La vie d’ARTIST numéro 15

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La vie d’ARTIST numéro 15

 
 

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Interview d’Hervé Le Crosnier

Ancien conservateur de bibliothèque, Hervé Le Crosnier enseigne les technologies de l’internet et leur l’impact sur les modes d’organisation socio-économiques et culturels à l’Université de Caen. Auteur, membre fondateur de C&F Editions, il est l’un des précurseurs de l’internet documentaire avec la création, dès 1993, de la liste Biblio-fr.

Le meilleur des web : souriez, vous êtes profilé !
  • Présentation d’Hervé Le Crosnier
  • Dans votre récent article « Dis-moi ce que tu achètes et je te montrerais ce que tu achèteras [...] », vous évoquez le rôle des vecteurs ou industries convergentes. Qu’est-ce qui différencie ces entreprises des médias traditionnels ?
  • Au-delà de l’apparition de nouveaux modèles économiques et marketing, c’est donc à une véritable redéfinition des relations entre les individus à laquelle nous assistons ?
  • Peut-on réellement parler « d’identité » sur la Toile ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une projection de soi, à la manière d’un jeu de rôle ?
  • Une vision au final assez sombre qui nous fait redouter des évolutions plutôt liberticides.

 
 

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Le meilleur des web : souriez, vous êtes profilé !


vendredi 7 mars 2008.

Interview d'Hervé Le Crosnier par Clotilde Roussel, Eric Goettmann, Patricia Gautier

