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H2PTM (2007) Mahé

De H2PTM

Résister aux modèles de communication

Net art, art numérique et design exploratoire


 
 

 
Titre
Résister aux modèles de communication : Net art, art numérique et design exploratoire
Auteurs
Emmanuel Mahé(i), Janique Laudouar(ii)
Affiliations
(i) Chercheur en Sciences Humaines, Ph.D., Orange Labs - France Télécom R&D
  • emmanuel.mahe@orange-ftgroup.com
(ii) Directrice éditoriale de la revue en ligne numedia-edu, Académie de Paris
14 rue des Amiraux 75 018 Paris8,
  • janique.laudouar@ac-paris.fr
Dans
actes du colloque H2PTM 2007 Hammamet
publié dans H²PTM07 : Collaborer, échanger, inventer
Résumé
Design d’information, d’interaction, interprétation des données, interface : propositions d’artistes. Les travaux d'Emmanuel Mahé, chercheur en Sciences de l'information et de la Communication portent sur la question de l'innovation des usages par les artistes issus de l'art numérique. Des codéveloppements avec des artistes sont menés pour construire de nouveaux dispositifs télécommunicationnels. Janique Laudouar (directrice éditoriale de la revue en ligne numedia-edu) s’attache à repérer et décrypter ces interfaces d’artistes mettant en jeu l’émotion, l’esthétique, la dynamique, les sens. Les auteurs démontreront en quoi ces interfaces d’artistes sont porteuses d’usages innovant, et en quoi l’art sait résister aux modèles de communication.
Mots-clés 
innovation, net-art, art numérique, design, interface, dispositif, résistance, communication.


Introduction

Dans cette communication, nous partons du point de vue de nos expériences vécues comme praticiens de l'innovation : en explorant les nouvelles pratiques, en nous confrontant aux discours et aux dispositifs artistiques, en écrivant ou théorisant sur les pratiques émergentes… Un théoricien des TIC est aussi praticien, et un praticien est amené à s’interroger sur ses pratiques, ne serait-ce que pour les reconfigurer.

Des pratiques artistiques en réseaux contre la communication

La principale visée de cet article est de comprendre comment les pratiques artistiques mettant en jeu les TIC comme éléments moteurs de production et de diffusion ne sont pas seulement de nouvelles "machines à communiquer" dans son sens usuel, mais des machines à déformater les représentations de la communication, à transformer les formes organisationnelles collaboratives, à créer de nouvelles forces qui vont bien au-delà de la simple "communication" entre les personnes ou des groupes de personnes en réseau, dans un sens pleinement schaefferien (Schaeffer, 2000). Nous essaierons donc de nous déprendre de ces grilles de lectures habituelles décrivant les pratiques artistiques comme étant communicationnelles : l'artiste aurait un message à faire passer par son travail (la transmission d'un message); les œuvres en réseaux, parce qu'elles mettent souvent en jeu des outils de partage et de collaboration, seraient par nature communicantes.

Pour argumenter cette posture (et en définir aussi ses limites), nous proposerons dans une première partie deux points de départs théoriques : d'une part l'esthétique informationnelle d'Abraham Moles pour expliquer comment l'œuvre d'art est encore perçue aujourd'hui comme un "médium" transmettant des messages, postulat que nous contestons ; d'autre part les concepts d'énoncés, de formes et d'actualité chez Michel Foucault et Gilles Deleuze pour analyser les pratiques artistiques dans leurs diversités et dans leur irréductibilité à la communication. Nous montrerons une seconde partie, avec des exemples concrets, comment certaines pratiques artistiques ne relèvent donc pas d'un schéma communicationnel mais bien davantage d'un agencement singulier de forces non communicantes et non communicables. Nous tenterons de montrer comment ces pratiques résistent aux injonctions idéologiques de la "communication universelle" tout en produisant (et c'est précisément ce paradoxe apparent que nous souhaiterions mettre en lumière) des discours d'accompagnement pour expliquer leur démarche, et en créant des dispositifs hétérogènes mettant en jeu toutes les notions et les outils relatifs à cette même idéologie.

Approches théoriques

Il faut relire Abraham Moles pour au moins deux raisons : d’abord parce qu'il a développé une théorie puissante mais non-abstraite, directement reliée à des pratiques artistiques (c'est une "théorie-pratique" et non une pratique théorisée), il s’agissait donc d’une théorie qui résonnait véritablement avec l’art de son époque (notamment avec la littérature expérimentale des années 50) mais aussi avec d’autres théories comme les mathématiques ; et, ensuite, parce qu’il a accompagné les débuts de l’informatique d’une réflexion formelle tout à fait exceptionnelle.

