Nuvola apps important.png Attention, suite à une faille de sécurité, les liens vers les serveurs d'exploration sont désactivés.

-

H2PTM (2007) Rojas

De H2PTM

Internet, outil de médiation culturelle

Vers un modèle de spécification basé sur les figures de médiation


 
 

 
Titre
Internet, outil de médiation culturelle : Vers un modèle de spécification basé sur les figures de médiation
Auteurs
Estrella Rojas
Affiliations
Maître de Conférence en Sciences de l’Information et de la Communication,
Université d’Artois, IUT de Lens, Département Services et Réseaux de Communication, Rue de l’Université, SP 16, 62307 Lens Cedex ?
  • estrella.rojas@wanadoo.fr
Dans
actes du colloque H2PTM 2007 Hammamet
publié dans H²PTM07 : Collaborer, échanger, inventer
Résumé
Nous proposons ici les premiers jalons d’un programme constructiviste pour élaborer des hypermédias de médiation qui visent à présenter des connaissances et/ou des objets de patrimoine aux publics. Nous formulons l’hypothèse qu’en articulant théories de la médiation et méthode qualité, il est possible de proposer une approche qui ne soit pas centrée utilisateur, mais « orientée médiation ». Dans cet article, nous visons exclusivement la phase d’analyse fonctionnelle que nous cherchons à fonder épistémologiquement.
Mots-clés 
hypermédias, médiation culturelle, patrimoine culturel scientifique et technique, analyse fonctionnelle, épistémologies constructivistes.

Introduction

A l’heure où les projets européens d’aide au développement des contenus numériques se positionnent souvent comme des programmes de numérisation du patrimoine, nous souhaitons questionner, en amont et en aval de la numérisation proprement dite, la finalité des projets de numérisation conçus comme acte de médiation entre les ressources patrimoniales (au sens large comprenant aussi le patrimoine immatériel) et la société.

Entre la première définition du projet et la scénarisation proprement dite, nous abordons ici la phase de spécifications fonctionnelles. Cette étape souvent négligée, ardue tant pour les professionnels que pour les apprenants[1] , concentre à nos yeux des enjeux essentiels pour la réussite du projet de médiation. Placer au centre du projet le travail sur les représentations, les actions, les pratiques, les postures à proposer, à tisser dans l’artefact contribue à lutter contre les aspects contingents de la conception technique.

Les enjeux de cette démarche relèvent également de la qualité du processus de conception-réalisation. L’inscription du projet d’hypermédia de médiation au sein d’une institution patrimoniale, implique fréquemment une structuration des rôles et des étapes de développement autour du diptyque maîtrise d’ouvrage / maîtrise d’œuvre. Diminuer les risques inhérents à l’articulation MOA / MOE lors du déroulement du projet (fréquemment source de tensions) passe par une attention redoublée aux objectifs, aux valeurs, aux fonctions, et cette phase d’analyse nous paraît d’autant plus essentielle dans le cadre des hypermédias dynamiques.

L’objectif poursuivi est aussi de fonder épistémologiquement la méthode, et au-delà, de considérer ce que peut apporter une épistémologie constructiviste à la méthode (et à sa didactique), tant en termes de posture d’analyse d’outils de médiation qu’en termes de posture de conception.

Objet

Les hypermédias de médiation culturelle en ligne peuvent être appréhendés, comme tout document, selon trois points de vue : l’objet, d’un point de vue formel et technique ; le texte, l’approche sémiotique, et donc le rapport interface et utilisateur ou lecteur ; le niveau des usages, la prise en compte du social, [cf fig.1.].

Nous en proposons donc une définition qui considère ces trois niveaux.

Avec les hypermédias de médiation en ligne, le processus de médiation est délégué à des dispositifs socio-technico-cognitifs qui mettent en œuvre des systèmes symboliques de représentation. Dispositifs socio-techniques en ce qu’ils existent au sein de réseaux humains donc sociaux et culturels, dispositifs technico-cognitifs, car ce sont des artefacts techniques dont l’utilisation dépend d’opérations cognitives. S’il nous semble peu souhaitable de dissocier ces plans du point de vue de l’analyse, de quelle manière sont-ils pris en charge dans la phase de spécification fonctionnelle du projet ?

