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H2PTM (2007) Bouchez

De H2PTM

La présence en jeu

en quête de l’autre dans les hypermédias.


 
 

 
Titre
La présence en jeu : en quête de l’autre dans les hypermédias
Auteurs
Pascal Bouchez(i,ii), Sylvie Leleu-Merviel(i,ii)
Affiliations
(i)Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis
(ii)Laboratoire des Sciences de la Communication
Le Mont Houy – 59313 Valenciennes Cedex 9
  • pascal.bouchez@univ-valenciennes.fr
  • sylvie.merviel@univ-valenciennes.fr
Dans
actes du colloque H2PTM 2007 Hammamet
publié dans H²PTM07 : Collaborer, échanger, inventer
Résumé
Héritage culturel des siècles les plus reculés, le théâtre représente la forme ancestrale du jeu humain. Il ne peut aucunement se restreindre à une transposition fictionnelle inscrite dans un rapport plus ou moins analogique au réel. De nombreux auteurs l’ont montré : le jeu au théâtre est avant tout présence des corps en interaction, où l’animalité de la rencontre sensuelle et charnelle prévaut sur la sémantisation par le signe et la distanciation par le sens. Ainsi, si le jeu de l’acteur est avant tout présence au théâtre, quels enjeux interprétatifs reste-t-il à toutes les formes médiatées, du cinéma au jeu interactif, où tout ou presque de la présence a disparu ? Ce papier montre que la quête de l’autre est restée, adoptant des formes inédites adaptées aux supports sur lesquels elle s’exprime.
Mots-clés 
cognition, sens, signification, représentation, jeu.

Introduction

L’expérience humaine se nourrit en grande partie de l’épreuve sans cesse répétée de l’altérité. Cerner l’autre, dans ses imprévisibilités, constitue la grande énigme de tous les jours. Or cette gageure quotidienne n’est pas sans rapport avec l’engouement actuel pour les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comme l’écrit Dominique Wolton : « les nouvelles techniques relancent ce débat : qu’est-ce en réalité que l’expérience humaine ? Le contraire de la communication médiatique ou d’Internet. Elle prend du temps, n’est ni communicable ni reproductible, résulte le plus souvent d’échecs et dépend de facteurs non maîtrisés […] L’expérience suppose une confrontation avec le monde ou autrui, alors qu’avec les machines on est face au semblable même, ou à la performance. C’est du reste pourquoi on les aime, car elles nous évitent la confrontation avec l’altérité […] Bien sûr, avec les techniques de communication, il existe aussi un rapport à l’autre, mais assourdi, à distance, amorti, « pasteurisé ». Rien à voir avec l’épreuve d’autrui dans la réalité » (Wolton, 1997).

Ce papier interroge le rapport à l’altérité tel qu’il se construit dans les formes les plus courantes de la représentation : théâtre, cinéma et audiovisuel, hypermédias. En effet, à l’heure où les nouvelles technologies en général, et Internet en particulier, ouvrent des horizons inexplorés à ce jeu essentiel de la confrontation avec autrui, il n’est pas inutile de se pencher sur l’héritage culturel que l’histoire humaine lui a transmis. Il convient en outre d’interroger les attentes sociales et les environnements interprétatifs inédits que ces nouveaux dispositifs permettent. Un regard sera porté en parallèle sur les enjeux créatifs.

Le processus théâtral

Le processus théâtral, tel qu’il hérite aujourd’hui de plusieurs millénaires de tradition historique, est complexe. Il constitue tout à la fois et indissociablement : « une forme élaborée de système communicant (théâtre-échange), [...] une forme vivante d'événement scénique (théâtre-spectacle), […] une forme animale d’interaction humaine (théâtre-rencontre), […] une forme accomplie de production d'univers (théâtre-fiction) » (Leleu-Merviel, 2001). Si toutes ces dimensions se superposent les unes aux autres, peut-on présumer que l’une prévaut au point d’éclipser les autres ?

