Bibl. Éc. Chartes (1861) Meyer, Eulalie

De Wicri Chanson de Roland

Note sur la métrique du Chant de Sainte Eulalie


 
 

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Titre
Note sur la métrique du Chant de Sainte Eulalie.
Auteur
Paul Meyer
Dans
Bibliothèque de l'École des chartes n° 31, 1861, p. 237-255,
Version en ligne
sur le site Persée

La Cantilène de sainte Eulalie est citée dans les études sur la versification de la Chanson de Roland.

Texte brut

NOTE

SUR LA MÉTRIQUE

DU

CHANT DE SAINTE EULALIE.

Introduction, suite à un article de Littré

Le chant de sainte Eulalie, publié pour la première fois en 1837 et souvent réimprimé et commenté depuis, a été récemment l'objet d'un nouveau travail de la part de M. Littré [1]. Prenant pour point de départ de ses études ce précieux échantillon de la langue vulgaire au dixième siècle et le texte connu sous le nom de Fragment de Valenciennes, l'éminent philologue s'est fondé sur ces deux anciens monuments de notre langue pour déterminer les caractères qui la distinguent au moyen âge des autres idiomes néo-latins. Le premier de ces deux textes joignait à l'intérêt de la langue celui de la versification , M. Littré a donc été naturellement conduit à rechercher quelle espèce de vers y était employée. Je le dis tout de suite, je crois que M. Littré s'est mépris sur le caractère de la métrique du chant en question, et le présent travail n'a pas d'autre objet que de présenter du même problème une autre solution ; je le dis avec d'autant plus de liberté que cette question étant tout à fait indépendante des autres points traités dans les articles auxquels je fais allusion, serait-il démontré, comme j'espère qu'il le sera, que M. Littré s'est trompé à cet égard, les arguments qu'il fonde sur ce texte ne recevraieut aucune atteinte, parce qu'ils s'appuient sur sa langue et non sur sa métrique, le seul point dont j'aie à m'occuper.

C'est dans son second article (décembre 1858), que M. Littré a abordé la question de la métrique du chant de sainte Eulalie. 238

« Cette pièce est certainement en vers, dit-il ; cela résulte, au premier coup d’œil, non des rimes, mais des assonnances, qui « marchent de deux lignes en deux lignes. Mais quelle est l'espèce de vers, et, l'espèce étant déterminée, quel remède faut-il appliquer au petit nombre de vers qui ne rentrent pas d'eux-mêmes dans le mètre? Je dis d'avance que le vers est de dix syllabes; c'est l'ancien vers héroïque de la Provence, de la France et de l'Italie. »

Puis M. Littré énumère les trois formes différentes de ce vers ,

« toujours caractérisé par deux accents, l'un invariable à la dixième syllabe, l'autre tantôt placé à la quatrième et tantôt à la sixième. Dans la première forme, l'accent et l'hémistiche étaient à la quatrième syllabe, dans la seconde à la sixième[2]. Dans la troisième forme, enfin, « il n'y a « plus d'hémistiche, seulement la quatrième syllabe ou la sixième « est accentuée, » comme dans ce vers :

Si proi pour Dieu bone amour et requier.

(A. Dinaux, Trouv. art., p. 144.)

Ce sont ces trois formes de vers que M. Littré pense avoir été employées dans le chant de sainte Eulalie. Et tout d'abord cette seule supposition m'a mis en défiance , car je ne connais au moyen âge aucun exemple de pièce en vers de mesures différentes, à moins qu'ils ne soient disposés symétriquement comme dans les poésies lyriques, ce qui n'a pas lieu ici. Cependant, si le fait avait été évident, il eût bien fallu l'admettre; mais il s'en faut qu'il en soit ainsi ; lorsque les vers « ne rentrent « pas d'eux-mêmes dans le mètre, » M. Littré les y contraint, et souvent par des moyens qui dépassent les bornes que doit s'imposer une critique judicieuse. Cette manière de procéder a confirmé mes doutes; il m'a paru étrange, si la forme dé- casyllabique était bien celle du poëme , qu'il fût impossible d'y ramener un certain nombre de vers sans leur faire subir des changements considérables, surtout les règles de la versification du moyen âge étant, comme on sait, peu absolues. C'est alors qu'une étude attentive du texte m'a convaincu qu'on pouvait,

1 .

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sans lui faire aucunement violence, en expliquer la forme d'une autre manière.


Il faut, selon moi, considérer le chant de sainte Eulalie comme composé d'un certain nombre de couplets de deux vers rimant ensemble par assonnance et ayant le même nombre de syllabes, la longueur des vers pouvant du reste varier d'un couplet à l'autre. Nous allons faire l'épreuve de ce système sur le texte même.

Premier couplet

Les deux vers du premier couplet sont de huit syllabes :

Buona pulcella fut Eulalia
Bel avret corps , bellezour anima.