Pertinence d’une méthodologie qualité ?

Est-il pertinent de suivre un programme qualité dans le cadre des hypermédias de médiation ? La qualité désigne l’ensemble des propriétés et caractéristiques d’un produit ou service qui lui confèrent l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés ou implicites (AFNOR NF-X-50-120). Il s’agit de permettre une réponse ajustée et économique à un besoin donné, par le biais d’une méthode ou d’un programme. La valeur de la solution proposée se rapporte aux finalités et aux besoins de l’usager. Les enjeux d’une telle démarche sont évidents dans le cadre de l’articulation maîtrise d’ouvrage / maîtrise d’œuvre. Dans de tels contextes, produire des éléments de spécifications fonctionnelles suffisamment précis pour la consultation et suffisamment ouverts pour laisser une marge de création et de décision sur le plan des solutions scénaristiques et/ou techniques à la maîtrise d’œuvre est un premier atout pour la réussite du projet.

Cependant, dans le cadre d’un artefact technique destiné à la communication et à la médiation, axer les spécifications fonctionnelles à partir du seul concept de besoin revient fréquemment à stigmatiser l’usager / le commanditaire comme ‘celui qui ne sait pas définir ses besoins’, la ‘non-qualité’ résidant dans une mauvaise définition du besoin. L’usager est dès lors considéré comme un obstacle à la démarche de spécification. Rieder a souligné également les limites de cette approche dans le contexte du design informatique et des métatechnologies [RIE 06].

L’approche fonctionnaliste centrée usager, modélise certes les interactions de l’usager et de l’objet (deuxième niveau de sphère) mais évacue la dimension éthique, sociale. Elle doit selon nous être tempérée à différents niveaux. Tout d’abord, il ne s’agit pas de faire une modélisation carcan de l’usager. Une approche trop strictement systémique reviendrait à instrumentaliser le sujet, en faisant de lui un rouage de la machine. Dès lors, comment passer de l’usager modélisé au sujet, être complexe, producteur de sens, auquel s’adresse le dispositif de médiation à concevoir, ce dispositif étant lui-même œuvre ouverte (à la coopération lectorielle) et œuvre en mouvement[ECO 65], se transformant matériellement en fonction des actions de l’observacteur [ROJ 96].

Par ailleurs, dans le contexte d’hypermédias de médiation, le « juste besoin » ne saurait s’ajuster strictement à la satisfaction du besoin des usagers. L’approche qualité prend en compte l’articulation entre le sujet destinataire en tant qu’usager et l’objet ou le service. Elle prescrit les pratiques en spécifiant l’interaction sujet/dispositif. « Les niveaux de réflexion plus généraux à propos des intérêts collectifs, ceux qui concernent la vie en société et la négociation permanente des significations collectives (culturelles), n’interviennent que rarement » [RIE 06 p. 271]. Or, la « satisfaction » exprimée par le client ne peut être acceptée comme unique critère de succès concernant la construction d’artefacts symboliques, machines à voir, à connaître, à se représenter. La prise en compte de la sphère sociale d’une manière responsable de la part du destinateur, du concepteur implique selon nous un engagement à toutes les étapes de la conception, et, de manière plus essentielle encore, lors de l’analyse fonctionnelle.

Comment associer à la phase d’analyse fonctionnelle la réflexion sur les objectifs et formes de médiation ? Comment associer l’interrogation éthique au processus de conception ? Comment faire cohabiter les apports de la démarche qualité (formulation adaptée à la phase de cahier des charges fonctionnelles, résistance à l’entropie technique qui se manifeste par l’adhésion aux gadgets, langages technologiques du moment, voir même dans l’esthétique qu’ils transportent, …) avec la prise en compte de la sphère sociale ?

Nous formulons l’hypothèse que c’est par le biais d’une éthique de la médiation [CAU 99] et de l’injection au cœur de la méthode des questions relevant de la qualité de médiation que l’on peut relever ce type d’enjeu et infléchir la méthode qualité de centrée-usager, vers orientée-société [2].

