CIDE (2019) Le Deuff

De CIDE

La fiche entre économie informationnelle et attentionnelle


 
 

 
titre
La fiche entre économie informationnelle et attentionnelle
auteurs
Olivier Le Deuff.
Affiliations
In
CIDE.21 (Djerba), 2019
En ligne (HAL) 
https://hal.archives-ouvertes.fr/sic_02093324
CIDE 2019 Le Deuff 4.png
Résumé 
La fiche est ici étudiée sous ses aspects informationnels et de plus en plus attentionnels dans les interfaces numériques. En montrant son évolution historique puis sa transformation actuelle dans les réseaux sociaux notamment, il s'agit de se demander si la fiche peut encore présenter un intérêt en ce qui concerne l'organisation des connaissances au travers d'un projet de recherche en humanités digitales sur Paul Otlet.

Introduction

Outil reconnu en matière d’organisation des connaissances et de l’information, la fiche a connu différentes périodes depuis celles qui consistent à prendre des notes pour compiler les avoirs jusqu’aux formes actuelles en ligne qui en reprennent parfois les codes esthétiques ou pratiques. Reprenant la logique initiale des cartes à jouer, elle correspond à de nouveaux enjeux de manipulation qui concerne bien plus de nouveaux enjeux attentionnels qu’uniquement des questions informationnelles. Instrument précieux dans l’économie de l’information que ce soit dans les pratiques des compilateurs et bibliographes comme Conrad Gesner ou dans les instruments développés par Paul Otlet (Otlet, 1934), la fiche s’est vue peu à peu dépassée par des outils plus pratiques et puissants dans la lignée des bases de données qui ont succédé aux procédés mécanographiques. Il reste cependant des qualités visuelles à la fiche qui en font un outil désormais plus propice à des quêtes attentionnelles.

Nous présentons ici une série d’exemples qui montre la présence de la fiche sur les dispositifs en ligne tels les réseaux sociaux après avoir resitué l’utilisation de la fiche dans l’histoire.

Cet article cherche également à examiner les conditions de cette évolution en interrogeant notamment les enjeux pour les dispositifs qui cherchent à produire des éditions scientifiques augmentées pour parvenir obtenir un intérêt attentionnel pour prendre part au dispositif. Ces réflexions sont menées actuellement dans le cadre d’un projet de recherche en humanités digitales sur Paul Otlet.

Historique de la fiche

Objet pratique, la fiche est devenue un instrument d’études et de recherches qui reflète bien l’ensemble des perspectives proposées par son étymologie. Provenant du latin figere (« ficher, enfoncer, planter, fixer, percer, transpercer, traverser, clouer»), elle renvoie aux possibilités d’afficher et de suspendre. Plus tard, au XVIIe siècle, le verbe prendra une tournure plus vulgaire proche de « foutre », un sens dont les prérogatives actuelles nous montrent qu’il n’a pas totalement disparu. De façon plus amusante, Henri Lafontaine, le fidèle ami et collaborateur de Paul Otlet lui écrira en 1906 après dix années de travail commun autour de projets documentaires et bibliographiques : « Je me fiche des fiches. ».[1]

L’instrument intellectuel

La fiche est un classique des systèmes de gestion d’information avec une évolution dans ses formats tant au niveau de la documentation personnelle qu’en ce qui concerne les organisations. Instrument de l’organisation des connaissances et support de l’activité scientifique, Jean-François Bert montre que la fiche a joué un rôle essentiel pendant des siècles avant l’informatique :

« D’une redoutable efficacité, la fiche facilite les renvois, rend possible une lecture fragmentaire, sert à multiplier les informations ponctuelles, à les compiler, à les commenter, à les expliciter, à les vérifier et à les corriger, ou encore à les authentifier. Elle engage aussi la question de la visualisation, et de la remémoration. Dans bien des cas, enfin, elle favorise l’inventivité et encourage l’imagination, incitant même le savant à entrer dans l’écriture et dans l’envie de transmettre au plus grand nombre le résultat de ses recherches. » (Bert, 2017)

Cette histoire place la fiche comme un outil qui va du feuillet à la possibilité de manipulations accrues au sein de fichiers. La carte à jouer devient alors essentielle, elle est ainsi utilisée dans une forme intellectuelle alors qu’elle était initialement conçue comme une forme ludique. Elle devient ainsi instrument d’un jeu intellectuel qui consiste à pouvoir prendre des notes et à pouvoir reclasser selon les nécessités.

