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H2PTM (2009) Pène

De H2PTM

Sémiologie de l'hypertravail

Communication d'exploration et réseaux sociaux


 
 

 
H2PTM'09 Paris
Titre
Sémiologie de l'hypertravail Communication d'exploration et réseaux sociaux
Auteurs
Sophie Pène(i) et Cathy Dubois(ii).
Affiliations
  • (i) Paris Design Lab
    http://www.ensci.com
    ENSCI
    47 rue Saint Sabin 75011 Paris
    France
  • (ii) Équipe de recherche :GRIPIC Paris 4 Sorbonne - Paris Design Lab, ENSCI Les Ateliers
Dans
actes du colloque H2PTM 2009 Paris
publié dans H²PTM09 : Rétrospective et perspective 1989 - 2009
En ligne
Manuscrit auteur : hal-00409488, version 1 (09 Août 2009)
< http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00409488/fr/ >
Date de production
15 Mai 2009
Résumé 
Les réseaux sociaux sont spontanément considérés comme des espaces publics. Pourtant ils ne correspondent pas à la définition donnée par Habermas de la « sphère publique ». Ils n'ont pas d'ancrage dans un territoire. Ils ne suivent pas de tradition. Ils ne reposent pas sur une communauté politique. Mais un mode de délibération spécifique s'y développe. Cette activité de délibération présente un intérêt très grand pour développer une propension à l'innovation d'exploration. Or on constate que les systèmes d'information des organisations qui pourtant se préoccupent d'innovation, ont, eux, épousé une structure très centralisée. Comment résoudre ce paradoxe ? Beaucoup d'organisations tentent d'installer des réseaux sociaux internes. Ce n'est pas une bonne solution. Car ce sont des liens extérieurs aux firmes qui permettent l'innovation en réseau. Une menace de désagrégation des systèmes d'information des entreprises existe donc, si la compréhension des enjeux ne se traduit pas par de nouveaux principes de conception.
Mots-clés
Réseaux – travail en réseau – médias sociaux – Management d'information massivement multiutilisateurs – débat public – controverse

Introduction

Lors d’un récent débat portant sur « les réseaux sociaux et la démocratie [1]», Nicolas Vanbremeersch[2] salua « l’extension immense de l’espace public », qui serait un effet caractéristique du Web. L’affirmation, souvent entendue, fait consensus. On a dit et redit que la campagne d’Obama s’était nourrie de la mobilisation de chacun, qu’elle avait su associer militantisme en ligne et proximité de terrain. Le Réseau Educations Sans Frontières (RESF), malgré sa structure restreinte, peut organiser en quelques heures d’importants rassemblements grâce au réseau social immédiatement averti via le Web. Les résistances à la loi Hadopi (2009) ou au fichier Edvige (2008)se sont coordonnées et amplifiées par des groupes Facebook. Les controverses environnementales portant sur le climat, l’eau ou les matières premières connaissent grâce au Web des possibilités de vulgarisation, de diffusion et d’enrôlement beaucoup plus grandes que ne leur en apportaient auparavant les medias. Pour s’impliquer dans des débats publics, il fallait dans un passé récent militer, être un expert ou entrer dans la vie associative. Aujourd’hui, la participation à distance, la documentation toujours disponible, les mentors en ligne semblent rendre possibles tous les apprentissages et rendre utiles tous les engagements, si fugitifs soient-ils.

Ce sont de tels exemples « d’extension de l’espace public » qui rapprochent Web, participation et innovation. Mais cette acception d’espace public mérite d’être discutée. « Public » s’oppose ici à « privé », « intime », « confiné », « contraint ». Il s’associe à « collectif », « participatif », « délibératif ». Il semble être d’autant mieux « public » qu’il n’est « nulle part ». Mais un « espace » peut-il être défini par une simple technologie de publication de discours ? Un « espace public » peut-il s’affranchir d’un lieu commun, d’un « templum », d’une solidarité garantie par des institutions ?