De la représentation au théâtre

A la racine anthropologique de tout théâtre, une attitude méta-cognitive, méta-représentationnelle, qui signifierait que tout processus théâtral est « méta-communication » (Winkin, 1981) : « La nécessité a probablement exigé que certaines représentations se développent dans un but de démonstration ou de dramatisation des événements à l’intention de ceux qui n’y assistaient pas. Au fur et à mesure que l’homme développait la parole, ces représentations lui permirent de nouer une histoire, de raconter une plaisanterie, de monter une scène, de décrire ce qui s’était passé la veille. En d’autres termes, il pouvait alors communiquer sur la communication. Ceci est connu sous le terme de métacommunication. Les signaux qui indiquent : « ceci n’est pas réel ; ceci est à propos du réel », Bateson les a appelés des signaux métacommunicationnels ».

Même si, de nos jours, le théâtre a perdu son influence réflexive, citoyenne et « démocratisante » sur les individus composant les « masses populaires » qui lui préfèrent la consommation télévisuelle, sa dimension méta-communicationnelle demeure.

De la rencontre immédiate des corps au théâtre

Cependant, comme l’affirme avec vigueur Daniel Bougnoux (Bougnoux, 1999), « partout on fête au théâtre le corps humain, l’incarnation d’un verbe qui n’est pas détaché d’une chair, rayonnante parce que signifiante, une et pourtant double, réelle toujours et déjà idéale ». Le lexicographe Alain Rey quant à lui l’atteste : « le théâtre est un processus organisé par l’être humain social, selon un projet d’action à la fois fictive et réelle, qui signifie pour lui seul. C’est précisément dans le réel tangible de corps humains agissants et parlants, ce réel étant produit par une construction spectaculaire, et une fiction ainsi représentée, que réside le propre du phénomène théâtre » (Rey, 1980). Le théâtre est ainsi recentré et ré-enraciné contextuellement dans le biologique, bien au-delà d’un simple jeu langagier où primerait le seul texte.

Contrairement à toutes les formes de représentation médiatées en général, et au cinéma en particulier, acteurs et spectateurs partagent la même imprévisibilité abrupte du présent, les mêmes vibrations sonores, la même atmosphère. « Dans une position constructiviste, nous dirons que non seulement le contexte contribue à forger la signification des échanges, mais que contexte et signification se construisent à travers l’échange lui-même. Ils ne sont pas des « données », mais des « émergences ». Le sens émerge des configurations situationnelles dans lesquelles les activités se déroulent qui sont co-construites par les acteurs en présence ». Cette définition de la communication d’Alex Mucchielli (Mucchielli, 1998)[1], que n’aurait pas reniée le biologiste Francisco Varela (Varela, 1996), s’applique au processus théâtral. Jerzy Grotowski l’affirmait déjà dans sa définition du « théâtre pauvre » : « L’essence du théâtre se trouve ni dans la narration d’un événement, ni dans la discussion d’une hypothèse avec le public, ni dans la représentation de la vie quotidienne, ni même dans une vision… Le théâtre est un acte accompli ici et maintenant dans les organismes des acteurs, devant d’autres hommes » (Grotowski, 1971). Est pointée là la dimension « jeux du cirque » de la performance théâtrale.

L’alchimie théâtrale

L’hypothèse développée ici est que le sens au théâtre a plus à voir avec l’emprise des sens qu’avec l’analyse littéraire et/ou esthétique.

L’expression au théâtre

La sémiotique l’enseigne, l’univers autonome créé est partagé avec le spectateur par faits de langage. Notre civilisation, toute imprégnée de l’écrit, a confondu peu à peu le texte avec le spectacle dramatique tout entier. Cette identification, inexistante en Orient où la tradition est orale et les grands textes fort peu nombreux, filtre toute notre perception, même si certains théoriciens ont cherché à la dépasser : « Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur » écrit Roland Barthes (Barthes, 1964).

