CIDE (2010) Labelle

De CIDE

Pratiques documentaires et construction d’exemplarité : le déni des médiations


 
 

 
titre
Pratiques documentaires et construction d’exemplarité : le déni des médiations
auteurs
Sarah Labelle(1), Aude Seurrat(2)
sarah.labelle@sic.univ-paris13.fr
aseurrat@hotmail.com
Affiliations
(1) :Université PARIS 13 – Villetaneuse, France
(2) :Université Paris 4 - Celsa, France
In
CIDE.13 (Paris), 2010
En PDF 
CIDE (2010) Labelle.pdf
Mots-clés. Base de données, pratiques documentaires, exemplarité, médiation
Résumé
Notre article se penche sur certaines pratiques documentaires destinées à faire circuler des « initiatives exemplaires » et analyse comment la réécriture d’actions singulières permet de les constituer en modèles à imiter. Nous nous sommes intéressées à deux projets de société contemporains, le développement de « la société de l'information » et la promotion de « la diversité » pour observer les modes d'affichage de ces « bonnes pratiques » au sein de bases de données. Dans un premier temps, nous proposons de décrire et d’analyser les médiations sous- jacentes à la valorisation de ces pratiques. Puis, nous proposons de mettre au jour les différents modèles de la communication qui sont convoqués implicitement (diffusion, relation, interaction, transparence…). En d’autres termes, comment en voulant construire de l’exemplarité, les pratiques documentaires témoignent de certaines conceptions de la communication ?

Introduction

« Bonnes pratiques », « pratiques de références », « initiatives exemplaires ».... sont quelques expressions qui acquièrent une certaine fortune pour désigner des exemples d'actions promus. Des agences, des observatoires et plus largement des institutions enquêtent et collectent sur leur secteur d'activités et identifient, pour leurs usagers, publics et partenaires, des pratiques qu'elles qualifient et répertorient sous forme de documents numériques. Comment des actions situées sont-elles érigées en « bonnes pratiques » ? Notre interrogation porte sur les processus de qualification et de transformation de ces actions répertoriées. Nous étudions plus précisément comment une pratique discernée pour son originalité peut, grâce à ces processus, devenir une pratique préconisée. Comment, en d'autres termes, des actions singulières deviennent-elles exemplaires ? Nous nous sommes intéressées à deux projets de société contemporains, le développement de « la société de l'information » et la promotion de « la diversité » pour observer les modes d'affichage de ces « bonnes pratiques » au sein de bases de données. Notre article se penche plus précisément sur certaines pratiques documentaires destinées à faire circuler des « initiatives exemplaires » et à proposer leur « dissémination » dans d'autres organismes ou institutions. Notre hypothèse est que ces pratiques documentaires jouent un rôle structurant : elles contribuent à la transformation de pratiques situées correspondant à un lieu, à une organisation, à une temporalité, etc. en des modèles d’action à promouvoir en tout lieu, dans toute organisation, à tout moment. Nous pensons que ces processus de communication et cette production de documents numériques déploient certaines conceptions de la communication que nous souhaitons discuter par la même occasion.

Dans un premier temps, nous proposons de décrire et d’analyser les médiations sous-jacentes à l’écriture et à la valorisation de ces pratiques. Nous nous appuyons pour cela sur l'analyse de bases de données en repérant la disposition des informations et leur valorisation. Puis, nous proposons de mettre au jour les différents modèles de la communication qui sont convoqués implicitement (diffusion, relation, interaction, transparence…). En d’autres termes, comment, en voulant construire de l’exemplarité, ces pratiques documentaires témoignent de certaines conceptions de la communication, telles que la dissémination et la transparence ?

Base de données et idéal de « dissémination » des pratiques

La « gestion de la diversité », « la société de l’information » ou encore le « développement durable » sont des cadres d’action contemporains extrêmement exigeants pour les institutions et les organisations. L’incitation – voire l’injonction – à développer certaines pratiques et à mettre en place certaines actions, se traduit notamment par des dispositifs de médiation, qui reposent sur le traitement documentaire. La circulation de « bonnes pratiques » joue un rôle important dans la promotion de ces modèles de société. Nous nous penchons sur des bases de données qui médiatisent ces « bonnes pratiques » et analysons leur format éditorial et leur organisation documentaire. En effet, face au foisonnement des pratiques et devant l’enjeu de médiatisation, la base de données devient un espace qui atteste de l’action et la promeut. Nous verrons que cet idéal de « diffusion » de « bonnes pratiques » s’articule très bien avec une conception de la base de données comme espace de partage.

