Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Livre deuxième/Chapitre III

De Wicri Chanson de Roland
logo lien interne Cette page est en phase de création pour des raisons de cohérence des liens dans ce wiki (ou au sein du réseau Wicri).
Pour en savoir plus, consulter l'onglet pages liées de la boîte à outils de navigation ou la rubrique « Voir aussi ».
Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 227.jpg

Avant-propos éditoriaux

Les titres de section ont été ajoutés par la rédaction WICRI pour améliorer la navigation hypertexte.

La numérotation des notes de bas de page ne correspond pas à l'original.

Chapitre III

Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 227.jpg[227]

La jeunesse de Charlemagne.

L'enfance

Nous avons vu dans le chapitre précédent comment Pépin avait retrouvé Berte ; d'après la chronique que nous avons citée, l'enfant qui devait être Charlemagne aurait été conçu cette nuit même, sur un char couvert de fougère. Cette circonstance se retrouve dans plusieurs autres versions de l'histoire de Berte[1]; d'après les Reali di Francia (I. VI, c. 17, 41), son nom lui viendrait même de là  : Charles étant tiré de char, et Magne du fleuve Magno (Mayenne), sur les bords duquel il avait été engendré[2]. Le roman de Berte en prose dit de même  : «  11 fut... engendré en ung char par le roy Pépin en Berthe la dame, et pour ce qu'il fut dit au roy qu'il avait esté engendré en ung chariot, voulut-il qu'il fust Charles nommé [3]  » Le Flamand Jan Boendale rapporte aussi dans son Lekenspiegel que, suivant les récits des poètes, il fut nommé Charles, «  parce que son père l'engendra sur un char  » ; mais il ajoute que ce fut d'une servante (dienst-wyf) trait caractéristique et tout à fait inconnu aux autres traditions [4]. La chronique de Weihenstephan ne parle pas de cela  ; mais elle ajoute une circonstance remarquable au récit des autres textes.

«  Auprès de Pépin était son astrologue ; il sortit pour chercher des simples puissants, car la lune luisait clair. Devant lui il vit une étoile, et il revint près de son maître pour lui dire merveilles.
— Je vois, à ne pouvoir m'y tromper, à la lueur de l'étoile, que vous dormirez cette nuit même auprès de votre épouse  ; elle en concevra un enfant, auquel un jour seront soumis les princes chrétiens et infidèles.
— Tu plaisantes, dit le roi  ; cette nuit je ne puis rejoindre ma femme.
Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 228.jpg
— L'étoile ne peut me tromper. Le monde entre cette nuit dans une ère nouvelle; l'enfant que vous engendrerez baptisera les Saxons, il surpassera tous les empereurs et donnera aux Germains Tempire pendant mille années [5]»

C'est ainsi que Pépin demande à voir Berte, et qu'il engendre en effet Charlemagne.

Les poètes du quatorzième siècle, pour lesquels la division en trois gestes de tous les héros carolingiens était le point essentiel du cycle, avaient symbolisé cette division en faisant naître le même jour les chefs de ces trois familles, Charlemagne, Garin de Monglane et Doon de Mayence. Ce dernier, dans le poëme qui lui est consacré, rappelle ainsi cette triple naissance simultanée elles prodiges qui l'accompagnèrent  :

Biaus père, fet li ber, vousm'aliés contant
Que, quand Kalles nasqui, nasquirent dui enfant,
Je et Garin li ber, qui le cuer a vaillant,
Qui Monglane a conquis sur la gent mescrcant  :
Le soleil rougi tous et mua son semblant.
Et li vent estriverent, la terre ala crouUant,
Les nues de lassus alerent éclipsant;
Tel tourmente menèrent amont en l'air bruiant
Que grant merveille fu à toute gent vivant.
Trois granz foudres queïrent des nues maintenant  ;
La première queï à Paris la manant.
Par devant le palais Pépin le combatant;
Là où ele queï fîst une fosse grant  :
De la fosse vit on saillir de maintenant
.I. arbre lonc et droit, flouri et verdoiant  :
Tant com Kalles vivra, i sera son vivant [6],
Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 229.jpg

La première enfance de Charlemagne est racontée différemment dans les différentes versions de l'histoire de Berte. Nous choisissons celle de la chronique de Wolter; elle offre des traits fort anciens et donne en outre une étymologie moins bizarre du nom de Charles. Quand Pépin a retrouvé sa femme, il recommande au meunier chez lequel il l'a rencontrée de venir lui apprendre s'il naît un enfant d'elle (il ignore ici quelle est la femme avec laquelle il a passé la nuit). Si elle met au monde une fille, le messager doit venir avec une quenouille et un fuseau; si c'est un fils, avec un arc et une flèche[7]. Au bout de quelque temps, le roi est assis à table avec la fausse Berte, quand arrive le meunier; il tient un arc et une flèche, et il décoche celle-ci sur la table de manière à renverser la coupe de la reine, sur quoi elle s'écrie  :

«  Éloignez ce rustre (Karl), il est trop grossier.  »

Mais l'empereur, comprenant l'action du paysan, lui dit  : «  Il s'appellera Charles (Karl) [8].  » Plus tard, Charles, que le roi avoue pour son fils naturel, est élevé à la cour avec les autres enfants de Pépin. Il a souvent avec eux des querelles où se manifeste sa supériorité physique et morale. La reine prend le bâtard en aversion et oblige Pépin à l'éloigner. C'est alors le jeune homme qui apprend de sa mère la vérité sur sa naissance, et, par une habile combinaison, arrive à faire reconnaître au roi la véritable Berte[9].

D'après la chronique de Weihenstephan, Pépin, auquel Berte s'est fait reconnaître de suite, veut cependant garder le secret pendant quelque temps encore. Charles est élevé comme le fils du meunier. Il joue avec les enfants du voisinage , et montre déjà une force et une justice qui le font reconnaître par eux comme chef[10]. Il entre comme page chez un gentilhomme, auquel il fait gagner un procès fort important par une de ces subtilités que les contes du moyen âge avaient empruntées à l'Orient [11], et dont on ne lui a pas fait honneur cette seule fois [12] Ce gentilhomme le présente au roi  ; la fausse Berte, sans savoir qui il est, se prend de haine pour lui, et cette haine décide Pépin à rompre le secret et à punir la perfide usurpatrice, dont la place est rendue à celle qui aurait toujours dû l'occuper [13],

Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 230.jpg

Les autres versions ne nous apprennent rien de particulier sur l'enfance de Charlemagne; mais sa jeunesse est en revanche le sujet de nombreux récits, qui diffèrent aussi notablement entre eux, bien que le fond soit le même dans tous.