Plébiscitées par les compilateurs comme Conrad Gesner (1516-1565) qui n’hésitaient à user des copier-coller au sens propre et qui considéraient que la valeur des fiches était telle qu’il fallait à tout prix songer d’abord à les préserver en cas d’incendie, les fiches vont trouver dans la carte à jouer un format propice. Cette technique connaît un succès viral, utilisé par le physicien et mathématicien Georges-Louis Lesage (1724-1803) puis chez Rousseau, tandis que l’abbé Rozier (1734-1793) qui impulse un début de normalisation bibliographique avec sa Nouvelle table des articles contenus dans les volumes de l’Académie royale des sciences de Paris, depuis 1666 jusqu’en 1770. Le projet prend de l’ampleur par la suite avec la nécessité de cataloguer tous les ouvrages appartenant à la France avec la production d’un catalogue collectif dont la norme réside sur l’emploi des cartes à jouer comme fiche normalisée sous l’initiative du bibliothécaire du roi, Lefèvre d'Ormesson (Fayet-Scribe, Canet, 1999). Son succès en France s’explique par des conditions particulières : « Le format des cartes à jouer françaises au xviiie siècle (environ 86 × 53 mm) correspond, compte tenu des marges, au pliage in-32 d’une feuille de papier « cartier grand format ». C’est traditionnellement le nom d’un papier blanc et résistant dont est fait le « dos » ou « dessus » des cartes. La face portant figures et points était constituée d’une couche de papier propre à l’impression, doublée d’une ou deux épaisseurs de papier gris afin de garantir l’opacité des cartes et leur solidité. Or, l’une des caractéristiques notables des jeux français dits « à portraits » jusqu’en 1816 est de présenter un dos vierge de toute impression, tandis que les cartes allemandes, espagnoles ou italiennes portèrent bien plus tôt une couche de couleur et/ou un semis d’ornements au revers. C’est pourquoi la pratique d’écrire au dos des cartes semble plus répandue en France, et dans les régions sous domination française, avant les années 1820. » (Bustarret, 2014)

D’instrument de compilation permettant la transformation en d’autres objets de savoirs, comme des bibliographies ou encyclopédies, la fiche va se normaliser et répondre à davantage d’objectifs collectifs et collaboratifs.

L’instrument informationnel

La carte à jouer va devenir dès lors un puissant instrument bibliographique. Il faudra attendre Paul Otlet pour que la logique d’une normalisation autour d’un nouveau format, proche des cartes postales américaines s’impose :

« Le nombre des livres imprimés depuis Gutenberg atteignait 12 millions au commencement de ce siècle ; la production enregistrée dans le Répertoire bibliographique universel de l’Institut International de Bibliographie et Documentation, réalisé au cinquième, partie auteurs et matière, contient déjà 15 millions de fiches. » (Otlet, 1935)

On a donc une histoire scientifique et organisationnelle de la fiche qui se trouve dans les fichiers de bibliothèque et dans les travaux des archives de chercheur, mais aussi dans les organisations et institutions comme les hôpitaux, les administrations, les institutions de renseignements et de police puis des logiques bureaucratiques des entreprises avec un accroissement des éléments de type formulaires.

Tandis qu’il est envisagé des nouvelles méthodes pour classer les fiches et notamment de pouvoir effectuer des requêtes plus aisées grâce à des systèmes d’encodage et des perforations qui feront le succès de la mécanographie, la fiche va néanmoins connaître une perte de vitesse vis-à-vis des nouveaux outils informatisés au point de devenir finalement un objet presque caricatural tel que le dépeint Perec :

« Il n’était plus professeur ni Attaché culturel, il travaillait à la bibliothèque de l’Institut d’histoire religieuse. Un « vieil érudit » qu’il avait, paraît-il, rencontré dans un train le payait cent cinquante francs par mois pour mettre en fiches le clergé espagnol. En cinq ans, il rédigea sept mille quatre cent soixante-deux biographies d’ecclésiastiques en exercice sous les règnes de Philippe III (1598-1621), Philippe IV (1621-1665) et Charles II (1665-1700) et les classa ensuite sous vingt-sept rubriques différentes (par une coïncidence admirable, ajoutait-il en ricanant, 27 est précisément, dans la classification décimale universelle — plus connue sous le nom de C.D.U. —, le chiffre réservé à l’histoire générale de l’Église chrétienne). »(Perec, 1980)

