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H2PTM (2009) Balseiro

De H2PTM

L’effet détail séducteur

La pratique du détail comme forme d’appropriation informelle de dispositifs hypermédias


 
 

 
H2PTM'09 Paris
Titre
L’effet détail séducteur : La pratique du détail comme forme d’appropriation informelle de dispositifs hypermédias
Auteurs
Alain Balseiro, Marida Di Crosta
Affiliations
LabSIC – Laboratoire des Sciences de l’Information et de la Communication
Université de Paris 13 – MSH Paris Nord
Dans
actes du colloque H2PTM 2009 Paris
publié dans H²PTM09 : Rétrospective et perspective 1989 - 2009
Résumé
L’« effet détail séducteur » est connu dans les dispositifs de e-learning pour détourner l’attention des utilisateurs vers des détails suscitant un intérêt émotionnel ou ludique, le plus souvent sans rapport avec l’activité en cours ou le fonctionnement global du dispositif. Abordé dans une perspective strictement logique au sein d’environnements d’apprentissage structurés, l’effet détail séducteur est généralement perçu comme un élément perturbateur de l’apprentissage. Perturbation qui serait à la source d’un certain nombre de dysfonctionnements cognitifs et métacognitifs allant de la distraction, diversion des activités principales de l’apprenant à sa difficulté de classifier, hiérarchiser, planifier les informations reçues. Mais qu’en est-il de l’expérience de l’utilisateur toute entière, lorsque que la pratique du détail séducteur se déroule dans le cadre d’applications et d’opérations plus informelles et collaboratives ? C’est dans cette perspective phénoménologique que nous proposons d’interroger l’implication de l’effet détail séducteur aussi bien dans le domaine du e-learning que dans celui de son présupposé rival, le e-gaming.
Mots-clés 
détail séducteur, collection figurale, micrologie, surcharge informationnelle.

Introduction

L'effet détail séducteur est connu dans les dispositifs de e-learning pour détourner l’attention des utilisateurs vers des détails suscitant un intérêt émotionnel ou ludique, le plus souvent sans rapport avec l’activité en cours ou le fonctionnement global du dispositif. Abordé dans une perspective strictement logique au sein d’environnements d’apprentissage structurés, l’effet détail séducteur est généralement perçu comme un élément perturbateur de l’apprentissage. Perturbation qui serait à la source d’un certain nombre de dysfonctionnements cognitifs et métacognitifs allant de la distraction, de la diversion du sujet des activités principales à la perte d’une vision d’ensemble des éléments convoqués au sein de l’outil. Cette perte synoptique se manifeste autant par des difficultés de classification, hiérarchisation, planification des informations reçues que par la perte de motivation et l’abandon conséquent des activités principales par l’apprenant. Mais qu’en est-il de l’expérience de l’utilisateur toute entière, lorsque l’expérience du détail séducteur se déroule dans le cadre d’applications et d’opérations plus informelles et collaboratives ? C’est dans cette perspective phénoménologique que nous proposons d’interroger l’implication de l’effet détail séducteur aussi bien dans le domaine du e-learning que dans celui de son présupposé rival, le e-gaming.

Pour y parvenir, il convient avant tout de préciser ce que l’on entend par détail et comment il devient séducteur, ainsi que d’analyser les modalités selon lesquelles un « rapport de détail » peut s’instaurer entre le sujet et l’objet symbolique, aussi bien au cours de sa conception et réalisation que de sa perception et interprétation. D’autant plus que les objets dont il est question ici sont technologiques et que l’action de détailler, de détacher un élément de l’ensemble acquiert par le truchement de l’informatique une dimension actancielle et interfacique.

Le détail, une pierre de touche de l’action du sujet sur l’objet ?

Le terme détail recouvre des réalités et des pratiques aussi variées qu’il semble échapper à une définition conceptuelle arrêtée. Chaque dispositif, chaque système épistémique impliquerait en effet une pratique spécifique du détail, tant du côté de la création que du côté de la réception et, a fortiori, une définition propre de ses fonctions et des modalités de sa mise en place. Cependant, comme l’a souligné Daniel Arasse dans son étude historique des détails dans la peinture (1992, 1996), « c’est aussi cette condensation de sens différents qui fait l’efficacité du terme pour pénétrer la complexité concrète des rapports qui s’engagent[1] » devant et à l’intérieur d’une œuvre (au sens de dispositif représentationnel).

