FPM, Chanson de Roland (1869) F. Michel, Préface

De Wicri Chanson de Roland

Préface de Francisque Michel à son édition de la Chanson de Roland


 
 

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Notes :

  • la préface compte trente pages, numérotées de I à XXX (chaque section ci-dessous correspond donc à une page).
  • dans l'ouvrage du Fonds Paul Meyer, certaines pages de la préface sont mal positionnées. Les pages XXVII, XXVIII, XXIX et XXX sont en effet placées - qu'il s'agisse d'un problème de montage dès l'impression d'origine, ou à l'occasion d'un changement de reliure - après la page 12 du texte de la Chanson de Roland.


PRÉFACE.

I

Assez de gent sont mult dolant
De ce que l'en trahi Rollant,
Et pleurent de fausse pitié (I).

Ce passage, qui, sans aucun doute, fait allusion au Roman de Roncevaux , tel que nous le publions , nous montre assez à quel point il était répandu au moyen âge, et combien la lecture en était attachante pour nos aïeux.

(I) La Complainte d'outremer,   Paris, 1834, in-8°, p. 15. — Voici deux autres passages où l'on parle de la Chanson de Roncevaux. Ils nous donnent de nouvelles preuves de sa popularité :

Oï avez d'Olivier le baron
Et de Rollant et del noble Charlon,
Des .xii. pers que traï Guenelon.
En Roncevax au roi Marsilion
Les vendi Guenes, cui dame-Dé mal dont !
Pus en ot-il si mortel guierdon,
Con vos orroiz ès vers de la chançon,
Qu'il en pendi à guise de larron :
SI doit-on fere de traïtor félon.

(Les Enfances Vivienz, Ms. de la Bibliothèque impériale n° 6985, fol. 17 3 r°, col. 3, ligne 13.)

Menbre-vos ore de la perte de Karlle,
De Roncevax où fu la grant bataille.
Mort fu Rollant et Turpin et li autre,
Et Olivier, le chevalier mirable;
Plus de .xx. m. i ot mort à glaive.
Pris fu Garin d'Anséune la large,
Si l'en mena .i. fel païen Marage.

(Ibid., fol. 173 v°, col. 2, v. 36 ).

 
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II

Le fait principal sur lequel roule son action est la défaite de l'arrière-garde de Charlemagne dans les Pyrénées en 778, lorsqu'il revenait de l'Espagne qu'il avait conquise : « Tandis que la guerre contre les Saxons, dit Eginhard, se continuait assidûment et presque sans relâche, le roi, qui avait réparti des troupes sur les points favorables de la frontière, marche contre l'Espagne à la tète de toutes les forces qu'il peut rassembler, franchit les gorges des Pyrénées, reçoit la soumission de toutes les villes et de tous les châteaux devant lesquels il se présente, et ramène son armée sans avoir éprouvé aucune perte , si ce n'est toutefois qu'au sommet des Pyrénées il eut à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Tandis que l'armée des Francs, engagée dans un étroit défilé, était obligée par la nature du terrain de marcher sur une ligne longue et resserrée, les Gascons qui s'étaient embusqués sur la crête de la montagne (car l'épaisseur des forêts dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades) descendent et se précipitent tout à coup sur la queue des bagages, et sur les troupes d'arrière-garde chargées de couvrir tout ce qui précédait, et les culbutent au fond de la vallée. Ce fut là que s'engagea un combat opiniâtre, dans lequel tous les Francs périrent jusqu'au dernier. Les Gascons, après avoir pillé les bagages, profitèrent delà nuit, qui était survenue, pour se disperser rapidement. Ils durent, en cette rencontre, tout leur succès à la légèreté de leurs armes, et à la disposition des lieux où se passa l'action ; les Francs, au contraire, pesamment armés, et placés dans une situation défavorable, luttèrent avec trop de désavantage. Eggihard, maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais , et Roland , préfet des Marches de Bretagne , périrent dans ce combat. Il n'y eut pas moyen, dans le moment, de tirer vengeance de cet échec ; car, après ce coup de main, l'ennemi se dispersa si bien , qu'on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher (1). »


(1) Vita Karoli imperatoris, cap. IX (OEuvres complètes d'Éginhiard, réunies pour la première fois et traduites en français par A. Teulet. A Paris, M. DCCC. XL — XL1I1, in-8°, tom. I, p. 30-33). Voyez aussi Poetæ Saxonici Annales, lib. I (Rec. des Hist. des Gaules et de la France, vol. V,

 
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III

Voici ce que l'histoire a laissé sur la fameuse bataille de Roncevaux. Voulons-nous plus? La fable nous fournira d'amples détails : lisons la chronique attribuée à Turpin , celle de Rodrigue de Tolède (1) et autres, plusieurs romances espagnoles, et avant tout la Chanson de Roland, et le Roman de Ronceveaux, que nous publions (2).
C'est de celle-là que nous allons maintenant parler.
En 1817, J.-F. Conybeare, annonçant l'intention où il était de faire paraître un ouvrage intitulé Illustrations of the early History of English and French Poetry, et donnant le plan de son travail, disait : « Parmi les notices consacrées à l'ancienne poésie française, on trouvera l'analyse d'un poëme sur un sujet bien connu, la déroute de Roncevaux , que diverses particularités dans la composition m'autorisent à regarder comme le plus ancien spécimen en ce genre existant aujourd'hui au nombre des


p. 142, E) ; Eginhardi Annales (ibid., p. 203, D);les Chroniques de Saint-Denys, liv. I, chap. VI (ibid., p. 234, E);l' Histoire de Charlemagne par Gaillard, Paris, MDCCCXIX, in-8°, vol. I, p. 331-335; et le Marca Hispanica sive Limes Hispanicus… auct. Petro de Marca. Parisiis, MDCLXXXVIII, in-fol., lib. III, cap. VI, col. 245-255. En voici le synopsis : « I. Mors Pippini régis. Ibinalarabi Sarracenus se filio ejus Karolo M. dedit. II. Is erat præfectus Cæsaraugustæ III. Ea capta est a Karolo, et Pompelo. IV. Osca Francorum dominio tradita. V. Insidiæ Karolo structæ in faucjbus Pyrenæi. VI. Verba Eginhardi de ea clade. VII. Fabulæ Hispanorum de pugna illa. VIII. Fabulosarum bistoriarum origo ab Hispanis. Rodericus Toletanus talium fabularum pater et patronus. IX. Gerunda capta a copiis ejusdem Karoli. X. Gerundenses putant Karolum ipsum eam obsidionem fecisse. XI. Arnaldus, episcopus Gerundensis, instituit festum et officium S. Karoli M.»
(1) Rodericus Toletanus, Rer. in Hispania gestarum Chron., Iib. IV, cap. X.
(2) Les fables de Roncevaux ont été répétées par Chalcondyle, ᾿Aπόδει- ξις ἰδτορἶων δέχα Parisiis, DC. L., in-fol. p. 45, D 46, D (il y est dit que Roland, appelé ῾Oρμἄνδος , y mourut de soif, et ajouté : χαἶ οὖτοι μἒν ταὖτη χάλλιδα θέμενοι τὂν πόλεμον, ἒς τόὂε ἄεἶ ὖμνοὖνται, ὦς ἄνὂρες γενόμενοι ἄγαθοι. Καἶ ῾Ορμἄνὂον μἒν γε σρατηγὂν ὖπὂ δἰφονς ἒχπολιορχηθέντα ἄποθανεῖν) ; et par Mariana, Hist. de. Rébus Hispan., lib. VII, cap. XI. Elles ont été discutées et combattues par Baronius, Annales Eccles., année 778, §I,II, vol. XIII, Lucæ, MDCCLIII, p. 125, 126 ;et ann. 812, §XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, p. 495-498; par Pagi, Crilica, 778, § III, IV, V, VI, p. 125, 126; et par Me Pierre de Marca , dans son Histoire de Béarn, p. 152-154.

 
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IV

trésors manuscrits de nos bibliothèques (1). » L'ouvrage n'a jamais vu le jour.
Cette même année. M. de Musset donnait une analyse du Roman de Roncevaux, et en annonçait une édition, qui n'a jamais paru (2).