Il en va de même pour Michel Foucault, même ci celui-ci, par comparaison, est bien évidemment beaucoup connu des chercheurs en raison de l'étendue de ses travaux et de ses "livres bombes" qui n'ont toujours pas fini d'exploser. Nous prendrons à la lettre sa fameuse expression de la tool box, ("boîte à outils") en reprenant les concepts notamment de formes et d'énoncés. Les pratiques artistiques (seules certaines d'entre elles y réussissent vraiment) nous ouvrent de nouvelles voies pour nous défaire des formes dont nous dépendons aujourd'hui, et plus précisément nous défaire des régimes dont dépendent ces formes (ce que Deleuze nommerait à la suite de Michel Foucault des "diagrammes abstraits"). Nous proposons d'ailleurs de présenter cette référence théorique comme étant celle d'une figure imaginaire (et pourtant si réelle) d'un "Deleuze-Foucault". (Deleuze, 1986)

De l'art comme moyen de transmettre un message à l'art non-communicant

Si la théorie esthétique de Moles (Moles, 1990) ne représente évidemment pas l'ensemble des discours théoriques sur les pratiques artistiques sur le Net, elle est, à nos yeux, très symptomatique de la manière dont des théories actuelles décrivent les dispositifs artistiques en réseaux comme étant communicants, souvent dotés (pouvons nous lire) de messages sous-jacents. Analyser les énoncés de Shannon et de Moles, c'est comprendre de quel régime d'énoncés nous dépendons encore, expliquant ainsi la prégnance de plus en plus forte des systèmes de transmissions et de télécommunications contemporains. Il est primordial de pouvoir relier les énoncés à des pratiques artistiques qui prennent pour objet et sujet ces mêmes TIC.

L'art comme medium : de Moles aux discours sur l'art actuels

Moles a repris le premier postulat des ingénieurs-mathématiciens américains Warren Weave et Claude Elwood Shannon (théorie principalement basée sur la notion de "quantité d'information") pour développer une nouvelle théorie esthétique : l'esthétique informationnelle. Il a transféré la notion quantitative d'information à l'objet d'art, partant du principe que l'artiste (émetteur) devrait faire passer un "message" au spectateur (récepteur). Ce message devrait se transmettre par un "canal" de transmission perceptuelle (la vue, l'ouïe, le toucher, etc.). La théorie "physique" de la transmission des signaux sert à Moles de point de départ pour penser le système relationnel perceptif entre l'œuvre et le récepteur (lecteur, spectateur, auditeur, etc.). La thèse centrale est la suivante : les phénomènes esthétiques seraient mesurables et quantifiables statistiquement (en intégrant les degrés de complexité). Moles propose une modélisation de la relation <message artistique / récepteur>. Il calcule "objectivement" en quoi le message pourrait être reçu, non pas en fonction de critères subjectifs (appréciations personnelles, jugement dépendant du goût, critères sociohistoriques, etc.), mais en fonction de critères scientifiques. La quantification statistique liée à des phénomènes esthétiques, lui permet d'établir une théorie combinatoire. L'analyse de l'art ne se limite pas, dans ce cas, à une seule forme artistique en particulier ou un à "style" singulier : ce peut être une peinture, une sculpture, un concert, un poème ou toute autre forme d'expression artistique. Cette théorie générale ne se limite toutefois pas à une vision purement quantitative : grâce à cette approche inspirée de la science probabiliste des combinaisons d'éléments, elle crée un système de jugement qualitatif.

Pour résumer, nous pourrions illustrer ce système sous forme d'un curseur allant et venant entre deux pôles, le curseur indiquant le degré de complexité d'une œuvre. Nous aurions donc, d'une part, un pôle représentant la valeur informative, et de l'autre, la valeur esthétique. D'un côté, une analyse de ce qu’il est convenu d'appeler la " signification" désirée par l'artiste, le "message" artistique, et, de l'autre, la forme esthétique perçue comme un style. Le degré de complexité d'une œuvre oscillerait entre ces deux pôles selon la relation entre son intelligibilité sémantique (information sémantique) et sa forme stylistique (information esthétique). Une réalisation artistique serait dans ce cas plus ou moins "originale" selon sa proximité avec le pôle stylistique et plus ou moins intelligible selon la distance qui la séparerait du pôle sémantique. Ce système peut ainsi mesurer "l'art combinatoire" selon des critères d'invention stylistique et d'intelligibilité. Plus une œuvre serait intelligible (proche du pôle sémantique), plus elle serait conventionnelle (respect des conventions sémantiques pour une compréhension maximale). Plus elle en serait éloignée, moins elle serait intelligible. En retour, s'approchant du pôle esthétique, elle gagnerait alors en originalité esthétique. Cette relation interne entre message et forme, entre information et style, entre intelligibilité et esthétique, serait alors mesurable statistiquement, dans ses divers différents degrés de complexité (ou interrelations probabilistes entre message et esthétique), pour arriver à mesurer l'information d'une œuvre d'art, sachant que cette "information n'est que la mesure de la complexité».