Sur le plan étymologique, le mot français réunit déjà deux significations différentes que la langue italienne distingue en particolare - la petite partie d’un ensemble - ou dettaglio, c’est-à-dire le résultat ou la trace de l’action d’un sujet qui détaille (qu’il soit créateur et/ou spectateur). Si les deux modalités de détail demeurent étroitement liées, il convient néanmoins de souligner que le détail-dettaglio est l’indice d’un programme d’action, sa production dépendant toujours d’une action explicite d’un sujet sur un objet. Dès lors, on comprend pourquoi cette pratique du détail résultant d’une opération symbolique et physique à la fois se trouve réactualisée par l’interactivité des dispositifs numériques.

La pratique du détail de la peinture aux jeux vidéos

Arasse souligne à quel point, tout en semblant échapper à l’effort de conceptualisation, la pratique du détail traverse toute l’histoire de la peinture. On pourrait avancer que, d’une façon plus large, elle accompagne l’ensemble des pratiques artistiques et médiatiques. L’expérience du détail semble en effet se constituer comme l’une des approches sujet/objet informelles les plus communes et transversales. De la peinture aux jeux vidéos en ligne, en passant par la littérature, la photographie, le cinéma, les oeuvres hypermédias et jusqu’aux dispositifs de e-learning, c’est souvent par le biais d’un détail accrocheur que le sujet accède à l’expérience, qu’il s’ouvre une voie, aussi singulière que pragmatique, vers la connaissance de l’objet. Plus important, dans le cadre des dispositifs informatisés, il parvient par cette approche à se construire non seulement de nouveaux savoirs mais aussi de savoir-faire technologiques. Et ce, sans que pour autant les modes de fonctionnement de cette pratique informelle du détail lui apparaissent obligatoirement de manière explicite ou intelligible.

Ainsi la notion de détail séducteur n’est pas sans rappeler le punctum, ce détail poignant qui, d’après Roland Barthes (1980), nous attire et nous fascine dans une photographie : « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) ». La seule présence de ce détail poignant parviendrait à changer la lecture que l’on fait de l’image, à l’éclairer autrement, à lui donner une consistance nouvelle. Cependant, à la différence du détail intentionnellement placé par le peintre à l’intérieur du tableau, le punctum est moins le résultat d’une intention de la part du photographe que le résultat de l’activité herméneutique du sujet regardeur. Le désir du spectateur lui permet en effet de prélever librement un élément non désigné et de lui assigné une place primordiale, le transformant en lieu privilégié d’investissement fantasmatique. Le désir bouleversant les hiérarchies, ce qui n’était qu’un « petit détail » peut apparaître, dans la mémoire « affective » du spectateur, coextensif de l’œuvre toute entière. Par ailleurs, la compréhension du punctum de la part de ce dernier n’est pas toujours immédiate, ce qui nous arrête dans une photographie ne s’impose pas d’emblée comme une donnée intelligible : quelque chose attire notre regard et active nos projections sans pour autant que l’on sache sur le moment de quoi il s’agit. On retrouve ici le même écart que constituerait le détail en tant que pratique singulière par rapport aux normes collectives, la même approche instinctive, émotionnelle et détournée à l’objet qui en fait le lieu d’une expérience, certes subjective mais pas secondaire. Ce flou sémantique qui accompagne les modes de fonctionnement de la pratique du détail témoigne de la complexité des rapports qui s’engagent du côté du sujet face à l’objet à appréhender, en même temps qu’il témoigne de la spontanéité – voire d’une certaine naïveté – qui régit ces mêmes rapports.

La question du détail se pose, quant au cinéma, de manière spécifique en raison de la nature même du média. D’une part, le détail y peut être sonore, iconique ou verbal ; d’autre part la mobilité et le défilement des images rendent sa vision éphémère et non contemplative. A la différence de la peinture ou de la photographie, le film n’est pas un objet unique, immobile et stable, mais se constitue d’un ensemble d’images mouvantes et de sons associés par le montage. Ce qui implique une opération de sélection et de découpage qui paradoxalement masque (dans le flux continu des images) mais en même temps affiche (dans les ellipses spatio-temporelles) la discontinuité qui caractérise son propre travail.