Les mots Eulalia et anima comptent, le premier pour deux syllabes, et le second pour une. Tels qu'ils sont écrits, ce sont des mots latins ; la raison est qu'à cette époque où la langue vulgaire ne s'écrivait que rarement et par exception, l'orthographe était restée latine, surtout pour les mots qui accusaient d'une manière certaine leur origine, pour les noms propres par exemple, surtout aussi lorsque le scribe était un clerc, ce qui devait arriver le plus souvent, car alors savoir écrire supposait nécessairement une certaine connaissance du latin, Cette observation ne sera pas désavouée par M. Littré : n'a-t-il pas dit en effet à propos même du chant de sainte Eulalie , « La prononciation « devenue française n'est pas conforme à l'orthographe restée «latine?» (Journ. des Savants, 1858, p. 732.) Et plus loin, rencontrant au vers 10 du texte le mot menestier, le savant académicien remarque , et avec raison suivant moi , qu'il faut « dépouiller ce mot de la forme latine et le prononcer comme on « l'a prononcé et écrit dans le douzième siècle, c'est-à-dire mes- « tier. » De même, dans ces vers du poëme de Boëce presque contemporain du texte qui nous occupe :

De sapiencia l'apellaven doctor. (V. 39.) Et si Г tramet e Grecia la regio. (V. 54.) De la justicia que grant aig à mandar. (V. 86.)

sapiencia, Grecia, justicia, sont latins pour l'orthographe ; mais la mesure du vers nous avertit qu'il faut les prononcer comme des mots de la langue vulgaire. Et dans ce vers, le dernier de Sainte Eulalie :

Par souve dementia ,

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M. Littré a bien vu que la finale ia ne comptait point, puisqu'il ne lui attribue que cinq syllabes 1 ; pourquoi n'a-t-il pas jugé de même pour Eulalia et pour anima? C'est qu'il avait besoin de quatre syllabes dans le premier cas, et de trois dans le second, pour compléter ses vers de dix pieds. D'ailleurs, la forme vulgaire du nom propre Eulalia est connue : c'est Eulaye ou Aulaye2, ce qui est tout à fait conforme à l'analogie ; on sait en effet que animalia a donné dans notre vieille langue almaiîle ou armaille. Pour anima, M. Littré lui-même me fournit un exemple concluant tiré de la vie de saint Thomas de Cantorbéry :

Li cler deivent les lais et lur anemes garder.

« Aneme, orthographe latine, doit être dit dme, prononciation « française, » dit excellemment M. Littré (p. 739).

Deuxième couplet

Je crois avoir maintenant, m'appuyant sur les principes de M. Littré lui-même, suffisamment démontré que ces deux premiers vers ont huit pieds seulement, et non point dix 3 ; passons aux deux suivants :

Voldrent la veintre — li Deo inimi ,
Voldrent la faire — diaule servir.

« Le troisième et le quatrième vers, dit M. Littré, n'ont pas « d'hémistiche et l'accent est à la quatrième syllabe. » Je pense au contraire qu'il y a un repos après la quatrième syllabe, ainsi que je l'ai indiqué par un tiret ; quant à Ye muet de veintre et de

1. « Je ne parle pas du vingt-neuvième vers, qui est un petit vers de cinq syllabes. » Journ. des savants, 1858, p. 732.

2. Baillet, "Vie de sainte Eulalie, 12 février (t. I, p. 732).

3. Déjà ел 1856 M. Littré avait essayé d'établir que ces deux vers avaient dix syllabes. Voici comment il s'exprimait : «Les mots buona pulcella, quoique non « latins , ont la terminaison latine; il en est de même à' Eulalia; enfin anima est «. purement latin. J'ajouterai que ces vers sont de dix syllabes, le premier avec Гас- « cent sur la sixième syllabe, genre de vers qui a été usité aussi, bien que plus rare- « ment, et le second avec l'accent sur la quatrième. Dès lors, pour que le compte des « syllabes y soit , il faut que l'a tf Eulalia et le dernier de anima ne soient pas « muets , et que l'accent y réside. Ces deux mots étaient donc prononcés , dans le « dixième siècle, comme nous les prononçons maintenant , mais d'une façon toute « contraire au latin, qui , lui, mettait l'accent sur l'antépénultième dans Eulalia et « dans anima. » (Journal des savants, 1856, p. 235.) Cette argumentation repose sur une pétition de principe évidente : avant de s'appuyer sur les deux vers de la cantilène pour démontrer que dans Eulalia et dans anima les finales comptent, il faudrait avoir prouvé que ces vers sont de dix syllabes, ce qui me paraît difficile.

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faire, il ne doit pas compter puisqu'il est à Г hémistiche. Deo du premier vers n'est qu'une syllabe, comme Deu dans ce vers du poëme de Boëce :

Reclama Deu del cel lo rei lo grant. (V. 74.)

Cet exemple, pris dans la langue d'oc, prouve à fortiori pour la langue d'oil, qui contracte encore plus les mots latins que sa sœur du midi. Ces deux vers sont donc composés de deux hémistiches, le premier de quatre, le second de cinq syllabes.

Les deux vers du troisième couplet sont de onze syllabes avec repos après la sixième:

Elle n'out eskoltet — les mais conselliers Qu'elle Deo raneiet — chi maent sus en ciel.

Mais il faut que ces vers n'aient que dix pieds, et ce qui paraît impossible avec le texte que je donne, devient aisé avec celui de M. Littré qui imprime non esliollet, et dit ; « Le cinquième vers « est irrégulier; on ne peut sans remède le ramener à une des « formes connues ; mais leremède est facile. Noîi est pour For- « thographe et non -pour la prononciation; il s'écrivait ainsi et se « prononçait ou pouvait se prononcer ne... Ne était susceptible « d'élision, et dès lors le texte devient :

Elle n 'eskoltet les mais conseillers {l. conseillers).