Une œuvre (textuelle ou autre) ainsi analysée sera jugée d'autant plus complexe qu'elle offrirait une information esthétique importante (esthétique non conventionnelle qui "brouille" une intelligibilité du message). Inversement, elle sera d'autant moins complexe qu'elle offrirait une intelligibilité "moyenne", conventionnelle, du message artistique. Une œuvre artistique contiendrait, selon cette théorie, différents types d'informations qui dépassent les seules informations sémantiques ou symboliques (conventionnels). Ces informations esthétiques, intuitives, sensibles, sont, pour Moles, des informations à prendre en compte en termes de complexité. Une œuvre complexe (entendre par-là une "œuvre qualitativement élevée") élaborerait structurellement des relations complexes entre les différentes informations qu'elle contiendrait (entendre par "relations complexes" : relations mesurables statistiquement entre les deux pôles mais également leur degré d'imprévisibilité calculée par probabilités). Tel un "curseur" dans une échelle de valeurs, la complexité structurale de l'œuvre serait la mesure du degré d'originalité de l'œuvre d'art. Une grande partie des théories sur l'art, de la critique d'art ou de la médiation culturelle, est encore basée sur cette approche communicationnelle : d'une part un type d'analyse de l'art qui cherche à détecter le message "crypté" ou caché de l'artiste dans une œuvre (qu'elle soit tangible ou non, éphémère ou durable, individuelle ou partagée, anonyme ou signé), et, d'autre part, des discours qui sont sur les registres plus subjectifs, relatifs au goût, au jugement de valeur. Les pratiques issues du net art et l'art numérique ont une propension, parce qu'elles sont liées aux réseaux (techniques et sociaux), à renforcer cette double tendance : les discours critiques (positifs ou négatifs) portent souvent sur la valeur émotionnelle ou "humaine" d'une œuvre (le critère esthétique ou émotionnel vient "contrebalancer" l'aspect froid des techniques engagées), mais aussi sur le sens : chercher le message sous-jacent (la fonction sociale et symbolique du dispositif techno-artistique). Ces deux aspects sont d'autant plus prégnants que le dispositif mis en œuvre permet de visualiser des données partagées sur le web, représenter des communautés, créer des "réseaux sociaux", etc. Ces types de discours, correspondant aux énoncés de Shannon puis de Moles, engagent aussi une relation aux pratiques artistiques dominées par cette vision communicationnelle des réseaux.

Schéma communicationnel et représentation de la pratique de conception

Les pratiques artistiques sont donc souvent perçues comme relevant donc d'un système communicationnel plus ou moins complexe (qui "fonctionnerait" ou "ne fonctionnerait pas", "off" ou "on"), ce qui, en retour, conditionne non seulement la relation entre un spectateur et une œuvre (avec des interfaces d’intelligibilité de pertinences variées) mais conditionne également la façon dont le processus artistique est modélisé sur les théories de transmission d’un message. En effet le schéma communicationnel encore prégnant aujourd'hui implique une certaine manière de pratiquer et de penser la conception d'un dispositif quel qu'il soit : la conséquence de cette vision communicationnelle de l’art, qui en est aussi son moteur, polarise le processus artistique autour de la <conception / réalisation> d’une part, et l’acte de réception d’autre part. Le processus de production artistique correspond alors à un développement temporel linéaire : allant du "concept" premier, de l’idée originale de l'artiste ou d'un collectif, jusqu’à sa concrétisation dans un agencement formel spécifique (choix stylistiques, adoption de solutions techniques...) suivie de la phase finale d’exposition. Or les pratiques artistiques ne s'organisent pas nécessairement de cette manière, il est nécessaire de prendre en considération le processus de création avant mais aussi pendant l'acte de réception ou d'interactivité. Par exemple, dans "Going around the Corner" (1970)[1], Bruce Nauman détourne de sa fonction première la vidéosurveillance en la transposant dans un espace de monstration artistique et en la mettant en scène d'une façon toute particulière. Quatre caméras sont fixées à chaque coin supérieur et quatre moniteurs posés au sol diffusent en direct ce qui est filmé par la caméra. Le spectateur, qui tourne autour de ce cube (5m x 5m), s'attend à se voir dans le moniteur vidéo situé juste au-dessous de chaque caméra vidéo. L'astuce de Nauman est d'avoir décalé les espaces de captations des espaces de diffusion de telle sorte que le spectateur est certes filmé mais ne peut jamais se voir. Le moniteur qui diffuse son image captée par la caméra qui lui fait face, est retransmise sur un moniteur situé de l'autre côté du cube. Le spectateur peut voir l'image retransmise des autres spectateurs situés de l'autre côté du cube, et il sait que sa propre image est visible par ces mêmes autres spectateurs. S'instaure alors un jeu entre le voyeurisme et l'exhibitionnisme ou au contraire une quête impossible de sa propre image qui échappe ainsi à son contrôle. De nombreux autres artistes de cette époque mettent en situation de crise le statut du spectateur en créant des dispositifs vidéo. La vidéosurveillance a pour objectif de contrôler des espaces publics ou privés grâce à une visualisation de l'espace à distance et en direct. Nauman modélise autrement le dispositif de surveillance : il perturbe l'usage habituel du dispositif technologique en le mettant en crise, en le "dépliant" (l'installant) d'une manière inhabituelle, qui va à l'encontre des modes d'emploi et des règles disciplinaires et rend perceptible à l'époque de nouveaux agencements de contrôle (anticipation d'un régime à venir). La résistance à un système de pouvoir ne passe pas par un "message" que Nauman aurait souhaité "communiquer" mais s'actualise dans un nouveau type de modélisation de ce système : le jeu instauré entre surveillé et surveillant, ainsi que le dispositif technique mis à nu de manière minimale, sont quelques-uns des éléments mis en œuvre pour produire une situation de crise du dispositif de surveillance, et faire ressentir au spectateur un sentiment d'emprise (d'abord par la localisation de son corps dans l'installation), et lui faire comprendre de quel régime de pouvoir il dépend et dont il doit se déprendre, donner une forme en somme à son actualité..