Nous avons réalisé une analyse croisée de deux bases de données qui publicisent des pratiques présentées comme exemplaires. Notre première base de donnée est promue par l’association Villes Internet sur son site web (http://www.villes- internet.net), défini comme « centre de ressources » alimenté par et à destination des acteurs locaux. Quant à notre deuxième base, elle a été élaborée par une association interentreprises (dont nous ne pouvons pas mentionner le nom) qui vise à promouvoir la « lutte contre les discriminations » et la « gestion de la diversité » dans les entreprises françaises. Ces deux bases de données produisent des documents numériques qui s’affichent sous forme de fiches et de tableaux ; elles ont pour mission de mutualiser les expériences en matière de « gestion de la diversité » et de politiques numériques locales.

Ces « bonnes pratiques » ont pour but de servir d’exemples à suivre. Il s’agit de « cas » d’entreprises ou de politiques de la ville qui sont présentés comme des modèles qu’il conviendrait d’imiter. Nous chercherons à démontrer comment des pratiques situées sont constituées en savoirs mis en circulation et dans quelle mesure la base de données comme média fait l’objet d’imaginaires de la communication.


Pour Philippe Marion, « appréhender cette singularité différentielle d’un média, c’est tenter d’en saisir la « médiativité » [1]. L’auteur emploie le concept de médiativité pour qualifier l’articulation entre « d’une part, des conditions de diffusion et de circulation attachées au média observé ; par exemple, le type de périodicité de la presse écrite ou le type de distribution d’un dépliant publicitaire », et d’autre part, « en fonction des matériaux sémiotiques d’expression mobilisés par le média ». L’intérêt de ce concept est qu’il souligne l’importance de prendre au sérieux toutes les dimensions qui font « qu’un média n’est pas l’autre » [2]. Le choix par ces associations de faire circuler ces « bonnes pratiques » au sein de bases de données n’est pas anodin : ces bases constituent une forme de médiatisation de l’action. L’intérêt d’une base de données est en effet de fournir des configurations formelles qui orientent et balisent l’écriture des informations. Nous retiendrons de l’idée de médiativité que la singularité d’un média s’appréhende en articulant ses dimensions techniques, sémiotiques et sociales, auxquelles nous pourrions ajouter documentaires. Or, les dimensions sémiotiques ne sont pas uniquement un « potentiel expressif », par leurs configurations singulières, elles permettent de se pencher sur les attentes et promesses communicationnelles du média observé. Comme le souligne Yves Jeanneret : « l’espace des positionnements sur les logiques de la communication et les rôles attendus dans l’échange ne se limite pas aux déclarations les plus explicites, mais repose sur un ensemble très complexe de traits formels et sémantiques, liés à l’utilisation des formes, aux figures énonciatives, aux modalités de présentation de la réalité, etc. » [3].

Une rencontre d’imaginaires s’effectue entre les conceptions d’usages de la base de données et l’idéal de « dissémination » de pratiques exemplaires. Afin d’analyser en quoi nos bases de données sont présentées comme les « outils » les plus adéquats pour mettre en visibilité et en circulation ces « bonnes pratiques », nous prenons en compte leurs configurations sémiotiques. Nous partons de l’idée que la matérialité des documents numériques influe non seulement sur la nature du contenu donné à lire, mais encore sur les modalités d’usage. Nous nous attarderons donc sur les formes sémiotiques qui président à la médiation documentaire, en interrogeant le modèle de saisie et la mise en forme des informations. Notre objectif est de mettre en évidence la teneur politique de ces objets documentaires anodins.

Du modèle de la saisie à l’analyse des mises en forme

Pour permettre la médiation de savoirs pratiques présents dans les organisations, collectivités ou entreprises, les associations étudiées proposent nécessairement un canevas. Ce dernier s'appuie sur une forme, constituée par une organisation éditoriale et une sélection d'informations : cette forme n’est pas un réceptacle impuissant, neutre et interchangeable. Nous allons voir comment ces médiations documentaires participent pleinement à la construction de l’exemplarité de certaines pratiques. Nous nous sommes penchées sur les formulaires de saisie qui sont des techniques de production documentaire. Ils supposent un certain mode de présentation des pratiques mises en place dans les villes ou les organisations et impliquent en amont leurs modes de valorisation et de généralisation.