Ethique de la médiation et spécifications fonctionnelles

Dans une perspective constructiviste, le savoir n’est pas un objet immuable à atteindre, mais une création continuée. La médiation n’a donc pas pour fonction de permettre l’accès à un corpus constitué mais de donner l’outillage pour construire de nouveaux modèles, permettre d’apprendre à apprendre. « La médiation ne porte pas avant tout sur les contenus de savoir mais sur l’intérêt qu’il y a à participer à leur évolution et sur l’importance de cette évolution » [CAI 95 p 222]. Elle vise à créer le désir de voir, de savoir, et non à le satisfaire, mise en appétit qui relève plus du plaisir que du concept. Au delà de la transmission d’un message, la médiation vise à confirmer l’appartenance à une communauté, à rendre présente la science, la culture, à donner corps aux œuvres, aux concepts, aux dispositifs techniques et scientifiques.

La fonction sociale de la médiation est sans doute l’un des enjeux essentiels. Fondamentalement, elle « met en relation un sujet de parole, le support matériel de son expression et un interlocuteur qui partage avec lui un monde de références, c’est-à-dire une culture » [CAU 99 ]. On considère ici la médiation comme un processus dynamique qui tend à établir du lien et à construire du sens entre les membres d’une communauté. Sans cesse en construction, jamais définitivement établi, ce processus s’alimente du jeu entre « rapports courts » (produire du lien entre les membres de la collectivité), et « rapports longs », fonder ces liens à travers l’appartenance à une communauté de culture [CAU 99]. La question du sens se noue donc dans l’entre-deux du lien aux autres et du lien symbolique à un monde de références partagées.


Comment relier au fonctionnel le monde de la culture, de l’esthétique, voire le politique ? Comment insuffler au cœur du projet la démarche de médiation ?

Conjuguer le personnel (à travers l’expression et la satisfaction du besoin) avec les enjeux collectifs sociaux et culturels, traduire des valeurs en fonctions, et au-delà en formes, passe par une modélisation qui articule le niveau de l’objet, de ses spécifications et de son développement, le niveau de la pratique, de l’interaction et de l’interface entre l’objet et le sujet, et enfin le niveau le plus large, celui de la sphère sociale, culturelle, politique.

Finalités et fonctions de médiation

L’acte cognitif est intentionnel et finalisé. La connaissance n’a donc de sens ou de valeur en dehors du sujet. Sa valeur pragmatique est fonction des objectifs qu’il pose. Le caractère expérimentable ou phénoménologique de la connaissance s’exprime à travers la construction de représentations élaborées par le sujet, qui sont des opérations (ou des interactions) et non des choses. Dans une perspective de modélisation, cela se traduit par une approche phénoménologique de l’objet à construire : Quelles finalités, quelles fonctions, quelles actions ? en privilégiant la modélisation de l’acte sur celle de la chose. Non pas de quoi c’est fait ? mais qu’est ce que ça fait et pourquoi ? Ces questions maintiennent le modèle ouvert et sont génératrices d’intelligibilité sans épuiser les sens possibles. En effet l’expression des finalités et des fonctions prétend moins à l’exhaustivité que celle de la structure et des organes. [LEM 95 p.81].

Dans un projet de construction de dispositifs de médiation hypermédia, il s’agira donc d’exprimer en termes de finalités et de manière fonctionnelle les figures de médiation avant de proposer des dispositifs qui répondent à ces fonctions, dans un processus de traduction progressif de valeurs en fonctions particulières.

Comment mener cette analyse fonctionnelle dans le cadre d'un projet hypermédia de médiation culturelle ? Esquissons ici un parallèle avec la mise en place du projet culturel du musée [CAI 96 p.210], pour lequel on identifie une phase de définition et d’articulation des fonctions et sous-fonctions et leur articulation avec les autres fonctions du musée, en amont des mises en espace, des aménagements, et des scénographies. Dans le processus de conception de l’hypermédia de médiation, une telle approche systémique, fondée sur le modèle de la fonction et non sur celui de l’organe (structuraliste) est également souhaitable, en amont de la définition des rubriques, modules, langages. Elle correspond à la phase de spécifications fonctionnelles dans toute méthode qualité de conception de produits et de services. Communément centrée sur les notions de besoin et d’usage, nous proposons de décentrer/recentrer la méthode autour de ‘l’arc de la médiation’ [cf. fig. 2]. L’axe horizontal reliant destinateur et destinataire correspond aux relations interpersonnelles et l’axe vertical concerne la production d’un sens partagé, une culture qui engage la collectivité et qui oriente les rapports longs [CAU 99 p. 20 et p. 106]. La courbure de l’arc désigne ici la visée orientée par les finalités en termes de médiation, contrairement à une approche uniquement centrée usager.