La fiche dans ses nouvelles formes

La fiche dans ses formes les plus notables sur les espaces connectés privilégie nettement l’indexation des personnes plutôt que la forme savante de la fiche. Certes, on trouve des entrepôts de fiches de révision, mais les formes sont souvent sous format HTML voire PDF et finalement s’avèrent assez éloignées des formes traditionnelles de la fiche. On peut donc observer le retour de fiches sous formes manipulables via des interfaces tactiles.


La fiche comme instrument de dénonciation

La fiche devient un instrument de monstration qui permet d’obtenir une grande plus attention dans le partage d’information. À ce titre, c’est la fiche dans un format proche de la carte à jouer qui connaît un regain car il est possible de la mettre en avant sur les réseaux sociaux. Dès lors, il s’agit parfois de dénoncer une personne sous cette forme facile à partager, comme c’est le cas pour certains députés qui auraient exprimé un vote que certaines personnes jugeraient problématique et qu’il faudrait donc dénoncer. La pratique est de nature quasi inquisitoriale dans la mesure où il s’agit de désigner et de montrer la personne jugée coupable d’avoir eu un comportement critiquable et d’inciter alors à partager la carte ou fiche sur les réseaux comme Facebook. L’expression de « fiche » est d’ailleurs régulièrement employée à dessein. Quelque part, nous sommes dans la poursuite du Tag au Like (Le Deuff, 2012) qui va s’exercer dans la démocratisation de l’exercice de l’inquisition au sens d’une recherche d’information qui vise à mettre en avant un comportement erroné. Récemment, cette pratique de la fiche fut utilisée pour dénoncer certains députés ayant refusé de légiférer en faveur de l’interdiction du glyphosate.

C’est le dislike qui prend d’autres formes car il génère néanmoins du like, mais en fait de façon inversée. C’est une poursuite de l’index dans des formes renouvelées mais qui s’inscrit dans une tradition historique qui voit le passage de la production d’index pour classer les manuscrits à des index pour lister les éléments répréhensibles. Ainsi l’index librorum prohibitorum (1559) va puiser aux sources du travail de Conrad Gesner notamment sa bibliographie universelle (Bibliotheca universalis, 1545-1549)). Cette tension entre indexation des connaissances et indexation négative se retrouve dans le passage du tag au like, avec le passage d’une indexation à l’expression d’une opinion ou d’une émotion. Le like peut alors porter une acception de dénonciation, une sorte de dislike dont la fonctionnalité n’a pas été apportée à toutes les plateformes, mais qu’il est néanmoins possible d’utiliser dans un usage détourné en « likant » ce qui s’avère clairement une dénonciation ad hominem.

La fiche comme objet d’attention

La fiche constitue aussi un objet de recherche d’attention, notamment quand il s’agit de mettre en avant une image de soi qui doit attirer l’œil et susciter l’envie d’en savoir plus. On est ici à mi-chemin entre la collecte et la réalisation d’un index auquel il n’est possible que d’accéder sous certaines conditions selon les règles des plateformes qui utilisent des fiches pour décrire des profils. Historiquement, cette technique de la fiche propulsée dans une interface graphique remonte à l’origine de Facebook avec Facemash qui consistait à voter pour la personne jugée la plus séduisante. L’ensemble était ensuite compilé sous forme de classement.

On retrouve des logiques similaires dans les likes, mais aussi dans les interfaces de rencontres en ligne. Parmi, la première d’entre elles à utiliser la logique de la fiche dans toutes ses possibilités figure Tinder. La plateforme centralise des profils d’usagers dans des logiques de proximité géographique. Il faut néanmoins convaincre les usagers de rester suffisamment de temps sur le profil, présenté sous forme de fiche pour que l’usager mentionne un intérêt via une forme de like : un cœur. Sinon, il peut glisser la fiche pour ne plus la revoir (le swip). Ce sont en fait les fonctionnalités basiques de like et de dislike. Pour ce que cela fonctionne, il faut escompter un like réciproque pour produire un match qui offre alors la possibilité d’une interaction.