ARTIST :
Dans votre récent article « Dis-moi ce que tu achètes et je te montrerais ce que tu achèteras [...] », vous évoquez le rôle des vecteurs ou industries convergentes. Qu’est-ce qui différencie ces entreprises des médias traditionnels ?
Hervé Le Crosnier :
Les grandes industries du web ne sont pas uniquement des prestataires de services mais bien de nouvelles formes d’entreprises. Il ne s’agit ni de médias ni simplement de fournisseurs d’accès. Ces vecteurs tirent leur force de la mise en relation - indexation et matching - de documents et de personnes. Les médias traditionnels traitent la production d’information en l’associant fortement avec la publicité (rappelez-vous Patrick Le Lay et « le temps de cerveau humain disponible »).
Les industries convergentes profitent, elles, de la conjonction de cette « économie de l’attention » et des possibilités offertes par les nouvelles technologies. Elles ont un rôle d’intermédiaires et d’agrégateurs. L’information et les documents sont déjà disponibles parce que les médias, mais également les internautes, les mettent en ligne (MySpace, YouTube, Facebook). La puissance des intermédiaires que sont les vecteurs découle plutôt d’une connaissance affinée des besoins exprimés par les utilisateurs, de leurs habitudes, de leurs désirs et de leurs goûts. Ces entreprises peuvent ainsi lier aux caractéristiques de profil des internautes des documents, de la publicité ou encore des personnes (réseaux sociaux). Le matériau informationnel n’est plus que le « prétexte » à une stratégie dans laquelle la mise en relation est le véritable produit.
ARTIST :
Au-delà de l’apparition de nouveaux modèles économiques et marketing, c’est donc à une véritable redéfinition des relations entre les individus à laquelle nous assistons ?
Hervé Le Crosnier :
Distinguer la publicité de l’information devient de plus en plus difficile en raison de ce recours au profilage. D’une publicité intrusive nous passons, avec les vecteurs, à une publicité "pervasive", omniprésente. Les utilisateurs consentants deviennent délibérément prescripteurs. D’une certaine façon, ces entreprises s’affranchissent du modèle économique des médias, traditionnellement basé sur la rémunération des producteurs de contenus et financée par un tiers - l’annonceur - qui souhaite capter l’attention du public. Elles lui substituent un modèle fondé sur « une économie de compteurs ». Une faible rémunération est prélevée à chaque transaction, que ce soit en orientant l’utilisateur vers la plate-forme d’accès à l’information ou au document, ou encore en reliant prestataires et consommateurs sur des places de marché virtuelles (Ebay, Marketplace d’Amazon). Les revenus sont alors assurés par le volume gigantesque de transactions réalisées.
Il ne s’agit pas, pour autant, de diaboliser ces nouveaux modèles. Nous assistons à la convergence d’une volonté de services de la part des vecteurs, facilitateurs par nature, et d’une participation volontaire des utilisateurs. Dans cette évolution, les producteurs de contenus perdent leur statut, tant moral qu’économique. Des expériences du type de Wikipedia constituent un « work in progress » permanent. La création de connaissance ne naît plus uniquement de la diffusion d’un savoir, mais résulte du débat. La notion d’auteur disparaît au profit d’une création devenue anonyme, coopérative et collective. Les vecteurs se concentrent sur l’énergie créatrice des foules. Ce qui présente l’avantage de favoriser la circulation de la connaissance en proposant aux internautes des espaces de stockage et d’échange. Mais soulève également de nouvelles problématiques. On savait jusqu’alors où se trouvaient les données et documents archivés. Avec les exemples de Google ou Yahoo, on s’aperçoit que l’on perd cette faculté car les données sont réparties sur des « nuages de serveurs » (Cloud Computing), d’où à terme le risque d’une balkanisation (toute ma mémoire et toutes mes activités appartiendront à l’un ou l’autre de ces nuages de serveurs). Les vecteurs font aussi émerger de nouvelles questions liées à l’identité numérique.
ARTIST :
Peut-on réellement parler « d’identité » sur la Toile ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une projection de soi, à la manière d’un jeu de rôle ?
Hervé Le Crosnier :
L’identité numérique oscille entre la représentation que l’on offre de soi (l’avatar, à la manière d’un Second Life) et les données réelles, produits de nos traces ou ombre portée de nos passages sur le Net. C’est la persona numérique. De cette question sur l’identité, on passe inéluctablement à celle de l’authentification. Identifier une personne est un travail de confiance qui devrait relever des compétences exclusives des Etats ou plus largement des « pouvoirs publics » (éventuellement mondiaux). Or ceux-ci démissionnent dès lors qu’il s’agit de réseau et de numérique, laissant les usagers démunis, qui se tournent alors plus facilement vers de grands groupes à forte notoriété. Avec le risque d’assister à la disparition d’entreprises plus modestes, naturellement moins crédibles aux yeux des usagers pour assumer cette fonction sensible. Ceci malgré l’apparition de normes et protocoles tels openID qui pourraient au contraire rendre une place à ces acteurs. Absence des pouvoirs et services publics, constitution d’oligopoles pour l’authentification : le marché de l’identité semble orienté vers la concentration. Avec quelles conséquences sur les personnes et sur les collectivités ?
ARTIST :
Une vision au final assez sombre qui nous fait redouter des évolutions plutôt liberticides.
Hervé Le Crosnier :
Non, il ne s’agit pas d’être alarmiste. Dans les systèmes sociaux, ce qui est mis en lumière, la descriptions des « tendances », est justement une façon de faire pour que cela n’arrive pas. C’est encore plus vrai dans l’internet qui est toujours une figure de Janus, dans laquelle pouvoirs et contre-pouvoirs sont intimement mêlés. Internet permet de renouveler la citoyenneté face aux grands groupes médiatiques. Les tentatives de la communauté scientifique pour se réapproprier la communication scientifique au travers du libre accès en constituent un exemple. L’idée qui sous-tend ce mouvement est que la gratuité de l’accès au savoir favorise la construction collective de biens communs. Mais certains éditeurs, tels que Springer ou Elsevier, proposent également des services affichés comme étant libre d’accès.
L’accès à un service comme OncologySTAT par exemple s’effectue en échange de l’enregistrement des professionnels de santé. Ce qui permet à Elsevier de financer son nouveau service par l’intermédiaire d’une publicité ciblée. La publicité, ce n’est pas la gratuité, ni le libre-accès, c’est une forme de financement échangée contre l’influence sur le lecteur. L’influence s’insère partout dans l’internet, sous couvert de « gratuité ». Or les nouvelles formes de sollicitations et d’influence exacerbent nos côtés infantiles. Elles appellent à la satisfaction immédiate de nos désirs, jusqu’à nos désirs amoureux (exemple de Meetic).
La question devient alors : quelle sera la place du « moi citoyen » face au « moi consommateur » ? Et cela pour chaque personne. Il ne s’agit pas d’une opposition manichéenne, où l’on assisterait à une lutte entre « l’ennemi », incarné par les entreprises convergentes, et de l’autre les alternatives citoyennes. L’important est de prendre conscience que nous sommes dans une période de changements où l’on assiste à une nouvelle organisation du monde (et de la démocratie ?) mais aussi des relations entre les individus. Et de placer nos réflexions comme nos pratiques dans ce nouveau noeud de contradictions qui forme l’histoire, en construction, de la société en réseau.