Le cas du cinéma est différent aussi dans la mesure où à la dimension synchronique de l’image il ajoute la dimension diachronique induite par le son et la successivité. Alors que dans des dispositifs hypermédias c’est à l’utilisateur que revient la tâche de gérer l’interaction de ces détails hétérogènes, les images et les sons filmiques sont régis et verrouillés en amont par le dispositif cinématographique. Le détail emphatisé dans une scène peut ainsi perdre son statut dans la successive, puis le retrouvé dès qu’il est replacé – par le film lui-même ou par l’activité cognitive du spectateur - dans la totalité plus vaste de l’expérience du film toute entière.

Mais le détail n’est pas seulement une affaire de cadrage, de décadrage, de fragmentation métonymique ou de grossissement. Le cinéma de fiction en particulier implique une narrativité qui se développe tout au long du film et qui nécessite la mise en relation des plans entre eux. Dans la plupart des films, le détail à fonction métaphorique ou symbolique demande au spectateur une activité de déchiffrement et d’interprétation qui se déploie mentalement en dehors de la sphère diégétique dans le même temps qu’il doit être attentif au déroulement de la diégèse. Cette mobilisation instantanée et simultanée de compétences disparates explique que bien souvent les détails d’ordre symbolique soient soulignés par la mise en scène, sous peine de passer inaperçus. Pour certains théoriciens, le détail est l’expression même du travail filmique parce que le cinéma implique à tous les stades de son élaboration, un travail de découpe. Le même travail qu’accomplit à son niveau le spectateur, la pratique de détails correspondant à « la multitude de petites perceptions dont il faut reconstituer les enchaînements » (Menegaldo (dir.), 1998).

Du côté de l’écriture de scénario, le détail correspond le plus souvent à un implant (de l’anglais plant), à un élément dramaturgique destiné à préparer un effet ultérieur et dont l’utilité et la signification vis-à-vis de l’intrigue apparaîtront plus tard dans le déroulement du film. A l’endroit où il est implanté, ce détail – spatial, vestimentaire, comportemental… – peut ainsi ne présenter aucun intérêt particulier par le spectateur, tout en accaparant son attention (tel le mot « Rosebud » chuchoté par un M. Kane mourant dans le film d’Orson Wells, ou, dans Psychose d’Alfred Hitchcock, la passion inoffensive de Norman Bates pour les animaux empaillés). Bien que l’on ne puisse pas saisir d’emblée toute sa portée, ce détail crée inconsciemment une attente – et donc un surplus d’implication du spectateur - à laquelle le film est censé répondre avant de s’achever.

L’implant peut dans certains cas se révéler faux, une fausse piste intentionnellement ménagée par le scénariste pour « mener en bateau » le spectateur l’espace de quelques séquences. C’est la technique du red harring (hareng rouge) chère à Hitchcock, le maître de la « direction du spectateur ». Elle consiste à détourner l’attention et l’anticipation du spectateur pour mieux le surprendre ensuite. En d’autres termes, ce détail-leurre s’appuie sur les compétences cognitives-narratives mobilisées par le spectateur lors de la réception du film pour mieux les déjouer.

De manière plus transversale, Adorno (1966) parlait déjà d’une immersion dans le détail pour échapper à la structuration d’une raison technique et instrumentale qui réduirait la pensée du sujet à des opérations logiques de synthèse, classification, hiérarchisation. A cette structuration des activités cognitives, l’auteur répond par la méthode de la micrologie, une approche par le détail qui permet non pas de voir mieux ou de plus près, mais de voir, comprendre, interpréter et agir autrement. Permettant au sujet de contempler ou de faire l’expérience de tableaux de peinture affranchi d’un mode de pensée logique et synthétique, la micrologie implique la focalisation sur un détail qui vient fracturer la cohésion de l’ensemble au risque de susciter une certaine inquiétude dans l’expérience de l’œuvre. Cette démarche par le détail privilégie ainsi une approche plus informelle de la connaissance.

Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure des outils hypermédias participatifs, de cette pratique du détail? En quoi l’expérience du détail séducteur propre au e-learning peut-il s’appliquer de manière différente à des contextes d’apprentissage plus ouverts tels que le e-gaming ?