Figure 1. 3 sphères enchâssées" Figure 2. Arc de la médiation

Nous distinguons donc ici deux paradigmes : celui de la communication et celui de la médiation. Le paradigme communicationnel, en plaçant uniquement l’usager au centre, nivelle le projet : « …les savoirs construits par les évaluations préalables conduisent à la gestion des attentes, c’est-à-dire à la dépolitisation du social. C’est à ce moment que la connaissance du visiteur dévoile son enjeu véritable : le parti-pris de communiquer, d’abord et avant toute chose, confine à l’absurdité de sa négation. Car le pouvoir que confère le savoir sur le visiteur conduit le musée à contredire la réalité sociale à laquelle il prétend renvoyer. Il nivelle les débats sociaux, affadit les enjeux. » [SCH 01 p.115]. En regard de ce paradigme, nous posons le paradigme de la médiation, qui vise à construire la mise en relation du destinateur et du destinataire à travers la visée de la médiation et par le biais d’un dispositif qui sollicite la participation du sujet et permet une mise en contact qui opère dans la mise à distance.

Quelles postures, quelles expériences proposer ?

A travers le principe phénoménologique de l’action expérientielle : la connaissance ne peut être séparée de l’expérimentation du réel faite par le sujet connaissant (et cette expérimentation du réel est construite par le sujet ; c’est par et dans l’interaction entre le moi et les choses que l’on connaît. Aussi, il importe selon ces principes de construire l’hypermédia sous l’angle des expériences, des postures à expérimenter, et de rattacher au vécu du sujet les objets, les connaissances avec lesquels on souhaite le mettre en contact, en accord avec les multiples manières de créer du lien (au savoir, aux objets, aux autres…) dans les stratégies de médiation.

Le sujet auquel s’adresse la médiation doit être appréhendé dans toute sa complexité, à travers de multiples facettes : sujet épistémique, sujet capable, sujet social, sujet érotétique (sujet de désir), sujet esthétique… Et la médiation peut précisément être appréhendée comme une manière de s’adresser simultanément à plusieurs de ces facettes du sujet, notamment en établissant une relation entre le langage sensible et le monde intelligible, cette convergence étant constitutive des relations esthétiques. [CAU 99p.109], ou encore entre le sujet épistémique et le sujet capable. Par ailleurs, la médiation vise simultanément le sujet et l’objet, elle vise le rapport entre le sujet et l’objet, et construit du lien qui simultanément est une mise en contact autant qu’une mise à distance.

Figures de médiation

Distinguons pour les besoins de l’analyse l’objet de la médiation (par exemple connaissances, discipline scientifique, objet de patrimoine, institution,…), de la nature de l’expérience proposée en lien aux facettes du sujet (expérience sensible, narrative, transactionnelle, (re)constructive). La combinaison entre objets visés et expériences proposées produit les figures de médiation en tant que modalités de la mise en contact/ mise à distance dans le processus de médiation.

Figure 3. Exemples de figures génériques de médiation.

Nous proposons (de manière non systématique ni exhaustive) un certain nombre de figures de médiation qui visent plusieurs des facettes du sujet, et déclinent des modes d’expérience et de rapport à différents objets [cf. fig. 3].

Figures visant les objets de patrimoine

Rattacher au vécu du sujet les objets avec lesquels on souhaite le mettre en contact correspond au principe phénoménologique selon lequel on ne peut séparer la connaissance de l’expérimentation du réel faite par le sujet. Dans le cadre de la médiation culturelle, et notamment dans les problématiques d’interprétation du patrimoine, on cherche à mettre en contact plus qu’à instruire, en accord avec le principe selon lequel« toute interprétation qui n’en appelle pas d’une façon ou d’une autre à un trait de la personnalité ou de l’expérience du visiteur est stérile »[3] . L’hypermédia de médiation peut être un excellent vecteur pour proposer une expérience sensible, proposer la délectation et l’émotion sur les objets de patrimoine ; provoquer des questionnements (vis-à-vis des objets ou des savoirs) est une manière de s’adresser au sujet érotétique.