"Formes en devenir" : résistance contre "la" communication

Le nouveau n'est pas censé désigner la mode, mais au contraire la créativité variable suivant les dispositifs: conformément à la question qui commença à naître au XXe siècle, comment est possible dans le monde la production de quelque chose de nouveau? Il est vrai que, dans toute sa théorie de l'énonciation, Foucault récuse explicitement «l'originalité» d'un énoncé comme critère peu pertinent, peu intéressant. Il veut seulement considérer la «régularité» des énoncés. (Deleuze, 1988).

Cette approche est bien entendu radicalement différente de Moles, puisque chez lui l'originalité (comprise comme un degré plus ou moins élevé de cryptage) est la condition même de la valeur artistique. Mais, dans le même temps, l'analyse de quelques aspects de la théorie Moles, tels que nous venons de les exposer, nous montrent qu'une théorie artistique (un énoncé) est relative à un ensemble d'énoncés (parfois similaires ou contraires) qui l'englobe et plus ou moins réguliers (même s'ils semblent opposés). Gilles Deleuze poursuit : " […] ce qui compte, c'est la nouveauté du régime d'énonciation lui-même, en tant qu'il peut comprendre des énoncés contradictoires. Par exemple on demandera quel régime d'énoncés apparaît avec le dispositif de la Révolution française, ou de la Révolution bolchevique: c'est la nouveauté du régime [ou un diagramme abstrait] qui compte, et non l'originalité de l'énoncé."

Les pratiques artistiques, comme certains types d'inventions scientifiques ou philosophiques, dépendent de leur régime d'énonciation ou de formation, mais, certaines d'entre elles produisent de nouvelles ouvertures : elles sortent littéralement du diagramme ou du régime, elles ne sont plus de simples énoncés ou formes, elles sont au mieux des énoncés ou des formes en devenir. C'est en cela que les artistes (certains-nes d'entre eux) nous permettent d'entrevoir ce dehors dépassant toute communication (comment communiquer une non-forme ou une non-formation ?). Etudier les dispositifs artistiques du point de vue communicationnel est donc un exercice intéressant mais incomplet, voire trompeur.

Nous appartenons à des dispositifs, et agissons en eux. La nouveauté d'un dispositif par rapport aux précédents, nous l'appelons son actualité, notre actualité. Le nouveau, c'est l'actuel. L'actuel n'est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c'est-à-dire l'Autre, notre devenir-autre. Dans tout dispositif, il faut distinguer ce que nous sommes (ce que nous ne sommes déjà plus), et ce que nous sommes en train de devenir: la part de l'histoire, et la part de l'actuel. (Deleuze, 1988)

