Cahiers de civilisation médiévale (1983) Buschinger

De Wicri Chanson de Roland

Le Curé Konrad, adaptateur de la « Chanson de Roland »


 
 

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Titre
Le Curé Konrad, adaptateur de la « Chanson de Roland »
Auteur
Danielle Buschinger,
In
Cahiers de civilisation médiévale, n°25-102, 1983. pp. 95-115.
Source
Persée,
https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1983_num_26_102_2219

Avant-propos

Les titres intermédiaires sont en italique car ils ont été ajoutés par la rédaction Wicri.

Les liens vers les laisses du manuscrit d'Oxford utilisent le repérage Wicri.

L'article

95 Le Rolandslied du Curé Konrad, œuvre écrite vers 1170[1], est l'adaptation allemande de la Chanson de Roland française dans une version inconnue de nous. Et il est curieux que l'œuvre allemande n'ait jamais été l'objet d'une comparaison systématique avec les plus importants manuscrits de la Chanson à côté du manuscrit d'Oxford (O) : nous voulons parler des manuscrits de Venise IV (V 4) et de Châteauroux (Ch.). Un premier pas dans ce sens a été fait par J. Graff dans la marge de sa traduction française du Rolandslied[2].

Nous nous proposons donc de reprendre l'étude du Rolandslied sur nouveaux frais, en nous fondant sur un examen approfondi des textes de Konrad d'un côté, des manuscrits O, V 4 et Ch. de l'autre, afin de considérer ce problème essentiel, le traitement exercé sur la matière de l'œuvre française par le poète allemand.

Dans un premier temps, nous nous attacherons à montrer comment, sur le plan purement formel, Konrad réagit face aux procédés caractéristiques du style épique ; dans un second temps, comment il se situe par rapport aux poètes présentant aux cours allemandes les romans courtois français ; dans un troisième temps, enfin, quelle est sa position face à ce que E. Vinaver appelle « the discovery of meaning »[3].

Sur un plan formel

Plaçons-nous d'abord sur le plan formel. La Chanson française utilise comme les autres chansons de geste la laisse et l'assonance. Elle appartient au genre épique. Au contraire, Konrad utilise la forme du roman arthurien : en effet, d'un côté, contrairement aux vers assonances de la Chanson française, il utilise des couples de vers rimes à rime plate et à quatre temps forts ; d'un autre côté la matière narrative est répartie en paragraphes marqués par une initiale dans les manuscrits et se terminant par un couple de vers unis par la rime (nous verrons que, de plus, Konrad semble avoir moulé certains épisodes dans des ensembles de blocs formés de quatre paragraphes et aurait ainsi procédé comme les adaptateurs allemands de romans courtois français, Hartmann ou Eilhart par exemple[4]).

96 Quant au style de la Chanson de Roland, c'est-à-dire le style épique, on peut le caractériser d'un mot, la parataxe narrative : c'est—à dire la succession, la juxtaposition de scènes, sans transition. Chaque moment de l'action forme un « tableau à part » selon l'expression de G. Paris[5]. Voici deux exemples :

  • 1) Après le conseil faisant suite à la proposition de Blancandrin, il reste implicite dans la Chanson que les chrétiens sont prêts à envoyer un messager à Marsilie et que Charles s'est rallié à la proposition de Naimes : en effet, sans transition Charles demande : O 244 « Seignurs baruns, qui i enveieruns, / En Sarraguce, al rei Marsiliuns ? » (Ch 286/8, V 4 172/3). L'absence de transition est liée à la structure discontinue, paratactique, du texte français. Konrad au contraire est explicite : après que Ganelon a conseillé à ses compagnons de rentrer dans leurs foyers (1214/5) -— donc d'accepter la proposition de Marsilie , c'est Turpin qui suggère d'envoyer un émissaire à Marsilie pour le mettre à l'épreuve et se rendre compte de ses véritables sentiments et des intentions des païens, et l'évêque Saint-Jean est chargé par les pairs de communiquer à Charles la décision commune. A la structure paratactique de l'œuvre française, Konrad substitue un développement logique, une structure « hypotactique », pourrait-on dire.
  • 2) L'auteur français juxtapose la scène où Roland se lamente sur le sort d'Olivier blessé à mort (laisse 148) et celle où Olivier, aveuglé par son sang, frappe Roland qu'il ne peut reconnaître (149), sans montrer la relation logique entre les deux scènes : le seul lien entre les deux est la reprise au début de la strophe 149, «As vus Rollant sur sun cheval pasmet » (0 1989, V 4 2108, Ch. 3363), du thème qui concluait la strophe 148 : « A icest mot sur sun cheval se pasmet» (0 1988, V 4 2107, manque en Ch.). Il n'est pas dit que les deux compagnons se séparent ni pourquoi ils peuvent de nouveau se rencontrer et pourquoi Olivier peut frapper Roland ; ce fait est simplement affirmé : « sun cumpaignun, cum il l'at encuntret, / Sil fiert amunt sur l'elme a or gemet » (0 1994/5, V 4 2113/4, Ch. 3368/9). C'est de l'effet de surprise ainsi créé que naît tout le pathétique de la scène. Konrad, lui, explicitant ce qui est resté implicite dans la Chanson, imbrique solidement la seconde scène dans la première. Il fait revenir Roland, qui a du mal à rester en selle, dans la bataille sous le prétexte qu'il veut aider ses compagnons (6452/65) ; c'est pour la même raison que quelques vers plus bas Olivier, bien qu'il ne puisse voir personne, retourne lui aussi dans la bataille (6466/70). Ce qui fait que les amis se rencontrent au milieu de la mêlée et qu'Olivier peut frapper Roland. Le récit de Konrad est continu, clair et logique ; toutefois l'effet de surprise est moindre, et partant, moindre le pathétique de la scène.

La parataxe, caractéristique du style épique français, a, comme l'a montré E. Vinaver[6], une contrepartie ; c'est :

l'usage de la répétition avec variation. /. . ./ Un événement, une scène, ou un discours qui constitue le sujet d'une laisse, peut réapparaître dans la laisse suivante avec certaines différences, non seulement d'expressions, mais de substance, et il peut être à nouveau répété avec des variations, pas simplement avec de nouveaux détails, mais avec des développements qui reprennent en les transformant de précédents énoncés.

C'est le principe même des laisses parallèles, grâce auxquelles le poète français donne plusieurs descriptions du même instant, plusieurs visions séparées d'un même événement. Konrad, qui, supprime ces répétitions ainsi que les laisses similaires et tente de faire une œuvre structurée. Donnons trois exemples.

  1. ) Les laisses similaires où Olivier formule sa demande « Compagnon Roland, sonnez votre olifant » et où Roland refuse (qui figurent aussi bien en O 1051, 1059 et 1070, en V 4 986, 997 et 1006 qu'en Ch. 1424, 1432 et 1444, et sans doute aussi dans le modèle de Konrad) sont éliminées par le poète allemand : chacun des deux personnages ne prend qu'une seule fois la parole (3864-3898) ; de même sont supprimées les laisses parallèles de la scène où Roland sonne du cor (O 1702 et ss, V 4 1800 et ss et Ch. 2977 ss ; nous y reviendrons).
  2. ) A la place des trois laisses (O 174, 175, 176, V 4 189, 190, 191), des deux laisses en Ch. 246-247, qui racontent la mort de Roland et où le poète français prête au héros « deux versions distinctes de sa prière d'agonisant »[7], il n'y a chez Konrad, qui de plus supprime toute référence au rituel des agonisants[8], qu'une seule prière en trois parties (6806-6914) : Roland prie pour son propre salut, puis pour Charles afin que Dieu lui permette de remporter la victoire sur ses ennemis, enfin pour les Carolingiens.
  3. ) De même le poète allemand, qui supprime les six laisses parallèles où Charles pleure Roland, se livre à une restructuration de la lamentation de l'empereur, qu'il articule en trois parties :
7511/21   Charles aimerait mourir, maintenant qu'il a perdu en Roland le plus extraordinaire des guerriers, le soutien de sa vieillesse;   O 2936/42 (V 4 3119/25)
O 2929 (V 4 3113)
O 2888/90 (V 4 3072/4)
O 2901/5 (V 4 3084/8)
O 2914/5 (V 4 3098/9)
7534/45 Après avoir affirmé que Roland était sans égal (les premiers vers de cette partie reprennent le contenu de ce qui précède), Charles donne des preuves: Roland a conquis maints pays et à présent ces peuples conquis vont se rebeller; O 2905 (V 4 3088)
O 2918/27 (V 4 3102/11)
7547/57 II conjure Dieu au nom de son propre martyre d'avoir pitié de l'âme de Roland, de le délivrer de l 'enfer et de l'accepter dans le chœur céleste. O 2887 (F 4 3071)
O 2898/9 {V 4 3081/2)
02933/4 (rien en V 4)

II conserve la plupart des thèmes présents dans l'œuvre française, mais élimine les nombreuses variations lyriques auxquelles ils donnent lieu dans la Chanson ; surtout, il ne reprend pas « la montée de la douleur de Charlemagne »[9], qui culmine dans sa volonté de mourir. Ce thème que la Chanson aborde pour finir, le poète allemand le place en premier lieu et substitue à la progression qui caractérise le texte français, une autre progression, terminant par l'idée sur laquelle s'ouvrait la plainte de Charles dans la Chanson : 2887 « Ami Rollant, de tei ait Deus mercit ! », et qui était reprise deux fois (2898/9 et 2934/5), c'est-à-dire sa prière pour l'âme de son neveu : l'élément religieux est ainsi mis en évidence.

Autre procédé du style épique que Konrad ne reprend pas : les répétitions épiques. On sait que trois de ces répétitions scandent la Chanson française, délimitant sans doute la longueur des séances de récitation :

  • les vers O 1/2 «Caries li reis, nostre emperere magnes, /set anz tuz pleins ad estet en Espaigne » (V 4 8/9, Ch. 1/2) ouvrent la Chanson (à ces vers correspondent les vers 361/2 du RL : « Also wonete do da/der keiser in Yspania », avec suppression de l'indication temporelle) ;
  • O 703/4 « Caries li magnes ad Espaigne guastede, / Les castels pris, les citez violées » (V 4 632/3, Ch. 1024/5) introduisent le retour de Charles en France ;
  • 0 2609/10 « Li emperere par sa grant poëstet/VII anz tuz plens ad en Espaigne estet » (V 4 2799/2800, Ch. 4515/6) préludent à l'épisode de Baligant.

Par rapport aux autres poètes allemands

Sur le plan purement formel, Konrad, on le voit, s'écarte considérablement de la Chanson française. Il élimine les procédés caractéristiques du style épique. Cependant ces transformations s'inscrivent dans un cadre plus large, celui de l'adaptation d'œuvres françaises en allemand : nous voudrions montrer que sa manière de procéder face à son modèle, une chanson de geste française, n'est guère différente de la manière dont les auteurs courtois allemands, Eilhart von Oberg, Hartmann von Aue ou Gottfried von Straßburg, adaptent leurs modèles, les romans courtois français. Dans l'impossibilité d'envisager le problème en sa totalité, nous choisirons un certain nombre de cas révélateurs de cette technique.

