes. La tradition espagnole que nous a conservée la Crônica gênerai, bien qu'en la combattant quelquefois, parlait de deux expéditions  ; mais, en réalité, ces deux n'en font qu'une, celle qui comprend la défaite de Roncevaux et la vengeance qui en fut prise  ; seule- ment, ici cette vengeance n*a pas lieu immédiatement, mais dans une expédition subséquente  ; les Espagnols n'étaient même pas d'accord là-dessus, beaucoup d'entre eux croyant que l'empereur était mort au moment de venir venger Roland ^ La Karlamagniis- Saga parle de plusieurs guerres d'Espagne, mais c'est uniquement l'embarras du compilateur, ne sachant oh. intercaler les diverses légendes que lui fournissaient les poëmes français, qui l'a porté à admettre diverses guerres où il a pu tout faire entrer  ; la même chose est arrivée à Philippe Mousket, qui, en outre, cherchait à concilier entre eux Eginhard, Turpin et les trouvères  : il dit ex- pressément (v. 4724-5) que Gharlemagne n'avait pas été en Es- pagne avant que saint Jacques lui apparût, et cependant, plus haut (v. 3130 et suiv.), il avait raconté, d'après Eginhard, l'ex-

  • Voy. la Préface des éditeurs, p. vj. ^ xqus reviendrons plus bas sur le

' Voy. ci-dessus. récit de la Crànica gcncral.


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pédition de 778. Les deux compilateurs ont admis le récit de Turpin et ceux des poëmes, ce qui a produit une grande confusion chez l'un et chez l'autre, comme nous l'avons déjà fait voir. Nous ratta- cherons toutes ces variantes à une seule expédition, en ne' tenant compte que de ce qui s'appuie vraiment sur la tradition poétique.

La première branche de la Karlamagràis-Saga nous offre (c. 50 et suiv.) une sorte d'introduction à la Chanson de Roland, qui est si bien dans l'esprit de ce poëme, et correspond si juste- ment à quelques allusions jusque-là. restées obscures, qu'on peut regarder ce récit comme celui dont le vieux poëme est la suite. En voici le résumé  :

L'ange Gabriel apparaît à Gharlemagne * et lui ordonne de conduire une grande armée en Espagne. L'empereur fait faire d'immenses préparatifs, qui se prolongent pendant deux ans, La troisième année il se met en marche avec cent mille hommes et un grand nombre de chariots chargés de provisions. En chemin il rencontre la Gironde, où il n'y a ni pont ni bateau. Le roi se met en prières, et aussitôt on voit un cerf blanc qui passe le fleuve et indique ainsi à l'armée le gué qu'elle doit suivre.

David Aubert, qui s'attache à Turpin pour le commencement de la guerre d'Espagne, rejoint ici notre texte  ; on lit à la rubri- que de son chapitre 38  : «  Gomment les François passèrent Ge- ronde par la grâce de Dieu, et conquirent Bordele la cité à l'emprise du noble duc Rolant.  » La Karlamagnùs-Saga ne connaît pas cette prise de Bordeaux  ; mais il y est fait allusion dans un vers de Gui de Bourgogne ^, et on retrouve très-probablement le fond de la chanson oii elle était racontée dans ce passage de la traduction de Turpin, interpolée en Saintonge, dont nous avons parlé plus d'une fois \ «  D'equi Rollanz, l'endemain, quant li floz de la mer s'en fu tornez, passa ostre toz sos, e vinc vers la vile de Bordeu, e encontra un Sarrazin qui se alot déduire; si l'ocist Rollanz. E ecil Sarrazins si avoit le melior cheval de paienisme  ; e Rollanz laissa ses armes e son cheval, e prist les armures dau Sarrazin e ala vers la vile de Bordeu, e vinc a une porte ou aveit desus une sale le Sarrazin qu'il aveit mort, si aveit nom Salatraps. Li por-

  • C'est toujours Gabriel qui ordonne à ' Vers 69.

Charlemagne ses expéditions dans la Primes conquis Bordele par ma chevalerie.

Chanson de Roland (vo'j'ez ci -dessous * Ms. Bibl. Imp. fr. 134, f <> 3 r» B;

ch. vu). fr. 5714, f 57 r» B.

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tiers, qiiant lo vit venir, si rapela,e li dist; Bien soiez vos venus, sire Salatraps  ; e Roilanz li dist qu'il li tenist son cheval, qu'il iroit sus amont parler aus dames, e monta amont, e salua Braide- monde et Furaque, e dist lor à totes qu'il les marieriot, si lor donrroit les melliors chevaliers de l'ost. E les dames cuidarent que ce fust Salatrapz, e quant il se demostra si'n orent les dames most grant joie; e il lor demanda cum porroit aver la vile... E adonc Roilanz si senti les Sarrazins qui s'en issoient de la vile, si pris congié daus dames e monta sor son cheval, e li portiers de- manda si ço ert Salatrapz, e il dist que non, ansoi Roilanz. Il Roilanz e li rois de Lubie «e laissent chevaus corre, si fiert Rel- iant parmi l'escu si que tôt le li faussa, e adonc Roilanz trei Da- rendar  : teu cop dona au Sarrazin sore l'eaume que tôt lo trencha jusqu'aus arçons. Roilanz ocist .XX. Sarrazins devant les dames ançois quil partist devant la vile; Roilanz ne poec plus soffrir les

Sarrazins, si s'en passa arreire à FOrmont Roilanz par ço qu'il

voloit mal à Guaneio se parti de l'ost Karle ob .XL. mire cheva- lers, e ala s'en à Senou près de Gironde. Au matin quant il fu levez si oï messe, si vit essir dau bois une cergie tote blanche. Après si fist armer tote s'ost, e ala après la cergie , e la cergie

se mist en Gironde, e il tuit après, si la seguirent Après

s'en ala Roilanz sur Bordeu.... lai oii il avoit les dames laissé, e les dames si avoient guerni lor sale contre les Sarrazins. Roilanz assali equi e soi compagnion most durament , e uns Sarrazins leva une eschale contre la sale où les dames estoient, e cuida hi monter , e Roilanz lança un pau e dona teu au Sarrazin que mort lo trebuchia e li paus se licha ou mur. Quant ço virent li outre Sarrazin si s'en foirent, e Roilanz trenchia les barroilz de la porte si com Deu plot, si entra enz la \ile jusque à une evequi ha nom Devise.... equi si fu most granz la bataillie, e si ocidrent .X. mire Sarrazins. Adonc s'en fuï li rois de Bugie vers Arcaisson. Li Sar- razin de la vile qui vogrent estre baptizé ne morirent mie, e cil qui ne vogrent estre baptizé, cil furent mort. Quant Karles sot que Bordeus esteit pris, si vinc ob les oz, e fut most dolens par qu'il s'esteit irascuz ob RoUantpar Guaneio. Adonc lit pais ob son nevo.  »

Nicolas de Padoue, dans toute cette première partie, n'offre au- cun trait qui soit ancien  ; ce qui n'est pas de son invention per- sonnelle se rattache à Turpin. Celui-ci raconte des invasions

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repoussées, des marches et contre-marches de son Agoland et de Charlemagne, qui n'ont pas non plus de hase traditionnelle.