Cela signifierait-il que les « espaces publics » auxquels donneraient accès le Web sont précisément des lieux (ou des moments) d’affranchissement total, où l’on ne dépend ni de son appartenance sociale, ni de son contrat de travail, ni de son existence territorialisée dans une maison, une famille, une région ? Le public commence-t-il où s’arrêtent l’Etat et le monde du travail ? Au fond, ce « public » est-il un « privé – collectif » ? Mais alors, comment trouve-t-il une efficacité ?

En évoquant « l’extension immense de l’espace public », Nicolas Vanbremeersch semble penser que faute de cette extension, l’espace public, comme scène politique, dépérirait. Le débat est-il devenu l’apanage du Web ? La plupart d’entre nous sont affiliés par leurs entreprises ou leurs institutions d’appartenance à des systèmes d’information structurés par des annuaires, des droits d’accès et des processus de gestion de documents et d’action. A ces « Web domestiques », à ces petites forteresses informationnelles, des orientations productives et des soucis de sécurité donnent la couleur locale de « l’environnement numérique de travail ».

C’est dans ces « espaces » informationnels que nous sommes identifiés, que nous existons comme producteurs, que nous sommes ancrés par des relations pérennes. Nous devrions trouver dans nos lieux de travail nos « espaces » naturels d’expression et d’innovation, d’autant que les mondes professionnels n’ont jamais autant réclamé la participation et l’engagement. Qu’il s’agisse de partager des risques, de proposer des améliorations, d’intégrer de nouveaux processus, on répète que le succès dépend de l’intelligence et de l’implication collectives. Au plan d’un discours sur la participation, les grandes entreprises, les institutions, l’Etat semblent à l’unisson. Mais au plan de l’informatique, bien qu’Internet et Intranet reposent sur mêmes technologies, deux paradigmes informatiques et informationnels s’affrontent : « l’extension » apportée par les réseaux sociaux, apparaît comme une zone franche, qui serait naturellement favorable à l’exploration collective, mais ne renverrait à aucune institution ou entreprise spécifique ; « l’appartenance » qui serait définie par la participation à des processus, reflète l’organisation concrète, mais se voue à la préservation des procédures.

Nous allons tout d’abord exposer le lien entre pratiques numériques et innovation. Puis nous mettrons le Web et les systèmes d’information à l’épreuve de la notion d’espace public : si le Web est bien une extension de l’espace public, c’est une scène où se jouent des transformations déterminantes. Si les mondes professionnels sont concernés par les changements profonds qui se discutent et se négocient dans des controverses publiques, alors le monde du travail participe d’une façon ou d’une autre à la recherche d’innovation. Entre réseaux sociaux et informatique de gestion, des environnements Web composites se profilent, avec comme enjeu l’instauration d’une communication d’exploration.

Sémiotique, politique et innovation

Les environnements numériques des organisations (entreprises, institutions, universités) vivent de fortes tensions. Conçus à partir de modélisations de processus, ils parlent d’un monde où les dirigeants pensaient avoir la maîtrise du futur et où les employés se voyaient confier l’exécution, « la mise en musique », entendait-on, des idées des « patrons ». En échange de ce travail exécutif, les dirigeants assumaient la responsabilité du développement de l’entreprise, et garantissaient une solidarité. Les problèmes s’appelaient des « pannes » et étaient résolus par des diagnostics.

Aujourd’hui les problèmes s’appellent « crise » et remettent en cause la conduite des projets, la fixation des prix, l’existence de marchés, la pertinence des produits, l’accès de chacun aux biens communs que sont la santé, le savoir, l’eau, les matières premières. Nul n’a plus de « stratégie » et ne promet rien pour le futur. A chacun de se prendre en charge, de gérer ses alliances, ses savoirs, sa mise à jour de ses compétences. L’individualisation n’est pas toujours un isolement : la « vision » des dirigeants dépend de la capacité des groupes à s’interroger collectivement sur la complexité, sur les besoins réels de produits et de services. Les outils de l’entreprise ne sont évidemment pas adaptés à cette exigence d’exploration collective. Firmes liquides, guerre cognitive, régime d’incertitude, révision radicale des habitudes, production de savoir par percolation c’est-à-dire par brusque potentialisation (Leleu-Merviel, 2005) ne sont pas des préoccupations de directeurs informatiques ni de documentalistes. Une informatique de gestion dont les mots clés sont « sécurité », « urbanisation », « fiabilité » reste sourde à la désorientation qui envahit les stratégies institutionnelles et le monde du travail. Le monde salarié accepte une précarité radicale : statuts, savoirs, salaires, mais aussi bouleversement du sens qu’il est possible de donner à l’activité de travail, prégnance angoissante d’un futur sombre. Futur de la firme mais également désormais futur de la planète.