I. Suivi des épisodes

I. Les épisodes se suivent dans le « Rolandslied » selon le même ordre que dans la « Chanson » française, et il apparaît que Konrad a gardé un contact étroit avec le texte de son modèle. Le poète allemand, en effet, a traduit fidèlement à intervalles plus ou moins réguliers un certain nombre de vers, canevas à larges mailles sur lequel il greffe développements, modifications ou additions. Donnons trois exemples :

1) Lors du conseil tenu après la proposition de paix faite par Blanscandiz, les vers K 911-912 « Vf spranc der helt Rôlant. / er sprach : « Marssilie hat durch liste heregesant » peuvent être rapprochés de O 194/6 « Li quens Rollant /.../, En piez se drecet /.../. Il dist al rei : Ja mar crerez Marsilie ! » Puis Konrad s'écarte de son modèle pour faire un certain nombre de développements sur l'idée de croisade avant d'y revenir à la fin du conseil où il reprend la tirade de Roland telle qu'elle figure en O : en effet les vers 1146/8 « dare widere sante min herre / siner manne zwene. / Marssilie hiez in die houbet abe slahen » sont à rapprocher de O 207 et 209 « Dous de vos cuntes al paien tramesisles /.../ Les chef en prist /.../ ». En fait, Konrad donne deux fois la parole à Roland qui ouvre et conclut la discussion : il est véritablement le héros de l'œuvre. De plus, on constate une gradation entre les deux discours : la première fois Roland flaire la trahison de la part des païens ; la seconde il donne des arguments. Dès le départ, Konrad voulait, comme nous le verrons, traiter à fond le thème religieux et faire apparaître Roland et ses compagnons comme combattants de Dieu. Aussi insère-t-il ces développements entre deux passages traduits pris dans le même discours de Roland, qu'il a scindé en deux.
2) Lors de la première bataille, on peut comparer K 3941 « Di helede widir uf sazin » à O 1142 « Puis sunt muntez sur lur curanz destrers ». A partir de ce vers qu'il aura traduit de sa source, Konrad introduit une modification : d'abord il se livre à un développement d'ordre religieux qui souligne le sens de son œuvre (les preux sont pour nous le pont qui conduit au royaume du ciel et il faut les prier comme des saints) ; ensuite il expose la stratégie de Roland. Au reste, tout au long de la première bataille, les vers traduits constituent un canevas lâche que Konrad reprend au début de chaque duel entre un pair païen et un pair chrétien auquel fait suite un combat de masse entre chrétiens et païens :

1. - 4020 // O 1188 (V 4 1111) Adalrot-Roland ;
2. - 4217-8 // O 1213, 1215 (V 4 1135, 1137, Ch. 2124, 2126) Falsaron-Olivier ;
3. - 4371 // O 1235 (V 4 1154, Ch. 2143) Cursabile-Turpin ;
4. - 4487 // O 1261 (V 4 1181, Ch. 2184) Malprimis-Egeris ;
5. - 4537 // O 1269 (V 4 1186, Ch. 2202) Amurafel-Egeriers ;
6. — 4589 // O 1275 (V 4 1192) Amarezur-Samson ;
7. — 4660, 4689 // O 1282, 1281 (V 4 1201, 1200, Ch. 2211-2, 2209) Targis-Anseis ;
8. — 4763, 4767 // O 1291, 1289 (V 4 1210, 1201, Ch. 2222, 2219) Eschermunt-Engelirs ;
9. — 4852, 4877 // O 1297 (V 4 1216, Ch. 2231, 2234) Estorgant-Hatte ;
10. — 4993-7 // O 1304-5 (V 4 1223-4, Ch. 2242-4) Stalmariz-Beringer ;
11. — 5053 // O 1325 (V 4 1247, Ch. 2270) Cornubiles-Roland ;
12. — 5067 ss // O 1311 ss (V 4 1230 ss, Ch. 2255 ss) Margariz-Olivier.

Seuls les onzième et douzième combats ont été intervertis par Konrad.

99

3) Walther, blessé à mort, vient trouver Roland qui lui demande de rendre les mille guerriers qu'il lui avait donnés ; ceux-ci sont morts après avoir bien combattu, répond Walther. Konrad (6538 ss) suit ici d'assez près son modèle qui était proche de V 4 2173 ss et Ch. 3430 ss, avant d'ajouter par la bouche de Roland un développement religieux soulignant le sens de l'œuvre.

Konrad remanie son texte pour le rendre plus courtois.

Donnons encore trois exemples :

1)
Le camp de Charles au début de l'œuvre (K 641/73, O 103/13, V 4, 101/9, Ch. 119/30). Si on considère que Konrad ne nomme pas les compagnons de Charles (O 104/9, V 4 102/7, Ch. 120/5), se contentant de dire « manigen helt uirmezzen » (642), il apparaît qu'il a considérablement développé son texte (correspondant à O 110/3, V 4 108/9, Ch. 126/30 qui est le plus complet). Dans l'œuvre française sont décrites les activités des chevaliers qui sont assis sur de blanches étoffes de soie ; pour se divertir, les sages et les vieux jouent aux tables et aux échecs, les jeunes fous (« cil bacheler léger » O 113, Ch. 129) font de l'escrime, lancent et jettent (Ch. 130 : addition par rapport à O). Konrad, lui, développe considérablement les occupations courtoises des chevaliers : combats de lions contre des ours ; les chevaliers tirent à l'arc et sautent, luttent et frappent de l'épée, manient le bouclier ; le droit est enseigné aux jeunes chevaliers (on sait qu'en Allemagne Charlemagne passe au moyen âge pour « gardien et interprète du Droit qu'il a reçu de Dieu »[10], idée que défend au reste Konrad, vers 702 ss de son œuvre) ; on joue avec des faucons et autres oiseaux de chasse ; il est aussi question de dits et de chants ainsi que de jeux d'instruments à cordes et surtout de la présence des dames parées de soieries fines et précieuses et de bijoux d'or. En conclusion de ce tableau où l'influence courtoise est manifeste, Konrad compare la cour de Charles à celle de Salomon (671/4).
2)
Le poète allemand développe douze fois le passage où sont décrits les somptueux vêtements de Ganelon avant son départ pour Saragosse (K 1568/634, O 343/8, V 4 267/71, Ch. 514/8) ; il ajoute la description des riches vêtements de soie ornés d'or, de perles et de pierres précieuses que portent les hommes de Ganelon (1548/62). De même, Konrad décrit abondamment avant la bataille l'équipement de Roland, qui flamboie d'or, d'émaux et de pierres précieuses (3279/331) : d'abord son armure, puis son heaume, son épée, ses houseaux, son épieu, enfin son gonfanon et son destrier. On relève certaines correspondances entre K et V 4-Ch. au même endroit du récit, c'est-à-dire lors du départ de Charlemagne :
K 3281/3, F 4 722, Ch. 1139 ; K 3290/1, F 4 723, Ch. 1140 ; K 3301, F 4 724, Ch. 1142 (le nom de l'épée de Roland a la même graphie en Ch. et chez Konrad : « Durendart ») ; K 3325/8, F 4 727/8, Ch. 1143/4; K 3330/1, F 4 726, Ch. 1148 (la graphie du nom du destrier de Roland en Ch. « Velantif » est proche de celle en K « Velentich »).
En O 1152/9 l'équipement de Roland est brièvement décrit avant la bataille, après le refus du héros de sonner du cor.

100

Ces nombreuses analogies entre K, V 4 et Ch. et surtout l'endroit du récit où cette description est placée tendent à prouver que Konrad est parti de brèves indications fournies par son modèle pour composer un morceau de bravoure et montrer Roland dans toute sa splendeur et toute sa gloire avant la catastrophe : nous avons affaire, comme dans le cas de Ganelon, à une amplification courtoise. Cette longue description est en effet bien dans le goût de l'adaptation courtoise : l'adaptateur veut rendre son texte plus beau que celui de son modèle (on songe à la description faite par Hartmann du palefroi d'Enite, dans laquelle le poète allemand a développé quatorze fois le texte de Chrétien). Néanmoins, Konrad profite de cette description pour conclure sur une addition qui va dans le sens de l'idée de croisade : de fait, Roland porte la croix sur sa poitrine, sur le dos et sur les côtés.
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3)
Olivier conjure Roland, par le nom de sa sœur Alda, de sonner du cor afin que ses hommes aient la vie sauve : 3868
« nu tuz durch miner swester Alden willen ».
Cette injonction au nom de la bien-aimée est un trait courtois introduit par Konrad dans son texte. L'amant parfait doit se plier à la volonté de sa bien-aimée ou accéder à toute requête faite au nom de sa dame : telle est la loi sacrée de l'amour chevaleresque. C'est ainsi que dans le Nibelungenlied, sur le conseil de Hagen (532, 3/4) Gunther, qui s'est heurté à un premier refus, finit par conjurer Siegfried au nom de Kriemhild d'aller à Worms annoncer à la cour que la quête de Brunhild est réussie : 535, 2 « unt ouch durch Kriemhilde, daz schoene megedîn » ; sur quoi, Siegfried promet de toujours répondre à un conjurement fait au nom de sa bien-aimée : 536, 4 « swaz ir durch sî gebietet, daz ist allez getân ». De même, dans l'œuvre d'Eilhart, contemporain de Konrad et qui selon toute vraisemblance avait le même mécène que lui, Henri le Lion[11], Tristrant a pris un semblable engagement : 5124 D
« weB man mich y vragin began/dorch willen myner vrauwin, /
daB laBe ich offmberlich schauwin. /
ich hele dez dorch keine not, /
solde ich dar umme liden den tôt ».
Il accepte de participer à un concours lors duquel il court le danger d'être capturé ou même d'être mis à mort, dès qu'un ami le conjure parle nomd'Isalde : 7790/1
«ich bit dich, daB du eB tûst /durch der kùnigin willen ».
Cependant, contrairement à Siegfried et à Tristrant, Roland n'exauce pas la prière d'Olivier. S'il l'avait fait, Konrad n'aurait pu continuer son adaptation de la Chanson de Roland française, puisque tous les événements à venir dépendent du refus de Roland de sonner du cor. Konrad a donc seulement ajouté un trait courtois à son texte pour paraître plus moderne.

III. Konrad supprime une contradiction ou une invraisemblance

Konrad supprime une contradiction ou une invraisemblance, comme le montrent les deux cas suivants :

1)
Ganelon est bel homme et cependant un traître : or, selon la conception médiévale qui remonte à l'antiquité grecque, seul un homme bon peut être beau. Konrad supprime cette contradiction en ajoutant au moment de la trahison un commentaire : Ganelon est comparé à un arbre qui paraît vert à l'extérieur, et qui à l'intérieur est pourri, mangé par les vers (1958 ss).
2)
En O. 717 ss (V 4 647 ss, Ch. 1040 ss) Charles a deux visions qui l'avertissent du danger à venir, avant que Ganelon ne propose Roland pour l'arrière-garde. Aussi est-il incompréhensible qu'il ne refuse pas sur l'heure la proposition de Ganelon. Konrad, lui, raconte ces visions (3030 ss) après que Roland a été proposé par son parâtre (2939 ss) et que les barons ont approuvé cette proposition (2958 ss). Cependant, le lendemain matin, au même endroit du récit que dans le texte français, Ganelon souligne que les princes se sont mis d'accord avec lui pour désigner Roland (3095/7) : il y a donc répétition. De même, les vers 2965/72 sont repris aux vers 3099 et ss. Ainsi, d'un côté Konrad déplace les rêves de Charles, d'un autre côté il reprend, après ce déplacement, le texte de son modèle et utilise une expression analogue à 0 746 « Vos estes vifs diables » // K 3101 « ia du ualantes man » et 0 141 «El cors vos est entrée mortel rage » // K 3104 « ain ubel gaist ist mit dir ». Que Charles ne s'oppose pas maintenant à la proposition de Ganelon s'explique par le fait qu'il est lié par sa parole (2982/3 « nach der Franchcn urtaile/so muz er iz sin » avait-il dit la première fois) et surtout parce que Konrad n'avait pas le droit de bouleverser le texte : il aurait dû en effet raconter une autre histoire.