En 1832, M. Paulin Paris disait dans sa Lettre à M. Monmerqué sur les romans des douze pairs de France : « M. Bourdillon, qui, depuis longtemps, a senti toute l'importance littéraire et historique de la Chanson de Roncevaux, s'occupe d'en offrir enfin une édition (3). »

La même année, mais plus tard , parut une Dissertation sur le Roman de Roncevaux par H. Monin , élève de l'École Normale (4). Nous tâchâmes de faire sentir tout le mérite de ce travail dans un article du Cabinet de Lecture, qui ensuite, corrigé et augmenté, fut tiré à part à cent exemplaires sous le titre d' Examen critique de la Dissertation de M. Henri Monin sur le Roman de Roncevaux (5). Cet article ne fut pas le seul ; M. Raynouard en fit un dans le Journal des Savants, n° de juillet 1832; et M. Saint-Marc Girardin, trois dans le Journal des Débats, numéros des 27 septembre, 14 octobre et 9 novembre de la même année.

A la suite de tous ces comptes-rendus, M. Monin publia en quatre pages in-8° ses corrections et additions. C'est à cet ouvrage ainsi complété que nous renvoyons le lecteur pour la solution des principales questions que soulève le Roman de Roncevaux : l'élève de l'École Normale y a généralement ré-


(1) The Gentleman's Magazine, August 1817, p. 103, col. 2.

(2) Légende du bienheureux Roland, prince françois, dans les Mémoires et Dissertations sur les Antiquités nationales et étrangères, publiés par la Société royale des Antiquaires de France, tom. I, p. 145-171. Voyez aussi tom. X, p. 412-414. — De la page 151 à la page 160 se trouve l'analyse du Roman de Roncevaux, avec cette note, dont le renvoi est à la fin de la première ligne : «Le Roman de Roncevals, manuscrit dont M. Guyot des Herbiers prépare une édition, qui ne peut manquer d'être favorablement accueillie. »
(3) Li Romans de Berte aus grans piés, p. xlij.
(4) Paris, Imprimerie royale, un vol. in-8° de (4)-116 pages.
(5) Paris, Silvestre, 1832, brochure in-8°.

 
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V

pondu avec autant de talent que de bonheur. Nous nous bornerons donc à présenter quelques observations sur la version du manuscrit d'Oxford que nous publions de nouveau, et sur notre travail d'éditeur.
L'existence du manuscrit Digby, coté 23 , a été pour la première fois révélée par le savant Tyrwhitt, dans une de ses notes aux Canterbury Tales de Chaucer. Plus tard il fut, à ce que nous croyons, examiné par feu l'abbé de la Rue, qui ne publia qu'en 1834 ses observations sur le poème attribué à Turold (1). Ces observations sont de telle nature que nous croirions manquer à un devoir si nous ne les examinions pas en détail.
M. de la Rue débute par assurer que la famille de Turold était normande, et qu'il figure lui-même sur la tapisserie de Bayeux. A cette assertion, nous opposons deux chartes : l'une de Kenulph, roi de Mercie, donnée en 806 ; l'autre de Witlaf, roi du même pays, en 833, et dans lesquelles il est question d'un Thorold, vicomte de Lincoln (2), et du don qu'il fait aux moines de l'abbaye de Croyland, de son manoir de Bokenhale. Nous répondrons ensuite à M. de la Rue, qu'il est tout au moins téméraire de poser en fait que le Turold du manuscrit Digby soit l'auteur du poème que nous publions, et le même que le personnage représenté sur la tapisserie de Bayeux (3). Sous le règne de


(1) Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères, t. II, p.' 57-65.
(2) Historia Ingulphi, recueil de Fell, t. I, p. 6 et 9. — Il est question d'un autre Anglo-Saxon nommé Thorold, sous le règne d'Æthelred, vers l'année 994, dans la chronique de J. Brompton. (Hist. Angl. Script. X, col. 879, 1. 55.)
(3) « …Il s'étoit distingué avec ses fils à la journée d'Hastings. Richard, l'un d'eux, fut shérif du Lincolnshire, où il fonda le prieuré de Spalding. » Ceci est une erreur, comme l'on peut s'en convaincre en lisant Ingulphe : « Tunc inter familiares nostri monasterii, et benevolos amicos, erat præcipuus consiliarius quidam vicecomes Lincolniæ, dictus Thoroldus, quem multi adhuc superstites et regulares et seculares viderunt et noverunt, de genere et cognatione illius vicedomini Thoroldi, qui quondam nostro eœnobio amicissimus dedit nobis manerium suum de Bokenhale cum omnibus pertinentiis ejus. Sic iste Thoroldus… totum manerium suum de Spaldyng cum redditibus pertinentibus, et servitiis suis universis in perpetuam eleemosynan concessit, et inde


 
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VI

Guillaume le Conquérant , il y avait aussi à Peterborough un abbé normand du même nom (1), qui mourut en 1098 (2); et nous rencontrons encore un Turoldus de Montanis dans la chronique d'Orderic Vital, à l'année 1107 (3). Comme on le voit, le nom de notre trouvère n'était pas rare, et il nous semble plus raisonnable de penser qu'il n'appartenait pas exclusivement aux grands seigneurs que nous venons de nommer, plutôt que d'attribuer à l'un d'eux une œuvre qui, sans aucun doute, est celle d'un jongleur ou d'un rimeur roturier.
Poursuivons notre examen.
M. de la Rue prétend que notre trouvère prit le sujet de sa chanson dans la fabuleuse histoire de Charlemagne par Turpin. Avant l'apparition des Essais historiques, M. H. Monin avait réfuté cette opinion. Voyez sa brochure, p. 75-76, et p. 74, où un passage tiré de l'épître du prieur de Vigeois au clergé de Limoges, en lui envoyant la chronique de Turpin (vers l'an 1100) , nous prouve bien qu'on n'avait pas besoin de Turpin pour chanter Roland et la .bataille de Roncevaux, tout au moins au midi de la Loire. D'ailleurs, ce n'est pas le témoi-


chirographum suum fecit. « Recueil de Fell, vol. 1, p. 65. La charte se trouve p. 86-88, et dans le Monasticon Anglicanum, édit. de M. DC. LV — MDCLXXI1I, 1. 1, p. 306, 307. Voyez aussi p. 95 du premier ouvrage.
(1) Chronicon Saxonicum, édit. d'Ingram, p. 273-276. — Historia Ingulphi,recueil de Fell, vol. I, p. 7,1, ann. 107 1 ; p. 93 et 124. — Wilhelmi Malmesburiensis, lib. V, de Pontificibus, recueil de Thomas Gale, t. I, p. 372, ligne 16. — Joannis Lelandi antiquarii de Rébus Britannicis Collectanea, Oxonii, 1715, in-8°, t. I, première partie, p. 13 et 14.
(2) Chron. Sax., p. 317.
(3) Historiæ Normannorum Scriptores antiqui, éd. A. Du Chesne, p. 828, D, et 831, B. — Voyez, pour d'autres personnes du même nom, le Monasticon Anglicanum, t. 1, p. 44, col. 2, 1. 43 ; p. 179, col. 1, ligne 25; p. 186, col. 2, ligne 9, et p. 331, col. 2, 1. 50. Nous lisons dans une lettre de M. Thomas Wright : « The family of Thorold, probably of the same stock, has existed in Lincolnshire up to modern times. In Ms. Lansdowne n° 207, C, we meet with Anthony Thorold, Esq. of Marston, in an old pedigree ; and in the same volume we find that Anthony Thorold of Lincolnshire was knighted by Elisabeth, and that Sir John Thorold was knighted, among many others, by James I, on his way to the earl of Rutland. See p. 268, 270. »


 
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VII

gnage de l'archevêque que Turold invoque ; mais celui de Gilie :

Ço dist la geste e cil ki el camp fut ,
Li ber Gilie por qui Deus fait vertuz,
E fist la clartre el muster de Loüm.
Ki tant ne set ne l'ad prod entendut.
(P. 61, st. CL V, v. 13.)