< Ce qui donne un vers sans hémistiche avec l'accent à la qua- « trième syllabe. » M. Littré connaissait cependant la leçon que j'ai suivie, car il dit encore : « Au lieu de non eskoltet, qui est ' dans le texte publié par M. Diez, M. de Chevalleta, dans son « fac-similé et dans son texte, ri out eskoltet, qu'il traduit par : elle « n'eût écouté, comme si out était l'imparfait du subjonctif. Out « est le prétérit défini ; mais, même après cette rectification, je ne « puis admettre la leçon. Que la lecture originale soit dans le « manuscrit nout, comme le veut M. deChevallet, ou non comme « veut M. Diez, c'est non qu'il faut restituer dans le premier cas « ou accepter dans le second (p. 735). » Tout d'abord, dissipons les doutes que M. Littré paraît jeter sur la véritable leçon du manuscrit et à la faveur desquels on est plus disposé à laisser passer sa correction. En premier lieu, il ne faut point opposer M. Diez à M. de Chevallet; le premier m'inspire sans doute une bien autre confiance que le second, mais enfin il ne pouvait deviner ce que

IL (Cinquième , série.) {Q

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portait le manuscrit qu'il n'avait pas sous les yeux quand il a donné son édition ' , et du moment que la lecture donnée en 1837 par Willems, dans le petit recueil intitulé Elnonensia, présentait un sens raisonnable , il ne pouvait que l'adopter. Pour M. de Chevallet, non-seulement il a revu le texte sur le manuscrit, mais même il a publié un fac-similé de ce manuscrit; or, on y lit fort clairement nout; ainsi, c'est un fait certain dont il n'y a pas à douter. Ce riout eskoïtet est un parfait composé répondant au français n'eut écouté ; et je soupçonne que M. de Chevallet avait compris ainsi, et que le eût que lui reproche M. Littré n'est qu'une faute d'orthographe ou même d'impression. — C'est non qu'il faut restituer, dit M. Littré, « non s'ac- « commode mieux à la construction, qui veut de préférence un « présent, et surtout s'accommode seul à la mesure du vers, qui « veut que la dernière syllabe de eskoïtet soit muette, et non « pas sonnante. ■> Ce dernier argument, je n'ai point à y répondre, puisque le fait en question est justement de savoir si la mesure veut ou ne veut pas que la dernière syllabe à' eskoïtet soit muette, c'est-à-dire si levers est de dix pieds ou non; mais voyons au moins s'il est vrai que la construction « veut de préférence un présent » ; suivons le fil des idées depuis le commencement ; je me sers de la traduction de M. Littré : « Eulalie fut bonne pu- celle; elle avait beau corps, âme plus belle. Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, voulurent la faire servir le diable. Elle n'écoute les mauvais conseilliez qu'elle renie Dieu qui demeure sus au ciel. Ш pour or, ni pour argent, ni parure, ni menace du roi, ni prière, ni aucune chose, on ne put plier la jeune fille qu'elle n'aimât pas le service de Dieu. » On voit que tous les verbes narratifs sont au passé, écoute fait seul exception : je pense donc que la construction « veut de préférence un passé ».

D'après ce que j'ai dit de la versification de ce texte, le second vers de ce couplet : Qu'elle Deo raneiet chi maent sus en ciel, doit avoir onze pieds comme celui qui précède ; ici encore M. Littré a dû nécessairement corriger le texte. « Au lieu de « quelle, dit-il, lisez que ; elle est superflu et peut se supprimer « sans que le vers souffre, sans que la clarté soit troublée ; et « alors on a un vers sans hémistiche, et l'accent sur la quatrième « syllabe. » Sans doute, mais avec de tels principes de critique,

1. Allromanische Sprachdenkmale, Bonn, 1846, p. 21.

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il sera facile de prouver que la chanson d'Alexandre a été composée originairement en vers de dix pieds. Pour le couplet quatrième :

Ne por or, ned argent, — ne paramenz, Por manatee regiel, ■ — ne preiement,

je me trouve naturellement d'accord avec M. Littré et je ne puis que répéter : « Le septième et le huitième vers sont à hé- « mistiche et ont l'accent sur la sixième syllabe. » Couplet cinquième :

Neule ' cose non la pouret omque pleier La polie sempře non amast lo Deo menestier.

Ce sont deux vers de douze syllabes, ils ont donc plus que la taille. Pour retrouver la mesure du premier, il faut, suivant M. Littré « supprimer non, qui fait double emploi avec niuîe. » Oui, si le chant de sainte Eulalie était en latin , mais, en langue vulgaire, nul avait perdu le sens négatif de nullus; c'est ce que je pourrais démontrer par de nombreux exemples si je n'avais à alléguer une autorité qui vaut mieux qu'une série de citations, celle de M. Littré lui-même, qui a remarqué ailleurs que « nul, ■< dans l'ancien français, n'a point, sans la particule ne, une va- « leur négative, et qu'il répond seulement à aucun2. » Après la suppression du non le vers avait encore un pied de trop; M. Littré veut donc que pouret ne compte que pour une syllabe, la finale s'élidant sur le mot suivant ; que cela soit possible, c'est ce que je me garderai bien de contester, mais que cette élision ait toujours lieu, surtout dans les anciens temps, c'est ce que je n'accorde pas, et voici mes preuves :

Primos didrai vos dels honors Quae il avreř ab duos seniors

Qui donc regneveř a ciels dis.

(Vie de saint Léger 3 , strophes l et 3.)

í . M. Littré met niule, d'après les premières éditions, mais le fac-similé de M. de Chevallet porte neule, forme tout à fait analogue à celle des serments de 842 : Ne io ne neuls. .. — Pour omque, M. Littré imprime omqï, toujours d'après les premières éditions ; mais on voit bien parle fac-similé que le trait allongé qu'on a pris pour un i est une abréviation , que dès lors on peut interpréter avec toute probabilité par ue.

2. Journ. des sav., 1857, p. 395.

3. Publiée d'abord par Champollion-Figeac , Mélanges historiques, t. IV; réiin-

16.'

