CIDE (2008) Boismenu

De CIDE
Révision datée du 9 octobre 2016 à 15:49 par imported>Jacques Ducloy (Les éditeurs commerciaux ne sont pas seuls.)

La communication scientifique et ses enjeux politiques : un regard transatlantique


 
 

 
Titre
La communication scientifique et ses enjeux politiques : un regard transatlantique
Auteur
Gérard Boismenu
Affiliation
Université de Montréal
In
Actes du colloque CIDE.11 (Rouen 2008)
En ligne
(le texte a été repris dans un ouvrage édité par Erudit en 2014)

Introduction

Que l’on me permette quelques remarques préalables pour situer ma réflexion sur les enjeux politiques de la communication scientifique. Dans une perspective historique, le rôle du politique dans la transformation des modes de communication scientifique ne peut passer inaperçu. Avec ou sans ce recul, la question se pose de plus en plus, et ce n’est pas l’effet du hasard.

Même si cela pêche par un égocentrisme historique, on peut voir là l’effet de l’« accélération de l’histoire », dopée par les changements prodigieux associés à l’électronique et au numérique. Le chamboule- ment des institutions et de la configuration des acteurs mène à redéfinir l’espace public et la place de l’autorité publique. Pourtant, un certain discours serait enclin à « naturaliser » ce cours fatal de l’histoire par l’emprunt d’un vocabulaire et de considérations essentiellement économiques. Si la communication scientifique peut être abordée sous l’angle du marché, elle ne peut l’être uniquement par le marché. Cette arène dissout en apparence les conflits, les intérêts, les enjeux, et ne laisse poindre que des acteurs anonymes mus par des lois souterraines et historiques. En prenant le contre-pied de cette vision, j’entends brosser brièvement un état des lieux, pour en arriver à examiner le rôle des pouvoirs publics, nationaux et supranationaux.

D’ailleurs, on observe que cette thématique est largement traitée, en Europe comme en Amérique du Nord, mais évidemment ailleurs également, dans les termes de l’accès à l’information scientifique. C’est le statut de la connaissance et son mode d’appropriation qui sont en cause. Les organismes de l’Union européenne mènent une réflexion intense et diversifiée sur cette question. Cela est d’autant plus intéressant qu’ils ne répugnent pas à appeler de leurs vœux une responsabilisation des pouvoirs publics, fut-ce à un niveau supranational.

Il ne s’agit pas là d’humeurs d’une bureaucratie en mal d’autojustification. Que ce soit en termes de rôle de la science pour la croissance économique, de financement public de l’activité scientifique ou encore de financement public du paiement de l’accès à la publication scientifique, l’accès à la science se révèle par sa haute pertinence politique (Dewatrinpont et al., 2006). Par ailleurs, plusieurs acteurs œuvrent sur ce terrain. On pense aux éditeurs et plateformes numériques, aux grandes entreprises commerciales, aux bibliothécaires, aux institutions de financement de la recherche, aux chercheurs, ainsi qu’aux pouvoirs publics.

Pour tenter d’y voir clair, je procéderai à quatre coupes qui défi- nissent autant de grandes thématiques. D’abord, je vais considérer le marché des revues ; ensuite, je discuterai l’enjeu de l’accès, pour continuer en traitant de la notion de cyberinfrastructure. Enfin, j’essaierai de montrer comment les pouvoirs publics sont interpellés.

Le marché des revues

La revue est le véhicule majeur de la diffusion de la connaissance dans de très nombreuses disciplines. Cette affirmation, qui n’invalide pas le rôle du livre et sa prépondérance dans plusieurs disciplines en sciences humaines, souligne seulement l’intérêt de rendre compte de la situation concernant l’accès à la connaissance et la structure socio-économique de la communication scientifique. Les revues jouent un rôle essentiel dans la communauté scientifique. Elles sont des institutions qui participent à la structuration de la communauté scientifique (nationale et internationale), elles assurent la validation, la légitimité, la reconnaissance, la diffusion et la conservation du patrimoine scientifique. Finalement, ce sont des vecteurs essentiels de la circulation de la connaissance de par le monde.