Quel était ce Gilie? Malheureusement nos recherches ne nous ont rien appris sur lui.
M. de la Rue ajoute au sujet de Turold : « C'est le premier poète qui ait écrit en françois sur cette bataille, et nous le comptons parmi les trouvères qui écrivirent dans les trente premières années du douzième siècle. » La première de ces opinions est bien tranchante, et aurait besoin de preuves ; quant à la seconde, elle nous paraît fondée, et. nous l'adoptons volontiers ; mais nous ne pouvons que regretter de la trouver suivie d'une assertion entièrement fausse : « Si quelquefois il (Turold) écrit un alinéa en rimes consécutives, souvent aussi, au milieu d'une narration intéressante, il écarte subitement la rime, et continue son récit en vers non rimés. » Il suffit de jeter les yeux sur ce poème pour se convaincre que, comme le Roman du voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople (1), il n'est pas assujetti à la rime, mais continuellement à l'assonance. « J'appelle assonance, dit M. Raynouard (2), dans l'ancienne poésie françoise, la correspondance imparfaite et approximative du son final du dernier mot du vers avec le même son du vers qui précède ou qui suit, comme on a appelé rime la correspondance parfaite du son identique final de deux vers formant le distique. » Je le répète, qu'on jette les yeux sur la chanson de Turold, qu'on ait soin de prononcer la fin des vers en appuyant sur la voyelle pleine , dominante et antérieure qui caractérisait


(1) Nous avons publié cet ouvrage à Londres, en 1836, chez William Pickering, en un volume in-12.
(2) Des formes primitives de la versification des trouvères dans leurs épopées romanesques. (Journal des Savants, cahier de juillet 1833, p. 386, 387.) Cet excellent article est à lire tout entier avant d'aborder la chanson de Turold. Il réfute complétement ce que dit l'abbé de la Rue, p. 59, 60, au sujet du système de versification qui y est employé.


 
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VIII

l'assonance, et l'on reconnaîtra partout la vérité de ce que je dis , excepté dans un petit nombre de cas où nous pouvons accuser le copiste ou notre ignorance de la prononciation de ces temps anciens.
M. de la Rue continue en donnant quelques extraits du poème de Turold; mais, chose singulière! il ne va jamais jusqu'au mot AOI qui termine presque toujours chaque tirade, et conséquemment il ne dit pas un mot de cette curieuse finale que nous n'avons rencontrée nulle autre part, et sur laquelle nous hasarderons bientôt une conjecture.
Plus loin, M. de la Rue assure que Turold place parmi les paladins de Charlemagne, sous le nom de Gautier, le fameux Gauvain , neveu du roi Arthur : d'où il conclut « qu'il faut reporter les fables de la Table Ronde à une époque beaucoup plus reculée que celle qu'on prétend faussement leur assigner. » Nous croyons qu'effectivement les fables de la Table Ronde sont au moins aussi anciennes que les légendes de Charlemagne ; mais nous ne faisons pas découler cette conséquence du fait qu'avance l'abbé de la Rue, attendu qu'il ne se trouve pas dans la chanson composée ou récitée par Turold, mais dans la version du manuscrit 7227-5 (I), version du treizième siècle ; encore peut-on expliquer différemment le passage en appliquant à Malarsus les mots Li niés Artus qui se trouvent au vers suivant (2).
Dans l'avant-dernier paragraphe de l'article que nous examinons, je trouve une remarque singulière : M. de la Rue avanceque Turold donne au vers un pied de plus quand la rime est féminine, et qu'il le fait aussi quelquefois quand elle est masculine. M. de la Rue a-t-il donc oublié qu'en tout temps l'E muet final n'a jamais compté pour un pied? En second lieu, si M. l'abbé a fait allusion à des vers semblables à ceux-ci :

Fors Sarraguce, ki'est en une muntaigne,
Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet,

(1) Voyez la dissertation de M. Monin, p. 32, v. 7 et 8 ; et notre texte, p. 79, st. CL, v. 13 et 14.

(2) Voir plus loin, p. 225, couplet CXCNII, v. 13, eu le comparant avec le vers correspondant de la chambre de Roland, p. 63.


 
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IX

il a oublié ce que disait M. Raynouard en 1833 : « Lorsque dans les vers de douze et de dix syllabes, l'hémistiche ou le repos offroit, à la sixième, à la quatrième, un mot terminé en E muet, cet E muet ne comptoit pas, et il en étoit de cette désinence de la césure comme de la désinence en E muet de la rime ou de l'assonance (1).» Ajoutons que le T final placé devant aimet, recleimet, ateignet, ne se prononçant pas, on avait un vers juste en lisant ainsi les vers que nous avons cités plus haut :

Fors Sarragus, k'iest en une muntaigne,
Li reis Marsill la tient, ki Deu nen aime.

Le dernier paragraphe de l'article de M. de la Rue est consacré à la dissertation de M. Monin , dont il fait un éloge mérité.
C'est peut-être ici le moment de répondre à une interpellation que nous a adressée un maître de la science , dont nous recevions toujours les avis avec autant de respect que de reconnaissance. « Pourquoi, me disait M. Raynouard, avez-vous donné au poème de Turold le titre de Chanson de Roland, alors qu'aucun manuscrit ne le porte ? » Nous n'avons, il est vrai , trouvé ni ce titre ni aucun autre dans les manuscrits du Roman de Roncevaux, et si nous l'avons pris, c'est que nous avons pensé qu'il convenait beaucoup plus que tout autre au poème de Turold. En effet, c'est bien une Chanson de geste, dont le héros le plus saillant est Roland, qui, par le conseil qu'il donne à Charlemagne, amène la trahison de Ganelon, sa propre mort et celle des douze pairs à Roncevaux. Le seul reproche que l'on puisse nous faire, c'est de ne point avoir préféré ce nom de lieu à celui du principal héros, et adopté le titre de Chanson de Roncevaux, conformément à ce qui s'est pratiqué pour d'autres poèmes, tels que ceux d'Aspremont et d'Aliscans.
On peut croire aussi que , par ces mots Chanson de Roland, nous avons voulu donner à penser que nous regardions le poème de Turold comme étant celui dont Taillefer chanta des morceaux à la bataille d'Hastings. Nous ne cacherons


(1) Article cité, Journal des Savants, p. 393, 394.


 
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X

point que nous avons l'intime persuasion que le chant du jongleur normand était pris d'une chanson de geste (1); nous dirons même que cette chanson pourrait bien être celle de Turold; car l'antiquité de son langage, qui ressemble à la langue des lois de Guillaume le Bâtard, la conquête de


(1) « The real Chanson de Roland was, unquestionably, a metrical romance, of great length, upon the fatal battle of Roncevaux, of which Taillefer only chanted a part. » (Ritson, Dissertation on Romance and Minstrelsy, p. XXXVJ.) Voyez aussi l'avertissement en tète du tome VII de L' Histoire littéraire de la France, p. lxxiij ; la préface du Roman de Berte aux grands pieds, p. xxviij, xxix, où l'on attribue à M. de Chateaubriand une découverte faite longtemps avant lui : Voyez enfin l'ouvrage de l'abbé de la Rue, t. 1, p. 131, 135. Ce qu'il dit en cet endroit a été réfuté par M. Le Roux de Lincy dans son Analyse critique et littéraire du roman de Garin le Lohérain. Paris, Techener, 1835, in-12, p. 19-23. — Si quelqu'un doutait encore que les anciens poèmes français appelés chansons de geste fussent chantés, ou d'usage ancien, les passages suivants détruiraient son incertitude. Le premier est tiré d'un ouvrage certainement composé avant 1225, puisqu'il est cité dans le Roman de la Violette, qui est do celte époque environ :

Or fu .G. as fenestres le ber,
Et li chetis ot le Rosne passé,
Monte les tertres, s'a les vax avalé;
De si à Nymes ne s'i est arestez ,
Par la porte entre en la bone cité,
Trueve .G. desoz le pin ramé,
En sa compaigne maint chevalier membré.
Desor.i. pin lor chantoit .i. jugler
Vielle chançon de grant antiquité;
Molt par fu bone, au conte vint à gré.

(Roman de Guillaume au court nez, Ms. de la Bibliothèque impériale n° 6985, fol. 167 v°, col. I, v. 4. )

« …On appelle en France une simphonie l'instrument dont les aveugles jouent en chantans les chançons de geste, et a cest instrument moult doulx son et plaisant, se ce ne fust pour l'estat de ceulx qui en usent. (Le Propriétaire en françoys, traduit en 1372, de Frère Barthélemi de Glanville, par Frère Jehan Corbichon. Paris, pour Antoine Verard, sans date, in-folio, gothique, liv. XIX, chap. CXL. Ce passage n'est pas dans l'original.) — « A Jehan Torne, chanteur en place , qui payés li ont esté de don à li fait des grâces de le ville, par courtoisie à li faite pour se paine et travail qu'il eut de canter en son romans des istoires des seigneurs anchiens, le jour