La guerre d'Espagne débute dans la Karlamagnùs- Saga par une aventure que connaissent un grand nombre de textes, mais qu'ils ne rapportent pas tous de même. Charlemagne envoie Roland et Olivier en avant avec les meilleures troupes pour assiéger No- bles; le roi Fouré les rencontre avec une nombreuse armée. Charle- magne avait donné l'ordre d'épargner Fouré; mais il n'en est pas moins tué par Olivier et Roland, qui font nettoyer et laver la place après le combat, pour que le roi ne voie pas le sang. Après la prise de la ville, Charlemagne arrive et demande Fouré; Roland avoue qu'il l'a tué. L'empereur, irrité, le frappe de son gantelet sur le nez si fort que le sang jaillit; car il lui avait ordonné d'a- mener Fouré vivant '.

Ce récit donne pour la première fois l'explication de quelques vers de la Chanson de Roland qui ont embarrassé tous les inter- prètes. Ganelon, rappelante Charlemagne les preuves d'arrogance qu'a souvent données Roland, lui dit:

Ja prist il Noples seinz le vostre cornant; Fors s'en eissirenl li Sarrazins dedenz, Ki s' cumbatirent al bon vassal Roiiant; Il les ocist à Durendal son braut. Puis od les ewes lavât les prez del sanc  ; Par ce le fist ne fust aparissant '.

Il y a cependant ici cette différence que Roland prend la ville même sans l'ordre de l'empereur, tandis que dans la Karlama- gnùs-Saga il n'enfreint la défense de son oncle qu'en tuant Fouré. L'insulte de Chaiiemagre à son neveu n'est pas mentionnée dans le vieux poome, mais elle devait se trouver dans le récit qu'il con- naissait ; car plusieurs autres textes épiques rapportent le môme trait, David Aubert attribue à Olivier et non à Roland l'infraction des ordres de l'empereur (ch. 39)  : «  Comment le roy Fourré fu occis contre le gré de l'empereur par Olivier de Viane, qui vengea la mort de son père Gerier ' que Fourré avoit occis, et comment la

  • Ce récit évidemment très-abrégé ne l'allusion, ces vers étaient inintelligibles

nous dit rien des sentiments de Roland à avant les corrections de M. MuUer. cet outrage  ; tous les textes qui en par- ^ Ce passage est le seul qui donne Gè- lent le représentent comme fort irrité. rier pour père à Olivier  ; tous les textes le

» Str. CXXXVl. Outre l'obscurité de font flls de Renier de Gènes: et comme

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cit6 de Nobles fut conquise par le noble duc Rolant.» Il semble que l'auteur de Jehan de Lanson ait connu un récit analogue, d'après lequel Roland aurait attiré la colère de son oncle en défendant Oli- vier contre lui. D'après ce poëme, Roland était invulnérable et ne perdit jamais de sang par blessure,

Fors trois goûtes sans plus, quant Charles par irour Le feri de son gant que le virent plousour. Quant Charles forjura par force et par irour Olivier de Viane, qui tant ol de valour *,

Nicolas de Padoue se rapproche par un trait de la Chanson de Roland: ce qui irrite l'empereur, c'est que Roland ait pris Nobles à son insu et ait quitté pour cette expédition personnelle le siège de Parapelune. Quand Charles le frappe de son gant, Roland porte sa main à Durendal  ; mais il se souvient que Charles l'a nourri enfant, et il se contient. Pénétré de honte et de dépit, il monte à cheval et s'en va au hasard, loin du camp; le poëte en prend occasion pour le faire passer en Asie, où l'attendent de mer- veilleuses aventures *.

Une variante assez remarquable de ce même épisode forme le début d'un poëme dont nous parlerons plus loin, le Guitalin qu'a traduit la Karlamagnùs-Saga (branche V). Ici Roland et Charie- magne assiègent Nobles de concert, mais sans succès, trois ans durant. Pendant le siège arrivent au roi des nouvelles de France, qui le décident à y retourner au plus vite avec son armée  ; mais Roland refuse  : il ne veut pas quitter la ville avant de l'avoir prise. L'empereur irrité frappe son neveu sur le nez jusqu'au sang; il aurait payé cher cette offense, si Roland n'avait eu égard à la parenté et à la dignité royale; il persiste du moins à poursuivre le siège, tandis que Charles s'éloigne.

On voit que lespoëmes rattachent unanimement au siège de No- bles cette curieuse anecdote '*\ sa forme la plus ancienne était sans doute celle de la Karlamagnùs-Saga et du Roland.

plus haut , dans son récit du siège de * Le Fierabras, ce poëme si plein de

Vienne (II,, 70), David Auberl dit la réminiscences, a reproduit ce trait, mais

même chose, il faut sans doute admettre à une autre occasion  :

ici une faute de copie , de lecture ou Karles trait son gant destre qui fu a or parés,

d'impression. Fiert le comte RoUant en travers sur le nés  :

< Ms. Ars'. B. L. fr. 186, f 116 (Hist. t^^ ^' *^"P ^° ^ ""l*" sansavaléB .... YYI' Kiiw Rouans jette le main au branc qui est letres  :

' F» 213 et suiv. *(V. 167 et suiv.)

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Après Nobles, l'armée de Charlemagne vient mettre le siège devant Montjardin  : le roi de Cordes (Gordoue) veut la délivrer; mais il est battu par les Français, Avant le combat, ceux-ci avaient fiché leurs lances en terre  ; aussitôt par miracle il y pousse de la verdure et des feuilles, et là oii il y avait un champ, il y a désormais un bois. Charles prend Montjardin,

Cet épisode a été connu du Pseudo-Turpin, qui l'a défiguré à sa manière. ïl a répété deux fois, à peu près identiquement, le miracle des lances (ch. 8 et 10), en lui donnant une signification allégorique et mystique qu'il n'avait aucunement *  ; il a raconté la prise de Montjardin, qu'il appelle Montgarzim ou Montent Ga- rizim; seulement il a fait de Fourré le roi de Montjardin. David Aubert n'est pas tombé dans la même faute, dans son chap. 44  : «  Comment Charlemaine conquist Montjardin et le frère du roy Fourré nommé David, qui depuis fu bon crestien à merveilles et amy de Dieu *.  »

Mais avant ce récit, David Aubert en place un autre, que ne donne pas la Karlamagnùs-Saga  : «  Comment Pampelune fut assiégée par le noble empereur Charlemaine qui y séjourna long- temps (ch- 4î). — - Comment la cité de Pampelune fu prinse par assault et puis rebailliée aux païens pur le noble empereur, quy les pensoit convertir par amour (ch. 42). — Comment le puis- sant Charlemaine reconquist Pampelune par la haulte prouesse et entreprise du duc Rolant et des jeunes chevalliers (ch. 43),  » Cette prise et reprise de Pampelune se trouve aussi dans Turpin  ; un vers de Gui de Bourgogne (82) nous montre que les poëmes connaissaient ce siège, longuement raconté par Nicolas de Pa- doue; cependant ni Roland ni la Karlamagnùs-Saga n'en disent un mot.