L'adaptateur qui a une vue d'ensemble sur l'œuvre de son modèle est donc à même de corriger une erreur de ce modèle. Cependant quand il procède à un remaniement, il perd cette vision globale qu'il avait auparavant et peut se mettre en contradiction avec lui-même. C'est ainsi que pour faire contre-poids à un développement de son modèle sur les païens (0 853 ss, V 4 807 ss, Ch. 1234 ss), Konrad ajoute un développement antithétique sur les chrétiens qui se confessent, reçoivent l'absolution et communient (3393/464). Puis arrivé à l'endroit où son modèle conte que Turpin confesse et absout les chrétiens, il suit ce texte, mais sans se souvenir que ceux-ci ont déjà reçu l'absolution (K 3905 ss, 0 1126 ss, V 4 1058 ss, Ch. 1497 ss).

IV. L'adaptateur renchérit sur son modèle

Konrad fait de l'épisode où Blanscandiz pousse Ganelon à trahir, une scène de théâtre, en appuyant sur les effets qu'il peut tirer de la situation pour accroître la tension, pour donner au dialogue un maximum d'intensité dramatique : Ganelon se fait une joie de renchérir sur Blanscandiz avec ses accusations ; il est heureux de pouvoir donner libre cours à son ressentiment contre Roland et l'accuse, ainsi qu'Olivier, d'être assoiffé de sang (1861/3), accusation qui avait déjà été faite précédemment à Roland par Naimes dans une scène dont Konrad a également accentué le caractère dramatique (1129) ; ajoutons qu'il ne souhaite pas seulement la mort de Roland, comme en O 391, mais aussi celle des douze pairs (1895/7).

V. Idéalisation par Konrad des personnages.

Charlemagne : dans l'épilogue de la Chanson (O 4001) on voit Charles pleurer : c'est un homme comme un autre, avec ses faiblesses. Konrad au contraire l'idéalise, le montre fort et décidé : Charles accepte la mission que lui confie Dieu sans hésiter, et s'il pleure, c'est par ferveur (50/1). Cette idéalisation est manifeste dans la scène où il pleure Roland, et que le poète allemand abrège considérablement, supprimant notamment, comme on l'a vu, les laisses parallèles (O 2870/944, V 4 3054/127, K 7506/21 et 7532/57) : son personnage montre beaucoup plus de retenue et de domination sur lui-même que celui de la Chanson, qui s'évanouit et s'arrache les cheveux, comportement que Konrad estimait sans doute indigne d'un grand empereur, d'un saint. Néanmoins il faut souligner que Konrad ajoute un élément épique qu'on retrouvera dans le Nibelungenlied notamment : son héros pleure des larmes de sang.

— Roland. Konrad omet, avant la bataille, les passages où Roland se montre plein de superbe. Ainsi dans la Chanson l'empereur propose à son neveu la moitié de son armée, que Roland refuse d'un ton hautain (O 787/8). Chez Konrad, il ne fait pas une telle offre ; au contraire, Roland, qui montre une grande lucidité, demande à l'ost de Charles de le secourir en cas de nécessité et de ne pas l'abandonner en terre étrangère (3153/5, 3171/5). La promesse solennelle lui en est faite (3176/9) c'est une anticipation de la scène du cor.

Le Roland français, qui est responsable de la catastrophe pour avoir sacrifié par orgueil, par « hybris » et par appétit de gloire terrestre, et pour rien, les meilleurs combattants de Charles, est un homme comme un autre, qui peut se tromper et ensuite regretter son action, renonce 102 à tout égoïsme et fait preuve d'humilité. Le Roland de Konrad -— considérant la bataille comme un second baptême purificateur — montre une telle joie du martyre (3873 ss : ces vers, pleins d'esprit de sacrifice, correspondent à la profession de foi de Roland prêt à souffrir de grands maux pour son seigneur, 0 1110/23, V 4 1026/37, Ch. 1482/94), qu'il devient un surhomme, totalement privé d'humanité, qui ne peut émouvoir l'auditeur ou le lecteur. Olivier, quant à lui, témoigne une sollicitude très humaine pour le salut matériel des guerriers carolingiens (3869). De plus, le poète allemand supprime tous les vers où Olivier fait à Roland d'amers reproches (0 1724 ss, V 4 1821 ss, Ch. 3005 ss), l'accusant notamment de «folie » (O 1724, V 4 1822), d'« estultie » (0 1725, V 4 1823, Ch. 3006) et de « legerie » (0 1726, V 4 1824, Ch. 3007) ; il lui reproche seulement de ne pas avoir sonné du cor à temps (K 6009 « hetestuz inzit getan »). Il ne montre pas non plus de colère à son égard (0 1722, V 4 1820, Ch. 3004) et ne maudit pas la prouesse de Roland (0 1731, V 4 1826, Ch. 3012). Cependant Konrad conserve 0 1741 (V 4 1839, Ch. 3021) : K 6035 « zurnet nicht mère ».

Le Roland de Konrad n'a commis aucune faute, aussi n'a-t-il rien à regretter. Le poète allemand substitue à l'opposition entre Roland preux et Olivier sage, entre fortitudo et sapientia (0 1093, Ch. 1465, V 4 1038), l'opposition entre Roland, le surhomme et Olivier, un homme comme les autres. C'est ce même genre d'opposition que l'on décèle entre les paladins et Ganelon. Dans l'œuvre allemande, Ganelon, avant la trahison, est présenté comme un homme sympathique et humain, Konrad insistant ici sur un trait déjà présent en germe dans son modèle : Ganelon pense à son fils et à son épouse (K 1443 ss, 1694 ss ; 0 312/6, 361/4 ;

V 4 223 ss, 280 ; Ch. 383 ss, 526 ss), recommande son âme à son épouse afin qu'elle prie pour lui (on relève des correspondances textuelles entre K 1714 et 1725 d'une part et Ch. 530 de l'autre) ; il est aimé de ses vassaux qui lui font des adieux touchants (0 349/65 ; V 4 272-282 ; Ch. 519/43, qui allonge le texte, rencontre le poème de Konrad 1661-1749, bien plus abondant; K 1732/4 peut être rapproché de Ch. 532/3 et K 1743 de Ch. 543) ; il pleure, il se lamente sur son propre sort, il a peur de la mort (1386, 1403, 1727) ; s'il conseille d'accepter la proposition de Marsilie, c'est qu'il en a assez de la guerre (1199), et qu'il veut retourner dans sa famille (1214/5). Ganelon, avant la trahison, est tout simplement un homme ordinaire qui s'oppose aux paladins, à ces surhommes prêts à faire gaiement le sacrifice de leur vie au service de Dieu et de la religion chrétienne (931 ss, 945 ss, 1019 ss).

VI. L'adaptateur utilise à plusieurs reprises le même motif quand la source ne le fait pas (dédoublement du motif).

Alors qu'en O 331 ss (V 4 257 ss, Ch. 493 ss) Charles ne tend qu'une seule fois à Ganelon son gant, symbole de sa puissance, qui tombe alors à terre — incident interprété comme un mauvais présage — -, chez Konrad c'est à trois reprises que Charles essaie de le lui tendre (1417, 1430, 1435), et, à la troisième, Ganelon le laisse tomber. Le rythme ternaire introduit par le poète allemand contribue à accroître la tension dramatique.

Un autre exemple : lorsque Ganelon, de retour de Saragosse où il a comploté la perte de Roland, arrive à la cour de Charles, c'est d'abord au duc Naimes qu'il fait part du succès de sa mission auprès de Marsilie (2775/808) ; sur quoi le duc Naimes transmet à Charles le message de Ganelon, presque mot pour mot (2809/46) ; enfin Ganelon lui-même raconte le tout à Charles (2859/90). Ainsi Konrad, qui d'ordinaire supprime les reprises épiques de son modèle, relate ici le même événement à trois reprises, alors que la Chanson ne le dit qu'une fois (0 676/97,

V 4 609/26, Ch. 994-1019) : l'adaptateur fait le contraire de sa source. La raison de ce triplement du motif pourrait être d'ordre psychologique. Konrad nous montre Ganelon comme un habile et prudent diplomate ; Charles, inspiré qu'il est par Dieu, pourrait avoir percé à jour les projets de Ganelon (l'empereur n'a sans doute pas oublié le défi de Ganelon et le traître ne veut pas prendre de risque) : si Charles refuse le plan de paix des païens, Ganelon, qui n'a pas pénétré à la cour, pourra retourner avec le tribut et les otages, contre lesquels il a mis sa tête en gage, à la cour de Marsilie ; au contraire, une fois que Charles aura accepté la proposition de Ganelon, il ne pourra plus faire marche arrière : de la sorte Ganelon exerce une certaine pression sur l'empereur. 103

VII Konrad s'attache à donner à son œuvre une structure ferme

A) II souligne un parallélisme esquissé par son modèle

II souligne un parallélisme (ou un contraste) esquissé par son modèle, ou ajoute un tel parallélisme (ou contraste). Ainsi Konrad utilise une allusion de sa source à Mahomet (0 853/4, V 4 807/8, Ch. 1234) pour un long développement sur les païens et leur religion afin de faire un tableau antithétique de celui des chrétiens qu'il a ajouté : la superbia des païens — - péché capital qui fait d'eux des alliés du diable — - s'oppose à l'humilité des chrétiens qui leur vaut la grâce de Dieu — leitmotiv de toute l'œuvre (K 3465 ss). Ou encore, réfléchissant sur son modèle, Konrad y décèle la possibilité d'un parallélisme entre le conseil où Roland propose Ganelon et celui où Ganelon propose Roland ; comme naguère plusieurs preux s'étaient proposés pour accomplir la mission auprès de Marsilie (0 254 ss, V 4 182 ss, Ch. ne signale pas que Roland se propose ; K 1298 ss, qui supprime l'intervention de Naimes : 0 246 ss, V 4 174 ss, Ch. 289 ss), avant que Roland ne prononce le nom de Ganelon (0 277, V 4 210, Ch. 332), la seconde fois sont proposés Ganelon (K 2921/2), Naimes, duc de Bavière (2923), et puisque les barons ne peuvent s'entendre sur un nom, Ganelon intervient et propose Roland (2939). En même temps, cependant, disparaît du texte de Konrad l'effet de surprise présent dans la Chanson française où Ganelon répond du tac au tac à Charles demandant : 0 742 « Kar me jugez ki ert en la rereguarde » (V 4 675, Ch. 1074/5) 0 743 « Guesnes respunt : Rollant, cist miens fillastre. » (V 4 676, Ch. 1076).