Le tracé des courbes

Le relevé de la tendance pour la croissance des prix pour les revues et les livres permet de lever le voile sur cette situation. Le graphique 1 (voir annexe) retrace l’évolution des prix par genre, telle qu’elle a pu être enregistrée par les bibliothèques universitaires aux États-Unis. C’est le point de départ pour l’appréciation du problème, car ce qui frappe c’est l’inflation vertigineuse pour le prix des revues savantes et ses effets. Parmi ces derniers, soulignons la position dominante des revues dans le budget des bibliothèques, qui a pour envers la détérioration de la position des ouvrages, malgré une stabilité des prix relatifs de ces derniers. Cela traduit les distorsions introduites par un marché « imparfait » et oligopolistique. Cette image globale doit conduire à une compréhension plus fine de la situation. Car se limiter à cette première appréciation conduit à une image simplifiée de la réalité et à des conclusions hâtives et inappropriées.`

On pourrait conclure que la partie est jouée, au sens où les revues seraient pour l’essentiel sous l’emprise des grands groupes commerciaux. De ce fait, la bataille pour le maintien dans le secteur public de ces vecteurs de la diffusion de la connaissance serait perdue. Nous n’aurions plus qu’à nous en faire une raison ou à tenter de contourner ces « monstres » économiques en tablant sur des formes alternatives à la revue. La simplicité du diagnostic a pour corolaire la simplicité des voies de solution.

La réalité est rebelle et se conforme mal à cette image grossière. Les revues, qui échappent aux grands groupes commerciaux d’édition, occupent une place centrale. Et il devient assez évident que l’action publique, de même que celle des acteurs peuvent infléchir le cours de l’évolution des choses. Il importe de caractériser un peu mieux ce « milieu ».

Le marché imparfait des revues

Les revues, par leur fonctionnement et le rapport avec la communauté scientifique, tout autant les auteurs que les utilisateurs, présentent les caractéristiques d’un marché imparfait.

Il faut convenir qu’il repose sur des effets de réseau, ce qui apparaît lorsqu’on suit les modes de relations avec les scientifiques (Dewatrinpont et al., 2006). Les auteurs publient le plus possible dans des revues reconnues dans leur secteur de spécialisation ou dans leur discipline. Puisqu’il faut sérier et sélectionner, les lecteurs privi- légient les revues réputées pour leur « haute qualité » ou leur grande pertinence. De leur côté, les bibliothécaires s’abonnent de préférence aux revues lues, soit celles qui sont réputées répondre aux besoins des chercheurs. Quant à eux, les auteurs citent les revues qu’ils ont lues. De œ fait, les articles qui n’apparaissent pas dans les index ou clans les revues de référence sont ignorés par les lecteurs. Dans la mesure où les auteurs et les lecteurs sont susceptibles de bouder les revues qui n’ont pas la cote, on peut affirmer que, dans ce « marché » il n’y a pas de valeur de substitution.

Une revue dans le même domaine n’est pas substituable à une autre parce qu’elle est moins chère ou plus attrayante, ou pour toute autre raison, si ce n’est qu’elle apparaisse majeure dans son domaine et qu’elle supplante la première par sa valeur intrinsèque ou sa valeur symbolique. Cet ensemble de pratiques constitue la trame de ce marché imparfait. Cela n’est pas fonction de la structure socio-économique qui prévaut dans le secteur, mais, inversement, cette structure socio-économique capitalise sur la caractéristique première du marché imparfait des revues.

Un marché oligopolistique

Depuis des décennies, mais avec une accélération phénoménale au cours des vingt dernières années, nous assistons à un processus de concen- tration du contrôle des revues dans un nombre très limité d’éditeurs commerciaux (Stanley, 2002). Les fusions «  dopent  » le mouvement, si bien quelques grands éditeurs occupent une place dominante dans l’édition et la commercialisation des revues savantes. On observe que chaque fusion est suivie d’une croissance prononcée des prix.