On retrouve des fonctionnalités du même type sur l’application Grindr décrite par Mélanie Mauvoisin : « L’interprétation dans Grindr permet d’opérer un tri des informations. En ce sens, la construction de l’application donne lieu à une logique de « picking », c’est-à-dire de « cueillette », à partir de laquelle les usagers reconstruisent l’identité numérique des propriétaires de profils consultés. Il en est de même pour le profil lui-même auquel accède l’usager après avoir cliqué sur la vignette cliquable (image de profil). À travers l’image de profil et les informations contenues dans le profil, il s’agit plutôt pour l’usager de capter des éléments ou bribes d’informations» (p.279-280)

La fiche peut être miniaturisée sous la forme de vignettes sur lesquelles on va être incité à cliquer du fait de l’image de la personne qui apparaît ou des quelques éléments informationnels écrits ou symbolisés. Le but est de rentrer dans une économie attentionnelle qui prédomine sur la réalité informationnelle, y compris sur ce type de sites où « il s’agit d’attirer davantage l’attention que de réellement se présenter » (Mauvoisin, idem, p.28)

Si on voulait reprendre la métaphore documentaire, on est plus du côté de l’indicatif que de l’informatif, et probablement plus dans un performatif qu’un réel indicatif. La fiche sert à guider l’usager s’il a envie d’aller plus loin, une stratégie initialement informationnelle avec les résumés indicatifs qui sont là pour indiquer le contenu au lecteur qui peut alors faire son choix d’aller plus loin. Alors que l’indicatif tentait de concentrer en peu de mots l’essentiel de ce qu’on pouvait s’attendre à trouver dans un document avec en complément les métadonnées de la fiche bibliographique, on observe une évolution avec des éléments imagés qui prédominent sur les éléments métatextuels qui nécessitent de scroller pour les découvrir et qu’il est possible d’ignorer. Cette stratégie de divulgation d’un contenu par l’image se retrouve également dans les sites pornographiques avec des miniatures qui révèlent certains passages que l’on va trouver dans la vidéo. Cependant, sur les fiches de site de rencontres, il s’agit d’une mise en scène de soi qui ne peut que perturber la pertinence. L’utilisateur ne va pas puiser nécessairement dans un filtrage des métadonnées, possibilités réduites à quelques facettes (distance, genre, âge) à l’inverse d’autres réseaux de rencontres qui privilégient surtout les centres d’intérêt.

La fiche n’est donc plus le moyen d’améliorer la recherche d’information, mais l’instrument d’une recherche d’attention et de sensation.

On se situe vraisemblablement sur une extension hyperdocumentaire telle que la définissait Paul Otlet en évoquant le fait que la documentation allait concerner de plus en plus de sens (Otlet, 1934). On peut également noter une volonté de renouer avec les cartes de visite sur les réseaux Instagram ou Snapchat qui permettent d’échanger de façon interactive des profils sous forme de cartes à jouer avec un décorum et un symbole de type Qrcode pour aller découvrir le compte de la personne. L’objectif est de réduire le profil à une simple carte à consulter.

Cette logique attentionnelle prédominante interroge quant aux possibilités dans nos dispositifs actuels d’organisation et de valorisation des connaissances où il s’agit d’imaginer des dispositifs qui ne soient pas seulement des interfaces attentionnelles, mais qui permettent de produire des savoirs.

La fiche ou carte dans les œuvres augmentées.

Comment peut-on alors procéder dans une économie où l’attention est fragmentée alors qu’il s’agit d’envisager pour les humanités digitales des travaux sur des éditions de références augmentées. Le travail par fiches n’est peut-être pas pour autant si désuet de ce fait, même s’il convient de mieux saisir quelles en sont les formes dérivées ou « bricolées » :

« Mais finalement, comme avec la mise en place de l’armoire érudite de Placcius au XVIIe siècle, la révolution digitale n’a fait que relancer le travail par fiches. Comme pour le mobilier du XIXe siècle, il faut aujourd’hui compter sur certains « bidouillages » numériques et porter attention à la manière dont les chercheurs accumulent les matériaux et les informations sur lesquels ils fondent parfois l’ensemble de leur recherche » (Bert, 2017)

Cette évolution entre une logique informationnelle et une logique attentionnelle des dispositifs en ligne interroge les humanités digitales quant aux moyens de développer des dispositifs qui ne soient pas que de simples entrepôts de données dans une version améliorée des versions papier. Comment faire pour produire des interfaces attractives et qui donnent envie de s’y plonger, de rester pour découvrir et de donner envie de contribuer ?