Il convient de remarquer ainsi que la remise en question contemporaine de la « sanctification du texte » ne signifie en aucun cas, bien évidemment, la disparition de l’auteur. Ainsi, dans le théâtre sensible contemporain, « tout y est exprimé directement par des mouvements, des gestes, des sons, des objets et des mots qui, comme notre existence, ne sont que des moyens de communication imparfaits. Ces éléments remplissent l’espace physique du théâtre et sont appréhendés par la sensibilité histrionique et par l’imagination du spectateur ; ils opèrent simultanément pour produire un univers créé autonome ayant l’immédiateté des formes plastiques ou de la musique » (Jacquart, 1998).

Le(s) sens au théâtre

Le théâtre est donc, potentiellement, une admirable « fête des sens ». Il ne met certes pas en action directement les 5 sens physiques, comme lors de l’union des corps, ou même dans l'art culinaire, ou encore à l’occasion de nombreux rituels religieux qui visent à la communion la plus multisensorielle possible (par exemple la messe des chrétiens catholiques : encens pour l’odorat, poignées de main et hostie pour le toucher et le goût, etc.). On notera néanmoins que si la mise en scène sculpte le son et l’image scéniques, un amoureux de la scène aime aussi (et peut-être surtout) la poussière du plateau et l’odeur si particulière qui se dégage d’une vraie salle avant le début du spectacle (à l’opposé de ces nouvelles « salles polyvalentes » dépourvues d’âme). Le tableau suivant présente un comparatif succinct des sens sollicités par ces différentes pratiques.


Figure 1. Comparaison de la mise en jeu des sens physiques dans quelques activités humaines de contact.


Le théâtre vise idéalement à cette participation totale des corps dans l’échange de la scène et de la salle. Pour le spectateur, il y a donc toujours quelque chose à sentir - ne serait-ce qu’une montée en température des corps -, à « goûter » et à « savourer ». Et Ariane Mnouchkine de conclure avec la simplicité de l'évidence : « au théâtre [...] l’être humain est essentiel. Les rencontres se font sur des options larges qui brassent le tout de la vie de quelqu’un » (Mnouchkine, 1985). « Qu’on retourne le problème en tous sens, le théâtre est fait par des corps pour des corps… » [REY 80, p.186].

La défaite des signes au théâtre

« Au théâtre, c’est un ensemble de sollicitations organiques, chimiques, moléculaires, somatiques, hormonales qui assaille le spectateur, et qu’il lui appartient d’interpréter dans l’instant. Là, réside en réalité toute la limite de l’analyse des signes, qui ne sont que symboles, icônes, abstractions, au contraire des signaux qui ne peuvent se défaire de leur poids de matière, chair et sang mêlés » (Leleu-Merviel, 2001). Ses 50 années d’expérimentations théâtrales sur tous les continents du monde ont conduit Peter Brook à des conclusions du même ordre : « les signes et signaux émanant de cultures diverses ne sont pas ce qui compte. Ce qui est derrière les signes est ce qui leur donne un sens » (Brook, 2003). Nécessité fructueuse de l’analyse des signes, aussi poussée que faire se peut, mais radicale insuffisance de cette analyse considérée comme grille de lecture exclusive, au regard de la nature profonde du processus théâtral.

Comme le reconnaît la sémiologue Anne Ubersfeld (Ubersfeld, 1981) : « quelque part dans notre rapport au théâtre, dans notre regard et notre écoute, il y a comme une pause, comme une suspension du sens ; ce que nous regardons, c’est ce qui ne peut être sémantisé, et n’a pas à l’être : le corps du comédien est ce qui arrête le sens et nous interdit de le rechercher plus loin ; non pas parce que cette recherche du sens est illégitime, mais parce que là, elle s’arrête, ne trouve plus d’aliment. Le corps de l’autre est inexplicable comme notre propre corps ». Après avoir reconnu cette « inexplicabilité », il convient pourtant de tenter d’avancer de quelques pas dans la compréhension de cet « inexplicable » dont la présence du comédien est « l’axe » emblématique de toujours.

L’inexplicable présence, une qualité de relation sans intention

Dans le champ de l’esthétique, les artistes insistent tous d’une manière ou d’une autre sur la nécessité de la « présence » dans l’acte de création.