B) Konrad divise la bataille de Roncevaux en trois batailles distinctes
Première bataille

II restructure la première bataille, qu'au demeurant il raconte en 68 paragraphes (17 blocs de 4 paragraphes, 3241-5190). Nous ne pouvons considérer tout l'épisode et en extrayons quelques points significatifs situés avant le début proprement dit de la bataille.

1. Alors que dans la Chanson les différents éléments de récit interfèrent au début de l'épisode, Konrad les sépare nettement : il résume le départ de Charles en un seul vers qui fait fonction d'introduction à l'épisode (3241) et ajoute que vingt mille hommes restent avec Roland (3242/7), prêts au martyre (3248/78). Dans la Chanson il est dit deux fois que l'armée de Charles s'en va (0 814/25, V 4 765/77, Ch. 1197/207, et 0 826/43, V 4 778/97, Ch. 1208/25) et trois fois que vingt mille hommes restent avec Roland les deux premières fois avant le départ de Charles (0 789, V 4 718, Ch. 1134 ne cite que « mil chevalier » ; 0 802, V 4 742, Ch. 1169 ; 0 827, V 4 779, Ch. 1209 ; en Ch. 1193 et V 4 759 il en est même question une quatrième fois).

2. Après que Charles a quitté son neveu, il est dit dans tous les manuscrits de la Chanson [0 848/59, V 4 801/13, Ch. 1230/39) que Marsile fait venir de toute l'Espagne ses barons, comtes, vicomtes... et qu'il en rassemble quatre cent mille en trois jours : ces païens quittent Saragosse et se répandent dans les vallées et les montagnes en vue des gonfanons des Francs. Or, après l'arrivée de Ganelon à la cour de Charles et avant que Roland ait été proposé pour l'arrière-garde, l'armée païenne avait déjà été montrée en marche (0 710 ss, V 4 640 ss, Ch. 1031 ss) : quatre cent mille païens les mêmes chevauchent tout armés et s'arrêtent dans une forêt au sommet des montagnes, attendant le lever du jour. Il y a donc répétition du même élément de récit. Konrad, lui, regroupe ces deux indications en une seule, qu'il déplace pour rendre son récit plus clair et plus logique : c'est avant que Ganelon quitte la cour de Marsilie que celui-ci convoque son ost (2585/704), et Konrad énumère tous les chefs d'armée païens, dont seuls les quatre derniers ont un correspondant dans la Chanson française.

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3. Dans le poème allemand, c'est après le départ de Charles et après s'être armé que Roland — à qui revient le rôle essentiel --- monte sur une colline d'où il aperçoit la gigantesque armée païenne rutilante d'or et de pierreries (3342/60) ; après quoi il envoie Walther occuper les hauteurs avec mille hommes (3369/92), les chrétiens entendent la messe, se confessent et communient (3393/464), ce tableau des chrétiens ayant été ajouté par Konrad. Dans la Chanson, au contraire, l'ordre est donné (0 803/13, V 4 743/53, Ch. 1170/86) avant le départ de Charles et avant qu'Olivier ait aperçu les païens, ce qui est invraisemblable : pourquoi le héros aurait-il pu penser qu'il y a danger, compte tenu du fait que la paix, soi-disant, règne (de plus les païens sont déjà censés être dans les hauteurs). La narration de Konrad gagne en rigueur et en vraisemblance.

4. A la description des païens (3465 ss) développée à partir de l'allusion de sa source à Mahomet (0 853, V 4 807, Ch. 1234) et antithétique du tableau - ajouté — des chrétiens, font suite comme dans le modèle les vantances des païens reprises de la Chanson (K 3540/844) ; mais alors que l'œuvre française montre les païens s'armant dans la sapinière et décrit leurs armements, Konrad les montre en action, il ébauche un plan de bataille. Les païens ont en effet imaginé une stratégie : chacun des douze princes prend douze mille hommes (3813/5) — l'armée païenne compte donc cent quarante quatre mille hommes (en 0 991, les douze pairs païens emmènent cent mille hommes qui se jettent pêle-mêle dans la bataille ; en Ch. 1367 il est question de sept cent mille païens). Les douze détachements se regroupent ensuite en quatre grands groupes de trente six mille hommes chacun (K 3831 ; 3838/9). De cette façon, sans essuyer eux-mêmes de pertes, ils pensent pouvoir battre les carolingiens qui devront rompre leur formation. Cependant, c'était compter sans Roland qui, monté sur une hauteur, perce à jour ce plan de bataille (3961 ss) et élabore à son tour une stratégie destinée à vaincre l'ennemi. Ici Konrad est peut-être parti du texte de son modèle ; en effet, en Ch. 1579 ss, après que Turpin a béni les chrétiens, Roland voit d'une hauteur les païens qui ont pris position dans la vallée : Konrad aura alors ajouté la stratégie de Roland. Le poète allemand éprouve le besoin de tout préparer d'avance et de tout structurer, même les batailles. Et nous devons rapprocher Konrad d'Eilhart von Oberg qui, dans son Trislranl, a fait élaborer par son héros une stratégie très savante pour vaincre les ennemis de Havelin (5848 ss)[12]. Peut-être est-ce un hommage rendu par Konrad à son mécène, Henri le Lion, grand chef de guerre, qui est sans doute également le protecteur d'Eilhart. De plus, il est possible que sous les traits de Roland Konrad ait voulu dépeindre Henri le Lion lui-même[13].

5. Après avoir réorganisé la séquence des préparatifs des païens et déplacé vers le début de l'épisode la découverte par Roland de l'armée ennemie, Konrad revient à la trame de son récit, c'est-à-dire la scène du cor : les vers K 3845/7 « Oliuir sprach zu Rôlant : / ' wir haben an der hant/ain uil starchez uolcwic ' » correspondent exactement à 0 1006/7 « Dist Oliver : ' Sire cumpainz, ce crei, / De Sarrazins purum bataille aveir ' » (Ch. 1382/3, V 4 943/4). Cependant la scène du cor est radicalement transformée par Konrad aussi bien dans la forme que dans le fond, si bien que la demande d'Olivier est mal motivée : si celui-ci est certain que les carolingiens remporteront la victoire avec l'aide de Dieu, on ne comprend pas pourquoi Olivier demande à Roland de sonner du cor pour appeler son oncle à son secours. Enfin, après le sermon de Turpin, sur lequel nous reviendrons, les chrétiens se préparent pour la bataille (0 1142 « Puis sunt muntez sur lur curanz destrers » [V 4 1072, Ch. 1513] // K 3941 « Di helede widir uf sazin »).

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Deuxième bataille

b) Konrad distingue nettement la seconde bataille (5191/630) de la première, et la troisième (5631 ss) de la seconde. De plus, la seconde et la troisième batailles sont parallèles et inverses l'une de l'autre.

La première bataille se termine par un exploit personnel de Roland, protégé de Dieu, pierre angulaire de l'armée chrétienne (5175) — titre qui évoque à nouveau Henri le Lion[14] — , mettant en fuite les restes de l'armée païenne : 5171 « Alsam tête sin geselle Rôlant. ... » et 5182/3 « di haiden wurden sin gewar, / si huben di flûcht... » ; dans le dernier vers de cette partie (5190 : « di christen furen mit eren »), véritablement conclusif, c'est le bon comportement des chrétiens qui est mis en évidence par une formulation généralisante. Ainsi est montrée l'opposition entre le comportement très honorable, plein de gloire (mit eren) des chrétiens, et celui, lamentable, des païens. Dans la Chanson française au contraire il n'y a pas de conclusion nette. Les vers 0 1394/5 (V 4 1309 et Ch. 2392/3) concernent seulement un combat singulier (raconté par Konrad à la fin de la seconde bataille) où Turpin tue son adversaire, Signorel. La bataille continue de faire rage sans interruption (il est dit uniquement qu'elle se durcit) : on ne sait pas à ce stade des opérations lequel des deux partis a l'avantage (0 1396 ss, Ch. 2394 ss ; V 4 1310 marque encore moins la césure).

Dans le poème allemand, la seconde bataille commence par la mention du seul survivant païen, qui va annoncer la défaite à Marsilie ; celui-ci, dit-il, n'est plus digne d'être roi d'Espagne, à moins qu'il ne venge les morts qui jamais n'ont été aussi nombreux : il doit empêcher que les chrétiens s'échappent vivants et retournent auprès de Charles (5195-5206). Sur quoi, l'armée païenne se remet en mouvement pour attaquer les chrétiens : la césure est donc nette entre la première et la seconde bataille.

Le même schéma se retrouve aux vers 5631 ss qui introduisent une troisième bataille nettement distincte de la précédente : c'est Margariz qui avait été blessé par Olivier (5091 ss) et qui avait été le seul à survivre au carnage, qui annonce à Marsilie sa défaite.

En Ch., certes, deux païens s'échappent également du champ de bataille : Ch. 2336/9 « Marpris s'en torne en une randonée ; / Marsilions la novele ot contée : / Li rois l'entent, s'a la teste levée ; / Mot tost comande que sa gent soit armée. » Cependant le message de Marpris, dont il n'est pas dit qu'il est le seul survivant, n'est pas explicité ; de plus, nous nous trouvons au milieu d'une laisse et d'une phase de la bataille ; enfin et surtout, sous les ordres de Amauri, l'armée de vingt mille hommes levée par Marsilie attaque Gautier qui garde la montagne, épisode qui est propre à Ch. et n'est ni en 0, ni en V 4 ni chez Konrad. Quant au second rescapé, voir Ch. 2510 ss. « De cent millers n'en est uns escampcz, / Fors Margari, le traitor provez. / Se il s'en fuit... / Al roi Marsilie a toz les faiz contez. » Ces vers qui sont situés eux aussi au milieu d'une laisse se retrouvent en V 4 1386 ss. Là il est souligné en Ch. et en V 4 comme chez Konrad que Margariz est le seul survivant et qu'il est blessé. De plus, les termes du message sont analogues en Ch., V 4 et chez Konrad (5641/68) : la plupart des chrétiens sont morts (Ch. 2531 et V 4 1406 précisent : plus de la moitié), les survivants ne pourront pas se défendre encore longtemps (Ch. 2532 et V 4 1407 disent qu'ils sont très affaiblis). Les trois textes s'accordent pour dire que les chrétiens n'ont presque plus d'armes, mais Konrad rencontre V 4 (1405 « Perdu ont ses lances et espée ») lorsqu'il précise : 5661 « di ir spieze sint gar zeprochen. / di schilte sint ab in gestochen. / ir helme sint gar zehôwen ». Enfin en K 5226/8 comme en Ch. 2542/3 et en V 4 1458/9 Marsilie profère des menaces à l'égard de Charles. L'auteur allemand ajoute, pour commencer, que tous les païens sont morts après avoir accompli des exploits et, pour terminer, que maintenant Marsilie doit poursuivre les chrétiens. 106

On relève donc des concordances entre le texte de Konrad avec aussi bien celui de Châteauroux que celui de V 4 (davantage peut-être avec ce dernier). Cependant il faut souligner d'une part que ni V 4, ni Ch. ni Konrad ne relatent ces faits au même endroit du récit, d'autre part que tous les points de concordance entre le texte allemand et les deux textes français se trouvent dans ces derniers après le message de Margariz (Ch. 2510 ss et V 4 1386 ss). En conséquence, rien ne nous permet de penser que le motif de la double fuite se rencontrait dans le modèle de Konrad ; au contraire, il est préférable de supposer que ne s'y trouvait, comme en V 4, que la fuite de Margariz, puisque c'est ce nom qui figure dans les trois textes. Konrad aura utilisé ce motif pour souligner la structure de son œuvre et l'aura dédoublé, procédé prisé par les adaptateurs, afin de diviser la seconde bataille en deux batailles distinctes, l'une se terminant comme la première à l'avantage des chrétiens, l'autre s'achevant sur la mort de tous les preux.