Il en est de même d'un épisode que le Pseudo-Turpin a rendu célèbre, le combat de Roland à Najera contre le géant Ferragus (ch. 18). Il est certain d'une part que la forme que ce récit a prise dans Turpin n'est pas authentique, qu'en particulier les in- terminables discussions théologiques dont il l'a entremêlé sont du fait du faussaire; d'autre part qu'il contient des traits excellents,

  • La popularité de ce récit se montre que uniquement sur Turpin, fait ici à

par sa présence dans la Kaiserchronik l'invention personnelle une trop large (voyez plus loin}. part pour que nous le suivions ( voy.

  • Nicolas de Padoue, qui s'appuie près- Prise de Pampelune).


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évidemment populaires, et empruntés à des chansons de gestes  : ainsi quand Ogier le Danois vient pour combattre le géant, ce- lui-ci le prend doucement sous son bras et l'emporte, «  quasi esset una mitissima ovis;  » puis il en fait autant à vingt-deux au- tres combattants, les emportant successivement deux par deux. Il soulève de môme Roland et le place devant lui sur son cheval, mais Roland, qui avait perdu ses sens, revient à lui, le frappe à la figure et s'échappe *. Ferragus demande une trêve et s'endort  : Roland place une grosse pierre sous sa tête pour qu'il ait un som- meil plus agréable. Ferragus n'est vulnérable qu'au nombril  ; il le dit à Roland, et celui-ci en profite ensuite pour le tuer. Mais l'auteur du Pseudo-Turpin a pu prendre ces traits dans d'autres récits et les attribuer à ce combat qu'il inventait  : ils se retrouvent presque tous dans le combat d'Ogier le Danois contre Brehier, qui forme la neuvième branche d'Ogier  ; le combat d'Olivier contre Fierabras offre aussi beaucoup d'analogie. Cependant d'autres textes montrent qu'il a existé un poôme sur ce sujet  : dans le fa- bliau des Deux Troveors ribauz, l'un d'eux énumère, parmi les chansons de gestes qu'il se vante de savoir, Fernagu a la grant teste ^', Otinel, dans le petit poëme de ce nom, dit à Roland, au moment de le combattre  :

De moi te garde, que je ne t'aim noiant, La mort mon oucle Fernagu le demant. (V. 419-20  ».)

Nous serions donc assez porté à croire que Turpin a puisé dans un poëme populaire, et que le combat de Roland contre Fernagu était chanté avant ou avec ceux d'Olivier contre Fierabras et d'O- gier contre Brehier; mais il est probable que ce poëme n'est pas de formation tout à fait primitive et était inconnu du Roland et du poëme sur lequel s'appuie la Karlamagnùs-Saga '\

'Cf. ci-dessus, p. 242, le combat de l'esprit du Pseudo-Turpin de l'avoir al- Mainet contre Braimant àrtas \es Reali. térée de façon à lui donner l'apparence ' Roquefort, État de la Poéite, p. 295. d'un sens. Mousket, tout en suivant Tur- 3 Un curieux hasaid a conservé, sur pin, consacre le nom vulgaire. Fier- la, feuille blanche d'un manuscrit, une nagu  ; le poëme anglais dont nous avons variante de ces vers et de deux autres parlé ailleurs (p. 156) l'appelle aussi (voyez la Préface d'Otinel, p. viii). Fer- Vemageu.

nagu est ici le père et non l'oncle d'Oti- * David Aubert rapporte naturelle-

nel. Cette forme du nom du géant sem- ment, d'après Turpin, l'histoire de Fer-

ble populaire, et il est tout à fait dans ragus, qu'il nomme aussi Fernagud. A


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Ce dernier texte fait suivre la prise de Montjardin par celle de Gordres, ce qui est évidemment une erreur; Cordres, d'après la Chanson de Roland, ne fut prise que bien peu de temps avant la fin de la guerre, et le livre islandais suit lui-même le poëme sur ce point dans sa huitième branche. La mention de Gordres est ici une ir,advertance amenée par la défaite du roi de cette ville, pré- cédemment racontée.

Le roi de Saragosse, Marsile, offre de se convertir au christia- nisme, s'il peut conserver ainsi son royaume. Charles accepte cette offre, et envoie à Marsile, pour conclure le traité, Basin et son frère Basile; le roi païen, qui n'avait pensé qu'à trahison, fait déca- piter les deux frères, à la grande douleur de Gharlemagne.

Ce récit de la Korlamagniis-Saga était évidemment connu de la Chanson de Roland; il y est fait diverses allusions. Ainsi Ro- land, voulant détourner l'empereur d'écouter une seconde fois les propositions de Marsile, lui dit (str. XIV)  :

Li reis Marsilie i fist mult que traître  : De ses païens ii vus enveiat quinze, Chascuns portout une branche d'olive  ; Nuncerent vos cez paroles meismes. A vos Franceis un cunseill en presistes, Loerent vos alques de legerie. Deuz de vos cuntes al païen tramesistes. L'un fut Basan etli autres Basilies  : Les chefs en prist es puis desuz IlaltUie *.

Nicolas de Padoue rapporte cette même histoire avec une lé- gère différence; Basin et Basile ne sont pas décapités, mais pendus \

La Karlamagnùs-Saga intercale ici un épisode que ne connaît aucun texte et qui est d'ailleurs étranger au récit principal  ; puis ce texte, après avoir raconté une distribution d'armes et de che-

partir de cet endroit, il n'offre plus rien Marsile, en quatrains monorimes (v. 2960

d'original; il emprunte tous ses récits à et suiv.).

Turpin ou à la Chanson de Roland. — Nous Carllemagne ao Dieu honour

Nicolas de Padoue place tout au début De Rome droit empeieour, etc.

de la guerre l'épisode de Feragu de Na- Cette idée, qu'on pourrait ci-oire mo-

zere, devenu Ferraù chez ses succès- dénie , de composer une lettre dans un

seurs italiens. rhythme différent du reste du poëme, se

  • Cf. XXI, 291  ; XXXVIII, 490. retrouve au début de l'ouvrage de Nico-

^ Prise de Pampelune , 2458-2704. las  ; ici c'est une lettre de Marsile  ; «Nos,

Gharlemagne écrit ià-dessus une lettre à Alarsile, parla De grâce, etc. (f» 8).»


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vaux à d'illustres guerriers, et le choix des douze pairs de l'em- pereur , interrompt l'histoire de la guerre d'Espagne pour passer à de tout autres parties de la vie de Gharlemagne. La huitième branche seulement reprend le récit de la première  ; mais elle n'a plus d'intérêt pour nous  : elle n'est qu'une traduc- tion de la Chanson de Rolande

Entre le début de ce poërae cependant et les derniers événe- ments rapportés par la branche I, il faut nécessairement inter- caler plus d'une aventure. C'est dans cet intervalle que Roland a fait les conquêtes dont il parle à la strophe XIV du poëme d'Ox- ford :

Set anz ad pleins qu'en Espagne venimes  : Jo vos cunquis e Noples e Commibles, Pris ai Valterne e la terre de Pine, E Balasgued e Tuele e Sezilie *.