Peter Brook propose un univers théâtral essentiellement centré sur la relation humaine. Fort de sa grande reconnaissance internationale, il ne craint pas d’affirmer dans son dernier livre (Brook, 2003) : « Si les conditions justes sont là, le cerveau humain peut s’ouvrir à des vibrations qui nous touchent en profondeur au-delà de toute idée ou image ». Le théâtre a les moyens de viser à l’émergence de cette qualité et à son partage : « une forte présence des acteurs et une forte présence du public peuvent produire un ensemble d’une intensité unique, au sein duquel les barrières sont brisées, où l’invisible devient réalité. Alors, la vérité de tous et la vérité de chacun se confondent. Elles sont une même expérience. Inséparables » (Brook, 1992).

Ces propos ont le mérite de souligner que c'est la présence de l’acteur qui compose le « moteur » vital de la représentation, le « pôle d’émission » d’une qualité de relation sur laquelle le public peut s’accorder à son propre rythme. Elle ne dépend pas d’une intention préalable trop précise : « un acteur ne doit pas se contenter de ne présenter que ce qu’il comprend : il ramènerait le mystère de son rôle à son propre niveau. Il doit laisser le rôle faire résonner en lui tout ce qu’il ne pourrait jamais atteindre seul » (Brook, 1992). Encore une fois, la spontanéité créatrice de l’acteur est complémentaire de sa discipline d’attention perceptive intense : « c’est la vigilance silencieuse qui donne un sens à chaque choix et à chaque action » (Brook, 1992). Et la question centrale est en fin de compte toujours insaisissable : « pour moi, ce qui compte c’est qu’un acteur puisse se tenir immobile sur la scène, et capter notre attention, alors qu’un autre ne nous intéresse pas une seconde. Quelle est la différence ? Où se trouve-t-elle, chimiquement, physiquement, psychiquement ? Qualité de vedette, personnalité ? Non. C’est trop facile, ce n’est pas une réponse. Je ne connais pas la réponse. Je suis pourtant certain qu’elle existe. Nous pouvons trouver dans cette question le point de départ de tout notre art » (Brook, 1992).

Primat de la performance éphémère

Au pays du Soleil Levant, théâtre nô et butoh sont les écrins de performances « spectrales » d’acteur étonnantes, et qui ont longtemps déconcerté les occidentaux : ne rien montrer, ou si peu, et cependant parvenir à tout signifier… Comme l'écrit Georges Banu (Banu, 1993), « le Japon laisse deviner à quel point la scène peut passionner en tant que lieu où "l’invisible devient visible ". Matériel. Concret. Le lieu où le corps et l’objet saisissent l’irreprésentable et deviennent ses messagers. [...] Un lieu de la présence. " Là où le théâtre est le plus fort c’est quand il nous révèle les choses irréelles " , aime dire Kafka. Le corps de l’homme apparaît sur scène comme véhicule de l’invisible, mais il n’aura jamais la pérennité d’un corps statuaire. Si aimer le corps humain qui incarne l’irreprésentable c’est légitimer le théâtre comme activité du concret, par contre aimer le corps dans ses représentations définitives - sculptures, tableaux – c’est s’éloigner du théâtre et de son essence au nom d’une nostalgie du durable qui lui est étrangère. Aimer la fleur, dit Zeami, c’est savoir aimer la beauté d’un jour : voilà la métaphore du grand maître du nô. La fleur, c’est cette incarnation de la beauté qui passe et qui vous laisse les mains vides. [...] Le théâtre est vécu comme une dépossession et le Japon ancien l’entend comme tel ».

Pertes irrémédiables et quêtes de la création médiatée

De tout ceci il résulte que la création médiatée, dans sa vocation à fixer pour jamais une trace pérenne – qu’elle soit interactive comme dans l’hypermédia, ou non comme en audiovisuel au sens large –, s’oppose en tous points à l’héritage culturel principal légué par des siècles de tradition scénique.