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Pour le second vers du même couplet : La polie sempře non amastlo Deo rnenestier, M. Littré veut qu'on prononce ne, « enéli- dant Ye muet devant amast ; » mais le manuscrit porte un n barré, ce qui ne peut se traduire que par non ou par nen, et les exemples de ces deux formes sont trop fréquents pour qu'il soit possible de dire que non est ici pour l'orthographe et non pas pour la prononciation1. Je suis tout au contraire de l'avis , du savant académicien , lorsqu'il pense que menestier doit se prononcer mestier ; et en fin de compte, je pense que ce vers a douze pieds et non point dix « avec hémistiche et accent au quatrième pied « et une syllabe muette en surnombre. »

Couplet sixième :

E рог о fu presentede — Maximiien Chi rex eret a cels dis — soure pagiens.

Ces deux vers sont de onze syllabes avec un repos après la septième ; Ye muet de presentede (présentée) ne compte pas à cause de l'hémistiche. Maximiien, répondant à Maximiano, doit avoir quatre syllabes ; pagiens (paganos) ne peut en avoir que deux, Yi étant parasite ; je remarque en passant que Vi parasite est toujours figuré par un t simple, et Гг existant d'origine le plus souvent par deux : c'est ainsi qu'un peu plus bas nous avons christiien (chrisûanus)2. On s'attend bien que ces deux malheu-

priméc par M. E. du Méril à la suite de son Essai philosophique sur la formation de la langue française, Paris, 1850; et enfin par M. Diez, Zivei altromanïsche Gedichle, Bonn, 1852.

1 . En voici quelques exemples piis dans des textes en vers et en prose et de dialectes différents :

Entr'els nen at ne pui ne val ne tertre.

{Roland, éd. Génin, p. 277.) Vos non avez null oir, tant me doit plus peser.

{Parise la Duchesse, éd. Guessard, p. 8.) Ne en sa vie nen ot traitor chier.

(S. Luce, De Gaidone , carmine Gallico vetustiore , disquisitic critica, Paris, Yieweg et Durand, i860, in-8», p. g4.)

« Mais les awes nen ont mies solement cest'usaige k'eles solement leicent les tai- ches. . • « {Traduction des serinons de saint Bernard à la suite des Quatre livres des Rois, p. 538, 1.8.)

«. Li sapience de la char nen est mies chaste.. . « {Ibid., 1. 1G.) « Apres si est paisivle, car ele nen habondetmies en son sen. . . » {Ibid., 1. il.) C'est à tort que M. Le Roux de Lincy a imprimé n'en, dans les deux premiers cas et ne rC dans te dernier.

2. Cet. emploi de l'i redoublé pour marquer Pi étymologique et le distinguer de Ti

2-í 5

reux vers ne seront pas plus épargnés que les autres et qu'il leur faudra aussi passer par le lit de Procruste. « Ni le nombre « des syllabes , dit M. Littré, ni l'accent ne sont réguliers : « Maximiien, on latin Maximianus, serait de quatre syl- « labes, mais cela ne peut s'accommoder avec presentede, grand « mot qui, placé au centre du vers, le gouverne tout entier. Un « mot de trois syllabes est ici indispensable, et au lieu du persé- « cuteur Maximien, on mettra le persécuteur Maximin. «

En vérité, il faut que la puissance des idées préconçues soit bien forte pour entraîner ainsi hors des voies d'une saine critique un esprit aussi ferme que celui de M. Littré. Cette correction fait violence, non-seulement au texte, mais encore à l'histoire. Les deux saintes du nom d'Eulalie, dont la légende se confond tellement « qu'il est difficile de dire quelque chose de l'une « qu'on ne puisse aussi penser de l'autre % » ont péri toutes deux dans la seconde année de la persécution de Dioclétien et Maximien. Vouloir reporter le martyre de l'une d'elles sous Maximin, c'est faire un anachronisme de près de soixante-dix ans. Mais cela même ne suffit pas, et le vers a encore un pied de trop. M. Littré est donc forcé de faire une nouvelle correction, moins grave sans doute que la précédente, mais qui a toujours le tort d'être arbitraire : elle consiste dans la suppression du e qui commence le vers.

Quant au second vers, M. Littré le fait de dix syllabes en éli- dant la finale à'eret sur la voyelle qui suit, ce qui est possible ;

parasite, n'est pas spécial au chant de sainte Eulalie ; il se retrouve encore dans un manuscrit exécuté avec un soin admirable et par un scribe très-savant, à en juger par son orthographe, le n°860 duFonds français (ancien 7227-5 Colb.), qui contient une version remaniée de la chanson de Roland, Gaydon, Amis et Amiles, Jourdain de Blaives et Auberi le Bourguignon. Voici quelques exemples :

Or noz convient par autrui meadiier.

(S. Luce, De Gaidone disquisitio critica, p. З7,)

S'elle voz puct tenir, par Saint Richier, De voz voldra son cors rassaissiier.

{Ibid., p. 73.)

Hé Dex! dist-il, voz soiez graciiez.

[Amis et Amiles, éd. C. Hofmanu, Erlangeii, 1802, in-8°, v. 80; ,) Mal guerredon 111c votiiez donner.

{Thid., v. 1695.)

Í. Baillct, Vie des saints, 12 lévrier.

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mais il se peut aussi que cela ne soit pas, et alors ce vers a onze syllabes comme le précédent. Couplet septième :

II H enortet dont lei nonque chielt Qued elle fuiet lo nom christiien.

Ces deux vers sont de dix syllabes, il n'y a donc pas malière à discussion , mais je ne dois pas négliger de faire remarquer que les deux vers se correspondent parfaitement, et que si on voulait supposer un repos après la cinquième syllabe, les deux vers s'y prêteraient également bien.

