Bibl. Éc. Chartes (1870) Meyer, Chanson de Roland
La chanson de Roland et le roman de Roncevaux des XIIe et XIIIe siècles, par Francisque Michel.
Compte-rendu
|
Cet article donne notamment un compte-rendu rédigé par Paul Meyer à l'occasion de la parution du livre publié en 1869 par Francisque Michel. Cet ouvrage a été ensuite annoté par Paul Meyer (voir sur ce wiki).
Le même article traite d'un autre ouvrage sur une autre chanson de geste (la conquête de Jérusalem).
Sommaire
Avant-propos
Pour faciliter la lecture numérique de cet article des titres intermédiaires ont été ajoutés par les contributeurs de ce wiki. Les notes de bas de page ont été regroupées dans cette nouvelle organisation en sections.
De même quelques abréviations ont été résolues.
Enfin, le titre utilisé a été limité au sujet principal du wiki Wicri/Chanson de Roland.
Les compte-rendus
Les ouvrages commentés
La Conquête de Jérusalem, faisant suite à la chanson d'Antioche, composée par le pèlerin Richard et renouvelée par Graindor de Douai, publiée par С Hippeau, 1868, Paris., Aubry. Pet. in-8°, xlvii-365 p. — Prix : 8 fr.
La Chanson de Roland et le Roman de Roncevaux des XIIe et XIIIe siècles, publiés par Fr. Michel. 1869. Paris, Didot. In-12, xxx-363 p. — Prix : 5 fr.
Introduction
La philologie française a fait dans ces dernières années des progrès considérables : des textes inédits en grand nombre ont été publiés, d'autres ont été réédités plus correctement. La méthode qui a renouvelé la critique des écrits de l'antiquité a été appliquée, dans la mesure du possible, aux œuvres du moyen-âge. On se préoccupe maintenant de questions qui n'étaient même pas posées il y a dix ans. Autrefois, quand on avait copié avec soin le meilleur manuscrit connu, quand on avait corrigé les fautes les plus grossières à l'aide d'un autre manuscrit, on croyait avoir assez fait pour l'établissement du texte. Maintenant, cela ne suffit plus : il faut classer les manuscrits par familles et choisir d'après des caractères internes la meilleure leçon, sans se préoccuper outre mesure de l'ancienneté plus ou moins grande du manuscrit[intr. 1]. On cherche à l'aide des rimes (cela est spécial à la philologie du moyen-âge) à déterminer l'usage grammatical des poètes ; s'il s'agit d'un ouvrage en prose, on essaie de retrouver l'orthographe originale en s'aidant de documents écrits dans le temps et dans le lieu auxquels appartient l'ouvrage étudié. C'est notamment ce que M. de Wailly a fait avec grand succès dans sa dernière édition de Joinville[NDLR 1], en rétablissant la leçon primitive altérée par les copistes en conformité avec le type fourni par les chartes françaises émanées de Joinville lui-même. Ainsi comprise, l'édition d'un ancien texte français devient une œuvre tout à fait scientifique et qui, par la difficulté de l'exécution comme par l'intérêt des résultats, n'est nullement inférieure à l'édition d'un texte grec ou latin.
Ce sont là des idées qui, pour être entrées de fraîche date dans la philologie romane, n'en sont pas moins parfaitement démontrées. Elles ont assez complètement fait leurs preuves pour qu'en les exprimant on craigne moins d'encourir le reproche de témérité que celui de banalité.
Et pourtant, à en juger par les deux volumes dont nous allons rendre compte, une telle crainte serait encore bien prématurée. L'examen le plus superficiel démontre que leurs auteurs n'ont songé à aucune des questions que nous venons d'indiquer sommairement. Aussi les aurions-nous passés sous silence s'il ne s'y rencontrait des textes utiles bien que mal édités, s'il ne nous avait paru utile de montrer par un exemple comment des éditions qui eussent été acceptées il y a vingt ans sont maintenant absolument insuffisantes.
- Notes de l'introduction
- ↑ Cette recherche a été entreprise pour la première fois sur un texte en ancien français d'une étendue considérable par M. Grœber, dans son travail sur les manuscrits de la chanson de Fierabras (Die Handschriftlichen Gestaltungen der Chanson de Geste von Fierabras (Leipzig, 1869)). Bien que les résultats obtenus dans cet estimable travail soient contestables en beaucoup de points, l'auteur n'en a pas moins mis hors de doute qu'une nouvelle édition devrait adopter pour base un autre manuscrit que celui qu'ont choisi les éditeurs du Recueil des anciens poètes de la France ; voyez l'article de M. G. Paris, Revue critique, (869, art. 163. J'ai fait sur les manuscrits de Girart de Roussillon un travail analogue dans le Jahrbuch f. romanische Literatur, XI, 121.