Perte irrémédiable de la présence

Irrémédiablement perdu en effet ce merveilleux cadeau du théâtre : la présence d’un autre que nous comprenons mieux parce qu’il nous est offert, parce que nous pouvons le lire et tenter de le déchiffrer à loisir et sans crainte pour nous-mêmes, parce que nous pouvons l’expérimenter sans risque pour notre intégrité ou notre posture sociale. Car si le jeu de l’inscription sur un support nous confronte à un autrui ramené à l’état de trace spectrale – composée d’indices audio-scripturo-visuels –, est perdue, précisément sans laisser de trace, cette « saveur » de la confrontation directe à la présence de l’autre telle que l’évoque tout le début de ce papier.

Création d’un langage propre au cinéma

Pour respecter leur ordre chronologique d’apparition, considérons dans un premier temps les médias non interactifs – i.e. le cinéma ou la télévision – où la perte est la même. Précisément parce qu’un comédien immobile en scène nous émeut parfois jusqu’au rire ou aux larmes par sa forte présence, alors que l’image n’y reproduit qu’un plan fixe ennuyeux, le cinéma a quitté le registre du théâtre filmé pour construire une signifiance qui lui est propre et s’exprime dans l’entre-deux du mouvement. Un visage qui se tourne vers un autre, deux regards qui se cherchent et se croisent, et voilà qu’en audiovisuel l’histoire s’amorce. Et de plus en plus dans l’esthétique cinématographique contemporaine, l’ennui garanti du spectateur dans un film sans mouvement, sans champs/contre-champs, sans montage, sans dynamique, sans « histoire » audiovisuelle (non pas au sens de scénario formellement canonique mais au sens d’une avancée de la représentation mentale du spectateur au fil de la dynamique des images et des sons présentés).

De nombreux travaux ont articulé leur analyse en termes de rapports musique/peinture (Parrat, 1994), voire de convergence/fusion des médias image et son (Zenouda, 2005). Cependant, un regard focalisé sur la dynamique qu’implique la prise en compte du temps est privilégié ici. En effet, Deke Dusinberre in (Beauvais, 1986) souligne l’importance du temps dans le rapprochement de la musique et du cinéma : « … la musique comme le cinéma se déroulent dans le temps et c’est le principe du rythme, d’une durée rythmée, qui est la base de son esthétique, et qui représente l’affinité la plus marquante entre ces deux arts temporels ». Dans le même sillage, les analyses de Michel Chion (Chion, 2003) ont mis en exergue la gestion du temps et la synchronisation qui instaurent l’effet de synchrèse (néologisme créé par l’auteur en contractant les deux termes synchronisation et synthèse) à la source de la construction du sens.

Une rhétorique des lictions

Au cinéma comme dans tout art, il s’agit avant toutes choses de « voir » en renouvelant le regard. Partir de la « cinématique audio-visuelle » de Jean-Luc Godard « Le cinéma, c’est l’art de faire de la musique avec de la peinture » (Art, 1984) pour accéder à la vérité intuitive et immédiate « cachée » des êtres, chère à Robert Bresson : « Seuls les mondes qui se nouent et se dénouent à l’intérieur des personnages donnent au film son mouvement, son vrai mouvement : c’est ce mouvement que je m’efforce de rendre apparent » (Bresson, 1975)[2]. Nécessité absolue aussi selon Godard de « filmer ce qu’il y a entre les choses » (Dumas, 1990) : les relations, les liens, les interactions, ...

Wim Wenders n’exprime pas autre chose, quand il dit[3]  : « quand j’ai commencé à regarder des films, je [...] voulais lire entre les lignes, et à l’époque cela était possible. Dans les westerns de John Ford, on pouvait lire entre les images. Il y avait tant d’espace entre chaque plan qu’on pouvait s’y projeter ».

Mioara Mugur-Schächter (Mugur-Schachter, 2006), dans sa Méthode de Conception Relativisée, évoque des liens par « cohérences de voisinage », des « attractions sémantiques par continuité sur les bords des événements élémentaires » sur la base d’aspects qui composent la structure qualificationnelle de l’interprétation. Le terme liction a été proposé pour désigner cette espèce d’attraction qualifiée par la continuité de certains aspects, et sur laquelle se bâtit le sens (Leleu-Merviel, 2005). C’est dans l’appréhension et le décodage de ces attractions dynamiques, non consciemment perceptibles dans la vie réelle, que le langage créatif propre au cinéma renouvelle notre regard sur le décodage de l’autre et son mystère.