La fuite de Charlemagne en Espagne

Voici ce fond  : Charlemagne, banni de France par les dangers que lui font courir ses deux frères bâtards, fils de la fausse Berte, s'enfuit en Espagne chez le roi sarrasin Galafre  ; il se met à sa solde sous le nom de Mainet, lui rend les services les plus signalés, et le délivre surtout d'un terrible ennemi, nommé Braimant; Ga- lafre en échange l'arme chevalier et le comble d'honneurs; la fille de Galafre s'éprend de lui, se fait chrétienne, et ils se promettent de s'épouser, ce qui a lieu en effet quand Gharlemagne, par l'aide de Galafre, est rentré en possession de son royaume et a puni ses deux frères déloyaux.

Tel est le thème qui est commun à tous les récits *, mais qui y a subi de nombreuses variantes. Nous ne pouvons nous astreindre à les mentionner toutes  ; ce travail a d'ailleurs été fait en grande partie par M. Karl Bartsch dans son savant travail sur le poëme allemand de Karl Meinet ^  : nous indiquerons les plus anciennes mentions de cette légende et nous en rapporterons les variantes les plus remarquables ou les moins connues.

La plus ancienne allusion à cette légende se trouve dans la chronique du Pseudo-Turpin, qui en parle même à deux leprises. «  Charles, dit le chap. 13 (édition Ciarapi), avait appris la langue des Sarrasins dans la ville de Tolède, où il avait passé quelque temps dans sa jeunesse.  » Le chap. 21 est plus explicite: «  Gom- ment Galafre, l'amiral de Tolède, l'orna de l'habit militaire (c'est- à-dire le fit chevalier) dans son palais de Tolède, où il se trouvait en exil, et comment Charles, pour servir ce même Galafre, tua à la guerre Braimant, grand et superbe roi sarrasin, ennemi de Galafre... je ne puis le raconter ici.  » Ces deux chapitres sont an- térieurs au milieu du douzième siècle  : il existait donc dès cette époque des poëmes populaires qui racontaient le séjour de Charles chez Galafre.

Ce premier témoignage est confirmé par les allusions que

  • Nous n'aA'ons pu, malgi'é la conci- Ultramar; Mainet épouse sa fille avant

sion de ce résumé, arriver à n'y rien de rentrer en France dans Girard d'A-

comprendre qui ne se trouvât dans tous miens; ii s'appelle Karleto dans le pocme

les récits. Ainsi la cause de l'exil de franco-italien, etc.

Charlomagne est autre dans la Crônica - P. 1-23, M. Bartsch n'a mis à profit

gênerai de Espana;\& roi sarrasin s'ap- ni le manuscrit de Venise ni la Crônica

pelle Haxen dans la Gran Conquista de gênerai.


Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 231.jpg

d'autres romans font à cette histoire. La plus importante se trouve dans Renaud de Montauban. Charlemagne rappelle lui-même dans ces termes ses aventures de jeunesse  :

Jà fui je fius Pépin, issi cotn vos savés, Et Bertain la roïne qui tant ot le vis clcr. Il fu mordris en France et à tort enherbés, Et je chaciés de France, dolans, escbaitivés. En Espaigne en alai à Galafre sor mer; Iluec fui je formant dolens et esgarés. Fors jetés de ma terre et de mon parenté. Là fis je tant par armes que je fui adobés, E conquis Galienne, m'amie o le vis cler; Si laisa por m'araor XV rois coronés. Li apostoles Miles m'aida à coroner; Je ving en douce France o mon riche barné. Et si pris tos les sers qui furent el régné *  : Je les fis tos ardoir et la poudre venter.

(P. 266.)

Le récit est déjà plus complet  : une autre allusion , mais assez postérieure, va nous donner les noms des deux frères bâtards; elle se trouve dans Garni de Monglane  :

Segnor, vos savés bien, quant Pépin fu fenis, Karlemaines, ses fiex, fu cachiés de Paris; Par force l'en cachièrent et Hainfroiz et Heudriz. Ala s'ent à Galafre, au roi des Arrabis, Aida lui de sa guerre contre ses anemis. Quant il l'ot trait à fin et ot Braibant occis. Et il ot Durendal, le rice branc, conquis. Lors s'en revint ( li rois) en France en son pais  ; Tant fist par son grant sens, par force et par amis, Que il fu coronés au mostier S. Denis  ; Les .II. sers fist destruire et lor mellors aidis. (Ms. Bibl. impér. 2729 '.)

Une autre allusion se trouve dans le roman français de Fiera- bras, en rétablissant le texte altéré par le copiste. C'est un Sar- rasin qui, pour détourner son roi d'épargner un chrétien, lui dit (v. 2735):

  • Par les sers il faut sans doute en- les nomme pas autrement; cf. aussi la

tendre les partisans des deux bâtards, citation suivante,

désignés souvent par ce nom, comme * Dans Reiffenberg, Phil. Mousket, fils d'une serve  ; Girard d'Amiens ne t. II, p. ccxxxix.

Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 232.jpg

Du rice Challemaine vous devroit ramenbrer. Que tant nori Galafre, qui l'ot fait adouber; Puis li toUi sa fille, Galienc au vis cler. L'enfant Garsilium en fist desireter ^

Il faut aussi un peu corriger le texte du passage suivant, qui prouve que cette légende était connue de fort bonne heure en Provence. L'auteur de la première partie du poëme provençal sur la guerre des Albigeois, qui écrivait dans les premières années du treizième siècle, dit (v. 2069}  : Karlemaine

Que conques Galiana, l'espos, al rei Braimant, La filha de Galafre, lo cortes amirant De la terra d'Espanha *.

Il faut joindre à ces allusions celle qui se trouve dans la chroni- que d'Albéric de Trois-Fontaines, à l'année 763 ^, une aux vers 6609 et suiv. de Doon de Mayence '^, une dans Garin de Mon- glane ^ et quelques autres moins significatives, éparses dans divers textes *. Le poëme dont toutes ces citations attestent l'existence ne s'est pas conservé dans sa première forme. Les principales ver- sions de cette légende qui sont parvenues jusqu'à nous sont les sui- vantes :

r Le roman franco - italien en vers de dix syllabes, du ma- nuscrit de Saint-Marc XIIÎ (voy. ci-dessus). Les rubriques ne peuvent nous donner de ce récit qu'une idée assez incomplète '  ; voici la très-courte analyse qu'elles nous permettent d'en faire. Les deux fils de la fausse Berte, appelés ici Lanfroi etLandri, em- poisonnent Pépin et Berte; leur jeune frère consanguin, Chariot

  • Le texte publié donne duc Milon au * L'allusion d'Albéric semble se rap-

lieu de Challemaine, mais la leçon adoptée porter à un poëme assez différent de tous

ne se trouve que dans un assez mauvais les autres.

manuscrit du quinzième siècle. Au se- ' Hist. litt., t. XXII, p. 441. Les deux

cond vers, nous remplaçons qui par que, frères s'appellent Honfroi et Heudric.