L’effet détail séducteur dans le e-learning

Dans le domaine du e-learning, la notion de détail séducteur renvoie à des éléments captivants (illustrations visuelles ou sonores, animations…), accrocheurs (interest-getters) que l’on ajoute à des contenus éducatifs pour les rendre plus alléchants aux yeux de l’apprenant, sans pour autant que ces éléments soient indispensables au processus d’apprentissage. L’expression est forgée par Harp et Meyer dans un article paru en 1997 dans lequel ils pointent le rôle du détail séducteur dans le cadre de dispositifs éducatifs à vocation scientifique[2]. Rôle qui n’est pas sans provoquer un effet paradoxal dans le processus d’apprentissage : si sur le plan émotionnel, le détail séducteur est censé opérer comme une accroche capable d’améliorer l’efficacité du dispositif d’apprentissage, sur le plan cognitif il peut également générer toute une série de perturbations et de dysfonctionnements qui rend le dispositif inopérant, à savoir distraction, diversion, perte de vision d’ensemble, difficulté de mémorisation, d’interprétation, d’organisation, de structuration, perte de motivation avec abandon conséquent d’activités.

Cette contradiction s’inscrit dans le prolongement de la distinction soulevée par Kintsch (1980) entre intérêt émotionnel et intérêt cognitif. D'un côté, la théorie de l’intérêt émotionnel est favorable à l’emploi de détails séducteurs car, bien que sans rapport direct avec le contenu pédagogique, ces éléments ont pour effet d’accroître le plaisir et la participation de l’apprenant. Impliqué sur le plan émotionnel, le sujet finit par prêter plus d’attention à l’ensemble du dispositif et par mieux mémoriser et interpréter le contenu. Il apprécie le dispositif d’apprentissage d’autant plus que ce dernier l’engage, le motive et le touche de façon plus intime et personnelle. De l’autre côté, la théorie de l’intérêt cognitif est fondée sur l’idée qu’au contraire l’apprenant prête plus d’attention et apprécie davantage un contenu éducatif lorsqu’il est mis dans la condition de l’assimiler de manière structurée et cohérente. C’est la structuration logique, synoptique et cohérente du contenu qui fait qu’ici le sujet prête plus d’attention, donc assimile plus facilement. Alors que l’inclusion de détails séducteurs aurait pour effet d’entraver le bon déroulement des opérations logiques nécessaires à la compréhension.

Cette opposition entre intérêt émotionnel et intérêt cognitif est au cœur de l’expérience menée par Harp and Meyer (1997) qui s’appuie sur l’intégration d’éléments séducteurs au sein de textes scientifiques denses et structurés.Tout en reprenant cette dichotomie, les résultats parviennent néanmoins à montrer que les détails séducteurs augmentent l’intérêt émotionnel dans la compréhension de textes d’explications scientifiques chez les apprenants capables de distinguer les détails sans lien direct avec le contenu scientifique. Reste que la séparation entre cognitif et émotionnel n’est pas dépassée, ce qui n’est pas sans renvoyer à l’opposition, aussi persistante qu’infondée, entre ludique et éducatif, entre plaisir et travail, que l’on retrouve aujourd’hui encore dans l’oxymoron Serious Games.

Le paradoxe intrinsèque à la notion subsiste : destiné à accrocher l’attention, le détail séducteur finit par la détourner en générant un certain nombre de dysfonctionnements cognitifs et métacognitifs. Pourtant, ce qui est perçu comme un élément perturbateur dans le cadre d’une application e-learning fortement structurée aux usages rigoureusement normés et prescrits, pourrait bien se révéler la pierre de touche du processus d’apprentissage dans un autre contexte, toujours pédagogique mais moins didactique et plus ludique. En effet, si la pratique du détail constitue depuis toujours une forme d’appropriation singulière des objets, plus personnelle, intime, elle devient le principe opératoire de maintes applications interactives et collaboratives de type constructiviste, tel le niveau d’autoformation dans les jeux de de rôle massivement muli-joueur en ligne (MMORPG)[3].

La pratique du détail séducteur dans l’apprentissage d’un jeu de stratégie collaborative

EVE Online (CCP Games/ Simon & Schuster Interactive, 2003) est particulièrement intéressant en ce sens que les détails séducteurs y jouent leur double rôle d’accroche émotionnelle et d’élément déclencheur d’une autre manière de voir, d’apprendre et de savoir-faire.

Les détails séducteurs apparaissent dès le début, dans la phase préalable d’apprentissage des règles de base et d’acquisition de compétences propre à ce type d’environnements ludiques stratégiques et collaboratifs. A l’instar d’un grand nombre de MMORPG, cette phase de levelling est associée au processus de création de personnages, objets, moyens de transport, etc. L’apprentissage s’effectue par le biais d’une interface futuriste censée relier le cerveau du personnage à une sorte de machine à apprendre, variant en fonction de certains attributs tels la mémoire, l’intelligence, l’endurance.