 
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XI

l'Angleterre par Charlemagne, rappelée dans la XXVIIIe tirade, l'oriflamme nommé étendard de Saint-Pierre, toutes ces circonstances qu'on chercherait vainement dans une autre chanson de geste, nous font regretter de n'avoir pas de preuves plus positives. Quoi qu'il en soit, il est très-permis de croire que le poème de Turold est la Chanson de Roland, qui, suivant Guillaume de Malmesbury (1), Albéric des Trois-Fontaines (2), Matthieu Paris (3), Ralph Higden (4), Matthieu de Westminster (5) et Wace (6), fut chantée au commencement de la bataille d'Hastings.
Nous savons bien que des auteurs modernes , tels que l'abbé Prévost (7), George Ellis (8), Sharon Turner (9), MM. de Sismondi (tO), de Musset (11) et Thomas Wright (12), penchent


des quaresmiaus deesrain passé, au bos d'Abbeville, paravant le cholle commenchié, v solz. » (Registre de la commune d'Abbeville, an. 1401, cité par M. Louandre, Histoire ancienne et moderne d'Abbeville et de son arrondissement 1834-35, in-8°, pag. 226, note 1.)
(1) Rerum Anglicarum Scriptores post Bedam præcipui, éd. H. Savile , p. 101, ligne 16. — Rec. des Hist. des Gaules et de la France, t. XI, p. 184, B.
(2) Rec. des Hist.de France, t. XI, p. 361, A.
(3) Hist. Major, édit. de 1644, p. 3, col. 1, B.
(4) Rec. de Thomas Gale, t. I, p. 286.
(5) Flores Historiarum,' Francofurti, M.DCI., in-fol., p. 223, ligne 31.
(6) Le Roman de Rou, vol. II, p. 214,215. Voyez, au reste, le Glossaire de du Cange, au mot CANTILENA ROLANDI.
(7) Histoire de Guillaume le Conquérant, Amsterdam, M.DCC.LXXXIV., in-8°, p. 213 : « Toute son armée s'ébranla… en chantant une espèce d'air militaire, composé par Rollon , premier duc de Normandie. »
(8) Spécimens of early English metrical Romances, London , 1811, trois vol. in-8°, t. I, p. 30 ; mais, d'après ce qu'on lit, p. 13 et 15, il y aurait plus loin faute d'impression.
(9) « History of the Anglo-Saxons. «Celte indication, donnée par l'abbé de la Rue, t. I, p. 134, nous parait fautive : nous avons trouvé dans la seconde et dans la cinquième édition de l'Histoire des Anglo-Saxons (les seules que nous ayons à notre disposition) un passage totalement différent à l'endroit où il est question delà bataille d'Hastings.
(10) Histoire des Français, t. IV, Paris, 1823, in-8", p. 358.
(11) Mém. de la Société des Antiq. de France, 1. 1, p. 166.
(12) The Foreign Quarterly Review, u° XXXI, Oct. 1835, p. 128, art. On


 
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XII

à croire, comme nous l'avons jadis cru nous-même (I), que les Normands chantèrent à Hastings, non pas la chanson de Roland, mais de Rollon leur premier duc ; nous savons bien aussi qu'il y a des chroniques qui appellent le second Rollandus (3); mais il faut d'autres preuves pour contre-balancer le texte si précis de Wace, et nous ne partagerons cette opinion qu'alors qu'on nous aura montré cette chanson de Rollon, ou tout au moins un passage authentique qui ne présente pas d'équivoque. Nous ne parlerons pas ici des ridicules couplets imaginés par MM. de Paulmy et de Tressan (3) : ce sont de mauvaises plaisanteries auxquelles on a eu le tort de prêter plus d'attention qu'elles n'en méritent. « La Chanson de Roland, dit M. de Roquefort (4), étoit en-


the French and English « Chansons de Geste. » Après avoir exprimé celte opinion et rapporté le passage de Wace, M. Wright ajoute : « It is by no means unlikely, however, that the circumstance of Taillefer singing in the battle was an invention of the chroniclers , after the battle of Roncevaux had beeome itself a popular subject of song , and that the ground of the story was his fame as a poet. The purpose of the anecdote is to show the bold recklesness of the warrior, who could amuse himself with his song-craft in the very face of the enemy. » — Un précieux passage des Miracles de saint Benoît, par Raoul Tortaire , abbé de Fleury, témoigne implicitement de la présence de Taillefer à la bataille d'Hastings. Racontant une irruption de bandits sur les bords de la Loire, il rapporte que cette troupe élait précédée d'un jongleur, qui chantait une chanson de geste en s'accompagnaut sur un instrument : « Tanta vero erat illis securitas confidentibus in sua multitudine, et tanta arrogantia de robore et aptitudine suæ juventutis, ut scurram se præcadere facerent, qui musico instrumento res fortiter gestas et priorum bella præcineret, quatenus his acrius incitarentur ad ea peragenda , quæ maligno conceperant animo. » (Les Miracles de saint Benoît, réunis et publiés pour la Société de l'histoire de France par A. de Certain. A Paris, M. DCCC. LVIII., in-8°, p. 337 .)
(1) Examen critique du Roman de Berte aux grands pieds. Paris, 1832, in-12, p. 6.
(2) «. Willielmus Lungespeye, filii Rolandi , qui fuit primus dux Normannorum. » ( Chron. Thomæ Wikes, ap. Th. Gale, vol. II, p. 22, et Leland, Col. lectanea, t. II, part. I, p. 415.)
(3) Voyez de l'État de la Poésie françoise dans les douzième et treizième siècles, par B. de Roquefort, p. 362-367 .
(4) Ibid., p. 200.


 
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XIII

core en usage dans nos armées sous la troisième race. Boethius rapporte même à ce sujet , dans son Histoire d'Écosse, une anecdote qui se trouve répétée dans la plupart des ouvrages qui traitent de l'histoire de la poésie ou de la musique. Le roi Jean, dit-il, mécontent de ses troupes, et entendant quelques soldats qui chantoient la Chanson de Roland, s'écria qu'il y avoit longtemps qu'on ne voyoit plus de Rolands parmi les François. Un vieux capitaine, prenant cette plainte pour un reproche sanglant fait à la nation, dont le roi sembloit suspecter la valeur, lui répondit avec cette noble franchise qui forme le caractère d'un bon soldat : Sachez, sire, que vous ne manqueriez pas de Rolands, si les soldats voyoient encore un Charlemagne à leur tête. » Ici M. de Roquefort se joue étrangement du texte d'Hector Boys (I). Quoi qu'il en soit, le mot est beau ; malheureusement il avait été dit bien auparavant : en effet, l'auteur d'un dictionnaire théologique, composé, suivant toute apparence, au treizième siècle, rapporte qu'un jongleur ayant demandé au roi Philippe à quoi il pensait, celui-ci répondit : « Je me demande pourquoi il n'y a pas présentement d'aussi bons chevaliers que Roland et Olivier ; » et que le jeune jongleur répartit : « C'est qu'aujourd'hui il n'y a pas de Charles (2). » Dans un petit poème intitulé de la Vie dou Monde, nous lisons la stance suivante :

Couvoitise vaut pis que ne fait uns serpens :
A tout honni le monde, dont je sui molt dolans.


(1) « Dum hæc in Scotia aguutur, Francorum regnum mirum in modum bello premebatur Anglorum regisque eos sui desiderium admodum augebat. Itaque legatos in Angliam mittunt cum filiis, quos pro patre obsides præbebant. Sed quum Joannes rex Parisios pervenisset, vocato senatu plurimum fatum suum ac regni calamitates lamentabili querebatur voce, ac inter cætera exclamabat conquerens nullos modo se Rolandos aut Gavinos reperire. Ad quod unus ex majoribus natu, cujus aliquando virtus in juventa claruisset , ac propterea regiæ infensior ignaviæ respondit non defuturos Rolandos, si adsint Caroli. » (Scotorum Historiæ… libri XLX, Hectore Boethio Deidonano auctore. Parisiis, 1574, in-fol., lib. XV, fol. 327 r°,1. 7.)
(2) Bibl. impériale, fonds latin, n° 7693. Cf. Histoire littéraire de la France, X. XXII, p. 19.


 
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XIV

Se Charles fust en France, encore i fust Rolans,
N'eussent pooir contre els Yaumons ni Agolans (1).

Et dans un autre ouvrage, de la même époque environ, nous rencontrons ces deux vers :

Mais s'encore fust Charle en Franche le roial,
Encore trouvast-on Roland et Percheval (2).