Quelques chiffres permettent de juger de l’ampleur du phénomène (Edlin etRubinfield, 2004; McCabe, 2002; Bergstrom et Bergstrom, 2003). Dire que ce marché est oligopolistique ne relève pas de l’épithète ni de l’abus de langage. Les chiffres changent en quasi permanence, mais il y a peu on pouvait estimer qu’Elsevier proposait un bouquet de 1800 titres, Blackwell, Wiley, Kluwer, 1350. Pour le secteur Sciences, techniques et médecine, Elsevier détenait 22,9 % des titres (de revues), Kluwer, 11,7 % et Thompson, 10,7 %. Par ailleurs, toujours dans ce secteur, les revenus encaissés sont allés à 70 % aux éditeurs commerciaux, 18 % aux éditeurs sans but lucratif et 12 % aux « agrégateurs ». On estimait aussi qu’Elsevier arrivait le 3e au monde pour les revenus Internet après OAL-Time Warner et Amazon. Voilà autant d’indices d’une très forte concentration et d’une position commerciale tout à fait « avantageuse », pour employer une litote.

Cette position oligopolistique permet aux grands éditeurs commerciaux de revues savantes de toucher une rente de situation. La forme privilégiée est celle de l’offre groupée et liée des titres d’un éditeur aux acheteurs institutionnels (bibliothèques, par exemple). La position dominante sur le marché s’est exprimée par une offre, connue sous le nom de Big Deal. Celle-ci a provoqué la constitution de consortiums de la part des acheteurs institutionnels. Cette dynamique est importante à étudier, mais auparavant revenons aux acteurs.

Les éditeurs commerciaux ne sont pas seuls.

Une récente étude (Dewatrinpont et al., 2006) a montré que les revues publiées par les grands commerciaux sont vendues au moins trois fois le prix des revues éditées par des sociétés sans but lucratif (presses universitaires, sociétés savantes, ou autres institutions de mission publique). Et là, on compare la même chose : des revues dans la même discipline, avec le même indice de citation et avec la même durée de vie de la revue. Toutes ces variables étant contrôlées, l’aspect déterminant de cet écart semble devoir être la nature de l’éditeur.

On sait que de 1986 à 2002, la croissance des prix pour les pério- diques achetés par les bibliothèques universitaires aux États-Unis a été de 226 %, alors qu’Elsevier augmentait ses prix de 642 % (Edlin et Rubinfield, 2004). Autre facette de cette même réalité : l’Université Cornell paie, en 2003, 1,5 million de dollars à Elsevier pour son bouquet de revues. Ce dernier représente 2 % du nombre total de titres, mais 20 % du budget total alloué par la bibliothèque aux périodiques. Est-ce à dire que ces grands commerciaux occupent toute la place. Leur domination sur le marché et la commercialisation signifie-t-elle que ces éditeurs règnent sans partage sur la communication scientifique en tant que telle ?

Nous avons récemment fait une étude pour distinguer ce « paysage des revues importantes » dans les disciplines. Cette étude retient les 25 revues les mieux classées au plan international (indices de citations ISI) dans dix disciplines (anthropologie, affaires et gestion, droit, sciences économiques, sciences de l’éducation, science politique et relations internationales, psychologie, travail social, sociologie, histoire et philosophie des sciences) en sciences sociales en 2003. Pour chaque revue de cet échantillon de 250 revues, les données suivantes ont été consignées : l’indice d’impact, l’éditeur et son statut et le prix de l’abonnement institutionnel (version imprimée). Les résultats donnent de bonnes indications sur l’état des lieux. (tableau 1)

Poids Impact Prix Prix Pointage moyen
Presses universitaires 30,5% 1,59 149$ 122$ 13,4
Tableau 1

Il en ressort que les revues sans but lucratif occupent un peu moins de la moitié de notre échantillon des revues les plus citées dans les différentes disciplines, qu’elles ont un indice d’impact nettement plus avantageux que pour celles éditées par les grands commerciaux, que leurs prix sont carrément moins élevés (3,5 fois moins chère) et qu’elles se distribuent avantageusement dans les revues de l’échantillon pour ce qui est du rayonnement. En d’autres termes, elles occupent la position la plus enviable, même si cela va à l’encontre de l’image reçue concernant la domination des revues des grands commerciaux comme vecteur de communication scientifique ; de ce fait, la domination est d’abord et surtout commerciale.