A la recherche de l’autre dans l’hypermédia

Du langage audiovisuel à un langage hypermédia ?

Ainsi, dans les théories qui s’élaborent encore aujourd’hui quant à la compréhension du langage audiovisuel, on constate qu’une unanimité s’instaure de fait autour de l’importance du « montage » dans la construction du sens (pas seulement le montage technique, mais aussi le montage en tant que dynamique d’un plan séquence qui est vu alors comme du « tourné-monté »). Or l’hypermédia, avec l’intrusion de l’interactivité, induit la perte de la maîtrise du « montage » de ce qui est vu par le lecteur. Ainsi, beaucoup des théories d’analyse fondées pour l’audiovisuel sont invalidées dans le cadre de l’hypermédia. Il faut donc repartir de zéro pour analyser les spécificités du langage créatif propre à l’hypermédia. Il est très tôt pour le faire : on ne peut donc que détecter les traces de certaines tendances. L’on constate ainsi que la narration à partir de comédiens filmés a presque totalement disparu. Les créateurs l’ont senti de façon intuitive : en perdant la force de la présence, l’hypermédia a détruit le pouvoir d’impact direct de l’acteur ; et en faisant voler en éclats le montage parce que l’interactivité tue la dynamique du film, l’hypermédia a également détruit la signifiance de l’entre-deux lictionnel qui fait la force de la narration audiovisuelle. Le personnage n’a pas disparu pour autant, mais il est retourné à la condition d’icône : personnage en 3D, animaux ou monstres métaphoriques hérités de La Fontaine, formes très symbolisées… l’être y a rejoint l’espace des signes.

Les différentes formes d’hypermédias

En tentant de cerner les phénomènes de sens dans les hypermédias, beaucoup de chercheurs ont opté pour une description qui segmente les applications produites dans ce domaine. Lev Manovitch décrit ainsi un hypermédia comme « cinématographique en surface, digital dans sa structure et computationnel dans sa logique » (Manovitch, 2001). Cette structuration est à rapprocher de celle d’Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (Jeanneret, 1998) qui attribuent trois niveaux à l’écrit informatique :

  • La visualisation à l’écran, qui est le niveau de surface, celui de l’actualisation effective du texte pour le lecteur.
  • L’architexte, qui est le niveau programmatique central, acteur intermédiaire entre le haut niveau et le bas niveau. Il correspond au niveau logique.
  • Le code binaire, qui est le niveau noyau, le plus bas informatiquement, celui du langage de la machine. Il correspond au niveau des données.

Patrick Henri Burgaud, quant à lui, fonde la spécificité des hypermédias sur le « sentiment de participation » (Burgaud, 1995), en conformité avec la thèse développée par Brenda Laurel qui met en avant l’effet d’immersion : « You […] feel yourself to be participating in the ongoing action of the representation or you don’t […] Optimizing frequency and range and significance in human choice-making will remain inadequate as long as we conceive of the human as sitting on the other side of some barrier, poking at the representation with a joystick or a mouse or a virtual hand » (Laurel, 1993). A leur suite, Hervé Zénouda [ZEN 05] propose une classification selon 3 modalités : l’interactivité où l’interacteur est la cause de l’événement, la générativité où le programme et ses règles sont la cause, la simulation où le monde réel est la cause de l’événement via sa représentation numérique.

L’autre dans les hypermédias

Sans discréditer ces approches qui ont chacune leur pertinence, la perspective nouvelle proposée ici consiste à différencier les hypermédias en fonction de la forme d’altérité qui s’y exprime. Dès lors, on peut distinguer 3 catégories : le programme dépersonnalisé, l’identité transfigurée, et la confrontation performée.

Le programme dépersonnalisé

Que l’on utilise un logiciel de CAO, que l’on s’immerge dans une exploration virtuelle de Mars, ou que l’on simule la progression d’un portefeuille d’actions en fonction du marché, ces 3 types d’applications partagent la disparition de l’autre en tant que personne. La confrontation à l’altérité est totalement absente de cette catégorie que nous appelons les programmes dépersonnalisés.