Couplet huitième :

El Г ent a dunet * lo suon element; Melz sostendreiet les empedementz.

Ces vers sont encore de dix syllabes; comme pour les précédents, on pourrait marquer un repos après la cinquième; iî semble même que, pour ce couplet comme pour le septième, on ait affecté de faire rimer les finales du premier hémistiche; je n'insiste pas sur cette particularité qui peut bien n'être que l'effet du hasard, bien qu'elle se reproduise encore aux vers suivants.

Couplet neuvième, deux vers de dix syllabes :

Qu'elle perdesse sa virginitet ,

Рог о s' furet morte a grand honestet.

Couplet dixième :

Enz en Г fou la getterent — com arde tost Elle colpes non auret — рог о no s' coist.

Je pense avec M. Littré que ces deux vers sont de dix syllabes avec un repos après la sixième et une syllabe muette au même endroit. Cependant, si l'on répugnait à considérer la finale d'a- vret comme muette, on pourrait supposer qu'il n'y a pas de repos et compter les deux finales de getterent et de avret. On aurait

1 . Jusqu'ici on a toujours imprimé adunet en un mot , mais cette leçon ne donne pas un sens bien uet. J'ai adopté la lecture proposée par M. Guessard dans l'explication qu'il fait chaque année du chant de sainte Eulalie, à son cours de l'Écote des chartes.

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alors deux vers de onze syllabes, ce qui va aussi bien à mon système, puisqu'il me suffît que les deux vers soient parfaitement égaux.

Couplet onzième :

A ezo 110 s' voldret concreidre — li rex pagiens Ad une spede li roveret— tolir lo^chieef.

Je crois qu'il faut lire à ezo, à cela; sans doute, à cette époque reculée où la langue avait gardé tant de traces de la synthèse latine , il se pourrait que la proposition à n'eût point été exprimée; néanmoins on ne saurait nier que le verbe concreidre s'en accommode parfaitement. M. Littré dit que si cet a était la préposition à « elle serait écrite ad, ainsi que plus bas ad une spede, » mais je ne vois aucun obstacle à admettre la coexistence des deux formes à et ad. M. Littré se fonde, avec M. Burguy, « sur le parallélisme avec aisso provençal, » pour dire que aezo est « un seul mot, répondant à iço ou ice qui sont plus ordinaires, » mais il me sera bien permis de me fonder sur le parallélisme avec ce iço français et avec l'espagnol eso pour prétendre que les trois lettres ezo forment un pronom français tout à fait irréprochable. De cette manière mon premier vers a douze syllabes réparties en deux hémistiches , le premier de huit, le second de quatre ; et de même pour le second vers ; la finale de roveret ne compte pas à cause de l'hémistiche comme celle de concreidre au vers précédent. Il ne faut pas que le t de roveret paraisse un obstacle à l'élision : ce t de la troisième personne du singulier, que Génin prenait pour une lettre euphonique, est purement étymologique et se rencontre à chaque instant dans les anciens textes. Les exemples en abondent dans la chanson de Roland ; M. Littré en a cité plusieurs à l'occasion même du chant de sainte Eulalie. Cette forme en eret, qui est celle du plus-que-parfait latin, paraît équivalente pour le sens au passé défini, elle est identique au passé en era du Girart de Rossilho. Il n'est pas facile de réduire à dix pieds des vers de douze. « Le vingt et unième vers ,

Aezo no s voldret concreidre li rex pagiens,

dit M. Littré, est le plus difficile de tous ; « pour l'accommoder à son système, le savant philologue est obligé de transposer les

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mots no s' voldret de manière à élider la finale du dernier sur aezo :

No s' voldret aezo concreidre îi rex pagiens.

Et c'est ainsi que le vingt et unième vers devient « un vers « à hémistiche et à accent au sixième pied, avec une syllabe ' muette supplémentaire. » Voyons maintenant pour le vers suivant, qui naturellement aura besoin de remède, car, et c'est cette remarque qui a été pour moi la révélation de la mesure cherchée, lorsqu'un vers a la longueur voulue, il en est toujours de même pour celui auquel il est accouplé par la rime , et lorsqu'au contraire ce vers doit être rogné, un sort pareil attend inévitablement son correspondant. « Le vingt-deuxième vers, ad une « spedeli rover et tolir la chief (l. chieef) a besoin d'être corrigé et « peut l'être facilement ; il suffit d'ôter l'article une. Une est ici « tout à fait parasite; il vaut bien mieux dire sans article à spede, « à épée. Dès lors c'est un vers dont l'hémistiche et l'accent sont « au sixième pied avec une syllabe muette qui ne compte pas. »■ Si en effet cela « vaut bien mieux, » je n'ai rien à dire, sinon cependant qu'il ne serait pas inutile d'en donner la preuve.

Couplet douzième :

La domnizelle celle kose — non eontredist Volt lo seule lazsier, — si ruovet Krist.

Il n'est point évident que ces deux vers aient la même mesure, cela est cependant; la finale de Iwse est élidée nécessairement à cause de l'hémistiche ; celles de domnizelle et de celle peuvent l'être également comme le prouvent les exemples ci-après pris dans un texte postérieur de peu d'années seulement au chant de sainte Eulalie :

Corona prendrení de las espines.

{Passion, strophe 62.)

M. Diez dit en note que « ce vers demande la forme française dels*. « Je ne le pense pas, parce que espina est féminin ; mais d'ailleurs, que dire de ce vers :

Davan la porta de la ciptat.