Par ailleurs, l’objet de patrimoine subit un double mouvement de virtualisation [4] . Prélevé du réel, sorti de son contexte, dépouillé de son usage, voire présenté aux publics par le biais d’un artefact, sa numérisation dans l’hypermédia prolonge ce processus de virtualisation et appelle des figures de recontextualisation qui en orientent la perception et la compréhension, afin de produire de nouvelles formes d’intelligibilité pour le sujet [CAI 95p.174].

Figures visant les connaissances scientifiques

Si la mise en contact entre le sujet et l’objet de patrimoine est essentielle ce premier mouvement en appelle un autre, celui de créer la rupture après la mise en place d’un horizon d’attente, la construction de connaissances passant par la remise en cause des anciens schémas et la construction de nouveaux.

Dans une approche constructiviste, mettre en contact avec la science passe par la proposition d’un théâtre de la science [JEA 94] qui propose la science en construction, la science en débat et qui articule les points de vue et éclaire le contexte d’émergence des découvertes.

La narration est également une forme essentielle de la relation au savoir comme de la relation interpersonnelle, « une expérience, c’est un ensemble de faits inscrits dans des récits » [JEA 94 p. 265-266]. Dans toutes les sociétés, elle est essentielle pour construire le lien social et s’adresse aux multiples facettes du sujet ; dans le récit convergent les finalités du discours selon la rhétorique classique (delectare movere docere). Il construit une relation avec celui qui le reçoit, et « ouvre une brêche, celle de l’interprétation » [CAU 99].

(Re)construire, expérimenter par la simulation, permettre l’interaction perceptivo-motrice avec des objets de connaissance par le bais de connaissances procédurales, la manipulation mentale de symboles et de règles… Ce type de stratégie s’adresse conjointement au sujet épistémique et au sujet capable et repose sur une approche behavioriste et piagetienne de la construction de connaissances.

Figures visant une relation horizontale de communication

Construire du lien, interagir avec d’autres sujets par le biais du dispositif s’adresse au sujet social et vise à provoquer des interactions entre visiteurs autour d’un dispositif hypermédia que ce soit dans l’exposition ou sur internet.

Sujet-destinataire et objet sont ainsi reliés par le biais d’une expérience qui met en contact / à distance avec l’objet et relève à la fois de l’intention de médiation du destinateur et de l’expérience singulière et irréductible du sujet. En effet, si l’intention, la proposition de médiation sont essentielles, l’événement à proprement parler réside dans l’expérience sensori-motrice du sujet avec l’hypermédia de médiation ; de même que l’événement de l’exposition réside dans le rapport du corps du sujet aux espaces et aux objets et non dans le dispositif de représentation[DAV 99]. Cette particularité que partagent l’hypermédia et l’exposition font de l’expérience du sujet l’élément central du dispositif.

A ce stade, ces figures de médiation ‘génériques’, sont des modalités ouvertes, des formes intentionnelles qui existent uniquement du point de vue de leur visée et qu’il s’agit d’incarner progressivement.

Incarnation de ces figures dans des outils de médiation

Dans le processus de conception, que l’on peut appréhender comme un couplage de processus de spécifications fonctionnelles et de processus de traduction, il s’agit de désigner les outils se distribuant objectifs et figures de médiation. En accord avec nos préoccupations épistémologiques nous optons pour le terme outil au lieu de modules, produits, ou services.

L’outil selon une approche en psychologie cognitive de type constructiviste [RAB 97] est un biface composé d’artefacts et de schèmes d’utilisation qui ne sépare pas les outils de celui qui les emploie. Ces artefacts s’incorporent dans des activités finalisées, et incorporent des éléments qui viennent de la société et de la culture et sont des transmetteurs de la culture et de la société.