Nos exemples permettent de mieux comprendre le rôle de la fiche en tant qu'unité documentaire et l'enjeu de la mise en série de fiches dans des bases de données. Nous avons pour cela observé les pratiques d'écriture et d'enregistrement que les plateformes associatives mettent en œuvre. L'écriture des pratiques situées au sein des bases de données consiste à segmenter et à catégoriser ces pratiques au sein de fiches et la mise en série des fiches par sections. Or, ces opérations permettent de donner de la lisibilité à des pratiques hétérogènes et à les rendre comparables entre-elles. Les catégories thématiques servent notamment à organiser le stock d'informations récoltées par le biais de formulaires d'inscription. Elles sont des médiations documentaires qui permettent à la fois le classement et l'accès.

L’inscription de ces pratiques au sein d’un même support matériel, des fiches, leur attribue un univers de cohérence qui n’est pas déterminé a priori. Par exemple, certaines entreprises dont les pratiques font l’objet de fiches en « gestion de la diversité », peuvent recruter dans les quartiers dits « difficiles » ou aménager leurs espaces pour les handicapés sans pour autant identifier leurs actions comme étant en faveur de « la diversité ». De la même manière, l'association Villes Internet en proposant aux collectivités de témoigner sur leurs « initiatives » incite les acteurs à présenter action par action. Cependant, ce format court (sur lequel nous reviendrons en détail plus loin) concoure à diviser ce qui peut pourtant appartenir à des ensembles (Schéma Directeur, politique dite numérique...). Cela transparaît dans la liste chronologique des initiatives : les « initiatives » d'une même collectivité s'enchaînent, s'empilent les unes sur les autres. Le dispositif induit une fragmentation en action précise et identifiable. Seule la consultation de la fiche de la collectivité accorde la possibilité de matérialiser le système complet de fiches correspondantes. Ce morcellement permet de favoriser l'abondance de fiches et la requalification des actions en fonction des entrées prédéfinies par le système documentaire. Ainsi, l’opération documentaire de saisie dans la base de données permet aux expériences situées d’acquérir leur portée générale et leur lisibilité dans un même cadre d’écriture. Ces pratiques, bien qu’hétérogènes, vont être mises en listes et segmentées par le truchement de l'architexte [4] qui induit un certain formalisme de l'écriture.

Les pratiques exemplaires en promotion de « la diversité » dans les entreprises

Les deux copies d’écran ci-dessous sont issues de la base de données de notre association d’entreprises.



Figure1. Formulaire de saisie de la base de données de l’association interentreprises
Figure 2 : 2ème page du formulaire de saisie

Sur la première page, en haut à gauche, l’usager-scripteur est invité à remplir le nom de l’entreprise et en haut à droite la date de mise en œuvre de la pratique. Ces indications permettent d’identifier, rapidement, des éléments de contexte de la pratique et permettront, par la suite, de faire une recherche par entreprise ou par date. Afin de décrire la pratique, l’architexte propose ensuite une série de menus déroulants dans lesquels l’usager-scripteur est invité à sélectionner une information préenregistrée. Avant de passer à l’écriture de la « bonne pratique » ou « initiative » dans la base de données, il doit lire ces menus déroulants pour choisir dans quelle catégorie cette pratique s’inscrit. Le choix des cases « thème » et « sous-thème » inscrit la pratique dans un univers d’autres pratiques prédéfinies. En effet, il faut comprendre que cet archivage formalisé des pratiques doit permettre, à celui qui la