La maîtrise de l’ingénieur semble sans prise sur les risques écologiques, tels qu’altérations climatiques, pesticides, polluants organiquement persistants, catastrophes industrielles, risques technologiques invisibles. Ces alertes revisitent en profondeur nos économies et nos psychismes. De nouvelles méthodes de travail ne suffisent plus. C’est une nouvelle matière à travailler que l’on cherche, basée sur la réorientation des actifs, l’agencement, la combinaison, au prix d’une profonde recontextualisation sociétale des activités industrielles. Pour aider nos sociétés à traverser cette interrogation radicale, nous dépendons de l’inventivité des collectifs de participants. Le Web, les fonctionnalités ou les manières de faire, peuvent-ils aider le difficile glissement d’une direction par les experts et les stratèges à des situations d’écoute et de créativité collective ? Nos systèmes d’information, qui déterminent les connexions entre individus, et entre individus et documents, ne pourront pas rester à l’écart de ces besoins de déconfinement des rôles, des métiers, des habitudes de pensée. L’innovation technologique, l’innovation sociétale sont des ressources pour les firmes, mais celles-ci sont mal préparées à la réinvention de nos modes de vie. Un constructeur automobile, s’il veut survivre, est obligé de penser aujourd’hui un monde sans voitures, ce qui représente une grande violence pour chacun des acteurs industriels, dont le cadre mental de conception et de production est associé à un habitacle, quatre roues, un coffre et un moteur. En quoi les environnements numériques sont-ils aujourd’hui – ou peuvent-ils être ?- des appuis pour l’innovation exploratoire (Segrestin, 2003)? Le Web peut-il rendre nos sociétés créatives ?

Dans les entreprises, les portails numériques ont une triple visée, la gestion documentaire et de processus, la communication interne, la coopération dans les communautés (de projets, de services, de pratique), les deux dernières étant l’habillage de la première. Dans les universités, la gestion de processus (la scolarité, la comptabilité, les commandes, la paye, les indicateurs) ne laissent à l’activité métier (enseigner, chercher) que la portion congrue. La gestion s’emballe et écrase l’activité sémiotique des individus. Dans ces systèmes d’information, le document est traité comme une pièce stockée. Or son traitement cognitif (apprendre, comprendre, interpréter), discursif (décrire, raconter, expliquer, justifier, comparer), énonciatif (apprécier, évaluer, considérer), dialogique (questionner, candidater, soumettre, reformuler, caviarder, parodier, pasticher, découper, coller, faire varier) est une création de valeur. Ces traces (d’identité, de conflits), ces épreuves de la compréhension, de la relation, de la norme, de la technique, ces événements communicationnels sont une exploration. « La décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous : c’est le processus de formation des volontés qui confère sa légitimité aux résultats, non les volontés déjà formées » (Manin, 1985). En politique, la qualité de la décision dépend de constituants discursifs très en amont. Pour la vie de travail, la façon de « pister » des solutions a plus de valeur que la solution elle-même. C’est la dynamique des innovations en réseau (Leleu-Merviel, 2005, p.70) : imprégnation (dépôt de fragments dans la matrice de la connaissance), incubation (liaison entre les fragments), fulgurance et percolation (les liaisons prennent de la densité et forment des amas, qui percolent, c’est-à-dire saturent brusquement la matrice initiale et transforment la connaissance en une invention de forme). Comment l’informatique des organisations peut-elle capter ces explorations ? Pour le moment, elle ne le sait pas. Ce sont les réseaux sociaux numériques publics qui s’y attachent.