Il faut y joindre les villes que mentionne un autre poëme, qui doit ici suivre la tradition , le Groing {Logrono\ l'Estoile {Estrella), Quarion et Estorges {Asto^^ga) *, et sans doute bien d'autres en- core. Quand s'ouvre la Chanson de Roland^ la septième année, depuis le commencement de la guerre, est terminée  : Gharle- magne a mis le siège devant Gordres  ; il a d'ailleurs soumis toute l'Espagne, sauf Saragosse et son roi Marsile.

Mais le poëme que nous venons de mentionner, Gui de Bour- gogne^ introduit ici un épisode tout nouveau. Suivant lui, au mo- ment où Charles pense à assiéger Gordres (V. 30), il y a, non pas sept ans, mais vingt-sept ans qu'il est en Espagne. Cette exagération était nécessaire au poëte, pour rendre possible la fable qu'il avait inventée. Pendant ce long séjour, les enfants laissés au berceau par les compagnons de l'empereur ont grandi; ils se donnent un roi, Gui, fils du duc Samson de Bourgogne; mais au lieu de leur distribuer, comme ils l'espéraient, les fiefs et les héritages, Gui les emmène en Espagne pour secourir leurs pères. Ceux-ci en ont grand besoin. En effet, au moment de marcher sur Gordres, Charles apprend qu'il y a encore cinq villes en Espagne qu'il ne possède pas; il jure de ne pas attaquer Gor- dres avant de les avoir prises toutes cinq. Mais la première qu'il

  • C'est sans doute aussi pendant ce ci-dessus , page 254).

temps qu'il prenait Carcassonne (voy. ^ Guide Bourgogne, \. Il, 82.


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assiège, Luiserne, le retient seule quatre ans devant ses murs. Au bout de ce temps, les guerriers frnnçais sont, on peut le croire, dans un triste état  ; la fatigue et les privations les accablent  ; l'empereur désespéré excite ses barons à l'assaut, mais ceux-ci ne peuvent plus guerroyer  :

«  Sire, ce dist Ogier, mult grand tort en avés;

Certes, j'ai si les pies et les .II. poins enflés

Que je ne les porroie eu mes estriers bouter.

N'a .XXX. de mes cous .1. Sarasin tuer,

— Baron, dist l'empeiere, quant morir me verres,

La honte sera vostre, reprovier i aurés;

Que jamès en vos vies meillor seignor n'aurés.  »

Et dist à l'autre mot  : «  Hé I Diex, vous me hacs  !

Ja soloie je panre et chastiaus et cités.

Ne me pooit tenir chastel ne fermetés.

Ne grant sale perrine, ne mur, tant fust levés;

Ne puis mais noient faire, tous an sui asotés.

Quant vous vient à plaisir, Dicï, la mort me donés  !  »

Lors plora l'emperere, ne se pot contrestor.

(V. 783 et suiv.)

Heureusement Gui de Bourgogne et les autres enfants arrivent devant Luiserne, après avoir conquis les quatre autres villes que Gharlemagne n'avait pu prendre. Pendant que Charles est absent, Gui prend aussi Luiserne  ; mais Roland et lui se disputent à qui la possédera. Pour terminer leur querelle, Charles se met en prière, et demande à Dieu qu'il mette cette ville en état de ne faire jamais envie à personne  :

Dont n'eûssiés vos mie demie liue alée

Que la citez est toute en abisme coulée.

Et par desus les murs tote d'eve rasée  ;

Si est assés plus noire que n'est pois destemprée,

Et li mur sont vermeil comme rose esmerée;

Encor le voient cil qui vont en la contrée.

(V. 4292 et suiv.)

Ceci n'est pas de l'invention pure; l'auteur de ce poëme avait lu le Pseudo-Turpin, comme quelques trouvères de la seconde épo- que *. Dans la première partie, au chapitre qui énumère les villes

  • Une autre preuve est cette vision où S. Jacques est inconnu à notre vraie

un ange ordonne à Gharlemagne d'aller poésie épique; cf. notre disserlalion ia- au tombeau de S. Jacques (v. 4099)  : tine sur le Pseudo-Turpin.


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d'Espagne conquises par Gharlemagne, il avait trouvé cette indi- cation dont il a fait un des motifs de son récit  : «  Mais la cité de Luiserne qui siet en un val qui a nom Vauvert ne put il prendre jusques au dernier an; car elle estoit trop forte et trop garnie. En la parfin l'asségia et fut entour quatre mois  ; mais quant il vit que il ne la pourroit prendre par force, il fîst sa prière à Dieu et monseigneur saint Jacques, lors chaïrent les murs et demeura sans habiteurs. Et une grant eaue, ainsi comme estanc, leva emmi la cité, noire et obscure et horrible  ; si nooient dedans grans poissons tous noirs qui jusques aujourduy sont veus noer parmi cel estanc*.  » Plus loin, quatre villes sont maudites pour ce même motif, d'avoir trop longtemps résisté à Gharlemagne.

Ce petit poëme de Gui de Bourgogne, antérieur sans doute à la fin du douzième siècle *, et remarquable à plusieurs titres ', nous ramène au moment où s'ouvre la Chanson de Roland  :

Lors commande li rois que l'ost soit destravée  ; S'iront en Reinschevaus à lear fort destinée.

(V. 4300.)

Et en effet, Marsile , envoyant des ambassadeurs à Gharlema- gne, leur dit, au commencement du texte de Turold  :

II est al siège a Cordres la citet.

(V. 71.)

Et Gordres est prise quand les messagers arrivent auprès de l'empereur (VIIÎ, 97).

La Chanson de Roland ou de Roncevaux, qui contient le récit des événements suivants, est, nous l'avons dit plus d'une

  • Traduction des Chroniques de Saint' a juvenibus in Francia elevato, dum Ka-

Denis, II, 214. — Nous avons dit ail- rolus magnus esset in Hispania, et de leurs que ce chapitre était plein de récits gestis ejusdem Guidonis satis pulchra de- lo.:a;i\' , dont quelques-uns semblaient canlatur sive fabula sivc hysloria (f» 48 d'origine arabe. Cette ville changée en r" B),  » et celle de Philippe Mousket, lac avec ses habitants métamorphosés qui rappelle, en nommant Gui de Bour- en poissons se retrouve dans les Mille et gogne, «  que c'était celui qui avait reçu une Nuits {Histoire du jeune sultan des des jeunes enfants la couronne (v. 4670 Iles-Noires). et suiv.) ,  »

  • Il est cité dans Gaidcn (v. 9-iO) qui  » Cette expédition des enfants rappelle

n'est pas postérieur. A la mention des les Croisades d'enfants du douzième siè - Deux troveors ribauz, cités dans la Pré- de. La curieuse légende que nous em- face, p. IX, il faut joindre celle d'AIbé- prautons plus loin à la Kaiserchronik rie des Trois-Fontaines  : «  De Guidone, n'est pas sans rapports avec cette his- fllio Samsonis ducis Burgundie, in regem toire.