consulte de chercher des pratiques sur la base d’une thématique et de considérer le corpus issu de la recherche comme un ensemble de pratiques « similaires » [5]. Lors de la mise en place du dispositif, les choix formels ont été en grande partie déterminés par la volonté de « faciliter » la consultation future : le fait d’indexer les pratiques autour de thématiques larges et partagées devait permettre une plus grande « efficacité » de la recherche [6]. « La gestion de la diversité » est ainsi découpée en plusieurs champs : « la mixité professionnelle », « diversité des cultures et des origines », « intégration professionnelle des personnes handicapées », « diversité des âges », « équilibre vie privée et vie professionnelle ». Cette segmentation nous donne déjà une idée sur la manière de penser « la diversité » en la segmentant par catégories de personnes : « les handicapés », « les femmes », « les personnes âgées », « les personnes issues de l’immigration ». Formalisme d’écriture, elle est donc aussi un cadre de pensée. Cette organisation des thématiques révèle les enjeux politiques sous-jacents à ce type de documentation et pose, comme pré-requis, la catégorisation des personnes selon une variable identitaire unique. Il s'agit d'une conception éminemment politique du social fondée sur l'idée de « communauté ». Dans l’endradré central, l’usager est invité à décrire la pratique concernée. Or, il nous semble bien que le choix et l’organisation des rubriques des fiches produisent un certain type de mise en intrigue. Cette mise en intrigue présiderait donc à l’écriture au sein de la base de données. L’entreprise a fixé un objet à sa quête, des « objectifs » ainsi que des destinataires, les « cibles ». Pour y parvenir, elle se dotera de « moyens » et aura aussi des adjuvants, des « partenaires », qui vont l’aider pour mener à bien son projet. Mais, la mise en œuvre de l’action présente des « difficultés », toute action méritante n’étant pas simple à effectuer. Nous trouverons alors des opposants à l’action qui peuvent être des personnes qui posent un « refus »[7], des « résistances internes ». Nous trouverons aussi des difficultés matérielles de « financement » ou d’« infrastructures ». La quête est donc rythmée par des péripéties. Mais, en « bon héros », l’entreprise saura surmonter ces difficultés. Il semble, d’ailleurs, que cette réussite aurait pu être prédite puisque les « facteurs-clés de succès » l’emportent sur les « difficultés ». Des « Bénéfices » pour les destinataires et aussi pour le sujet héros ressortiront alors de cette quête. En effet, ces actions auront permis « d’intégrer de nouvelles collaboratrices compétentes », « d’améliorer l’ambiance », voire même de « réduire des coûts ». L’action aboutit alors à des bénéfices qu’il convient d’évaluer et de mesurer par des « indicateurs ». Schématiquement, nous avons donc un problème de départ, une mise en œuvre avec des péripéties, et enfin, un « happy end ».

Ce type de lecture nous amène à dégager une sorte de scénario idéal, exemplaire de l’action réussie. Cela nous permet de souligner que l’exemplarité de la « bonne pratique » n’est pas juste liée au statut qui lui est attribué mais qu’elle est construite lors de cette mise en texte.

Les « initiatives » de Ville Internet

La fiche est le résultat d'un travail de saisie effectué par renseignements de champs prédéfinis dans nos deux exemples. Son mode de constitution implique son formatage et la définit comme un objet clos et déterminé. Chaque fiche contient un nombre restreint de renseignements qui permettent de classer et structurer les pratiques sociales ainsi prélevées. Publiée sur un site web, les fiches dépendent alors d'une configuration médiatique particulière : elle se traduit par l'organisation tabulaire et par un appareil paratextuel fourni par les signes-passeurs. Nous allons examiner cela dans le cadre du site de Ville Internet. Cet exemple est composé de quatre zones textuelles distinctes : la première et la seconde sont composées d'informations de classification (titre et catégories, informations géographiques, administratives, descriptives) ; la troisième d'informations spécialisées qui présentent l'action en trois parties préformatées (Actions, Résultats, Recommandations) ; et en dernier lieu, la fiche contient (de façon facultative) un signe-passeur vers le dispositif en ligne de la collectivité. Cette organisation laisse transparaître la capacité d'un tel document à réunir des informations requalifiées par leur appartenance à un même espace de sens. Une telle fiche « initiative » ambitionne de vraiment donner à voir ce qui est réalisé par les acteurs de terrain. Les données de classification permettent de faire système avec les autres fiches grâce aux signes-passeurs qui leur sont associés (villes...) ; ces éléments classificatoires rendent possibles le transfert et la consultation (alphabétique pour les villes, thématiques pour les « initiatives »). Le triptyque d'informations spécialisées s'appuie quant à lui sur des textes qui racontent l'action. Les trois entrées supposent que le « correspondant » puisse évoquer chaque point (ou sinon l'entrée n'apparaît pas dans la fiche). Ces textes sont soumis à une norme narrative qui contraint la répartition des informations. L'entrée « recommandation » présume tout particulièrement de la transférabilité de l'action en fournissant des mises en garde, des alertes connues par l'expérience. Mais les deux autres entrées (Action et Résultats) contiennent aussi des traits narratifs qui suggèrent la capacité de l'action à être reproduite : ces traits relèvent d'une technique intellectuelle (énoncé de l'action) et d'une technique matérielle (fiche tabulaire). Leur répétition dans chaque fiche met en relation et prolonge chaque « initiative » avec la suivante. L'organisation de la fiche constitue dès lors une promesse de reproductibilité de l'action par le partage de l'expérience. La plateforme de Villes Internet n'existe que par l'engagement des acteurs de terrain qui viennent rendre compte et enregistrer leurs démarches. L'association devient alors le réceptacle informationnel et documentaire de l'activité sur les différents territoires. Elle est en mesure de notifier l'évolution de l'activité dans un secteur précis (services publics, démocratie...). Sa plateforme devient le lieu de l'accumulation des actions, qui, sans avoir la prétention de l'exhaustivité, constitue un paysage ordonné et standardisé des pratiques situées sur le terrain. Ainsi, chaque démarche est constituée comme exemplaire, et l'accumulation sur la plateforme donne toute sa teneur au projet de société. C'est en ce sens qu'il y a médiation politique dans ces dispositifs.