Le Web est-il un espace public ?

L’expression « sphère publique », en sciences politiques, recouvre une théorie politique de la démocratie. La sphère publique produit des opinions et interroge la validité morale et politique de ces opinions. Elle exerce un pouvoir face à l’Etat ou à des firmes. « Les arènes Web » sont-elles des sphères publiques détachées des territoires ? (Fraser, 2006) rappelle que les propriétés attribuées à la sphère publique sont, chez J. Habermas, dépendantes d’un Etat qu’elle qualifie de nationalwestphalien [3], c’est-à-dire une entité symbolique et politique impliquant : un appareil d’Etat, une économie territoriale, des citoyens résidents, une langue nationale, une littérature, une communauté imaginée, une infrastructure de communication. Elle s’interroge sur la capacité de la notion d’espace public à devenir une catégorie explicative des phénomènes communicationnels transnationaux ou déterritorialisés.

Pour prendre le simple exemple de la citoyenneté, les migrations, les diasporas, le nomadisme, les doubles citoyennetés, les résidences multiples induisent une perte de coïncidence entre citoyenneté et nationalité et rendent impossible d’imaginer une communauté de destin à partir de la « citoyenneté ». Le « processus de Bologne », transnational, n’est pas reçu ou interprété de façon homogène par les différentes communautés universitaires et ne suscite que des débats régionaux. Si le Web offre une infrastructure de communication, ses principes économiques et juridiques ne sont pas l’émanation d’un pouvoir central. Si l’anglais est bien la lingua franca du Web, il n’a pas de littérature qui forge une sensibilité et une communauté de destin. Il apparaît que le Web n’offre pas un espace unique de formation des volontés, de validation morale et politique des opinions. Et pourtant,par une multitude de sphères, transnationales, diasporiques, thématiques, circonstancielles, le Web a la double capacité de structurer des activités participatives et de mobiliser autour de causes, avec une extrême rapidité et une extrême puissance. Si, collectivement, nous essayons d’innover en profondeur, il est intéressant de voir comment cette énergie de débat peut être rapatriée vers des actions et des décisions effectives.

Alvéoles participatives

L’idée de sphère publique trouve donc deux échos assez différents : les praticiens du Web l’imaginent comme un noeud de discours, formant une métasociété, planant en quelque sorte au dessus de la société et susceptible de se rabattre sur elle pour la transformer. La science politique ramène l’espace public au territoire, et en fait l’émanation d’une culture. (Sloterdijk, 2005) interprète l’architecture de la société comme une « anthroposhère » à neuf dimensions, faite des topoï suivants : le chirotope (le monde à portée de main), le phonotope (la cloche vocale des discours humains), l’utérotope (l’appartenance, le fluide existentiel commun), le thermotope (la protection), l’érototope (les énergies), l’ergotope (les oeuvres), l’aléthotope (la quête de vérité), le théotope (les ancêtres, les cultes, le « clavier sémiotique » des mystères), le nomotope (les normes).

L’écume est un écosystème de bulles anthroposphériques ; elle règle les échanges d’information entre structures membranaires, et répond au double besoin d’isolement et de relation. Dans cette perspective, l’espace public n’est plus une arène globale, il est fait de l’addition d’alvéoles polymorphes et poreuses. Comment un espace public-alvéolaire peut-il soutenir la formation des volontés collectives, engager à la participation et à la délibération, et offrir une perspective d’innovation en réseau ? Prenons l’exemple de deux médias sociaux, Facebook et Twitter. La propriété des documents et leur stockage importent peu sur Facebook. Le stockage se fait « dans les nuages ». Les membres passent leur temps à collectionner et sélectionner des documents, mais ils se contentent d’en prélever l’url dans des MMIMS (Massively Multiuser Information Management Systems), médias de toute nature (journaux, médias participatifs, blogs…). Ils ne les importent pas. Ils les commentent, brièvement, par une action énonciative minimaliste (apprécier, orienter, engager, sélectionner) souvent réduite au cochage d’une option (aimer, partager, inviter). Grâce à cinq fonctions (le partage des photos personnelles, la publication d’un lien, l’invitation à des événements, l’adhésion à une cause, l’énoncé d’un statut), un contact, une pression, un transfert s’effectuent. Parce que « je » suis en train de faire, de penser, de croire, de ressentir, de constater (comme l’indique mon « statut »), « je » juge utile d’afficher une ressource (« lien »), qui justifie les « événements » que je soutiens et les « causes » auxquelles j’adhère...