Le premier des poëmes que nous donnons ici a été imprimé à la suite de l'une de nos missions en Angleterre (3). Le bruit que fit cette publication, tout de suite appréciée par les hommes de goût (4), engagea un amateur d'anciens manuscrits à produire par la même voie celui qu'il possédait; mais en dépit de tous ses efforts , assaisonnés d'une aigreur que rien ne justifiait, le public s'obstina dans son admiration pour le texte de Turold , et en même temps que M. Bourdillon publiait le rifacimento qu'il prétendait mettre au-dessus (5),


(1) Manuscrit de la Bibliothèque impériale, n° 7595, fol.DXXIIII V°,col. 2, st. VIII. — Manuscrit du fonds de Notre-Dame, n° 198, fol. c. III r°, col. l, v. 13.
(2) Adam de la Halle, tom. VII, p. 25, des Chroniques nationales françaises, de M. Buchon.
(3) La Chanson de Roland, ou de Roncevaux, du XIIe siècle, publiée pour la première fois d'après le manuscrit de la Bibliothèque Bodléienne, à Oxford, par Francisque-Michel. Paris, chez Silvestre, 1837, in-8°, de LXIX-317 pages, plus deux feuillets de titres, un faux titre d'un feuillet entre l'introduction et le texte, et un autre feuillet consacré à la table des matières.
(4) Il a été rendu compte de cette publication dans la Quotidienne, du 8 février 1837 (feuilleton de M. Célestin Moreau ) ; dans le Literary Gazette, n° 1049, February 25,1837, p. 123, col. 3 (art. de M. Thomas Wright) ; dans le Court Journal, n°413, Mardi 25, 1837, p. 186, col. 2 (art. de M.W.-J. Thoms); dans le Monde, n° 93,17 février 1837 (feuilleton de M. X. Marmier) ; dans le Journal de Paris, n° du 25 avril 1837 (art.de M. L. Amiel ); dans la Revue française et étrangère, 3e n° — mars 1837, p. 469-473 (art. de M. Raymond Thomassy), etc.
(5) Roncisval, mis en lumière par Jean-Louis Bourdillon. Dijon et Paris, 1841, in-12. — L'année précédente, le même avait donné un autre volume sous ce litre : Le Poëme de Roncevaux, traduit du roman en français par Jean-Louis Bourdillon. Dijon, de l'imprimerie de Frantin, 1840, petit in-8° de 244 pages, plus un feuillet contenant les 'corrections.


 
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XV

MM. Delécluze (1), Vitet (2), Génin (3), Saint-Albin (4), Jônain (5) et d'Avril (6), s'en tenant à la vieille chanson de geste, la faisaient passer plus ou moins heureusement dans notre langue actuelle. Née avant le milieu du XIe siècle, combien de temps vécut la Chanson de Roland sous sa forme primitive? Un passage d'un ancien rimeur, restaurateur de quelques-unes de nos vieilles chansons de geste, en même temps qu'il caractérise leurs rudes accents, donne à penser que la plus épique d'entre elles était déjà tombée en oubli , à l'époque où l'on s'occupait de les remettre à neuf : « Les jongleurs, dit Adenès, vous ont parlé surtout de Guillaume d'Orange et du Danois Ogier ; mais ils chantèrent


(1) Roland ou la Chevalerie, par E.-J. Delécluze. Paris, 1845, deux volumes in-8°. Extrait abrégé de la Chanson de Roland, t. I, p. 23-38 ; Traduction du poëme, t. II, p. 9-147. — M. Charles Magnin a publié une analyse de cet ouvrage dans la Revue des Deux Mondes, cahier de juin 1846.
(2) Revue des Deux Mondes, t. XIV, 22e aminée, nouvelle période, 1852, p. 817-864. — L'étude si remarquable de M. Vitet a reparu dans un volume d’œuvres mêlées de cet académicien , et a été traduite en anglais par Mrs. Marsh. (Londres, 1853, in-4°.)
(3) La Chanson de Roland, poème de Théroulde, texte critique, accompagné d'une traduction , d'une introduction et de notes, par F. Génin, chef de division au Ministère de l'Instruction publique ; Paris, Imprimerie nationale , M DCCC L, un volume grand in-8°. — Ami de l'éditeur, M. Magnin a consacré à cette publication plusieurs articles dans le Journal des Savants; voyez les cahiers de septembre 1852, p. 541-561, et de décembre 1852, p. 766-777; et celui de mars 1853, p. 163-181.
(4) La Chanson de Roland, poëme de Théroulde, suivie de la chronique de Turpin, etc. Paris, 1865, in-12, de 293 pages, plus un faux titre et un feuillet de table.
(5) Roland, poëme héroïque de Théroulde, trouvère du XIe siècle, traduit en vers français par P. Jonain sur le texte et la version en prose de F. Génin (Bordeaux, imp. de J. Delmas), Paris, M DCCC LXI, in-12, de XIV-85 pages chiffrées, plus 2 feuillets de lettres d'éloges adressées à l'auteur par MM. Michelet, Mistral, Carnot et Adolphe de Briolle.
(6) La Chanson de Roland, traduction nouvelle, avec une introduction et des notes, par Adolphe d'Avril. Paris, 1865, in-8", de CXXXI-206 pages, e 1866,in-18. — M. Gaston Paris a rendu compte de ce livre dans la Revue critique d'histoire et de littérature, n°l,6 janvier 1866, p. 9-11.


 
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XVI

avec des violons de cuivre ou de fer ; ils employèrent des glaives d'acier en guise d'archets. Avec de tels instruments, ils formèrent des accords capables de déchirer l'oreille des Sarrasins ; et, certes, le moyen le plus sûr de mériter place au paradis serait de retenir leurs vers (I). »
Adenès ressemble ici aux écrivains du XVIIe siècle, qui n'avaient pas assez de dédaigneuses expressions pour jeter à la mémoire des poëtes et de tous les écrivains du XVIe; mais n'en déplaise au vieux trouvère, la dureté des vers de ses devanciers vaut mieux que son habile et harmonieuse longueur.
Remarquons, dans ce passage, que le premier rang de chevalerie est donné à Guillaume d'Orange et à Ogier. Comment met-on ces deux héros devant Garin le Loherain et devant Roland ? C'est que à Garin avait succédé Roland , et à Roland Guillaume au court nez, lequel était encore en faveur à la fin du XIIIe siècle.

L'édition princeps de la Chanson de Roland, tirée à petit nombre, n'avait valu à l'éditeur que peu de renom et encore moins de profit; celle de M. Génin, imprimée aux frais de l'État, lui rapporta l'un et l'autre, et les maîtres de la critique s'en occupèrent longuement. Bienveillant de sa nature , mais indépendant du ministère de l'instruction publique et du rédacteur du National qui s'y était installé le lendemain d'une révolution, l'honorable M. Vitet se fit juge du travail de M. Génin, et le loua sans témoigner, à son exemple, du dédain pour le travail d'un homme sans lequel le second éditeur avouait lui même qu'il n'aurait rien pu faire (2). Commençant par


(1) Ms. de la Bibliothèque de l'Arsenal B.-L. Fr. n° 175, folio 74 verso. Cf. Histoire littéraire de la France, t. XX, p. 699. (2) « Oui, je m'occupe toujours de philologie et en particulier de la Chanson de Roland. Je vous dois déjà le premier texte sur lequel j'ai


 
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XVII

M. Bourdillon, l'élégant académicien signale ses innocentes colères contre le malencontreux abbé de la Rue qui avait fait la découverte du manuscrit d'Oxford , et contre l'expéditif éditeur qui l'avait si vite exploitée. « Pour punir l'éditeur, continue M. Vitet, on a grand soin de ne pas prononcer une seule fois son nom , et quant au poëme, on s'en console en répétant à tout propos que c'est un tissu d'absurdités et de bévues , une œuvre indigne de voir le jour, le plus ignoble fatras, un véritable baragouin, et, pour comble d'injure, le plus moderne de tous les poèmes de Roncevaux! Tout cela n'est que risible et ne doit pas nous arrêter. Laissons là sa traduction, qui n'a pas seulement le tort d'être moulée sur ce texte, mais le tort plus grave encore d'être conçue dans le système des paraphrases et des équivalents. La seule chose qui doive nous occuper, c'est le manuscrit d'Oxford.
« L'édition qu'en avait si rapidement donnée M. Francisque-Michel ne laissait-elle rien à désirer? N'avait-il rien omis? Son texte était-il pur et correct d'un bout à l'autre? Nous le supposons sans consulter les philologues ;


travaillé; à présent vous m'offrez un second exemplaire sur papier collé où je pourrai mettre des notes en marge : je vous devrai donc tous les subsidia de cette édition (si jamais elle voit le jour). J'accepte avec reconnaissance, et n'ai aucun regret à ce qu'il soit dit que sans vous je n'aurais pu rien faire. » (Lettre de M. Génin à M. Francisque-Michel, Paris, le 3 janvier 1849.) — Un ami de l'auteur, M. Magnin, sous les yeux duquel j'avais mis cette déclaration, ne put s'empêcher de blâmer, quoique avec timidité, le procédé de son auteur. Après avoir cité les travaux de MM. Henri Monin , Bourdillon et Francisque-Michel, « le silence que M. Génin a gardé particulièrement sur le dernier, dit-il , s'explique de soi-même par la notoriété de la publication qu'on lui doit. » (Journal des Savants, septembre 1852, p. 543.) Cette notoriété n'avait point empêché, cependant, M. de Gaulle de représenter, dans le Bulletin mensuel de la société de l'histoire de France, M. Génin comme ayant tiré