Figure 3 : « Initiative » issue de Villes Internet – 9 juin 2010

Il s’agit bien, dans nos deux exemples, d'appréhender et de « penser la banque de données en amont, comme étant, non pas seulement un réceptacle, mais un formalisme d’écriture, en anticipant les conditions de lecture favorisées par le calcul et la transversalité propres aux dispositifs informatiques » [8]. Comme Dominique Cotte, nous insistons sur « la nécessité de traiter les objets qui servent eux-mêmes à déposer, à sédimenter la connaissance acquise ou en train de se faire : les documents » [9]. L'analyse de ces dispositifs d'enregistrement met en évidence leur capacité à faire affleurer des scénarios d'usage, sous couvert de ne proposer que des informations. Or, leur mode de constitution et les processus de qualification constituent les objets produits en documents. C'est pourquoi nous voulions mettre en évidence comment se constitue leur matérialité documentaire et comment elles peuvent dès lors acquérir une portée de modèle.

Dans ces plateformes, s'observe à la fois l'absence de détermination (toute démarche peut trouver sa place) et certaines marques qui traduisent des formes d’inspection de l’action. La légitimité de l'association, en lien avec des acteurs ministériels ou des instances européennes, confère au dispositif la capacité de jouer un rôle de garantie sur la nature et la validité des informations collectées et publiées. Le dispositif est agencé de telle manière que l'action peut être abordée en tout point, intégrable, unie aux autres. La série apparaît dans nos exemples sous forme de liste. L'écriture de ces pratiques par le biais de l’architexte opère une opération de décontextualisation, puis de recontextualisation qui les rend comparables. La mise en liste a pour effet de créer une certaine homogénéité et la segmentation une certaine comparabilité. Pour Jack Goody, « la liste implique discontinuités et non continuités. Elle suppose un certain agencement matériel, une certaine disposition spatiale ; elle peut être lue en différents sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inversement ; elle a un commencement et une fin bien marqués, une limite, un bord, tout comme une pièce d’étoffe. Elle facilite, c’est le plus important, la mise en ordre des articles par leur numérotation, par leur son initial ou par catégories. Et ces limites, tant externes qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites »[10].

Dans cet exemple issu de la plateforme Villes Internet, se dévoile l'enjeu politique de l'intégration progressive de toutes les démarches dans un même ensemble. L'organisation chronologique au fil des enregistrements laisse au système d'information le soin de produire l'objet liste. Cette dernière permet cependant de créer une certaine abstraction qui favorise la capacité à produire un effet de généralisation. Elle correspond à un genre communicationnel ordinaire qui permet l'empilement et la mise en continuité d'objets. Ce système, tout comme le passage de l'oral à l'écrit étudié par Jack Goody, « rend possible d’examiner autrement, de réarranger, de rectifier des phrases ou des mots isolés » [11], ici des actions et démarches isolées. Elle efface les lignes de partage ou les écarts entre les « initiatives », les plaçant dans un ensemble affichant sa cohérence. Le système d'information opère une mise en série des documents et provoquent la « décontextualisation ». Ainsi, ce processus de décontextuation permet à la société d'entretenir un rapport différent avec ce qu’elle sait : cela crée un tout homogène et cela permet une appréhension analogique en effaçant les disparités. Ces pratiques de sélection et de classement inscrivent des pratiques hétérogènes dans une même sphère de discours : « la promotion de la diversité » ou celle des « villes internet ».