Tentons de montrer maintenant comment Konrad a procédé dans la rédaction de la seconde et de la troisième bataille :

1. Désirant établir un parallélisme entre ces deux batailles, il aura utilisé certains éléments deux fois : ceci expliquerait les motifs parallèles. Ainsi : — Les païens courent à leurs destriers : 5707/8 « Di haiden wol garwe / ilten zu ir marhe » // 5237-8 « Haiden uermezen / ilten zu irn rossen ». Marsilie maudit Ganelon : 5724/5 « mih riuwet uil sere, / daz ich Genelune so uerre geuolget han » // 5216/7 « Genelun habe undanc, / daz ich in ie gesach ». — Les païens ne parviennent pas à surprendre les chrétiens : la première fois (5240) c'est Roland qui découvre l'armée païenne, alors que la seconde fois (5727) c'est Turpin, avec l'aide de Dieu. --- Au cours de la seconde comme de la troisième bataille, les chrétiens font l'éloge de Roland (5361/5 et 5975/80). Turpin fait un sermon aussi bien avant la seconde bataille qu'avant la troisième : K 5259 ss et 5737 ss. Or, en Châteauroux il y a deux discours de l'archevêque, tous deux situés avant la troisième phase de la bataille (Ch. 2556/9 et 2576/80), en V 4 on en lit même quatre (V 4 1412/5 ; 1444/8, 1474/8, 1487/91 ; en O un seul, 1514/23). Aussi peut-on penser que dans la source de Konrad il en était de même, d'autant plus que les trois textes offrent des similitudes (non présentes en O) :

dans le premier sermon (K 5356 ss) Konrad développe le thème «aujourd'hui vous recevrez votre récompense au paradis », thème abordé à plusieurs reprises, en quelques vers, dans Ch. et V 4 où Turpin appelle ses compagnons « hommes de Dieu » comme le fait Konrad : Ch. 2557/8 « Li home Deu, hui recevez le don ! / En paradis aurez benecion. » V 4 1413/4 « Homi de Deo, vos fait baldo et feré, / Oi receveri onor in vestre ceve, / Santo paradixo a vos est otriée ». Le thème de la récompense donnée par Dieu aux chrétiens pour services rendus (Ch. 2577/9 et V 4 1475/7) est abordé une nouvelle fois en V 4 1448 et celui des fleurs du paradis en V 4 1489/90. Ch. et V 4, tout comme K 5264 ss, mettent l'accent sur la joie du martyre qu'ils souffriront encore aujourd'hui et qui leur apportera la félicité éternelle. Ce n'est donc pas une invention de Konrad ; celui-ci, par la reprise de hiule, se borne à insister, et il est intéressant de constater que le point de départ de l'anaphore qui rend le texte de Konrad particulièrement lyrique est présent en Ch. et en V 4, donc sans doute aussi dans le modèle de Konrad. Ainsi, le poète allemand a tiré parti d'un détail de sa source.

Le second sermon est une addition. Cependant Konrad utilise juste après des vers dont on trouve des correspondants en Ch. et en V 4 : après avoir promis le paradis aux chrétiens, il leur donne l'absolution (K 5777, Ch. 2565) et eux-mêmes se donnent le baiser

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de paix avant d'aller à la bataille (K 5780/3, V 4 1417/8). Par ailleurs Konrad vari ) les thèmes abordés avant la première bataille (3419 ss) comme avant la seconde, soulignant ainsi le parallélisme entre les différentes batailles.

Ainsi on peut supposer que pour remplir ses différentes subdivisions et pour souligner le parallélisme entre elles, Konrad a réparti les vers de son modèle entre la seconde et la troisième batailles, tout en variant certains thèmes déjà abordés lors de la première. Dans la deuxième bataille, Konrad fait intervenir Marsilie deux fois, la première en réponse au messager (5208/36), la seconde (5435/80) pour encourager et exhorter son armée désemparée par des pertes sérieuses. Ces vers 5424/34 où les païens appellent Marsile à l'aide ont leurs correspondants au même endroit du récit en V 4 1645/8, 0 1659/62 et Ch. 2799 (« A vois escrient : ' Marsilion, aïes ' » est étroitement parallèle à K 5425 « hilf uns chunc Marsilie, herre ! ») ; Konrad en fait la conclusion de la première phase de la seconde bataille, qui s'achève sur la victoire des chrétiens ; ceux-ci ont cependant de nombreuses victimes dans leurs rangs. Si on en croit V 4 et Ch. (et même 0), on peut penser qu'il y avait là une césure dans le récit du modèle de Konrad : celui-ci l'aurait utilisée pour diviser la seconde bataille en deux phases, structure en germe dans l'œuvre française et que le poète allemand aurait davantage soulignée, notamment en introduisant la seconde phase par un discours de Marsilie parallèle au premier.

On peut rapprocher le premier discours du chef païen, où notamment il donne son gonfanon, signe du commandement, à Grandon (5220/4) de V 4 1462/4 et de Ch. 2544/6, vers situés au même endroit de la narration que chez Konrad (on relève une concordance presque textuelle entre V 4 1464, « El lo otria lo comandamento do rei », et K 5223, « daz her la dir beuolhen sin ») ; mais si le texte de Konrad est dans sa lettre plus proche de celui de V 4, en revanche l'ordre des éléments de récit est plutôt celui de Ch., où, comme chez Konrad, Marsilie donne le gonfanon à Grandon avant que Turpin bénisse les chrétiens. On peut également rapprocher les vers allemands de V 4 1739/44 et de Ch. 2895/902 ; cependant, seul Ch. spécifie que c'est Marsilie qui parle ; en V 4 il s'agit d'un païen non spécifié, et ces vers français ne sont pas placés dans le même contexte que dans le poème allemand.

De la même façon, on peut mettre le second discours de Marsilie chez Konrad en parallèle avec V 4 1734/41 et Ch. 2892/902. Non seulement Konrad déplace la tirade de Marsilie afin de souligner la structure de son œuvre, mais il semble aussi avoir utilisé deux fois les mêmes vers français. Sur quoi, les païens se jettent sur les chrétiens en faisant sonner les cors (5481/9), et ici encore les vers français V 4 1672/4 et Ch. 2824/6, qu'on peut rapprocher des vers allemands, sont situés dans un contexte différent (avant le discours de Marsilie) et se rencontrent également en O 1467/9.

Or, Konrad utilise le même schéma dans la première partie de la troisième bataille, où Marsilie intervient également deux fois : la première au début (avec les vers 5669/76 et 5695/706 qui n'ont leurs correspondants dans aucun manuscrit français et qui furent vraisemblablement ajoutés par le poète allemand) ; la seconde juste avant l'engagement (5829/52), et là Konrad semble avoir utilisé à nouveau des vers qui se rapprochent aussi bien de V 4 1460/4 et Ch. 2540/6 que de V 4 1734/44. Pour étoffer son poème et souligner les parallélismes entre les différentes phases du combat, il se sera donc servi plusieurs fois des mêmes vers de son modèle. Et cela l'entraîne à des inconséquences : — en reprenant les vers de son modèle correspondant à V 4 1460 ss et Ch. 2540 ss par 5832 « Grandon fure denuan » (tous parallèles à 5220 « ia du herzoge Grandon, ... nim du, helt, minen uanen »), il est amené à faire donner au début de la troisième bataille, pour la seconde fois, le commandement à Grandon, oubliant que Grandon a été tué par Roland lors de la seconde bataille (K 5353/5, qui correspondent à O 1644/5, V 4 1625/6, Ch. 2786/7 : au reste K 5353/4 sont étroitement parallèles à Ch. 2786/7 ;

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même la graphie du nom de l'épée est analogue dans les deux textes) : « Durndarten er uf hûp, / durh den helm er in sluc » // « Li cons lo fierl par itel maltalant / De Durendart sor son eume luisant ». --- Marsilie était sur le champ de bataille (5481), point n'est donc besoin d'un émissaire pour lui annoncer le désastre. ----- Gomment se peut-il que Margariz qui, lui, n'a pas été mentionné pendant la seconde bataille, fasse un rapport sur celle-ci ?

2. Considérons maintenant l'ordre des combats dans les deux phases de la seconde bataille et dans la première partie de la troisième (5631-5968).

Konrad qui, tout en résumant, ajoute des digressions religieuses sur lesquelles nous reviendrons, fait débuter la seconde bataille par le combat où Valdeprun tue Samson puis est tué par Roland (K 5285/96), combat qui est le troisième après la césure du message de Malçaris en V 4 1536/66 et Ch. 2698/723 (le troisième également en 0 1562/92, après le sermon de Turpin). Pour la suite (5297/366) Konrad suit l'ordre de son modèle (ces vers sont parallèles à V 4 1567/633, Ch. 2724/92, 0 1593/652). Les derniers combats, qui narrent des exploits d'Olivier (5367/90) et de Turpin (5391/423), ont peut-être été ajoutés par Konrad afin de valoriser la présence de ces deux preux aux côtés de Roland : ils ne devaient pas demeurer en reste (ou s'agit-il d'un développement à partir d'une indication générale de la source ? Cf. V 4 1762 ss et Ch. 2930 ss pour Olivier).

Dans le premier combat qui amorce la seconde phase de la seconde bataille, Turpin abat le païen Abysse {K 5490/516 situés comme en V 4 1675/717 et Ch. 2827/71 ; cf. aussi 0 1470/ 509) après que les païens ont sonné du cor avant de se lancer au combat (K 5435 ss, V 4 1672 ss, Ch. 2824 ss, 0 1467 ss)[15] : Konrad conserve ici l'ordre de son modèle[16] mais après une (possible) modification (5517/26)[17], et une addition (en partie d'ordre religieux, K 5527/61), il revient en arrière pour le duel où Olivier tue Malsaron (mauvaise lecture pour Falsaron) et reprend des éléments de la première bataille (5562/70 sont parallèles à Ch. 2293/300 et V 4 1268/74 ; en O 1351/6 l'adversaire d'Olivier a nom Malon). Notons que dans les trois textes français comme chez Konrad le preux fait jaillir les yeux de son adversaire hors de la tête.

Puis Olivier tue d'autres païens mentionnés dans les manuscrits de la Chanson française à l'issue de la première bataille {V 4 1275/96, Ch. 2301/33, 0 1358/78). Il en est de même pour Sigelot abattu par Turpin et pour les nombreux adversaires tués par les preux (K 5589/ 605, V 4 1297/309, 0 1379/95) ; en Ch. 2374/93 ces duels sont situés après que le premier messager a annoncé à Marsile la défaite des siens, c'est-à-dire dans la première phase de la seconde bataille (il apparaît que Ch. comme Konrad se sont livrés à une restructuration de la narration). A la fin de cette bataille, qui s'achève sur une nouvelle victoire des chrétiens malgré de nouvelles et nombreuses pertes, Konrad (5611 ss) rencontre Ch. 2492/4, vers situés eux aussi dans la partie introduite par le premier message transmis à Marsile (et 0 1445/7), soulignant ainsi le parallélisme avec la première bataille (4454 ss) : alors Dieu, qui intervient lui-même dans l'action, avait envoyé aux chrétiens sa grâce sous la forme d'une rafraîchissante rosée ; il leur dispense à présent le bienfait d'une légère brise (5625/30).