Chaque membre d’un sous-réseau joue sur plusieurs sphères ou plusieurs topoï : un monde vaste est à portée de main (chirotope), grâce au travail de veille que chacun exerce dans sa spécialité ; la « cloche » sonne et alerte sur des causes. Chacun se sent invité à partager un « fluide » informationnel selon un mode sensible, protecteur, créateur.

Ce n’est pas du tout une architecture d’informations descendantes et distribuées selon des profils, mais une imprégnation et une incubation, réciproques mais non symétriques, dans des écosystèmes informationnels (familiaux, professionnels, collectifs, politiques, hobbyistes, publics, esthétiques). Avec Twitter, le dépouillement franchit une étape supplémentaire. Il n’y a pas d’autres ressources qu’un champ de 140 caractères, qui, tel un haiku, contraint à formuler en peu de mots une combinaison entre « moi » et une donnée (une URL prédicat). La page dégage quelques points clés : la liste des « following » et celle des « followers », la liste des derniers « Twitts » publiés. L’énoncé prend sens dans l’adressage. L’énonciation se résume à l’attention. Industrie de la recommandation, économie de l’attention…, nous ne rediscuterons pas ici la dynamique de la création de valeur par la sélection et l’adresse (Ertzscheid, 2007). Nous retiendrons plutôt le paradoxe d’une activité informationnelle qui concentre son énergie sur le prélèvement et la recontextualisation d’une donnée et qui prend de la valeur « parce que c’est moi, parce que c’est vous ».

Affirmant une disponibilité à l’information rare, affirmant un consentement à jouer le rôle de mule informationnelle, misant sur cette information pour donner forme à la fois à l’alvéole où « je » suis installé et à celles avec lesquelles « je » maintiens une communication souvent très faible, « je » contribue à une mobilisation. Les réseaux médias sociaux favorisent des mobilisations durables, graduées, qui demandent un patient travail de « désanesthésie » (Stiegler, 2004). La lecture, la revue de vidéos, les collections d’images font partie des ressources qui stimulent les apprentissages et les confrontations. Il s’agit donc bien d’un espace public, au sens où des volontés s’éprouvent, où les enrôlements reposent sur la validation d’arguments disponibles, où l’action peut ainsi s’organiser en mobilisation rapide (invitations, partage des rôles, stimulation festive).

L’espace public que les réseaux numériques dessinent est à mi-chemin de la sphère publique –en tant que média diasporique invitant à la confrontation- et de la sphère privée -en tant qu’alvéoles mettant le monde « à portée de main ». Ces réseaux se nourrissent de l’expérience intime et de l’échange sensible. Il ne s’agit plus d’un partage d’expérience, qui relèverait de la communication, mais de l’apprentissage d’une posture réflexive. La discussion numérique familiarise avec une grammaire qui élargit les répertoires de la description (j’ai vu…, j’ai lu….), de l’argumentation (les causes et les finalités), de l’évaluation (aimer, ne pas aimer, juger utile ou non, durable ou non, important ou non), de la décontextualisation (prendre dans un certain cadre) puis de la recontextualisation (amener sous un autre regard). Elle projette chacun dans la manipulation des instruments discursifs nécessaires au travail à distance. Elle facilite les premières relations avec des inconnus détectés par un « radar social[4]» et susceptibles de s’agréger à de mêmes causes ou projets. Elle crée des conditions favorables à l’exploration, par la combinaison de ressources et le débat sur leur intérêt. On voit bien que ces préoccupations convergent avec celles des Web domestiques : comment les systèmes d’information fermés, aujourd’hui, font-ils écho à cette façon de travailler et d’apprendre?