 
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XVIII

mais, à notre avis , son travail n'en était pas moins incomplet, par cela seul qu'il s'adressait uniquement aux savants. Le public, en pareille matière, a droit de ne pas être oublié. Pour lui donner la clé d'une telle œuvre il ne suffisait pas d'un glossaire expliquant à peine quelques mots, c'est une traduction qu'il fallait. D'un autre côté , le sujet du poëme suggère une foule de considérations historiques et littéraires que le savant éditeur n'a pas cru devoir aborder. Les notes, il est vrai , et son introduction sont pleines de citations érudites; mais, pour accomplir sa tâche, la critique, en pareille matière, avait à nous donner quelque chose de plus.
« Nous ne sommes donc pas surpris que, dix ans après M. Francisque-Michel, M. Génin ait cru pouvoir étudier a son tour la Chanson de Roland, la commenter et la traduire. C'était son droit assurément. On le lui a pourtant contesté ; on est allé jusqu'à prétendre que ce texte d'Oxford était la propriété du premier occupant, et que l'imprimer à nouveau, sans l'aveu du premier éditeur, c'était commettre, ni plus ni moins, le délit de contrefaçon. Nous n'avons nulle envie de nous mêler à ces tristes débats , ne voulant pas être conduit à signaler de part et d'autre de regrettables vivacités (1) ; mais, parmi


de l'oubli la Chanson de Roland, et comme l'ayant publiée d'après le manuscrit unique de la Bibliothèque Bodléienne. La note du Bulletin ayant été reproduite dans le Journal des Savants, une lettre fut adressée aux journaux l' Univers et la République (n° du u avril i851), pour rétablir les faits et affirmer que M. Génin n'avait jamais consulté ni même entrevu le manuscrit d'Oxford.
(I) M. Vitet fait sûrement allusion aux deux articles que M. Paulin Paris a publiés sur l'édition de M. Génin dans la Bibliothèque de l'École des chartes, t. II, 3e série, MDCCCL1, p. 2-97-338, 393-414, et à la Lettre sur les variantes de la Chanson de Roland, adressée d'Oxford, le


 
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XIX

les reproches si largement prodigués à M. Génin , il en est un, faut-il le dire ? qui pourrait bien ne pas manquer de fondement. M. Génin ne tient aucun compte des travaux de ses devanciers; il n'en dit ni bien ni mal; il oublie qu'ils existent (1). Est-ce par ménagement? Il se trompe : mieux vaudrait être sévère que paraître dédaigneux. Ce silence a d'ailleurs un autre inconvénient : il induit en erreur un lecteur peu expérimenté. Vous pouvez lire jusqu'à la dernière ligne l'introduction de M. Génin , lecture attrayante à plus d'un titre , sans vous douter que jamais personne ait, non pas même publié la Chanson de Roland (2), mais étudié le moyen âge, ses mœurs, son histoire et sa langue. Nous comprenons que, sur beaucoup de points, et notamment en ce qui concerne l'appréciation littéraire et historique du poème , M. Génin, s'il ne porte ses regards que sur les éditeurs


30 avril 1851, à M. Léon de Bastard, ancien élève de l'École des chartes, par M. Francis Guessard, aujourd'hui membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et imprimée en 16 pages in-8°.
(I) On a déjà lu l'aveu de M. Génin touchant la première édition de la Chanson de Roland ; précédemment cet honnête homme écrivait de Strasbourg, le 28 janvier 1840, à l'éditeur : « Mon cher collègue, le bruit de vos succès académiques, retentissant jusque dans les marécages du Rhin, m'apprend que vous êtes à Bordeaux. C'est donc là que ma lettre ira vous porter mes sincères félicitations et vous demander un service. — Un! c'est deux que je veux dire.
« D'abord voulez-vous avoir la bonté de m'enyoyer une liste complète de vos publications, soit en France, soit à Londres? Vos textes sont réellement les seuls qui puissent remplacer les manuscrits, et je veux me les procurer petit à petit. »
(2) A la page CVII de cette introduction, il parle en détail de l'édition de M. Bourdillon; mais il ne nomme qu'une seule fois, p. CXLVI, celui sans lequel, de son propre aveu, il n'aurait pu rien faire, et qu'il ne manquait jamais de consulter pour profiter d'études persévérantes sur la Chanson de Roland en vue d'une édition perfectionnée.


 
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XX

qui le précèdent, puisse être tenté de se croire l'inventeur de tout ce qu'il dit : il sent les beautés de cette poésie primitive avec une chaleur et une conviction dont certes il n'a pas trouvé l'exemple chez M. Francisque-Michel, archéologue avant tout, moins amoureux des richesses de l'art que des curiosités de la philologie; mais, sans parler d'un essai de M. Francis Wey (1) et d'un travail de M. Delécluze, où les parties grandioses de la Chanson de Roland sont dignement appréciées, sans remonter jusqu'à la thèse de M. Monin, qui, dans sa brièveté, laisse échapper sur les beautés de cette poésie plus d'un trait de lumière, nous pourrions citer telle leçon d'un cours d'histoire publié il y a six ou sept ans, dans lequel le professeur, M. Lenormant, parle aussi de la Chanson de Roland, rapidement, incidemment, mais avec une élévation lumineuse qui ne laisse dans l'ombre aucune des sommités du sujet (2). M. Génin est trop riche par lui-même pour ne pas tenir à distinguer son propre bien d'avec le bien d'autrui. Nous aurions donc souhaité qu'il fît, en quelques mots , connaître à son lecteur ce qui s'était fait et dit avant lui; mais, ce regret exprimé, nous ne saurions admettre que dans ce volumineux et important travail le nouvel éditeur se soit rendu coupable d'autant de méfaits qu'on veut bien le faire croire. Comme tous ses confrères en philologie , il peut avoir ses distractions, il lui est arrivé, comme aux autres, de faillir dans les détails microscopiques (3) ; mais dès


(I) Histoire des révolutions du langage en France, Paris, 184|8, in-8°, p. 130-147.
(2) Cours d'histoire moderne, Paris, 1844-1845, in-8°, 2e partie, p. 347 et suiv.
(3) Nous pourrions citer une multitude d'endroits où de pareilles dé-


 
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qu'une question en vaut la peine, il la traite en homme de savoir aussi bien qu'en homme d'esprit, avec un sens pénétrant et un rare discernement des origines et des variations de notre langue. » Nous continuerions à reproduire cet éloge, s'il nous était possible de nous y associer.
Après l'article de la Revue des Deux Mondes, auquel nous n'avons pas renoncé à faire encore d'autres emprunts, vinrent trois nouveaux articles sur l'édition de la Chanson de Roland, de M. Génin, par M. Charles Mangin, publiés dans le Journal des Savants (1). Nous ne dirons rien de ce travail, remarquable à bien des égards, et nous ferons encore moins pour les articles publiés dans l' Illustration par un complaisant mal préparé à se prononcer sur de pareilles matières (2) ; nous arrivons à l'appréciation littéraire du poëme de Turold, appelé Théroulde


faillances ruinent sans retour la réputation que, dans sa bienveillance, M. Vitet voudrait faire à M. Génin. Il faut voir ce philologue malavisé tenter, p. 439, d'expliquer le nom d'un peuple barbare : « Si l'on redouble la consonne n, dit-il, on aura cannelius, le même mot que candelius, car on écrivait indifféremment cannela ou candela, comme chacun peut le vérifier dans Du Cange : par conséquent cannelarius ou candelarius. Du Cange explique candelarii, « qui candelas in ecclesia deferunt ». Les cannelius, à ce compte, seraient des chandeliers , c'est-à-dire des porte-cierges, des marguilliers et des bedeaux sarrasins, des espèces de moines mahométans conduisant en guerre leurs divinités. » Quoi de plus ridicule que ce qui précède? Au lieu de se creuser l'imagination pour enfanter une chimère, il était bien plus simple de présenter les Canelius comme des peuples du pays de la cannelle, explication plus naturelle que celle de M. Paris, qui voit dans les Canelius des habitants d'Iconium. (1er article sur l'édit. Génin, p. 33 I .)
(1) Anu. 1852, p. 541 (1er art.), 766 (2e art.); et ann. 1853, p. 163.
(2) L'Illustration, n" du ig avril i85i,p. 25o,25i, art. de M. Frédéric Lacroix. — Dans un numéro postérieur (2 août t85i, p. 70), M. Génin entra lui-même en scène, flanqué de M. Beinaud. Les observations de cet « illustre membre de l'Académie des inscriptions » , avec