En quoi les interfaces d’artistes éclairent cette problématique ? Eclaire-t-il notre "devenir-autre" ? Parce que notre devenir est maintenant intimement lié au réseau, ou à ses formes futures. Dans le même temps, nous attendons des pratiques artistiques qu'elles créent de nouvelles représentations des réseaux, de nouvelles pratiques et de nouveaux types de relation entre acteurs et actants, de nouveaux nœuds (Latour, 1995), c'est-à-dire qu'elles créent un devenir-réseau; en résistance contre lui-même. De très nombreux artistes se sont saisis des technologies de leur époque pour créer non pas des "œuvres technologiques" mais un dehors des technologies, une mise à distance des formes et des énoncés qui les gouvernent : certains de ces artistes ne créent pas tant des "interfaces innovantes" (même si elles le sont souvent) que des manières de considérer le régime de savoir-pouvoir dont dépendent ces instruments, ces outils, ces pratiques et leurs discours. Pratiques et théories contemporaines (notamment celles relatives aux technosciences) sont toutes liées à un même socle d'énoncés et de formes (en lien avec un type précis de régime ou de "diagramme abstrait") : les technologies pervasives, l'"affective computing", les interfaces tangibles, les nanotechnologies, la génétique, la bioinformatique, les sciences physiques quantiques, etc. Certaines pratiques artistiques peuvent nous aider à comprendre la nature de ces liens en créant de nouvelles "contre-formes" (décalages, déviances, braconnage, bricolage, etc.) mais aussi de nouvelles forces (invention, création, rupture, événement, etc.).Ces "interfaces" artistiques ne doivent donc pas être interprétées uniquement dans leur efficacité communicationnelle et fonctionnelle (ça marche ou pas, ça crée du contact ou pas, etc.) mais doivent être pensées comme des machines à créer des forces, nous indiquant ainsi le régime d'énoncé dont nous dépendons, à l'image le tableau des Ménines de Velasquez qui représente la représentation de l'époque, c'est-à-dire nous rend visible l'exercice de pouvoir liée à la représentation : un régime de savoir-pouvoir. Les artistes actuels (certains, nous en prenons quelques exemples plus bas), en créant de nouvelles forces, peuvent nous aider à comprendre de quel régime nous dépendons aujourd'hui. Ces forces ne communiquent rien tant qu'elles ne s'actualisent pas dans des formes. Il existe donc un décalage temporel entre le temps de l'acte de création de forces (temps correspondant à un régime spécifique d'un certain type de formes et d'énoncés qui ne peuvent permettre la formation de ces forces, leur actualisation est virtuelle), et le temps de leur éventuelle actualisation dans des formes (correspondant cette fois-ci à un nouveau régime) : de ce point de vue, les créations artistiques (certaines d'entre elles) ont une capacité à anticiper des usages futurs,[2] à les préfigurer en dehors des conventions et des formes qui leur sont contemporaines, et, secondement, à nous dégager du régime de pouvoir-savoir dont nous dépendons à un moment donné (rendre imaginable un dehors du régime). Ces deux aspects sont fondamentaux et nous montrent déjà que les principaux enjeux de l'art (comme ceux de la science et de la philosophie), n'est tant de communiquer un message, ni de lutter contre, mais de produire de nouvelles forces qui, par nature, ne peuvent rien communiquer puisqu'elles sont en dehors des formes, des formations, des conventions, et des règles. Elles y résistent, non pas comme de simples "contre-formes" mais en déréglant le régime dont ces formes dépendent : c'est un type de résistance par le dehors, une résistance créatrice (à dissocier des résistances réactionnelles, "conservatrices" ou pas). Nous ne prétendons pas que les productions artistiques ne peuvent pas être analysées à travers des théories de la communication, nous affirmons que la spécificité artistique se situe bien au-delà de ces théories et de ces pratiques qui mettent en œuvre matériellement et conceptuellement les outils, les usages et les théories liées aux TIC.

Exemples artistiques : de quel régime dépendons-nous ?

Les artistes qui ont été pionniers en matière d’utilisation des technologies sont aussi les premiers qui spontanément cherchent maintenant à s’ancrer dans l’art contemporain, et non plus seulement l’art dit "numérique", dont ils se sont suffisamment nourris pour s’autoriser à s’en détacher ou à en jouer. Nous proposons donc dans cette partie des exemples issus du net art, de l'art numérique mais aussi des dispositifs artistiques qui ne se réduisent pas à ces catégories, et qui pourraient d'ailleurs être cataloguées autrement : design exploratoire, activités expérimentales, etc. Ces exemples ne sont pas tous développés ici, nous en proposons trois significatifs.[3] . Les intentions ou les discours accompagnant ces œuvres relèvent souvent de la double interprétation communicationnelle et "humaine" explicitée (et critiquée) plus haut. Afin de concrétiser notre intention théorique décrite dans la partie I, nous mettons en parallèle pour chacun de ces exemples ces éléments communicationnels pour ensuite proposer une autre piste de compréhension en cherchant comment ces exemples nous montrent de quel régime nous dépendrions.