Girari par Galafre, et qu'il par qui l'. La 6 Nous mentionnerons seulement celle

mention de Galienne, de Garsile ou Mar- de Thomasin de Zirclsere, qui parle de

sile (cf. le poëme à'Oiinel), et la circons- Galienne dans son Welsche Gast, écrit

tance de l'adoubement, ne permettent en allemand avant 1216 (cf. Wolfram

pas de douter que notre leçon ne soit von Eschenbach, édition Lachmann ,

bonne. p. xxxvii). Voy. plus haut, liv. I, ch. v

«  M. Bartsch avait déjà proposé à peu (page 125).

près la même restitution, L L, p. 7. ' Il faut y joindre l'analyse succincte

3 Ms. de la Bibl. Impér. lat, 4896A, donnée par M. Guessard dans la Biblio-

fol. 31 v", col. B. Les bâtards s'appel- thèque de l'École des chartes, 4» série,

|ent Heldricns et Raginfredus. 111, 399.


Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 233.jpg

(Karleto), l'héritier légitime du trône, souffre les plus mauvais traitements de leur part. Un jour, dans une circonstance que n'in- diquent pas les rubriques, le jeune prince exaspéré frappe son frère avec une broche de cuisine. Cet acte audacieux met sa vie en danger, et le fidèle Morand de Rivière emmène Chariot en Es- pagne. Les fugitifs arrivent à Saragosse, oii règne le roi Galafre *, qui les prend à son service et «  fait grand honneur à Chariot l'en- fant. )) Le roi Braibant fait défier Galafre par un messager; dans la guerre qui s'ensuit , Chariot tue Braibant et s'empare de sa bonne épée Bnvdindsà {Direndarde). On devine ensuite que Chariot passe en Italie, oti, dé concert avec le roi de Hongrie, il secourt le pape Milon contre le roi sarrasin Brunor. Il rentre ensuite dans son royaume, bat et prend les deux frères, qui sont jugés et condamnés, et se fait couronner par le pape *.

2° Le premier livre du Charlemagne de Girard d'Amiens. Ce récit, tout-à-fait remanié dans le goût chevaleresque de la fin du treizième siècle, n'a pas grande valeur à nos yeux. La Bibliothè-^ que des Romans (octobre 1777, p. 119-132) en a donné une lon- gue analyse, que M. Bartsch a résumée dans son livre. Cette ana- lyse n'est pas très-exacte; mais nous rejetterons à l'appendice celle que nous en avons faite. Nous remarquerons seulement que les deux frères, dans Girard, s'appellent Rainfroi etHeudris, de même, que dans Albéric et dans Adenès  ; et que Morand n'est pas ici le fidèle compagnon et le sauveur de Charles, mais un Turc des plus preux, l'un des barons de Galafre, qui se lie avec les chrétiens arrivés à Tolède, reçoit le baptême et est plus tard comblé de biens par Charlemagne '. Celui-ci, pendant tout le temps de son séjour en Espagne, porte le nom de Mainet, sans qu'on dise pour- quoi il l'a adopté.

3° La Crdîiica gênerai de Espana. Comme ce récit est assez différent des autres, qu'il est remarquable par sa grâce et sa poé- sie, et qu'il n'a pas été signalé jusqu'à présent, nous en donnerons


' Tous les autres récits placent Gala- ^ Dans l'analyse de la Bibliothèque des

fre à Tolède, sauf les Reali di Francia. Bc/nm??, Morand de Rivière joue le même

  • Les rubriques ne disent rien de Ga- rôle que dans le poëme de Venise et les

lienne; mais Chariot l'aimait comme i{eâ/i; mais les auteurs peu soigneux de

dans les autres récits et finissait aussi ce travail ont mêlé, comme nous l'avons

par l'épouser  ; seulement ici elle s'ap- déjà dit, les Reali et Girard d'Amiens,

pelle Bélissant (Guessard, /. L, p. 400 j. en prétendant n'analyser que ce dernier.


234 LIVRE II.

ici une traduction à peu près complète. Il commence au folio 21, col. B. de l'édition de 1604.

«  En l'an de l'incarnation du Seigneur sept cent soixante- neuf, l'enfant Charles, que l'on nommait Mainet (Maynete), ayant querelle avec son père Pépin, parce qu'il allait et s'élevait contre les justices et autres choses que son père faisait dans le royaume, il s'en vint vers Tolède au roi Galafre qui en était alors seigneur sous Abderraharaen Miramomelin, pensant par là faire déplaisir à son père. Et avant d'arriver à la cité de Tolède il envoya dire au roi Galafre qu'il lui fît donner des logements. Et ce roi Galafre avait une fille qu'on appelait Galienne {Galiiid)^ et celle-ci, quand elle ouït dire que venait l'enfant Charles, sortit aussitôt avec plu- sieurs Moresques de haut rang pour s'occuper de le recevoir, car en réalité l'enfant Charles ne venait pas pour servir le roi Galafre, mais bien par amour d'elle *  ; et quand Galienne fut près d'eux, tous s'humilièrent (s'inclinèrent) vers elle, sinon l'enfant Charles tant seulement, et Galienne ne connaissait pas l'enfant Charles, car jamais elle ne l'avait vu. Et elle appela le comte don Morand (Morante) qu'elle connaissait, car elle l'avait vu maintes fois, et lui dit  : «  Comte, je vous prie que vous me disiez qui est cet écuyer qui ne m'a pas daigné saluer.  » Et le comte lui dit  : «  Cet écuyer que vous voyez est homme de bien grande guise et de haut lignage, et depuis son enfance il a eu cette coutume, de ne jamais s'incliner devant aucune femme, sinon devant sainte Marie tant seulement, quand il fait son oraison  ; et je vous dis qu'il est homme, si quelqu'un vous a fait déplaisir à Tolède, à vous en pouvoir bien venger.  » Et ainsi parlant ils arrivèrent à la cité. Et le roi Galafre sortit avec tous ses Mores honorés pour les recevoir à la porte de la cité, et leur fit donner de bons logements, à eux et à tous ceux qui étaient venus. Et quand le roi Galafre sut qu'ils voulaient rester avec lui , il leur assigna une solde très-bonne  ; et Charles et tous les siens étant h Tolède depuis sept semaines, il vint un More très-puissant qui avait nom Braimant (Bramante), avec une grande armée, et il assiégea la cité, et planta ses tentes dans le val Sonorial. Et ce More Braimant voulait épouser Ga- lienne malgré son père. Et le roi Galafre, quand il le sut, envoya contre lui tous les Mores qu'il put avoir par lui-même et les Fran-

' Il Y a évidemment quelque confusion; car on ne voit rien de tel avant ni après.