109 Dans la première partie de la troisième bataille, moulée en douze paragraphes, c'est-à-dire en trois blocs de quatre paragraphes (5631/968)[18], Konrad utilise des vers situés au début de la seconde bataille : il s'agit des deux premiers combats relatés après le message de Malçaris et que Konrad, on s'en souvient, avait laissés de côté (K 5858/905 sont parallèles à V 4 1498/ 535, Ch. 2613/57, 0 1526/60). Konrad a donc extrait ces combats de la seconde bataille pour étoffer la troisième. Puis, cherchant à l'amplifier encore, il est amené à ressusciter des guerriers déjà tués précédemment, ainsi Egcries, qui est peut-être le même personnage que Gernis tué au v. 5334 par Grandon[19] et Beringer, tué au v. 5337 lui aussi par Grandon, et qui accomplissent ici des prouesses (5915 ss) : les deux adversaires malheureux de Grandon, ressuscité au v. 5832, sont de même rappelés à la vie ! Puis il conclut cette partie par des considérations générales sur les exploits d'Olivier, de Roland et de leurs compagnons et sur une digression religieuse (5941/68).

Bref, Konrad utilise à la fin de la seconde bataille (dans la deuxième phase) des éléments de la première bataille, tels que les raconte le poète français, et dans la première partie de la troisième des éléments situés au début de la seconde. Il s'est donc livré à une restructuration complète de son texte, tous ces déplacements étant dictés par la volonté du poète allemand d'équilibrer les différentes subdivisions qu'il a introduites dans la relation de la bataille de Roncevaux et d'établir des parallélismes entre elles.

Il fait le même travail qu'Eilhart, par exemple, qui restructure la « Vie dans la forêt »[20]. C'est cette restructuration qui est responsable des contradictions que les critiques (ainsi le traducteur français du Rolandslied, J. Graff) n'ont pas manqué de relever dans l'œuvre et que nous avons signalées au passage. Ces inconséquences ne sont en fait pas différentes de celles qu'on rencontre dans les adaptations allemandes de romans français : l'adaptateur, quand il introduit une modification, devient prisonnier de son propre texte, perd la vue d'ensemble qu'il avait auparavant de son modèle, ce qui explique pourquoi il lui arrive de se mettre en contradiction avec lui-même[21].

La scène du cor

c) Konrad structure la scène où Roland décide de sonner du cor et celle où Charles entend son appel (K 5969-6167, 0 1702/850, V 4 1800/940, Ch. 2977-3216).

Non seulement le poète allemand supprime les laisses parallèles qui se trouvent aussi bien en O 1702 ss qu'en V 4 1800 ss et Ch. 2977 ss, et qui donnent au texte français un accent lyrique, mais, surtout, il sépare soigneusement le moment où Roland sonne du cor de celui où Charles l'entend (dans la Chanson il est dit que Charles entend le cor juste après que Roland l'a sonné, et ce, à trois reprises ----- laisses parallèles) et moule les deux scènes en deux ensembles de quatre paragraphes :

— le premier ensemble est consacré à l'événement lui-même (5969-6068) :
  • 1er paragraphe : 5969-6004 Roland, qui voit le désastre, déclare qu'il veut sonner du cor ;
  • 2e — 6005-32 réponse d'Olivier ;
  • 3e — 6033-52 intervention de Turpin ;
  • 4e — 6053-68 Roland sonne du cor.
— le second ensemble est consacré à la réaction à la cour de Charles (6069/167) :
  • 1er paragraphe : 6069-89 à la cour de Charles on entend la sonnerie du cor et Ganelon essaie de détourner l'attention ;
  • 2e — 6090-113 Charles et Naimes accusent Ganelon de trahison ;
  • 3e — 6114-29 Ganelon est enchaîné et outragé ;
  • 4e — 6130-67 Charles fait faire demi-tour à l'armée.

Au vers 6168 on revient à Roland.

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La restructuration à laquelle s'est livré Konrad clarifie le texte, mais en même temps elle lui fait perdre son intensité dramatique et psychologique : autant le texte français est prenant et bouleversant, autant le récit allemand reste froid et sans âme. C'est la même impression qui se dégage de la scène du « Cortège de la reine » dans le Trislrant d'Eilhart : on ne vit pas directement les événements, mais seulement de façon médiate, et constamment on sent la présence de l'auteur[22].

Comparaison avec différents textes

Si nous comparons le Rolandslied aux différents textes de la Chanson de Roland, nous constatons que Konrad utilise une technique analogue à celle des adaptateurs allemands de romans courtois français et dont J. Fourquet a défini le principe fondamental :

L'adaptateur, ayant lu et médité un poème déjà existant, se propose de racontera son public la même histoire (...), mais de la raconter à sa façon, et nous donnons ici à « façon » le sens fort que Chrétien lui donne dans la préface de son Lancelot : une mise en œuvre nouvelle d'une technique littéraire qui rivalise avec celle de son prédécesseur[23].

En un point cependant, essentiel, Konrad se distingue des autres adaptateurs : il ne conserve qu'un des thèmes existant dans son modèle, celui de la croisade.

Prenons comme exemple significatif pour toute l'œuvre le sermon de Turpin avant le début de la première bataille (K 3905/35, 0 1127/35, V 4 1059/64 — qui omet les vers correspondant à 0 1130 et 1134/5 — Ch. 1498/506) : il s'agit dans les deux textes d'un sermon de croisade. Dans la Chanson française, Turpin engage les chrétiens à mourir d'abord pour leur roi ( O 1128, V 4 1060, Ch. 1499), seulement ensuite pour la chrétienté (0 1129, V 4 1061, Ch. 1500) : le thème de la croisade passe au second plan, après celui de la fidélité à l'empereur (c'est ce qui ressort également des paroles de Roland : 1010 « Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz » — V 4 947, Ch. 1384 et 0 1117 ss « Pur sun seignur deit hom susfrir granz mais /.../ Se jo i moerc, dire poet ki l'avrat /... que ele fut a noble vassal » - V 4 1032 ss, Ch. 1488 ss) comme d'ailleurs aussi après celui de la « Dulce France » (0 1054, V 4 990, Ch. 1427 par exemple) ; au reste, avant de mourir Turpin songe non au Paradis, où il est sûr d'entrer, mais à Charles, qu'il est triste de ne plus revoir (0 2198/9, V 4 2351/2).

Konrad, lui, supprime dans le sermon de Turpin toute référence à Charles — et cela est symptomatique pour tout le Rolandslied ----- ; sinon, il conserve à peu près dans le même ordre les éléments du texte français, transposant en style direct un récit de la Chanson (3934/5 « swaz ir der haiden hiute mûget erslan, / daz setze ich iu ce bûze » // 0 1138 « Par pénitence les cumandet a ferir » - V 4 1068, Ch. 1509), et surtout il insiste bien plus que le poète français sur le thème de la récompense céleste promise en échange du martyre (K 3914/5, 3920/1, 3922/8 // 0 1135, Ch. 1506, ce thème étant escamoté ici par V 4) ; il aborde même dans une addition le thème de la guerre sainte en qualifiant la guerre entre chrétiens et païens de guerre entre Dieu et le diable[24] (3902/12).

De même, lors du premier conseil suivant la proposition de paix de Blanscandiz, le Roland de Konrad ne fait qu'une allusion vague aux conquêtes passées (v. 926), thème développé dans la Chanson française (0 198-200, Ch. 240/1, pas en V 4) : pour lui il importe d'abord

111

de répandre le christianisme dans le monde. Si Charles quitte l'Espagne, Marsilie rétablira Mahomet et la chrétienté sera vaincue. Au reste il a déjà fait le sacrifice de sa vie : 931 « du ophert ich den lib ». Il exprime son idéal : mourir au service de Dieu et sauver ainsi son âme : 935 « ob ich in sinem dinist ersterbe, / daz der sele etlich rat werde », thème amplement exploité tout au long du conseil des preux. Il est varié par Olivier (951 ss) et par Turpin, qualifiant les combattants chrétiens de « gotes helede » (980), qui seront récompensés avec le royaume du ciel (987). Et si Roland était déjà prêt à sacrifier sa vie (931-935/6), ce sont à la fin du conseil, au cours duquel on observe une gradation, quatre mille hommes (ceux de Naimes) qui sont disposés à mourir martyrs (1024) en servant Dieu.

Titre à définir

Konrad fait ainsi de la croisade, de la guerre sainte, qui dans la Chanson est seulement un thème parmi d'autres (à côté notamment de celui de la loyauté vassalique, de la loyauté envers le suzerain, de la loyauté envers l'empereur, des liens familiaux, et de celui de la Douce France, du patriotisme français), le thème principal, le thème unique de son œuvre. Alors que l'auteur de la Chanson « nous met en présence de deux ou plusieurs données dont chacune a un rôle à jouer »[25], Konrad effectue un choix. Mais surtout il subordonne au thème choisi toute la matière du poème. En fait, c'est ce thème, celui de la croisade, qui donne son sens au Rolandslied. De plus, le poète français, comme l'a montré E. Vinaver, s'attache davantage à l'action, ne va pas au-delà de l'histoire et,

« ne commente pas le sens de l'action (...) parce qu'il est plus intéressé par la progression des événements que par leur motivation cohérente »[26] : « la catastrophe finale naît (...) avec une intensité accrue d'une série d'événements et de situations sans liens logiques, mais ayant une signification émotionnelle. Point n'est besoin pour le poète d'expliquer »[27].

Au contraire le poète allemand, lui, prend le recul nécessaire pour dégager et rendre accessible à son public la signification de l'histoire qu'il narre : il explique, il explicite ce qui est sous- entendu dans son modèle.

Tout d'abord, tandis que la Chanson française commence in mediis rébus (Charles se trouve depuis sept ans en Espagne qu'il a conquise hormis Saragosse : v. 12), Konrad, qui « ne laisse pas les faits empoigner le lecteur » et « veut être le guide qui les leur présente »[28], explique au moyen d'une sorte de dialogue entre Charles et Dieu pourquoi l'empereur est entré en Espagne : il le montre en prière et c'est un ange du ciel qui le charge au nom de Dieu, son suzerain, de la mission de se rendre en Espagne afin de convertir les païens (55-64) ; puis le poète allemand relate comment Charles convoque son ost et part pour la péninsule où il abat le paganisme (ce n'est qu'au v. 361 que commence la concordance étroite entre les textes français et allemand). Dès le départ, donc, Konrad indique de manière la plus nette possible ■ - à la façon d'un programme, pourrait-on dire -— quel est le thème de son œuvre[29]. 112

Par la suite, c'est au moyen de commentaires, par lesquels il interrompt le fil du récit, ou de discours prêtés aux héros, qu'il révèle le sens de son poème.