Il ne fait pas de doute que les revues savantes éditées par des organismes sans but lucratif représentent un meilleur investissement pour les bibliothèques et pour les universités. Même si un comportement «  rationnel  » devrait conduire à accorder une priorité à ces revues, il s’avère que « les premiers sont les derniers », car intervient toute une série de pratiques et de filtres qui nuisent au positionnement stratégique de ces revues dans la sphère marchande, où le combat est à armes inégales. En raison de leur mission et de leur morcellement (toute comparaison faite), ces revues ne prélèvent pas de rente de situation, ne sont pas en mesure de proposer une offre globale à fort volume et n’utilisent pas les stratégies marketing des grands éditeurs commerciaux.

Cela étant, le « marché des revues » se caractérise par l’existence de deux segments et de deux types de pratiques. D’un côté, avec les grands éditeurs commerciaux, nous avons des oligopoles qui occupent une place majeure dans la diffusion de la connaissance et dominante au plan commercial, ce qui leur permet extraordinairement avantageuses, de se doter des moyens d’un vaste rayonnement et de continuer à canaliser le plus possible de titres de qualité. De l’autre, les éditeurs sans but lucratif (ou apparentés que l’on identifie comme « éditeurs responsables ») occupent une place très avantageuse comme vecteur de communication scientifique, dominent dans les structures « nationales » de la communication scientifique, ont des pratiques qui les, associent davantage à une politique de recouvrement de coût et ont du mal à adopter une démarche de groupe ou concertée, en raison de leur morcellement relatif.

Le big business et la communication scientifique

Les oligopoles tirent évidemment parti de leur puissance commerciale pour ériger des barrières stratégiques à l’entrée sur le marché des revues (Bergstrom et Bergstrom, 2003; Frazier, 2001; Hahn, 2006; Edlin et Rubinfield, 2004). Les Big Deals

 constituent  des  instruments  privilé-

giés dans l’atteinte de cet objectif. Cette offre consiste pour les grands LES ENJEUX DE L’ÉDITION NUMÉRIQUE DES REVUES 2548 commerciaux à vendre l’accès à un panier fermé de revues (papier et numérique) à un prix d’ensemble souvent exorbitant et pour une durée significative, avec pénalité pour retrait. Les modalités varient, mais le principe est fondamentalement le même. L’idée est d’empêcher la liberté de choix du bibliothécaire et de l’engager dans une relation exigeante, contraignante et limitative. Cette pratique crée une fidélité mécanique, oblitère l’intermédiaire professionnel et change les règles du jeu

; au final, 

cette stratégie commerciale permet aux grands éditeurs de se ménager une immunité par rapport à la concurrence (Davis, 2003). Les Big Deals représentent une technique de vente au service des grands commerciaux qui a pour effet d’accroître la dépendance à leur égard et de laisser une portion congrue aux éditeurs sans but lucratif. Une des réactions est venue du milieu des bibliothèques. En s’or- ganisant en consortium, les bibliothèques ont voulu créer un rapport de force

la création d’un interlocuteur unique au nom du plus grand

nombre permet sans doute de changer la dynamique de négociation et de compter sur la possibilité de négocier de meilleures conditions de prix, d’utilisation, de service, etc. Quelques avantages peuvent être mis au crédit de cette option. Avec les consortiums, on peut espérer des ententes contractuelles permettant d’élargir et de diversifier l’accès à la documentation, d’établir un meilleur contrôle des coûts dans le cadre d’ententes pluriannuelles, de négocier des conditions acceptables pour les bibliothèques, en termes, par exemple, d’accès permanent, de prêt entre bibliothèques, etc. La véritable question reste cependant la même sur le fond : s’agit-il d’une réelle contre-attaque ou d’une alliance objective. Les consortiums restent relativement modestes face à la concentration des éditeurs

par

exemple, le plus gros consortium représente de 2 à 3 % de l’achat, alors que le plus gros éditeur détient 20 % des ventes de revues. Mais, plus encore, les ententes pluriannuelles et les conséquences d’un éventuel non-renouvellement ne font que poursuivre et accentuer la dépen- dance des bibliothèques envers les éditeurs commerciaux. En dépit de la volonté de changer le rapport de force, il s’avère que le coût des abonnements demeure globalement fort élevé. Cela est sans parler du fait que ce genre d’entente ne vise que marginalement les revues

Voir aussi