La Conquête de Jérusalem
M. Hippeau, pour commencer par lui, s'est affranchi d'une façon délibérée de la partie la plus ardue du travail qui incombe à un éditeur. A la fin de son introduction, après avoir dit qu'il existe six manuscrits de la Chanson de Jérusalem, il continue ainsi :
- « Je n'ai pas joint au poème, comme le font quelques uns des éditeurs de nos poèmes du moyen-âge, un examen comparatif des différents manuscrits et un recueil de variantes. Je suis loin de contester l'utilité d'un pareil travail, mais il n'entre point dans le plan d'une publication qui n'a pour but que d'éditer avec tout le soin possible les textes des meilleurs manuscrits. »
Et en effet, il s'est borné à imprimer le texte de l'un des mss. (Bibl. imp., fonds français, n° 1621), en y faisant quelques petits changements dont il n'est rendu compte nulle part, car cette édition est entièrement dépourvue de notes.
Si du moins, M. Hippeau avait reproduit le texte de son manuscrit avec toutes ses particularités orthographiques, il aurait fait une œuvre secondaire mais utile en rendant plus accessible aux savants l'un des éléments d'une édition du poème. Mais je me suis convaincu, par la collation sur le manucrit de plusieurs pages, que la copie publiée par M. Hippeau avait été faite avec une grande négligence et contenait en outre des altérations volontaires qu'il est impossible de justifier. Le manuscrit est en dialecte picard, et dès que l'éditeur ne prétendait point donner une édition critique, il devait s'attacher scrupuleusement à reproduire tous les caractères de l'orthographe picarde. Il le devait encore pour une autre raison : c'est que Graindor de Douai, l'auteur du poème, étant, comme l'indique son surnom, du Nord de la France, écrivait vraisemblablement en picard. Or, M. Hippeau change constamment « le », qui est en picard l'article féminin, en la qui est « la » forme française. Et cependant, par une singulière inconséquence, il laisse subsister les autres traces du dialecte picard, telles que « с » pour « ch », et « ch » pour « с ».
D'autres fois M. Hippeau abandonne la leçon de son manuscrit sans qu'on sache pourquoi. Ainsi : vers 205, « Des loges se partirent no chevalier vaillant; » le manuscrit a : « Des loges se tornerent » qui est tout aussi bon. Quant aux simples négligences, elles sont sans nombre. Je me bornerai à en citer deux,
- Vers 217 : Et Robert le Frison et Robert le Normant; le manuscrit a Richart (ce qui est conforme à l'histoire) en place du second Robert.
- Vers 244.6 :
- Ne nos celés, biax sire, que vos alés querant;
- 46
- Ne nos celés, biax sire, que vos alés querant;
- Comment nos vont no gent et no baron Normant?
- — Godefroi de Buillon me va on appelant.
- Il est clair que la réponse contenue dans le troisième vers n'a aucun rapport à la question : c'est que le second vers est abominablement défiguré ; le manuscrit porte :
- Comment vos vont vo gent et vo baron nomant ?
Voilà donc une édition qui, môme comme simple reproduction d'un manuscrit, n'est pas acceptable. Mais ce n'est pas tout. Le titre paraît annoncer une édition complète de la Chanson de Jérusalem ; or, sans donner aucun motif d'exclusion, l'éditeur a simplement publié 9135 vers d'un poème qui en a environ 22000 dans le manuscrit même dont il s'est servi. Ici, quelques explications ne seront pas hors de leur place.