Le réseau comme moyen de transmission des "émotions"; un réseau "humain"

Une terminologie significative est accolée à des œuvres qui opèrent un retour sur la technologie, sur la dimension "humaine", par exemple le "navigateur humain", une interface de Christophe Bruno, ou les "émotions" dans le descriptif du travail de David Guez, ou encore la cartographie des émotions de Maurice Benayoun. Dans chacun de ces cas, des discours de types communicationnels existent (nous en citons quelques extraits) mais dans le même temps, chacun de ces dispositifs ou projets artistiques fabriquent une nouvelle vision du réseau. Les discours et les interprétations actuelles de ces œuvres (les énoncés dont ils dépendent) font probablement écrans, essayons de les comprendre par les logiques qui échappent à leurs formes qui les sous-tendent : les forces.

"Hypermoi" de David Guez (mars 2007) 

L'Internet façonnerait à notre insu, ou avec notre complicité, un "Hypermoi", pour reprendre le titre du travail en cours de David Guez :

"L'hypermoi pose l'hypothèse de l'existence d'un moi numérique relié au réseau internet. Ce moi particulier serait une construction liée à notre pratique de plus en plus 'affective' et 'intensive' du Web et de ses technologies associées. […] La question de l'interface est primordiale car elle pose la question de l'usabilité et de l'efficacité du projet. L'e-mail est ce candidat idéal d'interface. […] Ainsi, en envoyant un e-mail au réseau, l'utilisateur dépose tout simplement le contenu d'un désir ou un souvenir dans son Hypermoi. Internet jouerait ici ce rôle d'espace impalpable et discret qui absorbe à notre mesure et qui façonne message après message l'organigramme de notre Hypermoi.[4]

Ce travail nous fait penser à l'émergence d'un nouveau type de subjectivation : nous passerions du mode "individuel" au mode "dividuel" (Deleuze, 1990) ne se résumant pas à un seul corps indivisible mais à un ensemble d'éléments mouvants (un réseau à la fois matériel et immatériel), divisibles et modulables. Le discours de type communicationnel de l'artiste fait finalement écran à son projet puisqu'il reste dans une logique de transmission (ayant comme présupposé un élément indivisible transmis par et dans les réseaux : un désir, une émotion, etc.) alors que son projet montre en pratique la manière dont il s'emploie à rendre visible la dispersion de ses anciens éléments pour créer une sorte de "gaz", le corps et le "moi" s'atomisant dans une logique de "chaos organisé". Ce projet, tout en s'appuyant sur une logique classiquement communicationnelle, produit un dehors des énoncés dont il dépend : il crée un dehors du nouveau régime en mutation, il nous rend visible ce que pourrait devenir la "société de contrôle".

Human Browser, le Navigateur Humain de Christophe Bruno (2004 – 2006)[5]

Christophe Bruno incarne sans doute une avant-garde de l’art contemporain, ceux qui ont commencé très tôt à utiliser les technologies, et qui aujourd’hui explorent de nouvelles voies, comme ce "navigateur humain". Après les débuts de Google, vient "google hack". D’abord en 2001 de petites "épiphanies"[6], des bribes de texte en hommage à James Joyce, un "piratage" artistique puisqu’un petit programme parasite Google. En avril 2002 Christophe Bruno décide "de lancer un happening sur le web, en forme de campagne de publicité poétique en partant de "Google AdWord"[7]. Il achète des mots-clés. "Pour chaque mot-clé, vous pouvez écrire une courte annonce, et au lieu de l'annonce traditionnelle, j'ai choisi d'écrire un petit "poème", absurde, drôle ou un peu provocant.". Douze mille personnes voient sur son site ce "happening d’un nouveau genre" qui le lance comme artiste du net-art et l’un des inventeurs du "google-art". Google ne tarde pas à réagir en fermant son compte face à l’incongruité de l’usage qui est fait de leur outil publicitaire : «le happening a été censuré non pas pour des raisons morales, mais pour des raisons économiques." dit Christophe Bruno. Aujourd'hui il explore une nouvelle voie : transférer dans la réalité de tous les jours les outils et usages du Web (les faire sortir de leur configuration habituelle : les terminaux).