Figure 4 : Liste des « initiatives » sur Villes Internet – 9 juin 2010


L’une des caractéristiques qui nous semble les plus notables dans l’étude de ces bases est l’imbrication très étroite des logiques de lecture et d’écriture. Par exemple, les champs non remplis du formulaire d’inscription n’apparaissent pas à la consultation de la base. L’exemple, pour être exemplaire, ne peut souffrir le vide. Ce passage de l’empirique au normatif est lié aux modes de médiatisation des pratiques, ainsi qu’aux formalismes d’écriture dans lesquelles elles sont réécrites. Autrement dit, la médiatisation est favorisée par la capacité des pratiques à « s'adapter médiagéniquement »[12] à la base de données. Et les formats tabulaires facilitent l'effacement ou le crédit d'informations. Ainsi, l’inscription dans une base de données de ces expériences situées permet d’ordonner, de rassembler, de reconstruire ce qui, dans la pratique, était disparate et fragmentaire. Par ce jeu de réécritures, nous notons le passage des pratiques situées à la mise en circulation de savoirs qui leur sont liés. Pour que ces pratiques deviennent exemplaires, il convient d’en faire des exemplaires dont la matérialité documentaire ne peut être considérée comme annexe. Cependant, les acteurs de cette construction et de cette mise en circulation revendiquent leur rôle de simples agents de passage facilitant la « dissémination » des pratiques dans la société. Une posture de déni des médiations qui témoigne de certaines conceptions de la communication.

Déni des médiations et trivialité des conceptions de la communication

Les bases de données cristallisent des imaginaires sur la « dissémination » des savoirs et leur mise en partage, objectif qui est au cœur de nos deux organisations. Cette rencontre entre un projet et les imaginaires liés aux configurations techno- sémiotiques des bases de données, nous pourrions, en employant la terminologie de Philippe Marion, la qualifier de « médiagénique ». « La médiagénie est [...] l’évaluation d’une « amplitude » : celle de la réaction manifestant la fusion plus ou moins réussie d’une narration avec sa médiatisation, et ce dans le contexte- interagissant lui aussi- des horizons d’attente d’un genre donné. Évaluer la médiagénie d’un récit, c’est donc tenter d’observer et d’appréhender la dynamique d’une interfécondation » [13]. Ce terme de médiagénie nous semble intéressant car il permet de souligner que certaines idées semblent particulièrement bien correspondre à certaines formes sémiotiques. Mais, nous ajoutons à cette approche le fait que les formes sont elles aussi sujettes à des imaginaires et ce sont aussi ces imaginaires qui entrent en correspondance lors de la production d'objet médiatique. Ainsi, il ne s’agit pas tant d’une rencontre réussie entre des projets et un média, mais plutôt d’une interfécondation entre une conception de la base de donnée comme espace de partage et de connectivité et un idéal de mise en circulation de modèles d’action. Nos deux bases de données visent à donner à lire les pratiques pour les donner à partager. Elles sont présentées par les acteurs comme le meilleur moyen de « mutualiser » les connaissances. Nos terrains se situent dans une certaine conception évidente de la communication qui postule implicitement un partage qui se ferait sans médiation aucune et où l’outil serait efficace en lui-même. Les termes « échange, mutualisation, partager, inscrire » sont récurrents au fil des discours sur les « outils » et sont mis en relation avec la possibilité de consulter et la dimension de « centre de ressources ». Les bases de données participent de cette idéologie des nouvelles technologies qui permettent une meilleure circulation, une plus grande fluidité de l’information. Cependant, cette approche néglige l’épaisseur sémiotique et documentaire de ces dispositifs. Différents modèles de la communication émergent de cette analyse. Le premier est celui d’une communication qui ne serait que simple logistique. Le support technique semble ici investi d’une certaine utopie car il lui est attribué le rôle de rendre la communication plus directe, plus efficace et plus large. D’autre part, les acteurs qui mettent en forme ces « bonnes pratiques », se présentent comme des intermédiaires neutres qui donnent accès à la connaissance de pratiques exemplaires. Nous sommes en présence d’une certaine conception de la médiation que Jean Davallon qualifie « d’usage ordinaire ». La médiation signifie, dans cette acception, surtout sociologique, le fait de servir d’intermédiaire, « facilitant la communication [elle] est censée favoriser le passage à un état meilleur » [14] . Or, cette conception de la mise en partage facilitée par un tiers participe à gommer le fait que les médiations impliquent « une transformation de la situation ou du dispositif communicationnel, et non une simple interaction entre éléments déjà constitués, et encore moins une circulation d’un élément d’un pôle à l’autre. » [15] Enfin, le dernier modèle qui se dégage est celui d’une certaine épidémiologie des représentations. Afin de changer les pratiques sociales, il suffirait de diffuser les connaissances au plus grand nombre : un idéal proche de celui des Lumières, mais qui ne permet pas d’appréhender la complexité de la circulation sociale des savoirs. Cette complexité nous semble tenir dans ce qu’Yves Jeanneret nomme la trivialité. La notion de trivialité, du latin trivium, ne désigne pas ce qui serait banal, mais le fait que tout être culturel circule. Elle permet de sortir d’une logique linéaire, d’un amont vers un aval et d’appréhender les pratiques de communication comme créatrices de culture. Cette notion permet, d’autre part, de penser l’altération des êtres culturels en dehors des modèles qui y voient une simple dégradation. Pour l’auteur, analyser la trivialité nécessite de prendre en compte les médiations à l’œuvre dans les pratiques de communication mais aussi de s’interroger sur la manière dont la circulation des êtres culturels fait l’objet d’imaginaires, de normes. « Enfin, si précise qu’elle soit, cette approche par les processus de communication effectifs ne suffira pas à constituer théoriquement l’analyse de la trivialité. En effet, toutes les pratiques de communication qui affectent les êtres culturels se doublent d’un plan imaginaire et normatif, qui est constitué par les représentations de ce qu’est la trivialité et de ce qu’elle devrait être » [16].