Graindor dé Douai ne se donne pas proprement pour l'auteur de la chanson, il déclare seulement en avoir renouvelé les vers, c'est-à-dire avoir rajeuni le style et perfectionné les rimes d'un poème plus ancien. D'autre part on sait par divers témoignages qu'il a existé un poème, aujourd'hui perdu, désigné sous le nom de Chanson ď'Antioche. M. P. Paris, supposant non sans vraisemblance que cette Chanson ďAntioche était justement le poème renouvelé par Graindor, a découpé dans l'œuvre de ce dernier la partie qui concerne les débuts de la croisade et la prise ď'Antioche, c'est-à-dire les huit mille premiers vers environ de la Chanson de Jérusalem, et l'a publiée sous le titre un peu aventuré de Chanson ď'Antioche. De la sorte, les huit mille premiers vers de la Chanson de Jérusalem se trouvaient déjà publiés lorsque M. Hippeau a entrepris son travail. S'il ne lui convenait pas de donner une édition complète, il devait au moins publier tout ce qui restait inédit, c'est-à-dire 1Д00О vers environ, mais c'est ce qu'il n'a pas fait. Dans le manuscrit 1621, suivi par M. Hippeau, la partie publiée par M. P. Paris va du folio 69 au folio 128. M. Hippeau a publié la partie qui s'étend du folio 152 au folio 207 et dernier, et nous ne sommes point informés des motifs qui l'ont conduit à laisser inédite la partie intermédiaire.
Il n'est peut-être pas bien utile de poursuivre la critique de ce livre. Bornons-nous à dire que la préface n'apporte aucune compensation aux défauts de l'édition, qu'on n'y trouve traitée aucune des questions historiques ou littéraires que soulève la Chanson de Jérusalem, et qu'elle consiste simplement en une analyse de ce poème, comparé de temps en temps avec plus ou moins d'à-propos au poème du Tasse. Notons enfin que M. Hippeau, suivant l'exemple de Génin dans la chanson de Rolant, a eu la malheureuse idée de diviser son texte en un certain nombre de chants précédés d'arguments qui, on ne sait pourquoi, reparaissent de nouveau à la fin du volume, imprimés à la suite les uns des autres et précédés de la rubrique « Table ». Voilà une table qui n'a pas coûté grand peine à son auteur, non plus que le reste du volume.
La Chanson de Roland
Bien qu'on ait beaucoup plus travaillé sur la Chanson de Roland que sur aucune autre des chansons de gestes françaises, nous sommes loin de posséder une édition satisfaisante de ce poème plus célèbre que connu. On sait que la plus ancienne des rédactions qui nous en sont parvenues a été conservée par un manuscrit de la Bodléienne, à Oxford, (Digby, n° 23), et a été publiée pour la première fois, en 1837, par M. Francisque Michel.
L'édition qu'en publia Génin en 1850 contribua plutôt à répandre dans le public lettré la connaissance de ce poème qu'à en améliorer le texte. Pourtant Génin établit le sens de divers passages, tant par ses corrections qu'à l'aide d'une collation partielle du manuscrit d'Oxford. Mais un grand progrès fut réalisé en 1863 par l'édition de Théodore Müller. Le travail de ce savant allemand se recommande non-seulement par une lecture plus exacte du manuscrit principal, mais encore par l'emploi d'autres manuscrits où sont contenues des rédactions plus jeunes du poème dont le Codex Digby offre le plus ancien texte connu. Par là Th. Müller a souvent réussi à corriger des fautes du manuscrit d'Oxford ou au moins à indiquer les endroits corrompus. Il reste encore beaucoup à faire avant d'obtenir un texte partout intelligible, et on peut affirmer que les éléments dont on dispose n'ont pas été entièrement utilisés. Il reste à examiner de plus près les rédactions postérieures de Rolant qui n'ont pas été toutes accessibles à M. Millier; il faudrait surtout comparer le texte d'Oxford avec l'ancienne traduction islandaise contenue dans la Karlamagnus Saga[rol. 1]. Il est évident que quiconque n'est pas disposé à entreprendre ce travail doit abdiquer toute prétention à donner une nouvelle édition du Rolant.
C'est ce que n'a pas compris M. Fr. Michel : bien loin d'être en progrès sur l'édition de Th. Müller, son travail actuel est au contraire de beaucoup inférieur à celui de son devancier. M. Fr. Michel, en effet, avoue ingénument, dans une note placée à la dernière page du volume, qu'il a connu l'édition de Th. Müller trop tard pour en profiter. C'est confesser qu'on est resté entièrement étranger au mouvement philologique de ces dernières années, car depuis 1863, on ne cite la chanson de Rolant que d'après l'édition de M. Müller dans les ouvrages qui ont quelque valeur scientifique. Telle est aussi l'impression que laisse la préface, simple compilation de morceaux empruntés à divers écrivains qui se sont occupés du Rolant, et où on n'aperçoit aucune trace des travaux les plus récents, notamment de ceux de M. Gaston Paris en son Histoire poétique de Charlemagne.