Ecrit sous forme de scénario de science-fiction avec de multiples intrigues, de trames à suspens sur fond de découvertes scientifiques (implants cérébraux, développement de la biogénétique…), l’environnement d’apprentissage de EVE Online intègre des détails conçus pour jouer un rôle séducteur : illustrations à l’esthétique raffinée pour rendre plus attractifs des blocs de textes, icônes dynamiques expressives pour donner un caractère plus intuitif et ludique à l’interface, animations teasers des éléments et des décors du jeu, etc. Ces éléments accrocheurs jouent le rôle de détail séducteur au sens où ils permettent d’accroître l’intérêt cognitif et l’attention prêtés au contenu, d’améliorer l’interprétation et la mémorisation des innombrables informations tout en augmentant la motivation et l’implication émotionnelle, personnelle de l’apprenant/joueur.

Certes le risque de succomber à la fascination de ces détails en oubliant son objectif d’acquisition de compétences est toujours présent. Le détail séduit, au sens qu’il procure du plaisir au joueur qui, au même titre que le peintre artisan de la renaissance, s’amuse, « prend plaisir à faire un morceau particulièrement soigné » (Arasse, 1992, 1996). A l’instar des manipulations possibles lors de la création des personnages où l’on peut définir avec une précision quasi-chirurgicale, le degré de plasticité du visage, du corps et du cerveau. Pratique de détails qui peut très vite prendre une dimension esthétique, voire cosmétique, en détournant progressivement l’apprenant/joueur de ses objectifs d’apprentissage et au final de ses missions de départ : se procurer de l’argent et un moyen de transport intersidéral, mener des combats, engager des échanges commerciaux, etc. Il en va de même pour la création d’objets à grande échelle tels les vaisseaux spatiaux où le nombre de détails-accessoires ne cesse de croître à mesure des extensions du jeu. Ainsi, on peut à tout moment s’éloigner de la logique d’enchaînement des scénarios parfaitement structurés où les clans des personnages, leur ascendance, leur éducation sont classifiés en catégories et sous catégories ordonnancées. Scénarios dont le but est de mettre en place progressivement les éléments constitutifs et hiérarchisés du jeu auxquels le joueur devra se plier. Quitte à les abandonner ensuite pour collaborer avec d’autres joueurs à la reconfiguration de règles et scénarios nouveaux.

Car, une fois cette phase préalable d’apprentissage du jeu passée, les mêmes détails séducteurs reviennent au premier plan pour jouer un nouveau rôle cognitif, cette fois dans le cadre d’activités cognitives plus informelles.

Le détail-interface comme collection figurale

A ce stade du jeu, la collection des détails séducteurs accumulées jusqu'ici devient une sorte de seconde couche d’interface plus personnalisée, singulière – en cela propre au sujet – qui vient s’ajouter à l’interface normalisée de départ. Il s’agit moins d’une interface structurée et figée en terme de classification, que d’une construction faite de bout à bout d’icônes/détails séducteurs collectés au fur et à mesure et de proche en proche, à défaut d’une vision d’ensemble. Cette vision synoptique, qui permet de planifier au sens logique du terme, est ici court-circuitée par la prolifération abondante de détails divers : que ce soit du côté du logiciel qui, chaque année, propose deux extensions du jeu avec de nouveaux types d’éléments séducteurs, que du côté collaboratif du jeu où des utilisateurs proposent continuellement de nouveaux éléments. Si la construction fragmentaire de cette interface se révèle par son agencement d’éléments séducteurs, il en va de même quant à son utilisation, aussi bien en situation de combat que lors de la mise en place d’activités politiques, commerciales, organisationnelles. Les opérations induites par cette nouvelle couche d’interface se rapprocheraient de ce que Piaget appelait la collection figurale (1980).