 
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XXII

par M. Génin, qui eût bien été capable de changer les noms d' Alfred et d' Orderic en Auvray et en Odry, par un retour à des libertés de traduction aujourd'hui perdues.
Mais avant d'aborder cette étude , vidons , s'il est possible, un point encore en litige. Turold est-il bien l'auteur de l'œuvre qui porte son nom? Il est permis d'en douter. Le seul endroit où il est nommé est le vers qui termine le manuscrit d'Oxford , et le sens du verbe déclinet n'a pas encore été déterminé d'une façon positive. Mon impression, comme dirait un Anglais, est que ce mot doit correspondre à débite et se rapporter à un jongleur plutôt qu'à un trouvère ou à un copiste.
Ce qui distingue en premier lieu la Chanson de Roland de toutes les productions des poètes du moyen âge antérieurs à Dante, c'est l'unité de composition ; M. Vitet le démontre et fait ressortir le mérite d'une pareille qualité , qui à elle seule suffirait pour distinguer profondément cette chanson de geste de toutes celles qui nous sont connues.
Mais bien d'autres différences sont encore à signaler. La première vient du sujet lui-même, qui est bien réellement historique, comme nous l'avons vu par le passage d'Eginhard. Cet écrivain , qui faisait partie de la cour de Charlemagne , a glissé légèrement sur un fait qui lui semble une tache à la réputation militaire du grand empereur; mais l'impression produite par la déroute de Roncevaux dut être profonde et rester gravée dans le sou-


la prétention de « résoudre la difficulté la plus essentielle concernant l'âge du poëme », ne firent qu'embrouiller le débat. A peine avait-il fini, que M. Génin, revenant à la charge, tombait à bras raccourci sur « un savant de l'Institut, appelé M. Paulin Paris, » qu'il avait déjà entrepris. Voyez l' Illustration, n° du 7 juin 1851, p. 367.


 
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XXIII

venir des populations qui l'avaient reçue de quelqu'un des leurs de retour de l'expédition d'Espagne. Cette impression devint ineffaçable, lorsque, par une fatale coïncidence, un demi-siècle plus tard, dans ces mêmes défilés, l'armée de l'un des fils de Charlemagne, Louis le Débonnaire, fut à son tour taillée en pièces. L'imagination populaire réunit tous ces faits et les groupa autour du même personnage , de celui qui était le plus en vue et qui revenait le plus fréquemment dans les récits de la veillée. « Ainsi, dit M. Vitet, qui nous éclaire dans notre marche, vérité historique au fond, vérité légendaire à la surface , tel est le fondement sur lequel est assis notre poëme. Aucun autre, encore un coup, parmi ceux que nous connaissons , n'a d'aussi sérieuses racines. C'est donc là une seconde exception qui, pour le dire en passant, devient la clé de la première. En effet, le caractère historique et traditionnel du sujet commande, pour ainsi dire, l'unité de composition. Un tel poème, au moment où il a été conçu , c'est-à-dire à une époque où la tradition se maintenait encore vivante, ne pouvait manquer d'être simple , sobre de digressions et d'embellissements. Le poète, aussi bien que son public, croyait vrai ce qu'il chantait; il ne s'avisait donc pas d'y ajouter du sien. Au rebours de ses confrères des âges plus récents , il n'avait point à faire parade de sa fécondité ; son moyen de succès n'était pas de paraître inventer, mais de sembler vrai et d'aller droit au but. Voilà pourquoi plus les versions de ce poëme sont anciennes, plus l'unité de composition s'y laisse apercevoir. Un manuscrit antérieur au manuscrit d'Oxford réduirait d'un millier de vers peut-être le dernier tiers du poëme, de même que le manuscrit d'Oxford exprime en vingt-huit vers d'une énergique fermeté tel


 
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XXIV

passage qui, dans le manuscrit de Paris, par exemple se délaie en six cents vers (1). »
Un autre point à constater, c'est que dans la Chanson de Roland le sujet est national. Ailleurs, les héros mis en scène sont normands, picards, lorrains, provençaux ou gascons, et animés d'un patriotisme étroit comme leur domaine ou vaste comme le monde, qu'ils parcourent en quête d'aventures. Dans les poèmes consacrés à leurs faits et gestes, le nom de la France, quand il est prononcé, un a qu'un sens géographique et ne sert à désigner que la province dont Paris était la capitale. « La France comme le fait remarquer M. Vitet, la douce France si souvent invoquée dans la Chanson de Roland, l'amour de la patrie , le dévouement à la mère commune , ces nobles sentiments qui répandent sur tout le poème je ne sais quel coloris tendre et mélancolique, c'est quelque chose qui n'appartient qu'à cette chanson de geste, et qui à défaut d'autres signes, la distinguerait entre toutes. »
La figure de Charlemagne doit maintenant attirer nos regards. De nos anciens trouvères, les uns représentent le grand empereur comme une espèce de barbon qui trône dans sa majesté muette, tandis que les autres en font un Cassandre débonnaire ou un capricieux despote A peu près seul, Turold nous montre le roi « à la barbe grifaigne », avec l'autorité et la grandeur propres au personnage réel. Charles domine par là ses douze pairs aussi bien que par sa haute stature; loin de prêter le flanc au ridicule, et de servir de butte à des brocards il est respecté et obéi. La barbe blanche que lui prête Turold n'est point un signe d'affaiblissement sénile , mais


(I) Revue des deux Mondes, année 1852, t. XIV, p. 854, 855.



 
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XXV

l'indication d'un souvenir déjà ancien. A longinquo reverentia (1).
Nous croyons avoir exposé les caractères qui servent pour ainsi dire d'acte de naissance à la Chanson de Roland; mais ces caractères ne sont point les seuls. Il en est au moins deux autres qui méritent d'être signalés : l'absence de galanterie et l'austérité du sentiment religieux. Plus nous nous avançons dans le moyen âge, plus nous trouvons de ressemblance entre les mœurs des hommes de cet âge de fer et les Orientaux. Certes il n'y a point à


(I) A l'occasion des romans dans lesquels Charlemagne est bafoué, comme dans les Chanson des quatre fils Aymon, M. Vitet fait la remarque suivante : « A l'époque où ces poèmes ont été composés ou remaniés , le pouvoir royal essayait de relever la tête et de reconquérir son domaine. La ligue féodale, contre laquelle il guerroyait, ne se défendait pas seulement à coups de lance, elle avait recours à d'autres armes : elle cherchait à soulever contre les prétentions du pouvoir envahissant ce qu'on appellerait aujourd'hui l'opinion. Or le moyen le plus sûr alors de parler aux esprits, c'était la poésie. Les jongleurs et les trouvères relevaient tous directement d'un seigneur ; lors même qu'ils étaient nés sur les terres de la couronne, ils ne dépendaient d'elle que très-indirectement, et donnaient plus volontiers leurs services à qui les protégeait de plus près. Ils chantaient donc l'époque carlovingienne , moyen détourné de faire opposition à la nouvelle race de rois, et, tout en chantant, tout en exaltant cette époque, ils n'avaient garde de laisser croire que même alors il y eût des monarques capables et dignes de respect. Sous le nom de Charlemagne, c'est à Louis le Gros, c'est à Louis le Jeune qu'ils faisaient la guerre : glorifier son époque, amoindrir sa personne, c'était toujours attaquer la royauté. » Nous nous associons parfaitement à cette remarque; mais en y ajoutant. Si les grands feudataires avaient ainsi des poëtes pour battre en brèche le pouvoir royal, leur suzerain employait les mêmes armes pour se défendre. Pendant le cours de la guerre qui eut lieu au milieu du XIIIe siècle entre Henry III et ses barons et où les traits de la satire venaient en aide à ceux des archers anglais, un certain Henry d'Avranches publia un poëme contre les révoltés , et reçut en récomdense le titre d' archipoeta, qui lui conférait la suprématie sur les trouvères, troubadours, ménestrels et jongleurs, qui se pressaient autour du