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fois, le sommet de notre épopée. La tradition qui Ta inspirée est la plus authentique et la plus populaire de toutes celles qui nous sont parvenues  ; toutefois nous ne la possédons déjà plus tout à ftiit sous sa forme primitive. Le plus ancien texte qui en existe, celui d'Oxford, qu'a pour ainsi dire signé un certain Turold, contient des traits, des variantes, des épisodes entiers qui accu- sent des remaniements et des altérations postérieurs à l'éclosion première de la chanson. Dans les autres textes, tels que les divers rajeunissements français , le poërae allemand de Conrad, la tra- duction islandaise, etc., la tradition, généralement plus altérée, a quelquefois, exceptionnellement, conservé des traits plus anti- ques; enfin, en face de cette série de poëmes, le récit de Turpin représente à peu près seul une autre forme de la légende, qu'on a regardée comme plus ancienne et plus fidèle encore que celle du manuscrit d'Oxford. Nous ne pouvons entreprendre dans le détail la critique de la tradition et de ses diverses formes  ; nous nous contenterons de résumer le récit du plus ancien texte, en indiquant les principales variantes des autres. Ce travail nous est rendu facile par celui que Wilhelm Grimm a fait sur le même sujet, avec un soin digne de tout éloge; nous n'arriverons pas cependant, sur ce rapport du Roland avec le Pseudo-Turpin, aux m»3mes conclusions que lui \

Charles a conquis presque toute l'Espagne  ; il assiège Cordres. Le roi de Saragosse, Marsile, convoque ses barons, et leur demande de lui conseiller ce qu'il doit faire pour ne pas être écrasé par l'empereur de France ^ Blancandin lui conseille d'envoyer pro- mettre à Charles soumission et conversion, et de lui donner des trésors et des otages. Charles quittera l'Espagne, et on verra alors ce qu'on peut faire. Cet avis est accepté, et Blancandin lui-même,


' Nous ne tenons aucun compte, pour ce 1er demander à Marsile sa soumission

qui suit, des poëmes italiens, qui n'ont Ce début se retrouve à peu près dans

conservé en propre aucun trait de la tra- Turpin, si ce n'est que là Mai*sile a pour

ciition primitive; nous parlerons plus tard frère Belvigaud, et que tous deux gou-

des récits espagnols. vernent Saragosse pour ie grand roi de

  • Dans le poëme latin publié par Perse. C'est une des confusions de noms

M. Francisque Michel (voyez plus haut, et de faits fréquentes dans Turpin (voy.

p. 105), Charles, après avoir soumis l'Es- |tlus haut sur Açroland); il a placé mal à

paprne, veut se retirer; mais Roland le propos ici le Baligaud, roi de Perse, qui

conjure de ne pas le faire avant d'avoir Ii:;nif; dans la fin du poëme français.

conquis Saragosse, la seule ville qui ré- Soi; Belvigaud ne joue plus d'ailleurs

siste encore, et indique Ganelon pour al- aucun rùle dans l'action.

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à la tête d'une ambassade nombreuse, vient demander à Charles les conditions auxquelles îl accordera la paix à Marsile. L'empe- reur assemble son conseil; Ganelon, contre l'avis de Roland, fait décider qu'on ne rejettera pas les offres de Marsile et qu'un am- bassadeur lui portera les volontés de Charles, Naîme, Roland, Olivier, Turpin, s'offrent pour remplir ce message \ l'empereur les refuse tous  ; il sait que c'est une mission périlleuse, il ne veut pas risquer un des pairs. Roland désigne alors Ganelon, et tous les suffrages sont d'accord avec le sien; mais Ganelon, qui se rappelle le sort de Basin et de Basile ", jure, au cas où il revien- drait sain et sauf, ce qu'il n'espère guère, de se venger de Ro- land \ 11 rejoint Blancandin et part avec lui pour Saragosse, em- portant la lettre de l'empereur; en chemin il ne peut s'empêcher d'exhaler sa haine contre Roland, et Blancandin le fait déjà con- sentir à la trahison. Cependant, arrivé à Saragosse, il s'acquitte de son message avec une telle hauteur que Marsile indigné veut le percer de son javelot; Blancandin apaise son maître, et lui fait part ensuite des dispositions de Ganelon. Alors Marsile vient rejoindre le Français dans son jardin \ cause amicalement avec lui, et Ganelon finit par jurer de tromper l'empereur sur les in- tentions de Marsile, et de faire placer Roland à l'arrière-gaide  ; les Sarrasins entoureront la petite troupe d'une immense armée, qui sera détruite, mais une seconde en. aura raison. Marsile et les siens comblent le traître de caresses et de présents *.

' Dans les rajeunissements, Roland ne ossez différent ^ et qui paraît ancien,

se propose pas. ^ D'après Turpin, Ganelon n'avait au-

  • Voyez plus haut, p. 267. con motif de haine contre Roland, il se

' Le poëme latin a conservé ce trait, laisse simplement corrompre par l'or de

mais Roland désigne Ganelon pour aller Marsile, W, Grimm voir là un trait plus chez Marsile sans première ambassade ancien; nous sommes d'un avis cou- de la part de celui-ci 5 dans Turpin, on traire; le rapprochement de Ganelon et ne dit pas que ce fût Roland qui eût fait de Judas nous semble bien plutôt ec- choisir Ganelon. désiastique que populaire. — 11 en est de

  • Dans tous les rajeunissements, dans même de ce qui suit  : d'après Turpin

Conrad et dans le Stricker, c'est sous un (suivi en cela par le fragment anglais, pin que Ganelon jure son crime. Co)irad ap. Michel, p. 280), Ganelon ramène au dit même expressément: «On appelle ceci camp du vin et des femmes sarrasines; le Conseil du Pin, parce que c'est sous un les Français s'enivrent et forniquent, et pin que tout fut conclu avec l'infidèle leur défaite du lendemain est la consé- Ganelon (p. S8).  » Ces mots semblent quence de leur faiiguo et la punition de indiquer qu'on chantait ce morceau à leur péché. Celte idée, qui a tant d'ana- part , comme une rhapsodie détachée, logues dans le faux Turpin, n'a rien de Le poëme latin place aussi cette scène commua avec l'inspiration héroïque et sous un pin, mais il en fait un récii nationale de notre épopée.

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Revenu au camp, Ganelon rapporte que son ambassade a eu le plus heureux succès, et que Marsile, Tannée suivante, viendra à Aix recevoir le baptême  ; il envoie en attendant le tribut exigé. L'armée joyeuse se dispose à rentrer en France. Le lendemain, Gharlemagne, qu'ont tourmenté des songes prophétiques, con- sulte ses barons pour savoir à qui sera confié le poste le plus pé- rilleux, celui de chef de l'arrière-garde  : Ganelon fait désigner Roland, malgré le mauvais vouloir de l'empereur  ; Roland se ré- jouit de cette mission*; il ne veut prendre avec lui que vingt mille hommes  ; les douze pairs se joignent à lui. L'armée française se met en marche  : bientôt l'empereur et les siens atteignent la Gas- cogne.