Les Web domestiques

Les systèmes d’information de grandes entreprises, que nous appelons Web domestiques, en sont actuellement à gérer simultanément trois couches logicielles.

La plus profonde est celle de la gestion documentaire, pour laquelle on utilise des logiciels du type Livelink ou Alfresco. Il s’agit de constituer un patrimoine, qui, à la différence de la GED classique ou du Knowledge Management, est pris en charge par les acteurs eux-mêmes. Ceux-ci organisent volontairement des bibliothèques (de projets, de métiers, de structures, de pratique) dont on postule qu’elles deviendront progressivement exhaustives, tout en respectant les logiques de travail, puisque ce sont les acteurs qui les composent et non des documentalistes. Ce qui ne va pas sans créer des tensions entre différents métiers de la gestion de l’information. Ces bibliothèques répondent au besoin patrimonial de constituer les ensembles documentaires utiles pour pérenniser les savoirs, les procédures, la maintenance ou la reconstruction de matériels. La couche intermédiaire est une greffe coopérative : à partir de la couche documentaire, on développe des fonctionnalités de communication (blogs, agendas, albums photos, mot d’accueil, messagerie), propres à une communauté documentaire : les membres d’un groupe partagent une bibliothèque et en font la base d’une communication-production, au sein d’un groupe (projet, service, métier). Enfin, la couche de surface consiste en un CMS (Content Management System) qui permet à la communication interne de diffuser des messages, eux-mêmes édités à partir d’une publication dans la bibliothèque dédiée. Les entreprises cherchent ainsi à concilier deux enjeux imbriqués dans la gestion des savoirs : la gestion des documents (fondée sur l’indexation) et la gestion des relations (fondée sur l’annuaire). Mais la forme choisie ne permet que des transferts de documents et des partages de vues, selon les droits. Ces outils restent malcommodes car ils relèvent d’une « vue de haut », complètement conforme à la tradition des systèmes d’information. Pour un énorme effort de modélisation, on obtient des possibilités de coopération réduites.

Après quelques années d’utilisation, la demande porte maintenant sur l’articulation d’un « vrai » réseau social au socle documentaire. On développe des connecteurs, qui relieront ces deux couches, sans rompre, espère-t-on, la rigueur de la gestion des documents : tout article de blog, photo, signet, déposé par un auteur sera référencé dans l’entrepôt documentaire.

Ces configurations informatiques sont des analyseurs des changements de la firme ; certains acteurs décrivent une coupure, qu’ils ressentent comme irréversible, entre l’entreprise opérationnelle et l’entreprise de gestion. Dans une grande SSII, un « évangéliste [5] » explique qu’il lui apparaît que le management a disparu de son entreprise. « Depuis 10 ans, « ils » ne recrutent que des comptables. Mon manager, mes clients ne le verront jamais, et je ne verrai jamais les managers de mes clients.

Tout ce qui l’intéresse, c’est les chiffres et je lui remonte des chiffres. Mais ce que je fais, il n’y connaît rien et ça ne l’intéresse pas. La seule réponse à la crise, c’est couper dans les budgets. Maintenant les opérationnels s’organisent absolument tout seuls, et ne sont plus du tout managés ». Réseaux furtifs, ces groupes d’explorateurs cherchent leurs outils dans les réseaux sociaux conçus pour des PME : petits intranets « portables », embarqués sur des mobiles, alliant twitters, messagerie instantanée, blogs de projets. L’enjeu informatique, et managérial, est le rapatriement de ces « réalités furtives » , en un potentiel d’innovation stabilisé.