Human Browser est un dispositif de performance : Google scanne en permanence le Web, et un programme parallèle lancé par l’artiste transfère via un synthétiseur vocal des bribes de textes, "copiées-collées" au hasard, "épiphanies" qu’un comédien reçoit en temps réel via un casque et répète ou plutôt met en scène dans un espace public, à la grande stupéfaction des visiteurs. Ce navigateur humain est un exemple ironique et distancié : "Google vient scanner, "hacker" l’ensemble de toutes les paroles, de l’intimité de l’humanité, quelle est la chose la plus belle que je puisse faire si ce n’est redonner cette parole à un être humain ?" Le dispositif Human Browser voyage dans le monde entier, de Berlin à Turin, et bientôt peut-être Beijing. La nature même de ce braconnage (Certeau, 1995) ne se limite pas simplement à une forme de contestation (une "contre-forme" ou un détournement de la fonction initialement prévue par le concepteur) mais à un type de résistance productrice de formes futures, en cours d'émergences : en effet, bien plus qu'une anticipation d'un prochain "semantic Web", et bien au-delà d'une "réhumanisation" du web, Christophe Bruno nous montre que les séparations traditionnelles <homme-machine> ou <contenu-forme> se réagencent autrement. L'absurdité apparente des propos tenus pas les performers montrent la manière dont les mutations en cours sont souvent interprétées comme des désordres ou comme des chaos, alors qu'elles sont les prémices d'un nouvel ordre, d'un nouvel agencement. Ce qui nous apparaît aujourd'hui être un dérèglement de langage est peut-être l'émergence d'une future règle, un énoncé encore inouï pour quelques temps.

Michel Bertier, bruits isolés et musique collective (2007)

En choisissant l’interface du téléphone mobile pour s’exprimer, le compositeur Michel Bertier revendique une démarche artistique conceptuelle : "un détournement du bruit isolé et individuel au profit de la musique collective". Un concert déambulatoire a eu lieu en mars 2007 dans le cadre de SIANA 07, (Semaine Internationale des Arts numériques et alternatifs) à Evry. Cette invention d’un paysage sonore à partir d’un objet communiquant usuel est typique d’un ressenti partagé entre artiste et participant : le choix d’un objet ordinaire comme interface agit comme révélateur de la nuisance médiocre de nos sonneries habituelles, face à ce nuage créatif, (Michel Bertier a composé cent sonneries, du chuchotement au bruit de baiser) à ces musiciens qui investissent le hall d’une école d’ingénieurs et font s’arrêter pour écouter et regarder, des gens qui habituellement courent, leur mobile à l’oreille. Dans ce cas, l'expérience artistique prend comme point de départ la téléphonie mobile, issue des innovations liées aux théories scientifiques de la "transmission", pour créer non pas des flux (métaphore de la télécommunication) mais un "nuage" de données auditives. Nous passerions donc d'une logique de fluide (émetteur / canal de transmission / récepteur) à une logique de dispersion organique, relative aux médias humides de Roy Ascott (Ascott, 1999).

Conclusion

Les pratiques les plus exploratoires dans le domaine de l'art en lien avec les TIC ou les technologies contemporaines (mais également dans le design hypermédia, et dans toutes autres expérimentations créatives : architecture, biologie, informatique, etc.) sont aujourd'hui médiées, expliquées, analysées, commentées ou publicisées par des discours basés sur des principes communicationnels. Ces discours sont souvent construits pas les auteurs mêmes de ces dispositifs. Nous avons essayé d'aller au-delà de ces discours, de regarder autrement ces expériences que nous font vivre ces artistes à travers leurs installations, leurs sites web ou leurs performances. La question posée est celle-ci : est-ce que les pratiques artistiques actuellement les plus audacieuses ne sont-elles pas des moyens pour comprendre les mutations en cours dans le domaine des usages, des discours, des théories, des technologies ? Ce qui nous conduit à dire qu'il est aujourd'hui essentiel de lier intimement la théorie à la pratique pour pouvoir penser et expérimenter les innovations en cours : inventer de nouveaux modèles, repérer les "signaux faibles" et non plus les tendances, résister contre les codes et les conventions qui font écran pour comprendre notre actualité. Brian Holmes (Holmes, 2007) nomme extradisciplinaire l’ambition des artistes d’enquêter sur des terrains éloignés de l’art, biotechologie, urbanisme, psychiatrie, spectre électromagnétique, voyage spatial. "Ce que l’on voit à l’œuvre est un nouveau tropisme, mais aussi une nouvelle réflexivité, impliquant des artistes aussi bien que des théoriciens, des ingénieurs et des militants dans un passage au-delà des limites traditionnellement assignées à leur activité […]. Si le mot de tropisme exprime bien le besoin ou le désir de se tourner vers quelque chose d’autre, vers une discipline extérieure, la notion de réflexivité indique le retour critique au point de départ, qui cherche à transformer la discipline initiale, à la désenclaver, à ouvrir de nouvelles possibilités d’expression, d’analyse, de coopération et d’engagement en son sein. C’est cette circulation à double sens, ou plutôt cette spirale transformatrice, que l’on peut appeler l’extradisciplinaire." La théorie et la pratique sont en incessants questionnements mutuels. Les pratiques artistiques nous permettent de théoriser autrement, d'élaborer de nouvelles hypothèses concernant le régime d'énoncés dont nous dépendons (encore imprégné de l'ancienne société disciplinaire) et le régime d'énoncés émergent (la future société de contrôle). Que cela signifie-t-il ? Peut-être essayer d'imaginer ce qu'entendait Foucault par désubjectivation, une pratique sans doute impossible mais pourtant essentielle pour agir et penser autrement.