Ainsi, après avoir résumé en un seul vers (« der kaiser cherté ze lande », 3241) près de trois laisses de son modèle (0 814/83, V 4 765/97, Ch. 1197/225) et supprimé notamment la description des grandioses paysages des Pyrénées que le bavarois qu'il était ne connaissait pas, il se met à distance de son sujet d'une part en un commentaire où, dans l'esprit de saint Bernard[30], il souligne l'enthousiasme religieux des soldats de Dieu, leur joie du martyre, leur mépris total des biens de ce monde (3246/64), d'autre part en une anticipation des événements à venir : ils sont tous morts pour leur rédempteur et leur mort fut glorieuse (3274/8). Donc, au début de cette partie qui verra la mort de Roland et de tous les siens, Konrad fait retentir le motif de la croisade avec une force particulière et met ainsi en évidence le contenu religieux de son œuvre.

Un autre exemple : là où 0 983 lit « Dient alquanz que diables i meignent » (V 4 924, Ch. 1359), Konrad écrit « die tuuele puwint dar imwerde » (3769) : l'auteur allemand non seulement ne met pas en doute l'affirmation, mais encore il la reprend à son compte, ce qui lui donne davantage de force. A cet exemple on voit très bien comment procède Konrad : il part de son modèle, supprime un mot et ajoute un commentaire :

3770 iz ist diu uerflûchet erde,

die got selbe uirflûchet hat. des liutes en wirt niemir rat.

Ce qui reste inexprimé dans la Chanson française et ce qui demeure implicite, Konrad l'utilise pour varier le thème essentiel de son œuvre : il en explicite ainsi la signification. En fait, on constate sans cesse que Konrad procède exactement comme les exégètes modernes de la Chanson de Roland. A propos des nombreux combats de la Chanson par exemple, P. Le Gentil écrit :

(L'auteur) s'est cru libre d'imaginer les plus invraisemblables exploits. Toutefois ne croyons que ce qu'il nous demande de croire. S'il déchaîne la force musculaire jusqu'au paroxysme, c'est certes qu'il l'admire. Mais il l'admire surtout dans la mesure où, par elle, se manifeste l'indomptable héroïsme d'une âme, l'ardeur militante d'une foi, la sainteté victorieuse d'une cause. A quiconque incarne ces forces morales, qui ont en Dieu même leur principe et leur fin, rien ne peut, rien ne doit être impossible[31].

P. Le Gentil a certes raison, mais nulle part l'auteur de la Chanson ne l'exprime ; cela reste implicite (ainsi au v. 0 1922 Roland dit « Ci recevrums matyrie » — V 4 2046, Ch. 3304). Ce n'est que dans le Bolandslied que cette pensée est développée au moyen de commentaires ajoutés par Konrad à la description des différents combats :

5024 « mit dem heiligen gelouben stunten si uf gerechet » ; — 5010 « swer sich gote wil ergeben, / dem nelat er an nichte missegan. / des wir gut urchunde han » ; — 4797 « got in wol bewarte, / daz er im an dem libe nine scadete » ; — 5149 « nu wer mahte daz getùn/wan der ware gotes sun, / der si nie uon im uerliz ».

Tandis que le poète français a plaisir à raconter, Konrad souligne l'élément religieux et le motif de la croisade : 5176 « want in wafen nehain / in der werlt nie geseret. / so het

<in >

got geret », est-il dit à propos de Roland.

113

Ces multiples combats singuliers sont également l'occasion pour Konrad d'illustrer par des discours mis dans la bouche des combattants chrétiens ou des commentaires personnels le thème de la guerre sainte, de la guerre juste, de la guerre entre deux religions, entre civiias dei et civitas terrena, ciuitas diaboli dans la tradition augustinienne32, thème qui était seulement sous-jacent à la Chanson où l'on relève des vers tels que « Paien unt tort e chrestiens unt dreit » (0 1015, V 4 950) ; Ch. 2121/3 explicite davantage : « Ferez François, Yhesus vos beneie ! / En l'onor Deu, le fil scante Marie, / Cist primer cop sunt nostre, Deus aïe ! » ; ou encore 0 1212 « Nos avum dreit, mais cist glutun unt tort » (V 4 950, Ch. 1389). Chez Konrad l'idéologie de la guerre sainte sous-tend la description des différents combats : la subordination méthodique des duels à cette idée se substitue à la juxtaposition et donne au récit son unité interne, la variation sur un thème remplace le parallélisme. On pourrait même dire que la rosée (4454/63) ou la brise rafraîchissante (5625/30) envoyées par Dieu aux chrétiens sont elles aussi l'explicitation de l'idée fondamentale de l'œuvre ■-- la guerre qu'ils mènent est une guerre juste --, puisqu'elles symbolisent la grâce divine. D'autant plus que dans un commentaire il est dit par Konrad : 4452 « do wolt der himelische herre / di sine wol gefristen » et 5625 « wol troste got siniu chint ».

Un procédé analogue se retrouve lors de l'ensevelissement des preux. Après des vers traduits plus ou moins fidèlement du modèle (on prépare les corps des douze pairs défunts puis on les coud dans des peaux de cerfs, 0 2962 ss et V 4 3145 ss) Konrad ajoute que des signes se produisent ; ils indiquent que les défunts sont montés au ciel en saints martyrs. Puis le poète reprend un thème qu'il avait abordé aux v. 3948/60 : les héros sont des saints (« di hailigen herren » 7598) et ils doivent intercéder auprès de Dieu pour les vivants. Ici aussi Konrad intervient pour expliquer.

Pour ce qui est du miracle du soleil arrêté, Konrad donne la même explication que P. Le Gentil33 : il le met explicitement en parallèle avec l'Ancien Testament (« in der alten ê » 7021), souligne dans un commentaire que Dieu accomplit ici pour Charles le même miracle que pour Josué, lui permettant comme à Josué de poursuivre ses ennemis (7017/27) et par là élève de façon claire Charlemagne au rang des plus grands héros de la Bible.

De même, en V 4 2475 il est dit que Dieu lui-même remet une épée à Charles par l'intermédiaire d'un ange. Cependant Charles a le choix du récipiendaire, et c'est lui qui désigne Roland, son vassal. Konrad part de sa source, sans doute proche de V 4, et va plus loin qu'elle dans une addition faite au monologue de Roland ; celui-ci a été choisi par Dieu lui-même (6864 ss) qui, de plus, lui a ordonné cette expédition (6884) : Roland est plus que le vassal de Charles, il est le vassal direct de Dieu. Ainsi l'auteur allemand exprime-t-il clairement ce qui, dans le geste de Roland tendant à Dieu son gant droit, n'était que virtuel (pour le modèle) et qui n'a été révélé que par les exégètes modernes34.

En outre, en plaçant l'allusion à des bouleversements et à des prodiges qui font penser à ceux accompagnant la mort du Christ, non au début de la mêlée pendant laquelle meurent tous les preux, comme dans l'œuvre française (0 1423/37, V 4 1337/46, Ch. 2432/45), mais juste après la mort de Roland, il fait visiblement de celui-ci une figure de Christ : Roland, comme le Christ, se sacrifie pour l'humanité. Et poursuivant une idée du poète français (0 2391 « Desur sun braz teneit le chef enclin », V 4 2552), il décrit la mort du héros comme celle du Christ (6916/9 « daz houbet er nider naicte, / di hende er uf spraite. / dem alwaltigen herren / dem beualch er sine sele », vers qu'on peut rapprocher de Jean 19, 30 « inclinant

32. Cf. D. Buschinger, L'image du musulman...

33. P. Le Gentil, op. cit., p. 146.

34. Ainsi G. Moignet, op. cit., p. 173 et P. Le Gentil, op. cit., p. 179.

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la tête, il remit l'esprit » ou de Luc 23, 46 « Jésus dit : ' Père, en tes mains, je remets mon esprit ' »). Ainsi, il illustre par son récit le sen qu'il en a tiré.

La signification de l'épisode de Baligant est également très claire. Dans la Chanson le roi païen veut défier Charles en Douce France (0 2661, V 4 2852, Ch. 4606), aller jusqu'à Aix où Charles « soelt plaider » (0 2667) et lui enlever la couronne de sa tête, s'il ne renie pas la religion des chrétiens (0 2683/4, V 4 2873/4, Ch. 4632/4). Dans le Rolandslied le fils de Paligan conseille à son père, dont Konrad dans un commentaire dit explicitement qu'il est le chef suprême de tous les rois païens (7182/3) et que sa résidence est la capitale des païens (7154), de détruire Paris, de se rendre à Aix, de déclarer Charles déchu de sa couronne (ce qui peut correspondre à 0 2667. En Ch. 4629 Baligant veut se rendre maître de Paris), et il ajoute : « dar nach dwinc du Rome, / da er an din urlôp ist an gesezzen », 7232/3). Charles apparaît véritablement comme le chef spirituel et temporel de son empire (au reste, comme chez Walther von der Vogelweide, le pape est tout à fait mis entre parenthèses, alors qu'en 0 2998, V 4 3183 il est fait allusion à « l'apostle de Rome »35) : Paligan, chef des païens, veut conquérir Rome, centre de la chrétienté, le chasser de la ville sainte pour prendre sa place, autrement dit faire triompher le paganisme sur le christianisme. De cette façon, Konrad élucide ce qui est sous-entendu dans la Chanson française et ce qui une fois de plus est mis en lumière par les exégètes modernes (tel P. Le Gentil36). Les messagers répètent à Marsilie les affirmations de Baligant (0 2732 [Baligant] « En France irat Carlemagne querant », V 4 2920, Ch. 4730) ; ici aussi Konrad ajoute au texte de son modèle la référence à Rome que Paligan veut conquérir (7301/3).

Le même procédé se rencontre plus loin : dans une addition au discours du syrien qui annonce à Paligan que les chrétiens se préparent, les dieux païens sont explicitement opposés au Christ (7965 et 7973). Et dans le combat entre Paligan et Charles, Konrad révèle par un dialogue ce qui est sous-jacent à la Chanson française (0 3597 ss, V 4 3761 ss) : Paligan est le champion de Tervegant et Charles celui du Christ (8485 ss).

Enfin Konrad prête à Charles des paroles selon lesquelles Ganelon a trahi toute la chrétienté en livrant Roland et les siens aux païens (8750/1 « daz er di eristen hat gegeben / in di gewalt der haiden » et 8782/3 « diu christinhait ist harte geschendet. / des [gat] uns michel not »), ce qui seulement est sous-entendu en 0 dans le fait que « Deus set asez cument la fins en ert » (3872), sens dégagé par P. Le Gentil :

(Dieu) donne à entendre ainsi que par delà le neveu et le vassal, le crime de Ganelon n'atteint pas seulement l'oncle et le seigneur, mais encore, par-delà le saint et le martyr, le chef de la Chrétienté, cette Chrétienté et Dieu lui-même37.

Tirrich l'exprime aussi avec davantage de clarté : 8829 ss « unt hat ungetriwelichen / geraten an daz riche / unt wolt da enteren / di chrone mines herren / unt zestoren di hailigin cristin- hait. / da scol got sin warhait / hiute hie erzaigen » (vers correspondant à 0 3829/30 « Guesnes est fels d'iço qu'il le traït ; / vers vos s'en est parjurez e malmis »).