Cependant les païens approchent de l'arrière-garde. Olivier les découvre du haut d'un tertre*  : étonné de leur nombre, il demande à Roland de sonner son cor d'ivoire , dont le son retentit au loin; Charles l'entendra et reviendra pour les secourir. Roland s'y refuse par un sentiment d'honneur exagéré ', et la bataille commence. Nous ne saurions la raconter ici  ; elle se termine par la mort des douze pairs et enfin par celle de Turpin et de Roland *.


1 Cf. ci-dessuSj Introduefion, p. 22.

  • Les éditions antérieures à celle de

M. Mûllerfont monter Olivier s-ur un pin; mais le dernier éditeur lit sur un pui, avec toute raison; en effet le ms. de Venise et les rajeunissements donnent pui, et la Karlamagnûs-Saga, qui traduit ici litté- ralement, dit de même(VIiI, 21)  : «  Oli- vier monta sur une haute colline.  » D'ail- leurs il est plus naturel de se représenter Olivier debout smt un rocher qui domine le pays que grimpé sur le haut d'un pin, avec sa lourde armure. — Conrad et le Stricker ignorent ce ti-ait, ainsi que le poëme latin; il est curieux que, des quatre fragments néerlandais, un s'arrête juste h ce moment, et deux autres commen- cent aussitôt après.

  • Ce célèbre épisode, un des plus beaux

morceaux de notre poésie épique, man- que complètement dans Turpin, qui ra- conte d'ailleurs la bataille assez différem- ment en tout.

•* Turpin ne meurt pas, naturellement, dans le récit qui lui est attribué. Quant à Roland, dans le Pseudo-Turpin il meurt


de ses blessures  ; dans la Chanson de Ro- land, il ne semble succomber qu'à, la fa- tigue et à la rupture des veines des tem- pes, qu'il s 'est brisées en soufflant trop violemment dans son cor. Plus tard, il fut convenu qu'il était mort de soif, et qu'il ne pouvait perdre de sang par bles- sure (voy. ci -dessus, p. 264). C'est pour cela que, dans les rajeunissements, Ogier conseille de punir Ganelon on l'enfer- mant dans ime tour et en lui donnant à manger, mais non à boire  :

Do soif morra d'une angoisse mortal, Coin fist Rollans li ber en Ronsceval.

(Michel, p. XXII.) De là était venu le proverbe mourir de la mort Roland, pour dire  : avoir grand soif: «NonnuUi... non dubitaruat signi- licare Roiandum... siti miserrime exs- tinctum  ; inde no.stri, intolerabili siti et immiti volentes significare se torqueri, facete aiunt Rolandi morte se perire  » (Champier, de Re cibaria, XVI, 5); voy. aussi Rabelais, liv. II, ch. vi. Régis, sur ce passage de Rabelais, prétend que Ro- land mourut à'hydropfiobie.

18


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Un peu avant de mourir, Roland avait sonné du cor, et l'empereur, de l'autre côté des montagnes, l'avait entendu; il revient en toute hâte, mais il n'arrive à Roncevaux qu'au moment précis où Roland vient d'expirer*. Il se livre, ainsi que toute l'armée, à des lamentations amères  ; Ganelon, soupçonné dès l'abord, a été chargé de chaînes^.

Cependant la mort des vingt mille Français a coûté aux Sarra- sins la destruction de deux armées immenses et d'une partie de la troisième  ; Marsile, dont le bras a été coupé par Roland, s'est enfui à Saragosse^ Quand les chrétiens arrivent à Roncevaux, on voit encore au loin, sur la route, la poussière soulevée parles derniers Sarrasins qui se retirent. Charles se met à leur poursuite pour venger ses braves, mais le jour va baisser, on ne pourra les attein- dre: l'empereur alors implore Dieu, et un ange vient lui an- noncer que la clarté ne lui fera pas défaut; en effet, il atteint les païens près de l'Èbre, les extermine, et quand ils sont tous tués le soleil se couche *. Les Français campent à l'endroit où ils se trouvent  ; l'empereur est assailli la nuit de visions inquiétantes. Le lendemain les chrétiens arrivent à Roncevaux  : là les pleurs et les regrets recommencent  ; Charles se pâme trois fois sur le corps de Roland, et donne tous 'os signes de la plus vive douleur ^ On enterre les morts chrétiens, en conservant, après les avoir em-

  • Dans Tiirpin, deux guerriers s'é- ^ D'après Turpin, Marsile est tué dans

chappent de la bataille, Baudouin, frère la bataille  ; Belvigand s'enfuit, et on n'en de Roland, et Thierri, qui viennent an- entend plus parler, noncer à Charles, le premier le désastre * Le récit de Turpin ofire encore ici général, le second la mort de Roland, l'exemple d'une altération inintelligente  : L'auteur de Gaidon connaissait une ver- chez lui, Charles arrivé à Roncevaux s'y sion analogue, mais cependant assez dif- arrête et y passe la nuit, et c'est la jour- férente  : Thierri seul survit , et Roland née du lendemain qu'un miracle allonge l'envoie lui-même à Charlemagne. — pour lui permettre d'atteindre les Sarra- Dans le poëme d'Oxford, Thierri ne sins. En outre, le soleil s'arrête pendant prend aucune part au combat, et Bau- trois jours  ! -- 11 y a dans le récit de ces douin, frère de Roland et fils de Gane- événements, entre les divers textes poê- lon, n'est qu'un enfant, qui est resté en tiques, des différences de détail que nous France. La version de Gaidon et deTiir- ne relevons pas ici (voy. Griram, Intro- pin est évidemment postérieure et due duction au Ruolandes Liet). à un désir de vraisemblance; il fallait s Sur l'intercalation dans le texte d'Ox- expliquer comment on connaissait dans ford, à cet endroit, d'une tirade appar- tous ses détails un événement dont au- tenante une autre rédaction (CCXî), voy.

cun témoin n'avait survécu. La vraie Introduction j p. 22 M, Mùller ne nous

poésie se soucie peu de pareilles consi- apprend pas si cette tirade se trouve dans dérations. le manuscrit de Venise; Conrad et la

- Dans la KarlamagnùS'Saga, on l'en- Karlamagnùs-Saya sont ici trop abrégés ferme dans une prison. pour pouvoir être utiles.


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baumes, le corps et les entrailles de Roland, d'Olivier et de Turpin\

Dans le poëme latin, dans la version islandaise et dans Turpin, la vengeance du jour précédent suffit  ; elle termine la guerre, et Gharlemagne rentre en JbVance. Mais tous les textes de la chanson de gestes française, d'accord avec les versions germaniques, inter- calent ici un épisode tout nouveau. Au commencement de la guerre, Marsile avait envoyé demander secours à Baligand, Vamiral de Babylone  : il arrive, avec une immense armée, précisément au moment oîi Marsile, cruellement blessé, et n'ayant plus d'espoir, vient de s'évanouir de douleur dans son palais de Saragosse. Baligand lui promet de réparer tous ses désastres, et bientôt les regrets des Français sont interrompus par le défi que leur envoie Vamiral. Charles range son armée en bataille; après un combat acharné, il engage lui-même la lutte avec Baligand  ; soutenu par un ange, il finit par vaincre et tuer le chef suprême des païens  : Marsile, en apprenant ce nouveau malheur, se retourne contre le mur et meurt *. Charles prend Saragosse, fait tuer ou baptiser tous les païens, emmène la reine Bramimonde qu'il veut convertir par la douceur, et retourne victorieux en France.