(Ibid., str. 67.) Et de celui-ci :

1. Zwci allromanische Gedichle, Bonn, 1852, in-8°, p. 29.

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II îi non crede?it que aia earn ,

(Ibid., str. 110.)

où il faut absolument élider la finale de credent ou de que? Et ce qui prouve combien peu étaient absolues les règles de la versification à cette époque, c'est le vers qui suit immédiatement celui que je viens de citer et qui en est la contre-partie :

Zo penseur il que entre els ;

où il faut de toute nécessité faire compter les finales soulignées. De cette façon, notre vers a dix syllabes et s'accorde bien avec le suivant qui peut aussi n'en avoir que dix. Mais il y a encore une autre lecture qui peut aussi se défendre, elle consiste à faire les deux vers de onze pieds; pour le premier, on n'éliderait pas les finales de domnizelle et de celle, mais on lirait comme s'il y avait donzelle, de même que plus haut on doit prononcer mestier le mot menestier , et qu'il faut lire addurre dans le vers suivant :

Un asne adducere se roved.

(Passion, str. 5.) \

Le vers suivant aurait aussi onze syllabes si on voulait lire seule , et non seule; je sais bien que dans sseculum и est bref, mais il l'est aussi dans régula, et cependant on a dit règle et LaRèole. Nebula a donné de même nebla et neula 1 , et même la forme plus développée nevolina ; il y a près de Chambéry une montagne assez élevée appelée le Nivoht. On a dit aussi traître et traître, M. Littré lui-même en a fait la remarque2; cette double forme

1. Voyez la note de Diez sur Boëce, v. 133 (Altromanische Sprachdenhmale , p. 61); et Raynouard, Lex. rom., IV, 307.

2. Journal des Savants, 1859, p. 291-2. D'après la quantité trâdïtor, on aurait dû dire traître, et non traître; mais, suivant M. Little, il se pourrait que ces deux formes fussent contemporaines, « la première répondant à la véritable accentuation, « la seconde à la fausse accentuation. Cela est loin d'etre sans exemple : voyez plaire « et plaisir, de placëre, fausse accentuation, et de placëre, accentuation véritable. » Je crois la conjecture de M. Littré parfaitement juste, car traître (au cas régime traitor) se rencontre au moyen âge :

En un pois lo giterent, lo cuvert , le traitor.

(Parise la Duchesse, éd. Guessard, p. 4-)

Je sais bien que l'exemple n'est pas concluant, parce que Parise la Duchesse a été publiée d'après un manuscrit unique et de plus assez médiocre ; mais si le fait est douteux en langue d'oïl, il est certain en langue d'oc, où traire et traitor peuvent être de deux ou de trois syllabes, et même ce mot existe aussi sous la forme ira- cher, trachor, qui, bien évidemment, ne peut être que dissyllabique.

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d'un même mot n'a donc rien de surprenant. Entre ces deux moyens de rendre les deux vers égaux, je ne saurais me décider ; il m'est d'ailleurs indifférent qu'ils aient dix ou onze syllabes, pourvu qu'ils soient égaux. Il n'en est pas de même pour M. Lit- tré qui se trouve obligé d'avoir recours aux grands remèdes : « Celle kose trouble la mesure et d'ailleurs est singulièrement « plat. Tout sera rétabli si on y substitue aezo qui est la vraie « expression. Le copiste a voulu l'expliquer en mettant celle « kose. » Je ne puis m'empècher de faire remarquer que M. Littré donne ici comme un fait positif ce qui n'est après tout qu'une conjecture, je dirai plus, qu'une conjecture mal fondée ; en effet, si nous écartons le premier argument, qui est une véritable pétition de principe, puisque le point en question est justement de savoir si la mesure est telle que le croit M. Littré, il nous restera pour unique raison que celle kose « est singulièrement plat. » Surquoi'peut s'appuyer cette opinion ? — Sur l'usage du dixième siècle? mais le chant de sainte Eulalie est un monument unique de la langue de cette époque; il est donc impossible de vérifier si la locution contestée était de bon ou de mauvais style. — Sur l'usage du douzième et du treizième siècle? mais il donnerait tort à M. Littré. — Sur l'usage de notre époque ? Il est vrai, je dois en convenir, que rien ne serait plus plat qu'une phrase comme celle-ci : « La « jeune fille ne contredit point cette chose ; » mais ce qui est plat au dix-neuvième siècle l'est donc nécessairement au dixième? Assurément , ce serait une singulière façon de raisonner. Ce n'est pas moi qui aurai la prétention d'apprendre à M. Littré que ces délicatesses qui constituent le style, ne peuvent exister que dans une langue ayant déjà parcouru une longue période de son existence et possédant une littérature, non pas exclusivement populaire comme celle de la France jusqu'au douzième siècle, mais artistique, et où de grands écrivains ont imprimé la marque de leur génie. Appliquer les idées de platitude et d'élégance à une langue qui n'a pas encore de caractère propre, c'est faire un véritable anachronisme. Couplet treizième :

In figure de colomb — volat a ciel Tuit oram que por nos — degnet preier.