Dans le projet HyperOtlet, nous avons décidé d’imaginer une interface du Traité de Documentation (Otlet, 1934°) qui rende hommage aux idées de Paul Otlet en proposant en quelque sorte une circulation conviviale moins linéaire sous forme de fiches.

Mais il ne s’agit pas de produire des fiches à attention superficielle, mais plutôt de permettre une manipulation de nature informationnelle pour fixer son attention de manière durable.

Au Mundaneum de Mons, le musée consacré à l’œuvre de Paul Otlet, il est possible de manipuler quelques fiches issues des fichiers du répertoire bibliographique universelle de façon couplée à une interface 3D. On peut ainsi trouver un intérêt double dans la manipulation directe des cartes avec une analyse augmentée en ligne. La simulation ne fonctionne que sur un nombre de cartes limitées, mais offre une perspective de réflexion stratégique opportune pour le développement de dispositifs en ligne ou hybride.

Le retour de l’hypercarte ?

Penser la fiche dans des environnements virtuels est une question évidente de design informationnel (Le Deuff, 2018) qui implique des interrogations assez anciennes dans l’histoire de l’informatique et de l’hypertexte avec les logiciels de manipulation et de mise en relation comme ont pu l’être le logiciel Hypercard ou le logiciel Enquire de Tim Berners-Lee dans les années 80.

Plus encore, cette propension à envisager des formes manipulables dans des interfaces trouve également racine au sein de la Science-fiction :

« La salle est remplie d’une constellation 3D d’hypercartes. Elles sont en suspens dans l’air. Cela ressemble à un instantané d’un blizzard en pleine action. Les hypercartes sont disposées selon des configurations géométriques précises, comme les atomes d’un cristal. À d’autres endroits, des piles entières sont agglutinées. Certaines s’accumulent en congères dans un coin, comme si Lagos les avait jetées là après en avoir fini avec elles. Hiro s’aperçoit que son avatar peut marcher à travers les hypercartes sans les déranger. C’est, en fait, l’équivalent en trois dimensions d’un bureau de travail en désordre, tel que Lagos l’a laissé. La nuée d’hypercartes occupe tous les coins de la salle de quinze mètres sur quinze, du sol jusqu’au plafond, qui se trouve à deux mètres cinquante de hauteur et que l’avatar de Lagos pouvait presque toucher.
Combien d’hypercartes y a-t-il ici ? demande Hiro.
Dix mille quatre cent soixante-trois, répond le Bibliothécaire. » (Stephenson, 2017)

HyperOtlet ou comment réintroduire la fiche

Le projet HyperOtlet souhaite par conséquent réunir les différentes sources de l’histoire de la fiche pour en tirer le potentiel dans une interface qui permette de mieux rendre hommage à l’œuvre de Paul Otlet qu’est le Traité de Documentation pour en réaliser un découpage sous forme de fiches afin de produire de nouvelles circulations plus hypertextuelles.

Basé sur le logiciel abécédaire développé par l’Enssib pour donner une forme nouvelle à un ouvrage de Christian Jacob, il s’agit d’envisager une circulation au sein du document augmenté qui permette la création de liaisons nouvelles, mais aussi la production d’annotations afin de réaliser une œuvre de références. Dans ce cadre, le projet cherche à poursuivre la conception sous forme de fiches de l’abécédaire tout en s’interrogeant sur les modalités adéquates du découpage du traité de documentation afin de garantir sa lisibilité, mais aussi d’assurer une qualité d’attention du lecteur qui va pouvoir s’il le souhaite découvrir des fiches complémentaires qui vont venir augmenter l’œuvre initiale pour mieux la comprendre et la saisir, mais aussi en quelque sorte la réinjecter dans l’écosystème du web.