Bibliographie

[Ascott, 1999] Ascott Roy, « Reframing Consciousness », Intellect, Exeter, Actes du colloque, 1999.

[Caune, 1997] Caune Jean, « Esthétique de la Communication », coll. Que sais-je, Presses Universitaires de France, Paris, 128 p.

[Certeau, 1995] Certeau (Michel de), Certeau Michel (de), Giard Luce et Mayol Pierre, « L’invention du quotidien, Habiter, cuisiner, II », (nouvelle édition revue et augmentée), ED. Gallimard, Paris, 416 p.

[Deleuze, 1986] Deleuze Gilles, « Foucault », Les Editions de Minuit, coll. « critique », Paris, 141 pages.

[Deleuze, 1988] Deleuze Gilles, « Foucault historien du présent », Magazine Littéraire, 257, (le titre de cet extrait est de la rédaction), extrait du texte publié in : actes du colloque, Michel Foucault, philosophe, association pour le Centre Michel Foucault.
En ligne : http://www.france-mail-forum.de/index2b.html#Deleuze.

[Deleuze, 1990] Deleuze Gilles, « Pourparlers », 1972-1990,Ed. de Minuit, 249 p

[Foucault, 1966] Foucault Michel, « Les mots et les choses », Gallimard, Paris.

[Foucault, 1975] Foucault Michel, « Surveiller et punir », Ed. Gallimard, Paris. 1975

[Foucault, 1975] Foucault Michel, (dir. Defert Daniel, Ewald François), « Surveiller et punir », Dits et Ecrits, II, 1970-1975, Gallimard, Paris, 838 pages.

[Holmes, 2007] Holmes Brian, (dir. Defert Daniel, Ewald François), « L’extra-disciplinaire. Pour une nouvelle critique institutionnelle », in: Multitudes, n° 28, Editions Amsterdam.

[Latour, 1995] Latour Brian, « La Science en action », Editions La Découverte (1ère édition), Edition Gallimard (nouvelle préface), Paris, 663 pages. (1989-1995).

[Mahé, 2004] Mahé Emmanuel, « Pour une esthétique in-formationnelle », La création artistique comme anticipation des usages sociaux des TIC, doctorat en S.I.C., dir. C. Le Moënne. 2004.

[Moles, 1972] Abraham Moles, « Théorie de l’information et perception esthétique », Denoël, Paris. 1972.

[Moles, 1990] Abraham Moles, « Les sciences de l’imprécis », Le Seuil, Paris, 302 p. 1990.

[Schaeffer, 2000] Schaeffer Pierre, « Les sciences de l’imprécis », (1970, 1972, 2000) Machines à communiquer : Tome 1, Genèse des simulacres, Le Seuil, Paris, 1970 , Tome 2, Communication et pouvoir, Le Seuil, Paris, 1972, réédition 2000.

Notes

  1. Vues de l'installation en ligne : 1A01075.JPG
  2. "Les artistes comme inventeurs d’usages du futur" in : De Cliquez pour le savoir à la société de la connaissance, Janique Laudouar, Les Dossiers de l’Ingénierie éducative, mars 2005, "mémoire des usages"
  3. Autres exemples mentionnés et commentés lors de la communication : Antoine Moreau, artiste multimédia http://copyleft.tsx.org ; Gregory Chatonsky : Ceux qui vont Mourir (2006) http://www.incident.net/users/gregory/ ; Flavien Théry : Potencial (nº2). El espejo de Santa Lucía (2005) www.via.asso.fr ; Olivier Auber Yann Le Guennec : Anoptic Overcrowded (2005) http://overcrowded.anoptique.org  ; Anne Pascual, Markus Hauer : Minitasking (2004) : http://www.minitasking.de
  4. http://www.hypermoi.net/
  5. Extrait de Human Browser, Janique Laudouar @rtek Culture Mobile http://www.culturemobile.net/innovations/artek/human-browser-01.html Voir la vidéo sur : http://www.youtube.com/watch?v=EykmWcNKd1A&eurl. Le site web de Christophe Bruno http://christophebruno.com/
  6. http://www.iterature.com/epiphanies/
  7. https://adwords.google.com/select/Login