L’identité transfigurée

Comme le souligne Umberto Eco (Eco, 1985), c’est l’auteur que nous cherchons à deviner à travers ses écrits. De la même manière, la seconde catégorie, l’identité transfigurée, désigne ces hypermédias où l’autre s’est auto-médiaté. « Connecté à Internet, j’accède à distance à des données parfois variables. C’est une télétechnologie. En effet, elles sont situées ailleurs, un ailleurs qui vient faire irruption chez moi, sur ma machine. Un ailleurs qui provient d’un autre individu dont le geste d’inscription, au moment de sa visualisation, vient à la rencontre d’un regard, d’une écoute, d’un autre geste. En ce sens, ce qu’il reste de cet individu, de cet autre, qui n’est plus connecté, c’est précisément des images, des sons, des textes, autrement dit un récit informé par une matière qui a été la sienne. On n’a donc plus affaire qu’à des traces d’une présence maintenant absente » (Sense, 2005). Qu’il s’agisse d’images, de sons ou de textes, c’est bien l’autre qui s’exprime et s’expose sous le truchement de ces médias qu’il a volontairement assemblés dans son site personnel, une création numérique, son journal intime sur le Web ou un simple message (Georges, 2005).

La confrontation performée

Même en audiovisuel, la masse des téléspectateurs qui constituent « l’audience majoritaire » continue à rechercher avidement la performance éphémère, - dans l’immédiateté excitante et cathartique des jeux du cirque télévisuel, des « grandes messes » sportives et des grands rassemblements présentiels musicaux. Toutes formes de programmes où perdure l’illusion de partager le présent de l’autre « en direct », et de le maîtriser grâce à la distance salvatrice. De façon similaire, les hypermédias collaboratifs comme les jeux en réseau permettent de se confronter en direct et sans délai à l’autre, dans toute l’étrangeté de ses actions et de ses réactions, au travers de la machine, qu’il s’agisse de jouer avec ou contre lui, ou de concevoir, voire de créer ensemble, mais à distance.

Conclusion

Les hypermédias, malgré leurs spécificités à rebours du théâtre ou de l’audiovisuel – comme ce papier vient de le montrer –, ont vu ressurgir sous une forme inédite la quête éperdue de l’autre. En effet, les fans de jeux s’adonnent jusqu’à l’addiction aux jeux en réseau. Or de quoi s’agit-il essentiellement ? De jouer avec (ou contre) un (ou des) autre(s) humain(s) via la machine et ses performances computationnelles. Et l’on voit aujourd’hui reculer la consommation de jeux individuels (seul contre la machine) au profit de cette nouvelle forme de défi où les mystères du comportement et des réactions de l’autre à nouveau s’expriment dans toute leur imprévisibilité et leur altérité, à l’ombre protectrice de la machine.

Bibliographie

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[Barthes, 1964] Barthes R., « Essais critiques », Paris, Éditions du Seuil, 1964. P. 41 à 42.

[Beauvais, 1986] Beauvais Y. (dir), « Musique Film », Paris, Éditions La cinémathèque française, 1986.

[Bresson, 1975] Bresson R., « Notes sur le Cinématographe », Paris, Éditions Gallimard, 1975. P. 46

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En ligne : http://www.epi.asso.fr/.

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[Zenouda, 2005] Zenouda H., « Images et sons dans les hypermédias. De la correspondance à la fusion », in : H2PTM’05., Paris/Londres, Lavoisier/Hermès Science Publications, 2005.

Notes

  1. Alex MUCCHIELLI cite d’ailleurs Francisco VARELA quelques lignes après pour préciser que le sens n’est en aucun cas un donné préalable stocké sur une quelconque « mémoire morte » !
  2. Florilège de propos du cinéaste (dont la plupart sont tirés de : (Bresson, 1975) in (Bouchez, 1990))
  3. Propos extraits du documentaire Janela da Alma de Joao Jardim et Walter Carvalho, distribué par Europa Films, 2002.