Le second de ces vers ne peut avoir que dix pieds, le premier ne doit donc point en avoir davantage, et, en effet, telle sera sa

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véritable mesure si on élide Ye de figure, ce à quoi on est autorisé par des exemples cités précédemment. J'arrive ainsi au même résultat que M. Littré, qui supprime le de. Cette correction ne me paraît pas suffisamment autorisée par l'hypothèse que le de aurait été introduit par le copiste pour plus de clarté. Le manuscrit étant, selon toute apparence, contemporain de l'ouvrage, ce qui était clair pour l'auteur a dû l'être également pour le scribe ; ce n'est pas comme s'il s'était écoulé un temps un peu considérable entre la composition du chant de sainte Eulalie et la copie qui nous l'a conservé , auquel cas seulement on pourrait admettre que le texte a été rajeuni. D'un autre côté, il ne me semble pas que dans notre vieille langue on ait indifféremment employé la forme analytique dont nous nous servons maintenant à peu près exclusivement, et la forme synthétique du génitif latin. Sans doute, plus les textes sont anciens et plus cette dernière domine ; mais cependant, par l'étude des documents de la basse latinité, on arrive à cette conclusion que dans la langue vulgaire des temps barbares, et même de l'empire romain, la forme analytique du de avecl'accusatif (l'ablatif étant tombé) existait déjà. Voici quelques exemples :

Inserendo brève brève de diversis species. . . (Carta plenarix securi- tatis de l'an 564, 1. 18.)

Item, noticia de res. • • {Ibid., 1. 25.)

Idcircum, venerabilis vir Magnoaldus abba de monastirio Tusonevalle. • . (Précepte de Childebert III, 8 avril 696.)

Ibique veniens venerabilis vir Magnoaldus abba de Monasthirio Thunso- nevalle (Précepte de Childebert III, 14 mars 697.)

Si vero taurus ipse de très villas communis vaccas tenuerit. . . (Lex sa- lica, pactus III; éd. .1. Merkel, p. 5.)

Recoquitur autem (metallus) ut mundus fiat, et sic mittitur in fornacem iterum et ex carbonibus pini aut de habetem *.... (Recueil de recettes publié d'après un ms. du huitième siècle par Muratori, Antiquit. Ital., II, 367.)

Je ne veux pas traiter plus longuement ce sujet, qui se trouve développé en son lieu dans la thèse que j'ai présentée cette année à l'École des Chartes; je remarquerai seulement, comme se rap-

1. Pini est de la langue grammaticale, de habetem (pour abietem?) de la langue vulgaire. Lorsqu'on étudie philologiquement les textes de la basse latinité, il ne faut jamais perdre de vue cette idée qu'ils ne nous offrent ni la langue littéraire ni la langue vulgaire, mais un mélange de ces deux idiomes , où les apparitions du second sont proportionnelles à l'ignorance du scribe.

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portant plus particulièrement à notre objet que l'emploi de la forme analytique allant toujours se généralisant, les cas où l'expression synthétique a été conservée peuvent se réduire à trois : 1° Pour exprimer l'idée de possession, comme dans cet exemple :

Rosilhos fon totz tems aluil mon paire *.

« Rossillon fut de tout temps alleu de mon père ; » 2° pour marquer les rapports de filiation, comme lorsqu'on dit : Gamier le fils Boon, les quatre fils Aimon;fi° enfin cette forme synthétique s'était encore conservée dans certaines locutions consacrées qui n'avaient pas été créées par le peuple , comme dans : Hôtel- Dieu, Fête-Dieu, etc.; or, comme on ne peut faire rentrer dans aucun de ces trois cas l'exemple du chant de sainte Eulalie, je pense que la correction de M. Littré est peu probable ; d'ailleurs, nous avons vu qu'elle4était inutile.

Les deux vers du couplet quatorzième :

Qued avuisset de nos — Christus mercit Post la mort et à lui — nos laist venir,

n'offrent aucune difficulté; ils ont dix syllabes et un repos après la sixième.

Quant au dernier vers : Par souve dementia, il avait sans doute sa valeur musicale dans le chant de cette cantilène, et peut-être est-il comparable au petit vers à rime le plus souvent féminine qui termine les tirades d'un certain nombre de chansons de geste.

En résumé, on voit que les arguments par lesquels M. Littré autorise ses corrections se fondent en général sur la nécessité de réduire les vers à dix syllabes ; or, le point à démontrer étant précisément que telle soit la mesure du poëme, ce raisonnement se trouve n'être qu'une pétition de principe, car je ne puis admettre que sur vingt-huit vers il suffise de dix-huit pouvant être considérés comme décasyllabiques pour qu'on puisse induire avec probabilité que les dix autres doivent avoir eu originairement la même mesure. Les arguments que M. Littré emploie subsidiaire- ment pour appuyer cette induction, qui, à vrai dire , n'en est pas une, se réfutent d'eux-mêmes : tantôt un mot est superflu, tantôt il est plat, une autre fois le copiste l'aura ajouté de son chef; nous ne sortons pas des suppositions. Il n'y a donc pas de