LES RÉCITS. 235

çais qui l'étaient venus servir; et aucuns disent que l'enfant Charles resta pendant ce temps endormi dans son logement. Et les Français et les Mores, arrivés près de Braimant, eurent avec lui bataille bien grande, et si roidement combattirent les Fran- çais qu'ils arrivèrent à vaincre les Mores de Braimant; mais ceux-ci reprirent aussitôt courage et force, et tournèrent derechef à la bataille, et combattirent les Français et les vainquirent, et ils furent mis en fuite malement. Et le comte don Morand, quand il vit cela, commença à les encourager, disant  : «  Efforcez- vous, amis, et n'ayez peur  ; et ne savez-vous ce que dit l'Écriture, que souvent les moins nombreux sont vainqueurs quand Dieu le veut?» Et les Français reprirent courage, et retournèrent contre les Mo- res et combattirent vaillamment et les vainquirent  ; et la mêlée dura une grande partie du jour, les uns et les autres ayant tour à tour l'avantage.

«  Pendant tout ce temps l'histoire conte que l'enfant Charles ne les avait pas encore rejoints , car il était resté endormi dans la cité, comme nous avons dit. Et l'enfant Charles, quand il s'éveilla et ne vit homme dans tout le palais, s'émerveilla grandement, se demandant ce que ce pouvait être, et soupçonna que par aventure ses vassaux lui avaient fait trahison, et du déplaisir qu'il en eut il commença à dire plusieurs choses, et à se nommer lui-même et son père et sa mère et tout son lignage dont il venait  ; et Ga- lienne pendant tout cela se tenait au haut de la terrasse, et quand elle l'entendit parler et nommer son père et sa mère et tout son lignage et lui-même, elle comprit que c'était l'enfant Charles, seigneur des Français  ; et par désir de lui plaire, pour qu'il s'éprît d'elle, elle se para très-bien au mieux qu'elle put pour lui paraître belle, et elle fut au palais oii il était  ; et l'enfant Charles, quand il la vit entrer, ne se leva seulement pas pour l'aller recevoir , et Galienne fâchée de cela lui dit  : «  Charles , je vous dis que si je savais oîi on donne des soudées pour dormir, comme je suis femme, j'irais là, et savez-vous pourquoi je vous dis cela? parce qu'il me semble que vous n'avez guère pensé à secourir votre gent qui est en grande peine dans le val Sonorial , combattant contre le More Braimant  ; et je vous dis que. si le roi Galafre mon père savait que vous n'y êtes pas allé, il ne vous donnerait pas. si bonne soudée.  » Et l'enfant don Charles lui dit  : «  Dona Ga- lienne, si je pouvais à cette heure avoir un cheval et des armes


236 LIVRE II.

avec lesquelles je pusse aller à la bataille, j'irais bien les re- joindre. )) Et Galienne lui dit  : «  Charles, si vous voulez me faire à moi telle promesse que je vous dirais et c'est que vous m'emmè- nerez avec vous en France et me ferez chrétienne et vous marierez avec moi, je vous donnerai tout ce que vous avez demandé.  » Et l'enfant don Charles lui dit  : «  Je ferai de bonne volonté tout ce que vous désirerez, et je vous promets que si vous m'armez comme vous le dites, je vous emmènerai avec moi en France, et je vous prendrai pour femme.  » Et Galienne , quand elle entendit cela, fut très-contente et en eut grand plaisir  ; car elle savait bien que tout ce que disait l'enfant serait vrai, parce qu'elle l'avait vu dans les étoiles. Aussitôt elle lui apporta les armes, et elle-même l'aida à s'armer  ; et quand il fut armé il monta sur un cheval qu'elle lui donna, qu'on appelait Bruncliete; et aussitôt il s'en fut autant que le cheval put le porter au lieu où les siens étaient malmenés. Et sachez maintenant, vous qui entendez cette histoire, qu'entre ces armes que Galienne donna à l'enfant Charles elle lui donna aussi l'épée, appelée Joyeuse (Giosa) , que lui avait donnée en don ce More Braimant.  » Charles arrive au lieu du combat, où il lue beau- coup des hommes de Braimant; celui-ci averti accourt à la ren- contre du nouveau combattant. «  Et quand Braimant vit le cheval qu'il avait donné en don à Galienne, de la grand eire qu'il eut il fut jouter avec l'enfant Charles pour le cheval qu'il lui voyait monter; et l'enfant Charles, comme il était déjà en âge*, ne craignit pas  ; et ils furent se frapper l'un l'autre à grande force de leurs chevaux, si bien que leurs lances se brisèrent dans leurs poings, et ils mirent la main à l'épée, et ils se portèrent tant de coups que c'était merveille. Et Braimant, quand il vit la grande force de l'enfant Charles et sa bonne chevalerie, demanda qui il était, et l'enfant Charles lui dit son nom, et celui de son père et de son aïeul. Et le More, quand il l'entendit, en eut plus grand deuil; mais il commença à le menacer, lui disant que jamais plus il ne reverrait sa terre , et l'enfant lui dit  : «  Ce que tu dis est entre les mains de Dieu.  » Et Braimant lui dit aussitôt  : «  Je te

  • L'expression espagnole, apercebido, et son courage, les barons s'en réjouis-

est intraduisible dans notre français mo- sent  :

derne. Le sens et le mot se trouvaient ^^^^ y^^^ ^ ^^^^^^^ . . ^^ ^.^3^ aperceaz....

dans l'ancienne langue. Dans Amis et p^i.  !„; rauronz nos terres l  »

Amile, quand le jeune fils d'Amile révèle .

par un trait audacieux son intelligence (»•«•;


LES RÉCITS. 237

tuerai  »  ; et il mit la main à son épée qu'on appelait Durandal (Durandarte), et lui en donna un coup terrible sur le sommet du heaume, si bien qu'il lui coupa une grande partie des cheveux de la tête et de l'armure du corps  ; mais Dieu ne voulut pas qu'il le frappât dans la chair, et de ce coup l'enfant Charles fut très-trou- blé, et il appela sainte Marie à son aide. Et il leva l'épée Joyeuse qu'il tenait à la main , et en donna à Braimant un si grand coup sur le bras droit qu'il le lui coupa , et le bras tomba à terre avec l'épée Durandal. Et Braimant, quand il se vit ainsi frappé à mort, commença à fuir tant qu'il put. Et l'enfant Charles descendit de cheval, et prit l'épée Durandal qui gisait à terre  ; puis il che- vaucha à grande presse et suivit Braimant, avec les deux épées dans les mains, et il atteignit Braimant entre Cabanas et Olias. Et comme il l'atteignit, il lui donna de Joyeuse un coup qui lui fit deux parts du corps, et Braimant tomba mort à terre. Et l'en- fant Charles descendit de cheval , et alla prendre le fourreau de l'épée Durandal et toutes les autres armes que portait Braimant, et lui trancha la tête, et il la porta en don à Galienne. Et ceux du parti de Braimant, quand ils se virent sans seigneur, désempa- rèrent le champ et s'enfuirent. Et les Français gardèrent le champ de bataille, et y trouvèrent beaucoup d'or et beaucoup d'argent , et maintes tentes bien riches et maints riches joyaux...