Conclusion

Nos bases données nous semblent être un exemple éclairant de « représentations de ce qu’est la trivialité et de ce qu’elle devrait être ». La circulation des idées est conçue comme une mise en partage effectuée par un dispositif technique envisagé




comme un simple adjuvant transparent. Cet article aura de permis de voir que derrière ces pratiques sociales et techniques normées se cachent certaines représentations de la technique comme outil d’optimisation et de la communication comme dissémination. Questionner les formes concrètes, analyser comment elles sont investies par les acteurs, permet alors de comprendre que derrière des formules circulantes comme celle de « bonnes pratiques », se déploient des imaginaires sur la communication qui peuvent avoir une force instituante dans les phénomènes sociaux. La structure des bases de données n’est pas uniquement une manière de transmettre ces savoirs pratiques, c’est aussi et surtout une manière de les penser et de les transformer. Il n’y a donc pas le social d’un côté et le sémiotique de l’autre, des pratiques sociales et des techniques de communication mais bien des formes, investies dans le social, qui participent à le structurer.

Bibliographie

[1] D. Cotte,  « Représentation des connaissances et convergence numérique : le défi de la complexité », Documents numériques Volume 4, n°1-2, 2000.

[2] J. Davallon,  « La médiation : la communication en procès ? », Médiation & information, n°19. p.40.

[3] M. Despres-Lonnet,  « Contribution à la conception d’interfaces de consultation de bases de données iconographiques », thèse à l’université de Lille, 2000

[4] C. Marie-Anne,  Documents numériques Volume 4, n°3-4, « L’archivage », 2000

[5] M. FoucaultL’archéologie du savoir, bibliothèque des sciences humaines, nrf, éditions Gallimard, Paris, 1969.

[6] D. Gardey, Écrire,  calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Éditions de la découverte, 2008.

[7] J. Goody,  La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Les éditions de Minuit, Paris, 1979.

[8] Y. Jeanneret,  Penser la trivialité - Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels Hermès, Lavoisier, Collection Communication, médiation et construits sociaux, 2008.