35. Ce fait est-il à mettre en relation avec le schisme qui de 1159 à 1177 divisait l'Église romaine ? Frédéric Barberousse et quelques-uns de ses vassaux, dont Henri le Lion — protecteur présumé de Konrad (et d'Eilhart von Oberg) — prennent le parti de l'anti-pape Victor IV et de ses successeurs, contre Alexandre III qui, le 24 mars 1160, excommunie l'empereur, l'anti-pape et tous ceux qui favorisent le schisme. Ce n'est que le 24 juillet 1177 que Barberousse se réconcilie avec l'Église romaine, après qu'Henri le Lion a rompu avec l'empereur en 1176 (cf. notre thèse, Le « Trislrant »..., p. 554 ss).

36. P. Le Gentil, op. cil., p. 117-118.

37. Ibid., p. 119.

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Conclusion

C'est donc le thème de la guerre sainte, «cette donnée autonome, isolée, 'simple'[32] qui, régissant le vaste ensemble du Rolandslied, conduit d'un bout à l'autre toutes les actions des personnages, aussi bien celles de Roland, d'Olivier, de Turpin, des autres preux que celles de Charles et de Tirrich. Cette idée, exposée dès les premières lignes par le poète allemand, qui donne ainsi le ton de son œuvre, est le fondement idéologique que Konrad, concevant tout comme Chrétien de Troyes « son travail d'adaptation » comme « un travail d'élucidation »39, met en évidence par ses commentaires, les discours de ses héros ou le récit lui-même. Elle lui permet de relier les uns aux autres les différents épisodes — l'épisode de Baligant, celui de la trahison ou du châtiment de Ganelon au même titre que les différentes phases de la bataille de Roncevaux - et prête à l'œuvre unité interne et cohérence logique. Bref, cette idée directrice, ce schème idéologique dont tout le récit relève, peuvent être assimilés à ce que E. Vinaver appelle la « conjointure », c'est-à-dire, selon sa définition, « ce qui réunit, rassemble ou organise des éléments divers et même dissemblables, ou si l'on veut, ce qui les transforme en un tout organisé »40. Aussi, de même que pour les romans courtois on peut parler avec E. Vinaver de « conjointure » courtoise, de même on peut parler pour le Rolandslied de « conjointure » religieuse.

En conséquence, Konrad est plus qu'un adaptateur du type de Hartmann, de Wolfram ou de Gottfried, dont les modèles étaient déjà des romans pourvus d'une «conjointure»; il se rapprocherait davantage d'Eilhart41. L'introduction de la « conjointure » et l'explicitation du sens de l'œuvre, ajoutées à l'élimination délibérée des caractéristiques du style épique, consacre, en effet, ainsi que l'a montré E. Vinaver, le passage de l'épopée au roman. Alors que l'auteur de la Chanson française n'intervient pas dans sa narration pour expliquer, et conte pour conter il faut attendre les exégètes modernes pour voir élucider le sens qui est sous-jacent à l'œuvre -, Konrad, comme tout romancier, se met à distance de son sujet pour chercher le pourquoi des événements, il va au-delà de l'histoire, dégage et révèle à son auditoire la signification des événements qu'il narre, informe son récit, l'infléchit et le modèle selon ce sen, cette seneftance. En d'autres termes, il a conçu le texte de son poème comme l'expression d'une idée qu'il s'agit d'expliciter, d'illustrer par son récit lui-même, quitte à ajouter ses propres pensées. Bref, Konrad participe à ce que E. Vinaver appelle « the discovery of meaning » et le Rolandslied est un roman42.

38. 39. Jbid., p. 109.

40. Ibid., p. 107.

41. Cf. D. Buschinger, Le « Trislranl »..., p. 1023 ss, en particulier p. 1043 ss. Au reste, le Rolandslied, avec sa « conjointure » religieuse, pourrait être considéré comme la contrepartie du Tristrant d'Eilhart avec sa « conjointure » courtoise. Il est possible que Mathilde ait rapporté en 1168 à la cour de Henri le Lion aussi bien le manuscrit du premier roman de Tristan qu'un manuscrit de la Chanson de Roland : Eilhart aura adapté pour elle le premier (cf. notre thèse, p. 1043 ss) et Konrad le second pour Henri le Lion. Ce dernier, connu comme tous les Welfes pour sa grande religiosité, a contribué à l'extension de la foi chrétienne en colonisant et en évangélisant les Slaves de l'est de l'Elbe ; enfin, il a participé à une croisade en Terre sainte (il est parti le 13 janvier 1172 et est revenu en janvier 1173. Cf. notamment K. Bertau, Deulsche Lileratur im europàischen Miltelalter, Munich, 1972, t. I, p. 456 ss et Das deutsche Rolandslied..., art. cit.).

42. H. R. Jauss formule la différence entre chanson de geste et roman d'une façon analogue : alors que dans l'épopée «l'auteur (...) disparaît (...) presque complètement derrière son récit », dans le roman «le conteur est présent (...), il intervient (...) par son interprétation continuelle de la fable » (Chanson de geste et roman courtois, dans Chanson de geste und hofischer Roman, Heidelberg, 1963, p. 73-71).


Notes de l'article

  1. Pour la datation, voir notamment D. Kartschoke, Die Datierung des deutschen Rolandsliedes, Stuttgart, 1965.
  2. J. Graff, trad., Le texte de Conrad, dans Les textes de la « Chanson de Roland », éd. R. Mortier, Paris, 1944, t. X Pour Konrad (K), nous utilisons Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, éd. G. Wesle, rev. par P. Wapnewski, Tùbingen. 1967. Pour les textes français : ms. d'Oxford (0) La Chanson de Roland, éd. trad. G. Moignet, Paris, 1969 ; — ms. Venise IV (V 4) La version de Venise IV, dans Les textes de la « Chanson... », éd. cit., 1941, t. II ; — ms. de Châteauroux (Ch.) Le manuscrit de Châteauroux, ibid., 1943, t. IV. Pour la Bible, nous utilisons La Bible de Jérusalem, Paris, 1974.
  3. Cf. E. Vinaver, The Rise of Romance, Oxford, 1971 ;
    Id., A la recherche d'une poétique médiévale, Paris, 1970.
  4. J. Fourquet, Zum Aufbau des « Armen Heinrich », « Wirk. Wort », 3. Sonderheft, 1961, p. 12-24 (repr. dans Recueil d'études... J. Fourquet, éd. D. Buschinger et J.-P. Vernon, Paris, 1979, I, p. 115-127) ; — M. Huby, Unter- suchungen uber den Aufbau der hôfischen Werke, Paris, 1968 (thèse dactyl.) ; — D. Buschinger, Le « Tristrant » d'Eilhart von Oberg, Paris, 1975. H. Eggers (Zahlenkomposilion im deulschen Rolandslied? dans Interprétation und Edition deutscher Texte des Miltelalters, Festschr. J. Asher, Berlin, 1981, p. 1-12) a selon un autre principe — fondé sur le nombre de vers — que le nôtre découvert un plan de composition numérique du Rolandslied.
  5. G. Paris, La littérature française au m. â., 5e éd., Paris, 1914, p. 62, cité par E. Vinaver, The Rise..., p. 5.
  6. E. Vinaver, The Bise... : « its use of ' répétition with variation ' (...)• An event, or a scène, or a speech which forms the subject of a strophe may appear again in the next strophe with certain différences, not only of expression, but of substance ; and it may be repeated again and again with variations ; not simply with additional détails, but with developments which represent departures from earlier statements. » (p. 7).
  7. Id., A la recherche..., p. 65.
  8. Cf. notre art. sur La prière dans le « Rolandslied » de Konrad, dans La prière au m. â., « Senefiance », 10, 1981, p. 45-65.
  9. J. Rychner, La chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève/Lille, 1955, p. 99.
  10. R. Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'Empire germanique médiéval, réimpr., Genève, 1973, p. 374.
  11. Cf. D. Buschinger, Le « Trislrant »..., p. 554.
  12. Cf. Eilhart von Oberg: « Tristranl », éd. D. Buschinger, Gôppingen, 1976 ; — Le « Trislranl »..., p. 1003 ss.
  13. Cf. K. Bertau, Bas deulsche « ïiolandslied » und die Reprasenialions kunst Heinrichs des Lôwen, « Deutschunterricht », XX, 1968, p. 4-30.
  14. Cf. supra, n. 13.
  15. L'ordre des vers de Konrad confirme celui de V4 et de Châteauroux : on doit effectivement rectifier celui d'O et mettre les strophes cxm-cxiv après cxxv-cxxvi.
  16. Le détail selon lequel jamais Abysse n'a ri (K 5493) se trouve aussi bien en V4 1678 qu'en O 1477, mais manque en Ch.
  17. C'est Turpin qui exhorte ses hommes à aller secourir Roland et Olivier, alors qu'en O 1671 ss, V4 1718 ss et Ch. 2872 ss c'est Roland qui appelle Olivier pour qu'il aide Turpin.
  18. La troisième bataille est composée de 36 paragraphes, c'est-à-dire de 9 blocs qui se répartissent ainsi : 5631-5968, 12 § en 3 blocs (lre partie) ; 5969-6068, 4 § en un bloc (Roland sonne du cor) ; 6069-6167, 4 § en un bloc (Charles entend le cor) ; 6168-6949, 16 § en 4 blocs (2e partie, qui s'achève sur la mort de tous les preux).
  19. Cf. J. Graff, op. cit., p. 107, n. 2.
  20. Cf. D. Busghinger, Le « Tristrant »..., p. 534 ss.
  21. Cf. ibid., p. 720 ss ou M. Huby, L'adaptation des romans courtois en Allemagne, Paris, 1968, p. 450-451.
  22. Cf. D. Buschinger, Le « Trislrant »..., p. 667 ss.
  23. J. Fourquet, Wolfram d'Eschenbach et le « Conte del Graal », 2e éd., Paris, 1966, p. 3.
  24. Cf. à ce propos notre art. sur L'image du musulman dans le « Rolandslied » de Konrad dans Images et signes de l'Orient dans VOccident médiéval, « Seneflance », 11, 1982, p. 59-73.
  25. E. Vinaver, A la recherche..., p. 73.
  26. Id., The Bise... : « Neither on this nor on any olher occasion does he attempt to comment on the meaning of the action (...), becausc he is more interested in the progress of events than in cohérent motivation. » (p. 11).
  27. Ibid. : « The final catastrophe émerges (...), with heightened intensity, out of a séries of logically unconnected but emotionaly significant events and situations. There is no need for the poet to explain. » (p. 13).
  28. J. Fourquet, Hartmann d'Aue, « Erec »-<< Iwein », Paris, 1944, p. 27.
  29. Pour introduire son œuvre, Konrad est peut-être parti de l'épilogue de la Chanson où l'archange Gabriel ordonne à Charles de convoquer son ost et d'aller secourir un roi chrétien assiégé par les païens (O 3993 ss). Au début de la Chronique de Turpin (dans Les textes de la « Chanson »..., éd. cit., 1941, t. III, p. 4 ss), un être surnaturel également (une apparition de saint Jacques) donne à Charlemagne mission d'aller libérer « sa terre », autrement dit l'Espagne, des mains des Sarrasins. Cependant le texte est tout à fait différent : les deux auteurs ont pu avoir la même idée indépendamment l'un de l'autre, sans qu'on ait à postuler une source commune.
  30. 30. Cf. D. Buschinger, L'image du musulman...
  31. P. Le Gentil, La Chanson de Roland, Paris, 1967, p. 160.
  32. E. Vinaver, A la recherche..., p. 73.

Voir aussi