«Et l'enfant Charles, quand il sut que le roi don Pépin son père était mort, délibéra avec ses chevaliers sur ce qu'il fallait faire, et ils lui conseillèrent de retourner en France et de recueillir le royaume que Dieu lui donnait. Et un écuyer qui était là, enten- dant cela, lui dit  : «  Seigneur, j'ai ouï dire à Galafre qu'il ne vous laisserait pas aller quand même vous le voudriez , et qu'il vous ferait très-bien garder, vous et les vôtres.  » Et l'enfant Charles, quand il entendit cela, se tourna vers le comte don Morand et tous les hauts hommes qui étaient avec lui, pour savoir ce qu'ils pensaient qu'on dût faire en cette conjoncture  ; et le comte don Morand dit qu'il tenait pour bon que Galienne fût en ce secret, et qu'il lui plût d'attendre qu'elle sût de leurs nouvelles et qu'on l'en- voyât chercher pour l'emmener en France, «et nous dirons au roi Galafre que vous voudriez aller à la chasse s'il le trouvait bon, et quand il l'aura accordé nous ferons ferrer nos bêtes en telle guise que le derrière aille devant, et ainsi nous pourrons partir sans


238 LIVRE II.

que nul sache où nous allons.  » L'enfant le trouva bon , et dit que c'était bon conseil que disait le comte don Morand, et tous les autres s'y accordèrent. Et incontinent ils allèrent dire au roi Galafre que l'enfant Charles voulait aller à la chasse, s'il le per- mettait, et le More le leur octroya. Et les Français montèrent aussitôt à cheval et prirent leur chemin. Et le roi Galafre, quand il vit que les Français tardaient beaucoup, soupçonna qu'ils étaient partis , et les fit chercher par toute la terre , mais on ne les put trouver. Et quand l'enfant Charles fut éloigné de Tolède, il commanda au comte don Morand de retourner chercher Ga- lienne et de l'enlever comme il pourrait. Et Galienne était toujours dans l'attente quand elle vit venir le comte don Morand qui de- vait l'emmener. Et étant ainsi elle vit venir le comte, et descen- dit bien vite et sortit par une poterne qu'il y avait, et fut près du comte, et le comte la prit aussitôt, et alla avec elle toute la nuit. Et le lendemain au matin le roi Galafre demanda Galienne sa fille, et comme on ne la trouva pas , le roi more comprit que les Fran- çais la lui avaient enlevée et s'en allaient en France avec elle. Et aussitôt il envoya après eux beaucoup de chevaliers vaillants, et ils atteignirent le comte à Montàlvan, qui est en Aragon, et combattirent avec lui  ; et les Mores eurent l'avantage, parce qu'ils étaient nombreux, et prirent Galienne. Et le comte, ayant de cela grande vergogne et grand déplaisir, encouragea les siens, et il fut frapper sur les Mores et les traita fort mal, et les vainquit, et leur reprit la dame, et tua beaucoup d'entre eux. Et don Morand s'en fut alors avec Galienne au milieu de ces monts par crainte des Mores, et ils allèrent sept jours, sans jamais entrer en lieu habité, parce que la contrée était pleine de Mores, et au bout de peu de jours arrivèrent à Paris. Et l'enfant Charles, quand il sut qu'ils venaient, sortit pour les recevoir avec une très-grande che- valerie et les emmena avec lui dans son palais, et fît aussitôt bap- tiser Galienne, et l'épousa comme il l'avait prorais. Et l'enfant Charles reçut la couronne du royaume, et on l'appela depuis ce temps Charles le Grand.  »

Nous remarquerons dans ce récit qu'il n'est aucunement ques- tion des deux bâtards  ; l'exil de Charles a lieu du vivant de soii père, et c'était sans doute la plus ancienne tradition, qui s'est ensuite confondue avec une autre. Dans la belle scène entre Char- les et Galienne on reconnaît aisément l'écho de la chanson de


LES RÉCITS. 239

gestes française  ; et on retrouve dans d'autres poëmes des imita- tions évidentes de ce passage \

4° La Gran Conquista de Ultramar. Cette version de notre lé- gende a été publiée à part par M. Wolf * et analysée par M. Bartsch ^ Nous ne nous y arrêterons donc pas. Les deux bâtards s'appellent ici Ranfre et Eldoys  ; l'auteur espagnol, plus familier que son original français avec les noms arabes, n'a pas appelé le roi de Tolède Galafre, mais Haxen  ; par une singulière confusion, tandis qu'il donne à la fille de Haxen le nom de Ealia^ il raconte que le palais de son père s'appelait los palacios de Ga- liana. C'est d'après ce récit que Lope de Véga a composé la co- médie intitulée aussi los Palacios de Galiana *  : il ne reste rien , dans cette pièce, de l'esprit du moyen âge  ; les faits et les ca- ractères y sont travestis d'une façon quelquefois heureuse, mais le plus souvent fade et même ridicule, comme il arrive trop sou- vent dans le théâtre espagnol ^

5° Les Reali di Francia. La compilation italienne, qui suivait sans doute un poëme franco-italien, mais un peu différent de celui de Venise, a des traits heureux  ; aussi l'analyserons-nous avec quelque détail, bien que M. Bartsch l'ait déjà fait ®. Les deux bâtards, Lanfroi et Heudri (Olderigi), commencent par empoi- sonner Berte, pour se venger de la mort de leur mère, la serve qui avait longtemps usurpé sa place, de concert avec les Mayen- çais '. Ils assassinent ensuite Pépin et veulent en faire autant à Chariot {Carletto)  ; mais celui-ci, qui a surpris leurs projets, prend la fuite pour sauver ses jours. (( Charles prit son chemin vers Orléans, et par le chemin trouva un pâtre de son âge qui gardait les troupeaux. Charles s'approcha de lui et lui dit  : «  Veux-tu changer tes habits avec les miens  ?» Le pâtre dit  : «  J'en suis con-

  • Par exemple dans Jourdain de ^ Les anachronismes et le défaut de

Blaives (v. 1682 et suiv.). L'éditeur de ce couleur locale tant reprochés au théâtre poëme regarde avec raison cette scène français du dix-septième siècle ne sont comme une des plus remarquables pro- rien à côté de ceux des Espagnols. La ductions de la poésie du moyen âge  ; il critique allemande est encore un peu ar- nous paraît très-probable qu'elle est une riérée dans ses jugements sur Lope et variante de celle qui se trouvait dans le Calderon , beaucoup trop exaltés paf Charles Mainet perdu. Schlegel et l'école romantique, qui ne

  • Veber zwei niederlCtndiscJie Volksbii- craignait pas de les opposer à Shaks-

c^er,Wien, 1857, in^", p. 92-105. peare. Lisez par exemple le livre de

8 Ueher K. M., p. 15-19. M. Schack.

  • Comedias, part, xxiii. Madrid, 1638, * IJeber K. Meinet, p. 12-15.