La RATP répond à cette préoccupation en se posant en entreprise 2.0 : elle se conçoit comme une plate-forme d’expérimentation, associant des entreprises satellites et leur offrant des moyens d’éprouver des problématiques (mobilité durable, ville mouvement, éco design), ou des systèmes (La Fabrique RATP, développée par l’agence Human to Human [6]). Amorçant le mouvement par une implication des clients dans sa stratégie, la RATP le poursuit en invitant ses soustraitants et les acteurs de la mobilité : elle entend « rendre compte au quotidien de ses progrès en matière de service et forte de la richesse des remontées d’informations que constitueront toutes ces participations, améliorer à court terme son offre de transport et de services, et imaginer les transports de demain. »[7] On voit les modalités d’un débat public s’appliquer à une stratégie d’entreprise. En agissant ainsi, la RATP s’efforce de maintenir son identité d’agence de transport urbain. Au-delà du métier de transporteur, éventuellement concurrencé par des entreprises privées, elle exerce un droit régalien qui consiste à maintenir pour chacun une égalité d’accès au transport. Elle résiste à la menace d’éclatement décrite ci-dessus (l’émancipation des réseaux furtifs) en se constituant en institution symbolique, en entreprise efficace et rationnelle. Elle prend le rôle nouveau d’agrégateur social. Comme un agrégateur de documents (tel que Netvibes ou Google Reader), qui permet de « veiller », à partir d’une multitude de publications, l’entreprise 2.0 agrège les réseaux sociaux (petites entreprises, clients) autour d’une cause (par exemple « la mobilité durable »), autour de la réflexion sur un bien commun, la circulation dans l’espace urbain.

Une université, l’Université, peut également se constituer en agrégateur social : le savoir appartient à la communauté sociale, qui devrait être appelée à se prononcer sur son utilisation dans la société contemporaine. Dans le système d’information universitaire actuel, l’informatique de gestion modélise l’informatique pédagogique. Celle-ci est organisée conformément au référentiel de l’université : les groupes et les profils sont ceux définis par le logiciel de la scolarité. C’est effectivement fort commode pour distribuer les cours selon un cheminement descendant. Mais cela exclut une éducation à l’exploration. Les plates-formes d’enseignement en ligne sont essentiellement des distributeurs de polycopiés numériques et des opérateurs d’encadrement du travail à produire. Si nous voulons familiariser nos étudiants avec les grammaires de l’argumentation publique, leur donner accès à « l’extension immense de l’espace public », ou les préparer au travail en réseau furtif, il nous faut des réseaux sociaux cognitifs. C’est-à-dire des outils d’entraînement à des postures réflexives et exploratoires. Les systèmes forteresses de nos universités excluent même les communications entre universitaires. C’est avec nos adresses privées que nous communiquons dans nos réseaux, faute d’espace commun universitaire. C’est finalement l’espace des archives ouvertes et des revues numériques en ligne (revues.org), des listes (Calenda, Fabula, Legram) qui remplissent ce rôle que l’institution n’a pas voulu prendre. A partir des noyaux que constituent désormais les blogs de chercheurs, les mouvements de réflexion sur l’identité professionnelle des chercheurs et enseignants chercheurs ont pris corps, réseaux furtifs publics dont l’importance cognitive et politique est sous-estimée par les directions universitaires.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, il apparaît qu’en considérant le Web comme étant évidemment un espace public, on reste aveugle à la participation particulière qu’il permet. Dans des environnements très incertains, les possibilités de liaison entre documents et humains développent l’intérêt d’une communication d’exploration. Cette dernière n’est pas exactement une délibération. S’appuyant sur la veille documentaire et la gestion habile et souple d’un réseau de liens faibles, elle représente l’enquête sémiotique (veille, MMIMS) qui prélude à une innovation. Cette capacité d’innovation désigne davantage la créativité sociétale que l’innovation technologique. La communication en situation de travail, orientée par la résolution de problèmes et la diffusion de l’information, évolue vers une communication centrée sur les dynamiques plus que les résultats. C’est la production tout entière et la création de valeur qui sont aujourd’hui reconfigurées par la nécessité d’innover. Les individus ont moins besoin d’échanger des documents que de formuler en quoi ils sont affectés, transformés par un document. Si les systèmes d’information informatiques ne se sensibilisent pas à un Web cognitif, c’est-à-dire une façon de mobiliser et d’associer non sur des résolutions de problèmes et des conduites de projets, mais sur des interrogations qui engagent une communauté de destin, et des opérations de l’esprit, le risque n’est pas mince de voir apparaître l’information innovante devenir « liquide » et s’externaliser vers les outils publics. La firme informatisée demeure structurée de façon nationale-westphalienne, et se comporte comme une « maison ». Mais la firme humaine, « l’anthroposphère »,change profondément de structure et adopte une dynamique d’alvéole qui renouvelle le design social associé aux outils numériques de conception, de production, de relation.