La nouvelle édition de M. Fr. Michel offre cependant un avantage qui poura la rendre utile aux commençants ou aux personnes qui veulent lire rapidement. Le long des marges, l'éditeur a disposé des notes qui contiennent la traduction des mots qui maintenant ne sont plus usités en français. Mais ce qui diminue singulièrement l'utilité de ces explications, c'est qu'elles sont souvent erronées.
- Ainsi, sur ces mots du vers 29 : Deuz servises, M. Michel écrit cette note : « Lisez Beus, beaux » ; mais l'édition de Müller montre qu'il faut lire [Fe]deilz (fidèles).
- Le vers 74 : Par vos saveirs sem puez acorder, est ainsi traduit : « savoirs (sic) si vous pouvez vous accorder sur ce point » ; traduction qui pour moi est parfaitement inintelligible ; le sens est : si vous pouvez par votre habileté me réconcilier [avec Charlemagne].»
- cadables (vers 98) n'est pas « câbles », mais une sorte de catapulte; en latin du moyen-âge cadabula (ϰαταϐολὴ), Diez, Wœrt., I, 234).
On pourrait multiplier ces rectifications jusqu'à l'infini.
Malgré ces graves imperfections, l'édition de M. Fr. Michel sera indispensable aux savants, car elle est la seule qui contienne, outre le texte d'Oxford, celui d'un des principaux remaniements de la Chanson de Roland : à savoir le texte du manuscrit. n° 860, fonds français, de la Bibliothèque impériale.
C'est ce que M. Fr. Michel appelle « le roman de Roncevaux », par opposition à la « chanson de Roland » (manuscrit d'Oxford). Mais ici encore l'éditeur a médiocrement accompli sa tâche. Le texte du manuscrit 860 est incomplet au commencement, par suite de la perte de quelques feuillets. M. Michel a prétendu remplir cette lacune en imprimant le commencement du poème que M. Bourdillon a publié sous le titre de Ronscivals[rol. 2], mais d'abord cette version est fort différente de celle qu'offre le ms. 860, et s'y rejoint fort mal, comme on peut le voir en lisant les couplets LXXX et LXXXI de la présente édition (page 163). Ensuite, M. Bourdillon a pris avec son texte de telles libertés qu'il y a un réel inconvénient à en reproduire un extrait sans l'avoir collationné [rol. 3]. La simple copie du Roncevaux contenu dans le manuscrit 860, toute question de critique de texte mise à part, ne porte point la preuve du soin que M. Michel a apporté à plusieurs de ses publications d'autrefois. Non- seulement elle est criblée de ces petites fautes d'inattention qui, sans troubler le sens, ont pourtant l'inconvénient de rendre l'édition impropre aux recherches grammaticales, mais on y trouve aussi des fautes graves qui détruisent à la fois le sens et la correction grammaticale. En voici deux :
- page 167, 3e vers du couplet LXXXVIII, l'édition porte Vers moi se tienent trestuit li .xii. per, alors que le manuscrit porte se traient ;
- et au dernier vers du même couplet, tant que torpins ne se volt arrester, au lieu de Trosqu'a Torpin.
Il serait inutile d'insister davantage : il est pénible en effet d'avoir à constater qu'une œuvre aussi faible est sortie de la plume d'un savant qui a rendu autrefois de si nombreux services à la philologie française.
P. M.
- Notes sur la Chanson de Roland
- ↑ Voyez Bibliothèque de l'Ecole des chartes, 6, I, 35.
- ↑ Pour le dire en passant, ce ms. n'appartient plus à M. Bourdillon (mort depuis plusieurs années), comme le dit M. Fr. Michel dans une note de la page 163 : il se trouve, je ne sais par suite de quelles circonstances , à Châteauroux. Il y en a à la Bibl. imp. une copie faite avec soin, qui peut tenir lieu de l'original. Génin s'en est servi, M. Michel aurait dû suivre son exemple.
- ↑ Voyez à ce sujet les observations de Génin, p. CVII-CVIII de son édition.
Compléments de la rédaction
Sur le Roman de Roncevaux (et le manuscrit de Paris)
Paul Meyer évoque une transcription approximative de deux vers que nous reproduisons ici.
- à gauche, le feuillet du manuscrit de Paris dans son intégralité.
- à droite les 2 vers concernés.
Voir aussi
- Notes de la rédaction
- ↑ Histoire de Saint-Louis, suivie du Credo et de la lettre à Louis X, Paris : Éditions Mme veuve de Jules Renouard, 1868 (sur Gallica).