[9] S. Labelle,  La ville inscrite dans « la société de l’information » : formes d’investissement d’un objet symbolique, thèse à l’université de Celsa Sorbonne, 2007.

[10] P. Marion,  « Médiagénies de la polémique. Les images "contre" : de la caricature à la cybercontestation ». Recherches en communication, n°20, 2003.

[11] P. Marion,  « Narratologie médiatique et médiagénie des récits » Recherches en Communication n°7, 1997.

[12] A. Seurrat,  La construction de l’exemplarité, mise en forme et en circulation de « bonnes pratiques » en « gestion de la diversité », Master Recherche Celsa Sorbonne, 2005


[13] C. Tardy, Y. Jeanneret,  (dir.),Métamorphoses médiatiques, pratiques d’écriture et médiation des savoirs, rapport final de recherche, Université Paris Sorbonne Paris 4- CELSA, février 2005


[14] E. Souchier, Y. Jeanneret, J. Le Marec,  (dir.), Lire, écrire, récrire, Bibliothèque Centre Pompidou, collection Etudes et recherche, 2003

Notes

  1. P. Marion, « Médiagénies de la polémique. Les images « contre » : de la caricature à la cybercontestation », Recherches en communication, n°20, 2003, p.22
  2. P. Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication n°7, 1997, p.37.
  3. Y. Jeanneret, Penser la trivialité - Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels, Hermès, Lavoisier, Collection Communication, médiation et construits sociaux, 2008, p.153
  4. « Nous nommons architextes (de arkhè, origine et commandement), les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture » (Sous la direction de E. Souchier (Emmanuël), Y. Jeanneret, J. Le Marec, Lire, écrire, récrire, op.cit, Bibliothèque Centre Pompidou, collection Etudes et recherche, 2003, p.23). La récurrence d’un même cadre d’écriture présidant à l’écriture des « bonnes pratiques » se retrouve bien dans la fonction de l’architexte dont « le principe consiste en cette forme particulière de l’écriture permise par l’informatique, qui se place en amont de toute écriture particulière pour en définir le cadre et les conditions » (Sous la direction Y. Jeanneret et C. Tardy, Métamorphoses médiatiques, pratiques d’écriture et médiation des savoirs, rapport final de recherche, Université Paris Sorbonne Paris 4- CELSA, février 2005, p.16
  5. Pour Delphine Gardey les fiches éditées par les organisations ont : « pour caractéristique d’être le plus souvent des documents préformatés qui conduisent à la restriction et à la standardisation des informations portées à chaque étape d’une procédure ». D. Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800- 1940), Éditions de la découverte, 2008, p. 162.
  6. Une observation participante de 5 mois a été menée au sein de cette association lors de la mise en place de la base de données. Les « bonnes pratiques » étaient auparavant mises en liste au sein d’un « cahier de bonnes pratiques » mis en page sous Word. Ce document présentait un classement par grandes thématiques que l’on retrouve dans la base de données, mais il ne proposait que ce mode de classement. La base de données a ainsi été mise en place dans le but d’éviter les « déséquilibres » entre les fiches – celles-ci étant de tailles très variables dans le cahier, mais devant se plier à un nombre pré-déterminé de caractères dans la base– et « d’optimiser » la recherche d’informations.
  7. Ces citations sont issues d'un corpus de 56 fiches qui a été analysé.
  8. D. Cotte, « représentation des connaissances et convergence numérique : le défi de la complexité » Documents numériques Volume 4, n°1-2, 2000, L’indexation, p.180
  9. Ibidem, p.168
  10. J. Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Les éditions de Minuit, Paris, 1979, p.149
  11. J. Goody, op.cit., p.145
  12. P. Marion, « Médiagénies de la polémique. Les images "contre" : de la caricature à la cybercontestation ». Recherches en communication, n°20, 2003, p.25
  13. P. Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits » Recherches en Communication n°7,1997, p.83. Nous nous inspirons des notions developpées par Philippe Marion sur la médiagénie (potentiel expressif….), en décalant le point de vue en fonction de la spécificité de nos objets.
  14. J. Davallon, « La médiation : la communication en procès ? », Médiation & information, n°19. p.40
  15. Ibidem, p.43
  16. Y. Jeanneret, Penser la trivialité - Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels Hermès, Lavoisier, Collection Communication, médiation et construits sociaux, 2008, p.7