Si la classification s’effectue à partir d’une vision synoptique de l’ensemble des informations collectées permettant des opérations d’anticipation, planification, la collection figurale caractérisée par l’absence de vision panoptique de la part du sujet, se manifeste au contraire par un agencement d‘objets de proche en proche, dans une disposition spatiale pour le moins singulière. Cet agencement finit par constituer une figure spatiale dans le temps de manière involontaire voire accidentelle, privée d’une logique informatique et narrative cohérente, mais dotée d’une signification singulière et d’une dimension émotionnelle pour le joueur qui l’a crée. A l’opposé du « tout » organisateur de la classification, une collection figurale est une série indéfinie d’objets singuliers en mouvement qui ne cesse d’évoluer dans le temps. Approche cognitive qui s’inscrit parfaitement bien dans un contexte de prolifération d’objets ou de surcharge d’informations (overload information) dépourvu de vision synoptique tel EVE Online.

Immergé dans l’univers du jeu, sans début ni fin, et ni d’ailleurs de buts réellement prédéfinis, le joueur est amené à agir à partir de cette seconde couche d’interface qu’il configure et reconfigure au gré de ses envies, de ses expériences et à mesure que sa collection de détails évolue. Ses actions s’effectuent au sein du jeu par l’agencement/montage d’images/détails singuliers selon une approche vagabonde, fluide où le sujet est totalement présent, disponible à la situation avec laquelle il entre en contact directement, et non pas par l’intermédiaire d’un but qu’il s’est fixé. Plutôt que de se tenir aux attentes de la pensée logique, toute tendue vers l’aboutissement d’un objectif prédéfini, cette démarche conduit à se laisser envahir (émotionnellement) par sa collection d’objets, à rester disponible à tout ce qui pourrait attirer son attention sans rien chercher de précis. Cette approche informelle des objets et des situations rencontrées dans le jeu se caractérise par une attention éveillée (Merleau-Ponty, 1945, 1976), flottante, accidentelle. Approche qui pourrait s’inscrire dans l’expérience intuitive avancée par Claire Petitmengin (2001) au sens où l’intuition « intervient lorsque l’esprit se libère de sa fixation vers un but particulier ». D’autant que l’expérience intuitive mobilise une attention involontaire qui reste ouverte à tout ce qui se présente. Cette ouverture permettrait de percevoir les impressions subtiles, fragmentaires, et fugitives que la tension vers un but rend habituellement imperceptibles.

On retrouverait par cette approche du détail séducteur une démarche micrologique intuitive et singulière en mesure de réorienter les approches strictement didactiques de bon nombre d’applications e-learning pour inspirer des formes d’apprentissage plus ouvertes et individualisées. Car, à la différence d’une application éducative informatisée classique, c’est précisément l’interaction entre dimension cognitive et dimension émotionnelle qui assure dans le contexte d’apprentissage du jeu de rôle en ligne l’efficacité du processus pédagogique. Loin de constituer un élément perturbateur, l’implication émotionnelle vient enrichir en la complétant l’activité cognitive du sujet, ce qui génère une forme d’apprentissage informelle basée sur une approche intime et subjective à l’acquisition de savoirs et compétences.

Références bibliographiques

[Adorno] Adorno T.W.Dialectique négative (1966), trad. Collège de philosophie, Payot, 1992.

[Arasse-2] Arasse D.Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, (1992), éd.1996..

[Barthes] Barthes R.La chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

[Harp] Harp S.F. et Mayer, R.E.The role of interest in learning form scientifique text and illustration : On the distinction between emotionnal interest and cognitive interest, Journal of Educationnal Psychology, 1997.

[Kintsch] Kintsch, W.Learning from text, levels of comprehension, or : Why anonyone would read a story anyway, Poetics, 1980.

[Mayer] Mayer, R .E.Introduction to multimedia learning. In R. Mayer, Ed. The Cambridge hanbook of multimedia learning, Cambridge University Press, 2005.

[Merleau-Ponty] Merleau-Ponty M.Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, éd. 1976.

[Menegaldo] Menegaldo, G.Le cinéma en détail, Publications de La Licorne, Hors série – Colloques IV Poitiers, 1998.

[Piaget] Piaget J. et Inhelder B.La genèse des structures logiques élémentaires, Neuchâtel : Delachaux et Niesthlé, 1980.

[Petitmengin] Petitmengin C.L’expérience intuitive, L’Harmattan, Paris, 2001.

Notes

  1. Arasse, D. Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, (1992), éd. 1996, p. 11.
  2. Harp S.F., & Mayer, R.E., The role of interest in learning form scientifique text and illustration : On the distinction between emotionnal interest and cognitive interest, Journal of Educationnal Psychology, 1997.
  3. De l’anglais Massively multiplayer online game role-playing game.