 
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XXVI

douter que les pères des croisés ne fussent sensibles aux charmes de la beauté ; mais sûrement ils renfermaient en eux-mêmes l'émotion qu'ils éprouvaient, et c'est tout au plus si les chantres populaires en font mention. Dans la Chanson de Roland on ne voit apparaître que deux femmes, la reine Bramimonde et la belle Aude. L'une n'est que la silhouette d'un démon tentateur; l'autre n'entre en scène que pour mourir. Le neveu de Charlemagne l'aime, il doit l'épouser; mais c'est affaire à lui et le public n'a rien à y voir. De plus graves intérêts le préoccupent : celui de la religion et l'honneur de son roi. L'amour viendra plus tard, quand le paladin sera de loisir et qu'il aura épuisé ses récits de guerre dans la chambre des dames.
L'austérité du sentiment religieux qui règne dans la Chanson de Roland a été signalée avec d'heureux développements par MM. Vitet et Gautier : on peut recourir à leurs ouvrages (1); mais il est une considération que l'on n'y trouve pas et que je risque sur un seul mot, celui qui termine la plupart des couplets de ce poëme. Du moment que Roland était mort en combattant les musulmans, c'était un saint dont le nom ne pouvait qu'être inscrit au martyrologe. Il y avait donc lieu à lui consacrer un poëme sur le modèle des hymnes de l'Église, et un pareil travail devait revenir à un clerc habitué à en chanter, comme


trône. (Lettre du baron de Perche à J. Power, bibliothécaire de l'université de Cambridge, 21 mai 1846, jointe au Ms. Dd. H. 78 de cette bibliothèque. Cf. Warton, the History of English Poetry, édit. de 1840, vol. I, p. 42-45. )
(I) Voyez l'analyse de la Chanson de Roland dans le tome II des Épopées françaises, etc., par Léon Gautier ; Paris, 1867, in-8°, liv. I ch. XX, p. 390-460.


 
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XXVII

le poëme sur sainte Mildred, dont toutes les stances se terminent par le mot euouae (1). Mais cet hymne est en latin et d'une longueur appropriée à ce genre de poésie ,tandis que la Chanson de Roland est une œuvre de longue haleine, en langue vulgaire et destinée à être chantée ailleurs que dans les églises. Sans doute ; mais il faut se rappeler que de bonne heure le clergé, voyant que le monopole du savoir, gai ou non, était près de lui échapper, que la langue rustique se façonnait et menaçait de détrôner sa mère , avait songé à s'en servir pour résister aux laïques qui cherchaient à secouer le joug et à ruiner le monopole de l'Église. Ce mouvement, peu apparent au onzième siècle, avait acquis une telle force sous les Plantagenets , que clercs séculiers et moines rimaient, à qui mieux mieux, des légendes de saints , des chroniques et des traités de science.
Maintenant quel nom donner à la création de Turold, toujours en supposant qu'il soit l'auteur et non pas seulement le rhapsode de la Chanson de Roland? Le second éditeur n'hésite pas à lui décerner le rang et les prérogatives d'un poëme épique par excellence. La France, selon lui, avec cette œuvre est en droit désormais de dire aux nations antiques et modernes : « Ne me dédaignez plus, ne me jetez plus la Henriade à la face; moi aussi ,j'ai mon poëme épique , je l'ai retrouvé, le voici. » Plus judicieux, plus modéré, M. Vitet, sans s'inscrire complètement en faux contre une pareille revendication,


(I) La Chanson de Roland, Ire édition, p. 314. — Voyez sur cet œuou ae., qui se modulait sur sœculorum. Amen, et que l'abbé Lebeuf range parmi les terminaisons de la première espèce de premier ton, le Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique, etc. A Paris, M. DCC. XLI., in-8°, ebap. IV, art. I, p. 54-56.


 
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XXVIII

s'attache et réussit parfaitement à démontrer qu'elle n'est point tout à fait fondée. « Cette prétention, dit-il, avant d'être acceptée , aurait au moins besoin d'un commentaire. S'il s'agit seulement d'épopées d'imitation, d'épopées littéraires, nous sommes de moitié avec M. Génin. Ces poèmes , si beaux qu'ils soient , ne sont épiques que de nom, aussi bien le plus admirable de tous, L' Énéide que le plus séduisant, le Roland furieux. On peut donc sans irrévérence, sans le moindre esprit de paradoxe, tout en se prosternant devant des génies divins, soutenir que notre moderne rhapsode appartient de plus près qu'eux, et par un titre plus légitime, à la famille, à la vieille noble souche épique, comme certains pauvres gentilshommes qui, pour la pureté du sang, passent avant certains rois; mais il est des épopées en qui l'éclat de la poésie s'unit à l'originalité primitive : pour marcher de pair avec celles-là, que faudrait-il? Deux choses, dont une seule, il faut bien le reconnaître , existait au siècle de Théroulde. »
Cette chose dont M. Vitet regrette l'absence dans la Chanson de Roland, c'est une langue déjà faite et apte à rendre toutes les évolutions de la pensée. Homère , en supposant que Pisistrate ne soit pour rien dans le travail de ciselure de l' Iliade et de l' Odyssée, avait à son service un dialecte riche et harmonieux; Dante n'avait rien à demander au latin que l'italien ne pût lui fournir plus frais, plus vivant. Une langue, un instrument digne de la Chanson de Roland, voilà ce qui lui manque. « Ce défaut disparait, ajoute M. Vitet, ou plutôt on l'oublie dans les moments d'inspiration où la pensée du poëte nous transporte et nous émeut par sa propre grandeur : qui songe alors à regarder comment elle est vêtue'? Mais

 
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XXIX

bientôt, faute d'être soutenue par la puissance du langage, l'inspiration languit, la pensée se dessèche, la poésie disparait. Ces riches compositions , ces amples développements où se complaît Homère et qui meublent et décorent, comme autant de draperies, les parties, même les moins brillantes de ses poëmes, comment les demander à ce pauvre Théroulde? Sa palette est-elle assez riche pour lutter contre la nature? Peut-il reproduire tant d'éclatantes couleurs , tant de suaves demi-teintes? Tout cela n'est pas fait pour lui. Il faut qu'il se contente de quelques traits profonds, mais brusques et hachés ; il peut tracer hardiment des silhouettes, les mots lui manqueraient s'il cherchait le modèle. »
Arrivé au bout de sa course dans les défilés de Roncevaux et au milieu des vers, aussi abruptes, destinés à célébrer la mort de Roland et des douze pairs « dont Charles se couronne » , M. Vitet termine ainsi avec un accent de tristesse qui nous gagne , pour avoir plus encore que l'éminent écrivain le droit de nous plaindre du temps présent : « Notre but est atteint si nous avons fait naître quelque désir de lire et de relire , d'étudier de plus près, et surtout dans son texte, cette grande œuvre nationale. Nous demandons qu'on s'en occupe, qu'on la venge d'un si long oubli , qu'on rachète à force de respect une coupable indifférence. M. Génin et ceux qui, comme lui, ont remis en lumière la Chanson de Roland, obtiendront- ils ce prix de leurs travaux ? Hélas ! on le sait trop , la France fait bon marché de ses titres de noblesse. Jeter les yeux sur des trésors que tous les peuples nous envient , secouer la poussière qui les couvre , c'est pour nous un trop grand effort. Sont-ce donc les choses que nous faisons ou bien celles que nous voyons qui absorbent notre

 
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XXX

enthousiasme ? Dieu sait que là n'est point noire excuse. Quand tout s'abaisse et se ternit, n'est-ce pas le moment de détourner les yeux pour chercher dans le passé de consolantes splendeurs? »


Un mot maintenant sur le Roman de Roncevaux dont nous avons fait suivre la Chanson de Roland. Nous l'avons tiré d'un manuscrit de la Bibliothèque impériale coté Cod. Colb. 658, Reg. 7227-5, qui a appartenu à Jacques-Auguste de Thou et à Pithou, comme on le voit par leurs signatures, tracées, l'une au bas du premier feuillet, l'autre à la fin du dernier. Il est écrit, sur deux colonnes, en lettres de forme du XIIIe siècle et a perdu son commencement, que nous avons restitué d'après un autre manuscrit (1). Outre le Roman de Roncevaux, il renferme ceux de Gaydon, d' Amile et d' Amis, et de Jourdain de Blaye.


(I) Voyez ci-après, p. 163.

 
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… davantage au sujet de « FPM, Chanson de Roland (1869) F. Michel, Préface »