Bibliographie

[Dubois, 2008] Dubois C. et Charpentier J-M., « Communiquer », Éducation permanente, n°167, 2006.

[Ertzscheid, 2007] Ertzscheid O., « La communauté comme indexeur, l'indexation comme partage de savoir et construction de connaissances »
En ligne : http://w3appli.ustrasbg.fr/canalC2/video.asp?idVideo=5774&voir=&mac=yes&btRechercher=&mots=&idfiche  (consulté le Mai 2009)

[Fraser, 2006] Fraser N., « Transnationalizing the Public Sphere »
En ligne : http://www.republicart.net/disc/publicum/fraser01_en.htm  (consulté le Mai 2009)

[Leleu-Merviel, 2005] Leleu-Merviel S., «La structure du Aha. De la fulgurance comme une percolation». 8th International Conference H2PTM’05 « Hypertexts and Hypermedia. Create, play, exchange: network experiences », Paris (France), Novembre 29-Décembre 1, pp.59-76, Éditions Hermès , 2005.

[Manin, 1985] Manin B., « Volonté générale ou délibération. Esquisse d'une théorie générale de la délibération politique ». Le Débat, p 33, 1985.

[Pène, 1994] Pène S., « Traces de main sur les écrits gris », in Boutet J. (ed), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, 1994.

[Pène, 2008] Pène S., « Le document et le réseau », in Papy Fabrice., Problématiques émergentes dans les sciences de l'information, Hermès Lavoisier, 2008.

[Rieder, 2008] Rieder B., « Membranes numériques, des réseaux aux écumes », 2008.
En ligne : http://bernhard.rieder.fr/files/phiteco_rieder.ppt

[Segrestin, 2003] Segrestin B., « Innovation et coopération inter entreprises. Comment gérer les partenariats d'exploration », Paris, CNRS éditions, 2003.

[Sloterdijk, 2005] Sloterdijk P., « Écumes. Sphères III », Paris, Marensell éditeurs, 2005.

[Stiegler, 2004] Stiegler B., « Philosopher par accident », Paris, Galilée, 2004.

Notes

  1. Social Media Club, réunion du 24 février 2009 . http://www.socialmediaclub.org/
  2. Fondateur et dirigeant de Spintank, blogueur connu sous le nom de Versac
  3. Le traité de Westphalie, en 1648, est négocié à partir de la conception de l’Etat Nation, en tant que puissance diplomatique. Il aura une grande influence sur les normes diplomatiques, régulant les relations entre Etats. L’expression « National-westphalien » employée par N Fraser désigne la puissance d’une nation, pour N Fraser incompatible avec une vision mondialisée et en réseau des courants de communication et d’opinion.
  4. Logiciel de réseau social reposant sur la mesure de concordance entre des compétences, des traits de caractères, des centres d’intérêt. En publiant des facettes de son portrait sur une agora virtuelle (par exemple depuis un iphone), lors de la participation à certains évènements (vernissage, conférences, visites) ou tout simplement au cours d’une promenade urbaine, on signale sa présence et son acceptation d’un contact à certaines relations potentielles, ainsi profilées.
  5. Ingénieur mis en position d’explorer de nouveaux modes de travail, associés à des logiciels coopératifs, et d’en répandre l’usage, comme un tendanceur, parmi les gros clients de la SSII.
  6. La Fabrique RATP : www.ratp.fr/common/ressources/1232.pdf , les clients coopèrent au plan stratégique de la RATP et évaluent les réalisations.
  7. Idem