Cet épisode est-il primitif ou postérieur au reste? Les textes où il manque sont-ils plus anciens que ceux qui l'offrent, ou, au contraire, sont-ils incomplets et tronqués? M. Grimm se prononce tout à fait pour la première solution; d'après lui, Turpin, en fai- sant mourir Marsile dans le combat contre Roland, suit la tradi- tion authentique  ; les autres textes se contentent de le faire blesser, parce qu'il doit servir de point d'attache entre l'ancien récit et le nouvel épisode qu'ils veulent ajouter  ; le poëme latin et la Karla^ magnùs-Saga suivent aussi un récit plus ancien en cela que le texte d'Oxford.

Mais il faut remarquer que ces deux derniers textes rapportent, comme les divers poëmes français, que Roland blessa seulement Marsile; si donc ce trait est caractéristique des récits où Baligand doit figurer, c'étaient des récits semblables qu'ils connaissaient,

i Divers textes rapportent qu'un mira- Durendal des légendes qui semblent an-

cle permit de distinguer les corps des ciennes, mais que nous ne pouvons rap-

chrétiens de ceux des infidèles  ; nous peler ici.

avons raconté plus haut (p. 258) une liis- * Voyez uu trait semblable au Livre

toire analogue. — On trouve aussi sur des Rois, liv. II, ch. xx, 1.


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et ils sont simplement tronqués à la fin. Et en effet nous remar- quons que le poëme latin, après la mort de Roland, ne contient plus que quelques vers insignifiants; quant 'kXd.Karlmnagnùs-Saga, elle abrège sensiblement la seconde partie du récit , après avoir d'abord été très-fidèle au texte d'Oxford  ; elle intercale en outre un épisode emprunté à quelque rajeunissement: il semble que le manuscrit suivi par le traducteur lui ait manqué à un certain moment. Reste Turpin, qui fait, il est vrai, tuer Marsile par Ro- land, mais en racontant que son frère Belvigand s'enfuit à Sara- gosse, ce qui semble encore mieux calculé pour amener une nou- velle guerre contre Charles  : mais on n'entend plus parler de ce Belvigand, et Charles revient en France sans avoir pris Saragosse. Cette prise est cependant presque indispensable  : elle seule donne satisfaction au sentiment national  : il faut que Roland soit vengé, et que la trahison des Sarrasins tourne à leur ruine complète. Nous pensons que dans le poëme primitif ce dénoûment s'effectuait sans l'intervention de Baligand, amené sans doute, comme le dit W. Grimm , par l'idée poétique d'opposer le chef de la chrétienté au chef de la païennie dans un combat décisif; mais aucun des textes qui nous sont parvenus ne remonte aussi haut, et il ne faut regarder l'absence du combat avec Baligand dans quelques-uns d'entre eux que comme une simple suppression,

Charles revient donc en France  ; mais, suivant Turpin et une allusion de Gaidon^, il avait d'abord puni de mort le traître Gane- lon, que les autres récits ne font périr qu'en France. Nous avons dit plus haut que certains récits lui faisaient prendre Narbonne à son retour. Il enterre ses morts à Blaye suivant les poëmes, à Blaye et à Arles suivant Turpin, et revient dans sa capitale.

C'est là' que, d'après nos poëmes, il s'occupe de punir le traître. Les -rajeunisseurs des douzième et treizième siècles ont beaucoup développé cette partie du poëme, assez courte dans le texte de Turold  : après que le champion de Ganelon a été vaincu en champ clos, par Thierri d'Anjou, Ganelon est atta- ché par les quatre membres à la queue de quatre étalons qui le

  • Ce poëme a sur le supplice de Ga- tous les autres textes (v. 45 et suiv.).

Delon une variante tout à fait isolée  : il * Aix-la-Chapelle dans le texte de

aurait été brûlé en un bûcher, à Roche- Turold, dans les poëmes germaniques,

pure en Espagne; Pinabel, son neveu dans Turpin; Laon dans les rajeunisse-

et son défenseur, aurait été écartelé, ments français; cf. Introduction^ p. 22,

comme l'est Ganelon lui-même d'après et ci-dessous, ch. vu.

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déchirent. On baptise ensuite Bramimonde, et le poëme finit *.

Un poëme qui n'est pas ancien comme donnée , contient une espèce de suite de la guerre d'Espagne. En quittant ce pays, Gharlemagne y avait laissé un roi, son neveu Anséis; maisMarsile qui, pour le besoin du récit, n'était pas mort, mais enfui en Afrique, revient avec une armée immense, et fait au jeune roi une longue guerre, qui ne se termine que par une nouvelle intervention de Gharlemagne *.

Il était naturel de supposer que les païens avaient essayé de ven- ger leur défaite d'Espagne. C'est ce que raconte la branche IX de la Karlamagnùs-Saga  : Madul , frère de Marsile, voyant Ghar- lemagne vieux et privé de ses guerriers les plus vaillants, envahit la France, la dévaste, et n'est vaincu que par Guillaume au court Nez, ici contemporain de Gharlemagne, qui sort de sa retraite pour défendre la chrétienté, mais laisse attribuer ses exploits à un autre' .

Ainsi se termine, dans l'épopée française, ce vaste cycle de la guerre d'Espagne, dont nous n'avons pu indiquer que bien impar- faitement toute la variété et l'étendue. Dans le développement de cette riche légende, le terrible et glorieux épisode de Roncevaux est le centre et le foyer  : c'est le point qui commence le premier à vivre et qui survit aussi à tout le reste dans le souvenir populaire.

La Kaiserchronik

Tout à fait en dehors de cette série de récits se place celui que fait la Kaiserchronik (voy. page 119) d'une expédition de Charles

  • Ici se placent quelques vers peu secourir le bon roi Iwen, car les païens

clairs. Un ange apparaît à Gharlemagne font une guerre terrible dans son pays

pour lui ordonner une nouvelle exp6di- (p. 119),  » et plus loin on raconte cette

tion  : M. Millier lit ainsi ces vers, sur guerre, mais trop succinctement pour

lesquels il promet des explications  : qu'on puisse en tirer parti  ; on voit seu-

Par force iras en la terre de Bire  : lement que le roi païen s'appelait Geai'

Reis Vivien si succuras en imphe, wer et qu'il était tué par Ogier le Danois.