1. Girartz de Bossilho, éd. Hofmann, v. 257. — M. Fr. Michel imprime al vil, ce qui fait un assez joli contre-sens.

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doute possible, le chaut de sainte Eulalie n'est pas en vers de dix syllabes. Mais il ne suffit pas d'abattre, il faut reconstruire ; le système que je propose a l'avantage incontestable de s'appliquer au texte sans qu'aucune correction soit nécessaire, ou plutôt ce n'est pas un système, c'est la constatation d'un fait évident aussitôt qu'on en est prévenu. Mais qu'est-ce que cette forme de vers? existe-t-il déjà quelque chose d'analogue? Ici je serai le moins affirmatif que je pourrai et je me contenterai de dire que cela ressemble fort à une prose notkérienne. Il s'agit de savoir quelle espèce de chose est une prose notkérienne ; c'est ce que va nous apprendre le savant éditeur des œuvres poétiques d'Adam de Saint- Victor, M. Léon Gautier, dont je citerai autant que possible les propres paroles. Les proses ainsi appelées, du nom de leur inventeur , Notker, moine de Saint-Gall , sont la première tentative qu'on ait faite d'appliquer des paroles au chant des neumes qui suivaient le dernier alleluia du graduel; seulement, « comme la prose eût été trop courte, pour lui donner « plus d'étendue, on imagina encore , dès le temps de Notker, « et probablement avant lui, de répéter deux fois chaque phrase « musicale, et de chanter sur la même musique deux versets « (versicidi, clausulx). Ces versets, par conséquent calqués « sur la même musique, durent avoir exactement le même « nombre de syllabes et les mêmes pauses intérieures. La prose, « enfin, dut se composer d'une suite de clausulse qu'il nous faut « réunir deux à deux, et qui, ainsi disposées, ont en effet la « même longueur et la même configuration. >> — C'est justement ce que j'ai fait pour le chant de sainte Eulalie. — « Seu- « lement, en général, le premier et le dernier vers, servant de « préface et de couronnement à la prose, ne furent pas soumis « à cette règle ; on leur réserva une phrase mélodique particu- « Hère qui ne fut point chantée deux fois ' . » Et dans la can- tilène, les deux premiers vers sont plus courts que les autres, et le dernier surtout en diffère totalement, d'abord parce qu'il est isolé, ensuite parce qu'il a seulement cinq syllabes. Jusqu'ici cela va bien, et lorsque, après m'être aperçu que les vers se correspondaient deux par deux 2, je m'avisai de rechercher

1. Biblioth. de l'École des Chartes, 4Ç série, t. II, p. 1G8.

2. Ils se correspondent non-seulement pour la rime et pour l'assonance, mais encore pour la disposition matérielle. En effet, dans le ms., les deux vers de chaque couplet sont transcrits à la file comme un seul vers, et sans autre distinction que la capitale

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s'il n'y avait pás dans le chant ecclésiastique quelque chose d'analogue, en lisant l'article dont je viens de transcrire quelques lignes, je me crus sûr de mou fait ; cependant, pour plus de sûreté, je voulus consulter M. Gautier lui-même, et, il faut bien que je le dise , son avis ne me fut pas favorable : il se fondait sur diverses raisons dont la plus forte est que, dans les proses, le couplet (composé de deux versiculi) se termine toujours avec un sens complet, sans enjambement, tandis que dans le chant de sainte Eulalie, après ce couplet :

EU' ent a dunet — lo suon element; Melz sostendreiet — les empedementz,

le sens se continue au verset suivant :

Qu'elle perdesse sa virginitet.

Ainsi donc, il faut y renoncer, le chant de sainte Eulalie n'est pas une prose notkérienne ; mais il n'en est pas moins indubitable que c'est un chant ecclésiastique, comme le chant de saint Etienne, que D. Martene a publié le premier * , comme la Passion du Christ et la vie de saint Léger, qu'on a trouvées sur les pages blanches d'un manuscrit de Clermont-Ferrand, et dont j'ai cité quelques vers ; comme enfin les pièces farcies de langue vulgaire, ou tout en langue vulgaire, que nous a conservées le manuscrit latin de la Bibliothèque impériale 1 1 39 , provenant de Saint-Martial de Limoges. D'ailleurs , que ce texte soit ce qu'on voudra, le fait que j'ai signalé n'en est pas moins incontestable , à savoir que le chant de sainte Eulalie est composé de versets de deux vers se correspondant exactement pour la mesure comme pour l'assonnance. Ce serait maintenant le mo-

initiale du second vers -, c'est véritablement un grand vers en deux parties égales, et lorsque l'espace ne suffit pas, le scribe, au lieu de rejeter un mot ou deux à la ligne suivante, aime mieux les écrire en interligne; voy. pour plus de clarté le facsimile publié par M. de Chevallet.

1. De antiquis ecclesix ritibus, lib. I, cap. 3; ce texte très-fautif a été inséré au mot farsia par les bénédictins dans leur édition de Du Gange puis réimprimé plus correctement par l'abbé Lebeuf (icadém. des inscriptions, XVII, 716). Le dernier éditeur de Du Cange s'est bien gardé de profiter de cette nouvelle recension et a reproduit religieusement les fautes de l'ancienne édition ; d'ailleurs l'article entier laisse infiniment à désirer , et, comme l'a dit justement M. E. Du Méril, il aurait dû être entièrement refait. (Voy. Journal des savants de Normandie, Gaen, 1854, in-8°, Ire livraison,p. 22, et Mélanges archéologiques et littéraires, p. 2C9J

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ment d'insister sur l'importance du résultat que je crois avoir obtenu. Je ne le ferai pas, parce que, malgré ce principe commode qu'il n'y a rien de petit pour la science, je crois que si cette longue dissertation vaut quelque chose, c'est comme exercice de critique, comme gymnastique intellectuelle. Il importe assez peu, en effet, que le chant de sainte Eulalie soit une prose not- kérienne , une suite de vers décasyllabiques ou autre chose ; c'est comme document de la langue vulgaire au dixième siècle que cette pièce est véritablement intéressante, et à cet égard on doit louer sans réserve M. Littré d'avoir su trouver tant de choses nouvelles dans un texte si souvent étudié.

Paul MEYER.

Notes de l'article

  1. Étude du chant de sainte Eulalie et du fragment de Valenciennes, dans le [[A pour revue citée::Journal des savants, octobre et décembre 1858; février, mai et juin 1859.
  2. Cette dernière forme est excessivement rare , et on n'en connaît d'autres exemples que la chanson Girart de Rossilho, au midi, YAudigier et certaines parties de VAiol, au nord. Voyez, sur cette question , la Bïbl. de l'École des chartes, armée 1860-1, p. 37-42.

Voir aussi