En s’appropriant les outils, on s’approprie les aspects de la société et de la culture dont ils sont porteurs. L’outil existe pour le sujet à travers les usages qu’il en fait et qui peuvent être différents de ce qui a été prévu (usage réduit, détournements, création…).

Le concept d’outil articule ainsi les trois sphères objet, pratique du sujet et sphère sociale et culturelle.

Désigner l’outil

L’outil est proposé comme une réponse, une incarnation possible des fonctions et figures de médiations, par exemple mettre en contact le sujet avec les équipements et programmes proposés par le musée peut être incarné à travers un outil agenda ou calendrier. La conjonction de plusieurs figures de médiation s’adressant aux différentes facettes du sujet, ainsi que les potentialités expressives de l’hypermédia, amènent à concevoir des outils hybrides de médiation qui combinent des fonctions informationnelles, visuelles et interactives. Les images comme substituts analytiques aux objets [DEL 01] possèdent les propriétés du schème en théorie de la connaissance et en psychologie. Elles permettent des représentations intermédiaires entre l’image et le concept, plus ou moins structurées.

Deux exemples tirés du projet de site Internet du Muséum national d’Histoire naturelle que nous avons conçu [5] sont des modules animés, à la fois analytiques et analogiques, s’adressant autant au sujet épistémique qu’au sujet sensible. Leur fonction de médiation est dans les deux cas avant tout une fonction de remédiation ; il s’agit de corriger des représentations mentales erronées, à travers une approche plus sensible que conceptuelle. Le muséum national d’histoire natuelle qu’est-ce que c’est ?[6]vise à à remédier à une mauvaise image de l’institution Muséun national d’Histoire naturelle et à proposer la construction d’une image cohérente du Muséum, dans son unicité et sa diversité. L’histoire naturelle qu’est-ce que c’est ? [7]a pour objectif de raviver, réactualiser, restaurer la polysémie de l’expression Histoire naturelle dans sa richesse de sens et son actualité pour les sciences de l’homme, de la vie et de la terre aujourd’hui.

Spécifier l’outil de médiation

L’outil désigné à ce stade peut être considéré comme une partie du système, un sous-système qui s’insère dans l’ensemble et est à son tour spécifié du point de vue de ses finalités de médiation, puis du point de vue des expériences et des fonctions qu’il propose au sujet. En tant que bi-face composé d’un artefact technique et d’un schème d’utilisation, c’est le versant schème d’utilisation qui est concerné par cette étape : il s’agit de spécifier l’outil pour le sujet, l’expérience de médiation du sujet.

Par exemple l’outil visite virtuelle est un outil générique qui en soi ne présuppose aucune fonctionnalité, aucune technique, mais simplement une fonction qui relève de l’induction sensori-motrice : parcours à travers un espace virtuel pour une mise en contact avec des objets (virtuels), il s’agit d’en préciser les objectifs à l’intérieur du système, en termes d’expériences de médiation qui visent différentes modalités de la mise en contact. S’agit-il par exemple d’instaurer une médiation humaine par le biais d’un sujet de parole ? de permettre de situer et d’identifier des objets en rapport à une exposition réelle ? de saisir le scénario, la scénographie d’une exposition ? de proposer une visite virtuelle substitut de la visite réelle ? de proposer une visite sélective, avec des points clé commentés ? de proposer un éclairage particulier, une visite ‘point de vue’ liée à une personnalité ? etc…

Une fois les objectifs de médiation précisés pour cet outil, il s’agit ainsi d’en préciser les fonctions (en termes de services informationnels, fonctionnels, visuels…) telles que visualisation d’un plan, déplacement à l’aide d’un plan, positionnement de pictogrammes, possibilité de modifier l’affichage de pictogrammes en fonction de choix thématiques, accès aux objets par le biais des pictogrammes, déplacement dans un espace à l’aide de flèches de direction, ou bien automatiquement, apport informatif sur les objets, et pourquoi pas des fonctions communicationnelles telles que la possibilité de commenter et d’échanger à propos des lieux et objets proposés par la visite virtuelle. Pour le site du mnhn, l’outil de médiation Visite virtuelle ne visait pas à proposer un substitut à la visite mais à proposer une expérience sensible sur les sites et galeries, à donner à saisir les raisons d’être de ces sites, à en identifier les grandes lignes de structuration thématique, à permettre le repérage spatial d’objets phares… La solution retenue pour satisfaire ces besoins de médiation, peu coûteuse au plan technique, relève de l’association de textes et d’images photographiques et schématiques (plans interactifs)[8] . Pour chacun de ces composants de l’outil nous avons ensuite précisé les objectifs et fonctions de médiation.