în-4». ■* Sur ce trait, voy. liv. I, ch. ix.


240 LIVRE II.

tent,  » et prit les habits de Charles, et lui donna les siens. Le père du pâtre vendit les riches vêtements, sauf le giubbarello.  » Char- les arrive à l'abbaye de Saint-Oraer, où il revêt la robe de moine  ; pendant ce temps les Mayençais font couronner Heudri roi de France  ; Lanfroi est sénéchal et connétable (1. VI, eh. 19).

Cependant Morand de Rivière {Morando di Rivierà), ancien gouverneur {bailo) de Charles, le cherche par tous pays  ; quatre ans se sont écoulés depuis la mort de Pépin et il ne l'a pas trouvé encore; un jour il rencontre un pâtre qui avait sur le dos un giubbarello de soie tout brodé. Morand lui demande d'oîi il le tient, et les indications du pâtre le mènent à l'abbaye où Charles vivait sous le nom de Mainet [Mainetto], n'ayant révélé sa condi- tion qu'à l'abbé. Il retrouve Charles et l'emmène avec lui. Tous deux s'en vont en Espagne  ; ils arrivent à Saragosse, où règne le roi Galafre^ et sont admis à son service «  pour tailler à table de- vant ses fils Marsile, Baligant {Baluganté) et Falsiron.  » Galienne {Galeana), fille de Marsile, voit un jour Mainet dans ses fonctions, et s'éprend de lui sur-le-champ. Elle lui fait des avances auxquelles répond assez peu le jeune prince, uniquement préoccupé de son retour en France {Ib., ch. 20-22).

«  Il arriva qu'un jour Galienne alla dans la salle devant le roi Galafre, et vit Mainet servir son père, et revenue auprès de sa mère elle lui dit  : «  Vous me faites servir par un vieillard, et de- vant mon père, qui est vieux, sert Mainet qui est jeune; je veux que dorénavant il taille devant moi.» La reine, le soir, fit tant que Galafre y consentit. Un jour Galienne dit en riant à Mainet: «  Où est ta belle  ?  » Mainet alors devint tout rouge, ne lui répondit paS;, et de honte changea de couleur. La confidente {segretaria) lui dit alors  : «  Dis-moi, Mainet, as-tu jamais connu amour de dame?  » Mainet alors se souvint de la mort de son père, et sou- pirant il commença à pleurer, et de ses larmes il vint à Galienne une si grande tendresse pour lui, qu'elle se mit à pleurer, et lui demanda d'où il était et qui il était. Il répondit  : «  Je suis de Bar- celone, et suis fils d'un marchand qui périt en mer.  » La confi- dente s'en émerveilla^, et Mainet dit  : «  Comment pourrait noble- ment {gentilmente) aimer quelqu'un qui n'est pas de noble lignage, comme moi, qui de naissance suis bourgeois?» Galienne le regarda en face et se mit à rire. Mainet continuant son discours dit  : «  Je n'aimerai jamais femme tant que je ne serai pas retourné


LES RÉCITS. 241

dans ma maison» Après qu'ils eurent mangé, Mainet s'en

partit, mais avec un certain battement de cœur, que contre sa volonté il sentait pour Galienne (c. 23).  » Le roi Galafre, voulant marier sa fille, annonce un grand tournoi auquel doivent prendre part beaucoup de princes sarrasins. Mainet veut y combattre; mais il s'aperçoit que les armes qu'il a apportées de France ne vont plus à sa taille, «par quoi il les a jetées à terre, maudissant sa fortune, et tout mélancolique s'en alla dans une salle au bout de la chambre, et s'assit, appuyant sa main à sa joue, et tenant un genou sur l'autre et son coude sur ses genoux \ Il était auprès de l'entrée de la salle, et soupirant faisait en soi-même mille ima- ginations : et pendant ces soupirs arriva la confidente de Galienne, voulant passer par la salle, et comme elle entra dans la salle elle vit Mainet et l'entendit soupirer, et elle se tira arrière et se mit à l'écouter, et Mainet, ne croyant pas être entendu, disait: «  Ohl malheureux que je suis, quand retourneraî-je dans mon royaume, où mon père porta si noble couronne I  » La confidente rapporta toutes ces paroles à Galienne, qui le manda incontinent devant elle. Mainet se jeta à ses pieds, et Galienne lui dit  : «  Mainet, si je te fais armer, veux-tu me jurer de ne pas prendre d'autre femme que moi, et de m'être fidèle amant?  » Mainet répondit  : «  Je vous jure que tant que vous vivrez, jamais je n'aimerai autre femme que vous.  » Et ils se jurèrent l'un à l'autre une foi mu- tuelle (c. 24).  »

Mainet est naturellement vainqueur au tournoi  ; mais il se retire sans qu'on puisse retrouver ses traces, et le roi Galalù-e ne sait à qui donner sa fille. Galienne cependant découvre le vrai nom de Mainet, se fait baptiser et l'épouse en secret (c. 25-26).

Le roi d'Afrique Braimant fait demander Galienne à son père  ; mais celle-ci déclare qu'elle n'épousera jamais que l'inconnu vainqueur du tournoi, et que si on ne peut le retrouver elle ne se mariera pas. Braimant furieux de ce refus vient assiéger Saragosse avec le roi Polinore (Polinoro). Ce Polinore fait prisonniers Gala- fre, Marsile, Baligant et Morand. Mainet s'arme et arriva au lieu


• C'est la pose classiqae de la mélan- une pierre, fet avais croisé mes jambes colie au moyen âge. Les trouvères en of- l'une sur l'autre; sur mes genoux j'avais frent de nombreux exemples, et le mm- posé mon coude.  » Michel-Ange a repro- nesinger Walter de la Vogelweide dit duit et immortalisé cette attitude ti-adi- exactement de même  : «  J'étais assis sur tionnelle dans sa statue du Pensieroso.