La fiche insérée dans une interface plus conviviale et plus aisément manipulable permet de gagner également en intérêt attentionnel notamment parce que le texte initial est parfois difficile à saisir et qu’il est clairement impossible d’en faire une lecture exhaustive et intégrale, et qu’il s’agit d’un produit de type encyclopédique dont la lecture sous forme de fiches interactives est bien plus optimale pour un lecteur lambda ou néophyte. Pour le lecteur averti, cela lui permet de découvrir de nouvelles formes de circulation et de s’inscrire dans un écosystème qui est celui d’un milieu de savoirs reposant sur des fiches.

Conclusion

L’évolution de la fiche montre que c’est un objet qui peut encore évoluer et trouver de nouvelles formes manipulatoires tant dans les interfaces commerciales que dans les interfaces des humanités digitales. Il est probable que les interfaces 3d nous permettent de mieux en saisir l’histoire, mais aussi toute la richesse à l’avenir. Alors que la fiche apparaît comme un instrument pour concentrer des informations ou attirer l’attention, son avenir pourrait s’inscrire dans des formes plus « déployées ».

Paul Otlet a ainsi tracé une piste différente pour imaginer une prolongation étonnante de la fiche au travers un projet urbain, architectural et incontestablement « mondialiste » mais qui n’est pas sans rappeler certains projets autour de villes intelligentes ou augmentées :

« Aussi, son architecture toute entière serait-elle fonction de l’idée. La Cité Mondiale sera un Livre colossal, dont les édifices et leurs dispositions — et non seulement leur contenu —, se liront, à la manière dont les pierres des cathédrales se « lisaient » par le peuple au moyen âge. Et ainsi vraiment une édification immense s’élèverait avec le temps : « de la fiche à la Cité mondiale ».(Otlet, 1934)

Remerciements

Cet article a bénéficié d’un soutien de l’ANR (agence nationale de la recherche) dans le cadre du projet HyperOtlet. ANR-17-CE38-0011

Bibliographie

[Bert, J.-F. (2017).] Une histoire de la fiche érudite. Villeurbanne: Ecole Nationale Supérieure Sciences Information et Bibliothèques.

[Bustarret, C. (2014).] La carte à jouer, support d’écriture au XVIIIe siècle. Détournement, retournement, révolution. Socio-anthropologie, (30), 83-98.
 < https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.2255 >

[Cornille, R., Manfroid, S., & Valentino, M. (2008).] Le Mundaneum: Les archives de la Connaissance. Bruxelles: Les Impressions nouvelles.

[Fayet-Scribe, S.; Canet, C. (1999)] De la Bibliographie générale et raisonnée de la France (1791) à la Description bibliographique internationale normalisée (1975). Solaris, n°6 décembre 1999, janvier 2000

[Le Deuff, O. (2012).] Du tag au like: la pratique des folksonomies pour améliorer ses méthodes d’organisation de l’information. Limoges, Fyp Editions

[Le Deuff O. (2018)] « HyperOtlet : entre héritage et design prospectif pour les humanités digitales. » in 5th Hyperheritage International Symposium : Heritage and experience design in the digital age Patrimoines et design d’expérience à l’ère numérique. Mai 2018, université de Constantine.
< https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/4632/files/2018/11/Ledeuffhyperotlet.pdf>

[Mauvoisin, M. (2017)] L’énonciation de l’homosexualité masculine: espaces médiatiques et usages des technologies numériques, Thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, Université Bordeaux Montaigne, sous la dir. de Patrick Baudry, soutenue le 17 décembre 2017

[Otlet, P. (2015).] Le Livre sur le livre - Traité de documentation. Bruxelles: Les impressions nouvelles éditions. (réédition de l’ouvrage de 1934

[Otlet, P. (1935).] Monde, essai d’universalisme: connaissance du monde, sentiment du monde, action organisée et plan du monde. Bruxelles: Mundaneum.

[Perec, G. (1980)] La Vie mode d’emploi. Paris: Le Livre de Poche.

[Stephenson, N. (2017).] Le Samouraï virtuel. Paris: Le Livre de Poche.

Notes

  1. Merci à Stéphanie Manfroid de m’avoir transmis cette information issue des archives du Mundaneum ((PP PO 081/1906)

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