Synthèse, une démarche fractale

On peut appréhender cette démarche comme un processus de traduction qui se développe de manière fractale : depuis les objectifs de médiation, déclinés à travers des figures génériques qui sont des modalités de mise en relation, des types d’expériences, vers les outils de médiation considérés comme des sous-systèmes, et pour lesquels on précise les objectifs et les figures de médiation. A ce niveau, ces figures correspondent aux schèmes d’usage de l’outil, et sont à leur tour spécifiées selon différentes composantes qui sont des fonctions de l’outils (fonctions d’information, de visualisation, d’interaction, de communication…) [cf. fig. 4.].

Figure 4. Le processus de spécification.


Ce processus traverse les trois sphères enchâssées [cf. fig. 1.], depuis la macro-sphère sociale, représentée par les objectifs de médiation en passant par la ‘méso-sphère’ de la pratique du sujet - les figures ou fonctions de médiation qui modélisent les expériences, les relations, les interactions, les représentations du système pour le sujet etc. - et jusqu’à la micro-sphère de l’outil, vers laquelle aboutissent les spécifications fonctionnelles de l’outil, à leur tour incarnées dans des solutions formelles (scénaristiques, visuelles, techniques)[9] .

Ce processus descendant est dans les faits constamment couplé à une démarche ascendante qui amène à ajuster le modèle hypothétique en cours de construction, par le travail sur la matière, le terrain, les objets, les intuitions formelles, sensibles[10] .

Enjeux

La démarche proposée et expérimentée par l’auteure est fructueuse pour la création (disegno interno) et pour la communication sur le projet (disegno externo).

Concernant le disegno interno, préciser les figures et fonctions de médiation sans céder à leur incarnation précoce à travers des formes connues et prégnantes permet de garder le cap sur les enjeux de médiation durant l’ensemble du processus de conception. Cette démarche d’idéation progressive favorise la création de solutions innovantes de médiation, dans un domaine où beaucoup reste à inventer.

Du point de vue du disegno externo, cette étape de spécifications constitue au sein de l’institution un outil de concertation pour s’accorder sur les questions essentielles qui concernent les enjeux de médiation.

Dans le contexte d’une commande, elle permet une formulation de l’analyse fonctionnelle au niveau requis : candidats à la maîtrise d’œuvre ou maître d’œuvre en place ont besoin d’un cahier des charges à la fois précis au plan des fonctions et figures de médiations visées, et suffisamment ouvert pour ne pas empiéter sur la proposition de solutions (graphiques, scénaristiques, techniques…) correspondantes. Et la rédaction du cahier des charges peut suivre dans son développement la démarche fractale décrite dans la partie synthèse, une démarche fractale[11] .

La formalisation de ces visées de médiation fournit également une base solide pour l’élaboration de protocoles d’évaluation à mettre en place dès la réalisation d’un prototype ou lors de l’activation réelle du dispositif qui permettent de vérifier si la réalisation remplit ou non ses objectifs de médiation, et ce aux différents niveaux de granularité définis. Cette approche ouvre également des perspectives pour la génération d’hypermédias à partir de spécifications fonctionnelles et sémantiques [NAN 05] en phase avec le mouvement d’évolution des hypermédias qui tendent vers des « objets processus » [ZEN 06] complexes, dont les niveaux de description sont de plus en plus abstraits et dont la modélisation nécessite des outils conceptuels aptes à appréhender la complexité.

Nous espérons avoir démontré les enjeux de l’approche constructiviste dans la modélisation d’outils de médiation, face à une approche qui considère les destinataires comme « des cibles figées et normalisées rassemblées autour des objectifs d’audience optimale » [NAT 03 p.141]. Cette dernière tend à niveler les enjeux par la gestion des attentes, et peut être opportunément infléchie par une approche orientée médiation qui restaure la distance entre le destinataire et l’objet construit dans le processus de médiation, et, dans cet espace, ménage à la sphère sociale sa juste place dans le processus de conception.