16


242 LIVRE II.

du combat; personne ne sait qui il est. «Alors le roi Polinorcî vint près de lui et lui demanda qui il était. Mainet répondit  : Je suis de Barcelone, fils d'un marchand.  » Le roi Polinore com- mença à rire, et dit  : (( Va donc et retourne à faire ta marchandise, et laisse de côté les faits d'armes.  » Mainet dit  : «  J'ai juré de m'essayer à la guerre.  » Polinore s'en émerveilla et dit  : «  Tu n'es pas chevalier; donc je ne combattrai pas avec toi.  » Mainet répondit et dit  ; «  Si tu me promets de m'attendre ici tant que je retourne, j'irai dans la cité et je me ferai chevalier.  » Polinore promit de l'attendre. Quand la reine etGalienne le virent revenir, elles s'émerveillèrent, et surtout Galienne, car la reine croyait tju'il revenait par peur. Quand il fut arrivé il raconta pourquoi il était retourné  : la reine le voulait faire chevalier.; mais Galienne dit à sa mère  : «  Toute fille de roi et de reine peut faire un che- valier avant de prendre mari  ; et je veux donc le faire mon cheva- lier. » Mainet revient au combat, et porte de si rudes coups à Polinore que celui-ci s'écrie  : «  Par Mahomet  ! ce n'est pas là un fils de bourgeois  !  » Et il lui demande de nouveau qui il est et ce qu'il fait à la cour de Galafre. «  J'ai nom Mainet et je tranche à la table de Galienne, qui m'a fait chevalier de sa main.  » On re- met la bataille au jour suivant. Le lendemain, Polinore, surpris de la force et du courage de Mainet, revient à douter de ce qu'il lui a dit, et refait la même question. «  0 Mainet, jeté demande par ce Dieu que tu adores, et par la chose que tu aimes plus en ce monde, et par la chevalerie, de me dire qui tu es et quel est ton nom.  » Charles répondit et dit  : «  Tu m'as conjuré par trois cho- ses, dont chacune m'est sacrée , mais il eût mieux valu pour toi de ne pas le faire. J'ai nom Gharlemagne, et suis fils de Pépin, roi de France et empereur de Rome, et suis mortel ennemi des traî- tres de France et de tout Sarrasin.  » Puis il tue Polinore et lui ' enlève son épée Durandal {Durlindana) (c. 27-32).

Dans un combat suivant il tue Braimant. Les péripéties de cette nouvelle lutte, divisées aussi en deux journées, sont racontées en détail. A un moment, on croit Mainet perdu; il a reçu sur la tête un coup qui l'a étourdi, et Braimant l'emporte sur ses épaules vers sa tente, à la vue des Français qui se désespèrent et de Ga- lienne qui s'évanouit. «  Mainet, ainsi porté par Braimant, revint à lui. Ici il y a deux opinions dans les auteurs  : l'un dit que Mai- net lui donna, sous le heaume, d'une arme courte (poignard) dans


LES RÉCITS. 243

la figure; et l'autre dit qu'il lui donna du pomrneau de l'épée dans ia bouche et lui rompit trois dents.  » Braimant mort, Ga- lafre comble Mainet d'honneurs et le fait «  capitaine-général de tous ses États (c. 32-33).  »

Un épisode tout à fait étranger à la tradition primitive vient s'intercaler ici, Mainet fait la guerre au roi sarrasin Gualfre- diano, et son fils Ogier s'attache à lui et se convertit (c. 34-36). Les trois fils de Galafre laissent éclater devant Ogier leur haine pour Mainet  ; celui-ci feint de s'y associer, mais il prévient Mai- net des embûches qu'on lui tend, si bien qu'une nuit, Morand, Mainet, Ogier et Galienne vêtue en homme, s'échappent de la ville. Les fils de Galafre les poursuivent, mais les chrétiens triom* phent de leur attaque et arrivent tous sains et saufs en Gascogne (c. 36-39).

De là ils vont en Italie, oti ils espèrent trouver le cardinal Léon, < fils de Bernard de Glermont, dévoué à Charles. Mais, arrivés à Rome, ils apprennent que le cardinal est parti pour la Fouille. L'argent leur manque pour payer leur hôte  ; ils donnent leurs ar- mures en gage et sont réduits à la plus grande misère quand le cardinal Léon revient. Morand va le trouver, et Léon, faute d'au- tres secours, «  les régale de quelques pièces d'or  » pour faire face à leur misérable situation. Ils rencontrent un jour Bernard de Glermont lui-même  ; une querelle amène une reconnaissance, et Bernard leur conseille d'aller en Allemagne, «  chez le duc Nairae de Bavière, qui avait été ami du père de Charles et était des royaux de France  ». Ils y vont en effet, Naime les reçoit au mieux; leurs partisans s'arment de toutes parts  ; autant en font ceux des bâ- tards et des Mayençais. Charles entre en France avec une grande armée  ; dans la bataille qui s'engage Lanfroi est tué et Heudri fait prisonnier. Charles entre dans Paris, et tranche de sa main la tête d'Heudri «  pour que nul ne mît la main dans le sang royal  ». Quelque temps après, Léon, devenu pape, arrive à Paris; il bap- tise Galienne  ; Charles est couronné et on lui confirme le nom et le surnom de Charlemagne (Carlo Magno), après quoi il épouse solennellement Galienne (c. 39-51).

On voit que ce récit est loin d'être primitif, et que le poëme qui lui a servi de modèle ne doit pas être antérieur au treizième siècle; il ne faut pas toutefois juger ce poëme d'après le texte des Reali, car un grand nombre des traits peu antiques qui s'y trou-


244 LIVRE 11.

vent sont certainement le fait du compilateur italien. Il est fort possible au reste, et un passage que nous avons cité plus haut semblerait l'indiquer^ que le compilateur ait eu sous les yeux plus d'un poëme; il est probable dans ce cas que le texte du ma- nuscrit de Venise était du nombre  ; nous avons déjà indiqué le rapport étroit dans lequel les manuscrits italianisés de Saint-Marc sont avec les imitations italiennes, et on peut remarquer dans les rubriques du Karleto de Venise, à côté de différences considéra- bles, des analogies assez grandes avec les Reali. L'original des Reali n'est pas non plus Girard d'Amiens  : le rôle si différent de Morand de Rivière, le premier combat avec Polinore \ dont Gi- rard ne dit rien, et surtout les rapports tout différents de Mainet avec Galafre, ne permettent pas cette supposition. Voici donc déjà au moins quatre poèmes français assez différents sur ce sujet de Charles Mainet  : celui auquel se rapportent les allusions de Tur- pin et des chansons de gestes anciennes, celui d'après lequel a été fait le texte de Venise, celui qui a servi de base aux Reali^ et celui qu'a remanié Girard. Il faut y ajouter le poëme que connais- sait Albéric des Trois-Fontaines, et nous verrons qu'il en a encore existé deux autres.

Bien que le récit des Reali soit arrangé et mis par le compila- teur à la dernière mode du quatorzième siècle, il ne manque, comme on a pu le voir, ni de poésie ni d'intérêt. Il est en tout cas infiniment supérieur à l'insipide narré de Girard d'Amiens.