A la citet que païen unt asise  : * Voyez sur 06 poëme V Appendice,

Li chrestien te recleiment e crient. n* IX. M. Michel avait lu en la tere d'Ebre, 3 Rappelons ici l'invasioû delà France

Génin e?î la tere de Strie. On ne connaît par Brehier, dans la dernière partie d'O-

rien de cette expédition; elle était le su- gier-le-Dunois (voy. ci-dessous), qui se

jet d'un de ces nombreux poëmes perdus produit à peu près dans les mêmes cir-

desquels le Roland seul a survécu. Au- constances, mais pour venger Brairaant,

cun autre manuscrit que celui d'Oxford et non Marsile. Ces immenses armées

ne contient ces vers. La rédaction la plus païennes envahissant le sol français et

ancienne de la Karlomagnùs-Saga man- venant jusqu'à Paris sont devenues, on le

que précisément ici; mais la Krônike sait, un des motifs favoris des poëmes ita-

danoise, qui la suivait (voy. ci-dessus, liens  : c'est probablement Ogier qui est

p. 152), dit  : «  Va dans la terre de Libie la première source de ces récits.


Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 278.jpg[278]

en Espagne  : nous allons le reproduire presque en entier. Charles a conquis l'Espagne et la Navarre  ; il a pris Arles par ruse (voy. ci-dessus , page 258) et Girone par famine. «  L'empereur et ses hommes entrèrent en Galice  : là, le roi des païens leur fit de grands maux  ; les chrétiens furent tous massacrés, Charles put s'échapper à peine. Aujourd'hui encore la pierre sur laquelle il s'assit est mouillée*; pleurant à chaudes larmes, il s'accusa de ses péchés. Il dit  : «  Seigneur Dieu, grâce maintenant pour ma pauvre âme  ; retire mon corps du monde, afin que le peuple ne m'humilie pas de ses reproches. Jamais plus je ne serai joyeux.  » L'ange vint le consoler et lui dit  : «  Charles, cher à Dieu, tu auras bientôt de la joie. Envoie tes messagers chercher les jeunes filles (les femmes mariées, ils les laisseront au logis); Dieu veut ici montrer sa vertu. Crains et aime Dieu, et ces jeunes filles te regagneront ton honneur.  »

«Les messagers firent diligence et allèrent partout dans l'empire: ils réunirent les pucelles et les rassemblèrent ad Portam Ccsaris^  : là les attendait l'empereur. A l'assemblée vinrent en grand nom- bre les jeunes filles, cinquante mille et trois raille encore, je vous dis la vérité, et soixante-six par dessus  : l'empereur en loua Notre- Seigneur. A l'endroit qui s'appelle le val de Charles ^ arrivèrent les pucelles de toutes parts  : elles se ceignirent et s'armèrent  ; elles se rangèrent en bataillons comme des hommes. Là, l'empereur admira mainte noble vierge.

«Les sentinelles païennes s'étonnèrent grandement quel pouvait être ce peuple  : il leur semblait très-extraordinaire. Ils vinrent dire en grande hâte au roi  : «  Seigneur, nous avons tué les vieux, mais voici que les jeunes sont arrivés  ; je crois qu'ils veulent satis- faire sur nous leur colère  : ils ont une large poitrine. Seigneur, n'essaye pas de les combattre  ; ce sont de bons champions  ; leurs

  • Le curé Conrad s'est souvenu de ce ^ C'est ce que Turpin appelle Por/«s

trait, et l'a transporté, en ajoutant une Cixereos, et le texte d'Oxford les Portes

circonstance merveilleuse de plus, dans Oe Cizer ou de Cizre.

son récit de Roncevaux  ; quand Charles * Turpin parle aussi de la vallis Ca-

a retrouvé le cadavre de Roland et le roH, le val Charlon dans les traductions

contemple, «  le sang lui sortit des yeux; françaises. Il y avait aussi un endroit ap-

la pierre sur laquelle il était assis est en- pelé les bornes de Charles  ; Guillaume le

core mouillée aujourd'hui là où le sang Breton dit dans sa Philippide, liv. I,

a jailli (,p. 257, v. 19-22).  » De même le v. 164  :

Stricker, v. 106C5-69  ; Karl Meinet, i<* 467, Usque sub Hispanos fines portusque remotos,

V. 22-25. Qui Caroli metœ populari voce vocantur.


LES RÉCITS. 279

cheveux sont longs, leur démarche est belle; c'est une nation hardie. Combattre ne nous servirait de rien  : tout ce que la force peut réunir ne saurait leur résister; leur mine est terrible.  » Ainsi les sages conseillèrent le roi  ; il envoya ses otages à l'empereur, et se fit baptiser  ; il crut en Dieu, lui et tous les siens, et il aima la chrétienté. Ainsi Dieu donna la victoire à Charles sans coup fé- rir ; les pucelles reconnurent bien que le Dieu du ciel était avec elles.

«  Charles et ses guerriers retournèrent dans leur empire. Les jeu- nes filles arrivèrent, fatiguées de la marche, dans une verte prai- rie ; elles plantèrent leurs lances en terre et s'étendirent en forme de croix  ; elles passèrent là la nuit. Il se fit un grand miracle  : les lances se mirent à verdir, à jeter feuilles et fleurs; elles formèrent un bois qu'on peut voir encore, et qui s'appelle le bois des lances *. Le puissant Charles construisit là une église belle et solide à l'honneur du Christ, de la vierge Marie et de toutes les vierges, parce que la chasteté et la pureté des vierges lui avaient donné la victoire  ; et cette église s'appelle Domini sanctitas^.  »

Il est permis de croire que ce curieux récit est un des rares dé- bris des traditions germaniques sur Charles  ; il rappelle une sin- gidière légende rapportée par Paul Diacre, sur l'origine du nom. des Lombards ^

Une autre variante de l'histoire de la guerre d'Espagne, mais celle-là tout à fait locale, se trouve dans les leçons de l'office composé à Girone, d'après les souvenirs populaires, en l'honneur de Charle- magne (voy. page 64)  ; cet office, rédigé seulement au quatorzième siècle, porte des traces de l'influence du Pseudo-Turpin et des falsi- fications monacales que nous avons plus d'une fois signalées. Il contient cependant des traits évidemment anciens. Voici les huit leçons qui racontent la guerre de Charles contre Marsile, le seul roi païen qui figure ici  :

«  Saint Charlemagne, voulant obéir aux ordres de saint Jacques., résolut d'aller en Espagne et de soumettre ce pays à la foi catho- lique. Ayant pris et fortifié la ville de Narbonne, où l'Espagne commence, et parvenu à la terre de Roussillon, qui est l'entrée de

  • Nous avons déjà vu ce miracle dans ' Voy. Grimm-Theil^ Traditions aile-

Turpin et ailleurs (voy. ci-dessous p. 265). mandes, t. Il, p, 30 Voy. aussi l'Ap-

  • Kaiserchronik, v. 14931-15030. pendice, n» X.

Notes originales

  1. Reiffenberg, Phil. Mousk., t. II, p. 477.
  2. Sur ce livre des Reali et le poëme d'Aspramonte, cf. liv. I, ch. ix.
  3. Nous négligeons le petit poëme d'Otinel, qui raconte aussi une expédition de Charlemagne en Italie; il est trop évident qu'il n'a rien de traditionnel.

Voir aussi