Références bibliographiques

[CAI 95] CAILLET E., "A l’approche du musée, la médiation culturelle", PUL, Lyon, 1995.

[CAU 99] CAUNE J., "Pour une éthique de la médiation, le sens des pratiques culturelles", Presses universitaires de Grenoble, Communications, médias et société, Paris, 1999.

[DAV 99] DAVALLON J.., "L’exposition à l’œuvre, stratégies de communication et médiation symbolique", L’Harmattan, Paris, 1999.

[DEL A 01] DELARGE A., « Pratiques interprétatives en muséologie », L’interprétation entre élucidation et création, dir P. de La Broise et J. Le Marec, Lille, 2001.

[DEL B 01] DELOCHE B, "Le musée virtuel, vers une éthique des nouvelles images ", Presses Univrsitaires de France, Questions actuelles, Paris,2001.

[ECO 65] DELARGE A., "ECO U", L’œuvre ouverte, Seuil, Points, Paris, 1965.

[JEA 94] JEANNERET Y., "Ecrire la science, formes et enjeux de la vulgarisation", PUF, Paris, 1994.

[LEM 95] LEMOIGNE J.L, "Les épistémologies constructivistes", Puf, Que sais-je ?, Paris, 1995.

[NAN 05] NANARD, J. et M., « Saphir : un cadre de référence pour une spécification des hypermédias par intention », Actes H2PTM 05, Hermès, Paris, 2005.

[NAT 03] NATALI J.P., « Modélisations et conceptions de dispositifs de médiation et de délibération », La place du constructivisme pour l’étude des communications, actes du colloque, Béziers, 2003

[RAB 97] RABARDEL P., " Les hommes et les technologies, une approche cognitive des instruments contemporains", Armand Colin, U, Paris, 1997.

[RIE 06] RIEDER B, « Métatechnologies et délégation, pour un design orienté société dans l’ère du web 2.0 », thèse de Doctorat, Paris VIII, 2006.

[ROJ 06] ROJAS E., « Patrimoine scientifique et internet : Stratégies de médiatisation et de médiation Internet du Muséum national d’Histoire naturelle », Congreso Patrimoni cultural, Université de Cordoba, Argentine, mai 2006

[ROJ 96] ROJAS E., « L’écriture multimédia : éléments de méthode pour la conception d’hypermédias culturels », Thèse de Doctorat, Paris 8, 1996.

[SCH 01] SCHIELE B., " Le musée de sciences, montée du modèle communicationnel et recomposition du champ muséal", L’Harmattan, Paris, 2001.

[ZEN 06] ZENOUDA H., « Images et sons dans les hypermédias, De la correspondance à la fusion », thèse de Doctorat, Paris XIII, 2006.

Notes

  1. L’auteure enseigne les méthodologies de conception d’hyperdocuments multimédia.
  2. Nous évoquons ici les différents paradigmes de design informatique présentés dans [RIED 06].
  3. Tilden, principe n°1 de l’interprétation, cité par [DEL A 01]
  4. Voir notamment [DEL B 01] sur cette question.
  5. L’auteure a scénarisé le site internet du Muséun national d’Histoire naturelle.
  6. http://www.mnhn.fr/museum/foffice/tous/tous/GuideDecouverte/museumQuestce/sommaireflash.xsp
  7. http://www.mnhn.fr/museum/foffice/tous/tous/HistNatMuseum/histNaturelle/flashhistnat.xsp
  8. Voir par exemple le module de présentation de la Grande Galerie de l’Evolution. : www.mnhn.fr/, cliquer sur « à découvrir > Grande Galerie de l’Evolution.
  9. Pour l’analyse des solutions formelles au service des figures de médiation, voir [ROJ 06]
  10. que nous avions identifié à travers la dialectique entre structure type et scénario occurrence pour une phase ultérieure du processus de conception [ROJ 96].
  11. L’auteure a mis en œuvre cette approche dans le cadre de la rédaction du cahier des charges pour la refonte du site Internet du Muséum national d’Histoire naturelle...