5" Karl, du Stricker. Le Stricker, avant d'entrer dans son sujet, qui est la bataille de Roncevaux, résume l'histoire de la jeunesse de Gharlemagne. Cette version est très-différente de toutes les autres, et se fonde probablement sur une tradition orale recueillie et altérée par un Allemand  ; elle contient plusieurs traits qui ne sont guère dans l'esprit de l'ancienne épopée fran- çaise; les noms qu'elle donne aux deux frères, Guinemant et Rabel ( Winemann et Rapote ou Rappoldt) , lui sont tout à fait particuliers  % ainsi que ceux d'autres personnages, par exemple le

  • L'analyse de la Biblioth. des Romans, emprunté l'histoire de la couronne, qu'on

ici comme pour Morand, attribue à Gi- vient de lire.

rard ce qui ne se trouve pas dans son * Ce qui semble indiquer des réminis-

œuvre, mais bien dans les Reali. L'épito- cences vagues, c'est que Guinemant et

mateur a eu les deux textes sous les yeux, Rabel sont en effet des noms épiques; ce

et a puisé dans les deux un peu au ha- sont les deux chefs qui remplacent Ro-

sard; c'est aux Reali, par exemple, qu'il a land et Olivier dans leur commandement


LES RÉCITS. 245

comte Thibaut de Troyes, nom étranger à toute l'épopée carolin- gienne, qui joue à peu près le rôle de Morand. La géographie en est bizarre; on ne sait pas au juste ce que c'est qu'un pays de Kerlingcn * qui n'est ni Frankreich (France), ni Teutschland (Al- lemagne) ; les événements y sont racontés d'une façon confuse et incohérente, qui empêche d'en bien comprendre la suite; on men- tionne l'amour de Galienne pour Charles, mais en passant, et sans qu'il en résulte rien dans le récit; quand Charles, aidé de Marsile (qui remplace ici Galafre), rentre en France, les deux bâtards lui cèdent de plein gré le trône et il se réconcilie avec eux, ce qui est contraire à toutes les traditions. Notre hypothèse sur cette version est donc très-vraisemblable  : elle repose sur un récit imparfaitement fait et imparfaitement retenu.

6° Le Karl Meinet. Les aventures de jeunesse de Charles rem- plissent la première partie de cette compilation. C'est le commen- cement qui en est le plus intéressant  ; il se rapproche, sans se confondre avec elles, des versions de Girard d'Amiens et du ma- nuscrit de Venise. Dans la suite, le Karl Meinet est moins ori- ginal ; il contient en outre un épisode fort long et inutile, consacré aux aventures de Godin, Orias et Crie; c'est, comme le dit M. Bartsch (/. /. p. 22), un roman tout à fait indépendant, et de peu d'intérêt, que le compilateur allemand a intercalé dans l'his- toire de Charles Mainet, ne la trouvant sans doute plus assez intéressante pour ses contemporains ^

La compilation de David Aubert, dont nous ne connaissons que les rubriques, porte celle-ci en tête du second chapitre:

suivant la Chanson de Rola?id, str. ccxxi Godefroi de Viterbe, chroniqueur aussi (de même Conrad, p. 265, v. 17); le Stri- allemand qu'italien, rapporte l'origine de cker lui-même les nomme dans cette cir- ce nom à Charles Martel dans un curieux constance comme deux princes de France, passage  : «  Tune idem Carolus Martellus sans paraître se souvenir de ce qu'il en a perpétue decreto constituit illam provin- dit plus haut (v. 9106 et suiv.). ciam Gaudinam, eo nomine non nomi-

  • Ce mot désigne en général la France, nari, sei Frmicigenam appellari  ; in lia-

dans les autres poèmes allemands. Il gua vero Teutonica jussit eamdem pro- est formé de Karl comme Lotheringen vinciam vocari nomine suo Carlingam, de Lother, et remonte sans doute à la et eos homines nomine suo vocari Car~ même époque que cette dernière déno- lingos, sicut a Caesare Csesarea dicitur, mination, au partage de l'empire caro- quod vocabulum omnes Teutonifi usque lingien entre les fils de Louis ie Débon- hodie servaverunt. Dicunt enim  : vado naire. Les Gesta Treveroi^um (douzième in Carlingam, venio de Carlinga {Pan- siècle) contiennent sur le mot Franco- theon, éd. Pistorius, Francof., 15S3, in- rurn régna cette glose «  quod a Karolo fol., col. 435).  » nomen habet (Pertz, SS., VIII, p. 168).  » * Voy. l'analyse à V Appendice, n» VI.


246 LIVRE II. — LES RÉCITS.

Comment Charlemagne conquist Braiamont^ le puissant jaiand. On pourrait croire que c'est l'histoire de Charles Mainet  ; mais le chapitre n'a que deux feuillets, et David Aubert, qui dans les vingt chapitres suivants est à peu près historique, ne paraît pas avoir connu cette tradition. Charlemagne chez lui succède paisi- blement à Pépin.

Il en est de môme dans la Karlamagniis-Saga, qui cependant connaît une conspiration ourdie par Rainfroi et Heudri contre Charlemagne au début de son règne  ; mais ils ne sont pas ses frères  ; l'histoire de leur complot se rattache à une autre branche de la tradition, comme nous le verrons plus tard. A la mort de Popin, Charles est âgé de trente-deux ans dans la compilation islandaise.

Après avoir passé en revue les diverses traditions qui s'occupent de la jeunesse de Charlemagne, et qui le laissent toutes établi sur le trône de son père, nous arrivons à celles qui concernent les actions qu'il accomplit par la suite.

Notes de l'auteur

  1. Les Reali, le roman de Berte en prose, et le ms. de Venise (Keller, l. l. p. 47).
  2. Le lieu où se passe cette scène varie suivant les textes ; dans Adenès, c'est la Forêt du Mans ; d'après la chronique de Weihenstephan, c'est la Bavière, etc.
  3. Schmidt, Ital. Heldeng., p. 9.
  4. Ce passage est cité dans Reiffenberg, Phil. Mousket, t. II, p, 467.
  5. D'après le poëme de M. Simrock, Bertha die Spinnerin, dans le Kerl. Helderibuch, p. 20.
  6. Doon de Maience, v. 5382 et suiv. le même récit se trouve dans les prologues de deux manuscrits de ce poëme (voy. les notes de l'édition Peij.). Cf. aussi le début du Gérard d'Euphrate en prose.
  7. Ce symbolisme, dont on retrouve de nombreux exemples dans les lois et dans l'histoire des Francs, accuse la date reculée du récit.
  8. Karl veut dire originairement un homme robuste, dans toutes les langues germaniques. Il a ensuite pris le sens de rustre ; par exemple suéd., dan. Karl, all. Kerl angl. Carl. Peut-être est-ce le même mot que le russe Carole, roi.
  9. Wolf, l. l., p. 60-61.
  10. Ce trait rappelle assez celui qu'Hérodote rapporte (liv. I, c. Hi) sur la jeunesse de Cyrus, élevé aussi comme un fils de paysan, proclamé roi par les enfants du pays, et prenant de même son rôle trop au sérieux.
  11. Cf. par exemple la Vie d'Ésope par Planude  ; la plupart des anecdotes qui se trouvent dans ce singulier ouvrage sont d'origine orientale.
  12. On a rapporté à Charlemagne, comme nous le disons plus tard (voy. ci-dessous, chap. VII), le célèbre jugement de ce genre rendu entre un chrétien et un juif, qui forme le sujet du Marchand de Venise.
  13. Arélin, /. /., c. 4-5.