Principes de médecine expérimentale (1877) Claude Bernard/Introduction/3
Période scientifique de la médecine
Introduction
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Période scientifique de la médecine
Dans toutes les sciences, il y a deux états bien distincts à considérer. Ce sont :
- 1º l'état de science d'observation ;
- 2º l'état de science expérimentale.
Ces deux états sont nécessairement et absolument subordonnés l'un à l'autre. Jamais une science ne peut parvenir à l'état de science expérimentale sans avoir passé par l'état de science d'observation. Mais il y a des sciences auxquelles il n'est pas donné de pouvoir parvenir à l'état de science expéri¬mentale ; telle est l'astronomie, par exemple.
En effet une science d'observation, ou science naturelle, se borne à observer, à classer, à contempler les phénomènes de la nature et à déduire des observations les lois générales des phénomènes. Mais elle n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes pour les modifier ou en créer de nouveaux, pour agir sur la nature en un mot. La science d'observation est une science passive ; elle prévoit, se gare, évite, mais ne change rien activement. Or, les sciences qui, comme l'astronomie, s'occupent de phénomènes hors de notre portée expérimentale, restent forcément des sciences d'observation. Les sciences expérimentales, au contraire, sont plus ambitieuses ; elles veulent agir et étendre leur puissance sur la nature, modifier les phénomènes, en créer qui n'existent pas et réglementer les éléments à leur volonté. Par conséquent, les sciences d'observation ne sauraient se contenter de la connaissance générale des lois de la nature ; mais il leur faut la connaissance du déterminisme spécial des phénomènes[1] afin de pouvoir les produire à volonté et sûrement dans des circonstances données et exactement déterminées. Les sciences d'observation sont expectantes et passives ; les sciences expérimentales sont conquérantes et puissantes, actives puissamment par leur initiative. On ne saurait donc hésiter à regarder la science expérimentale comme une science plus avancée que la science d'observation, quoique l'une et l'autre soient vrai¬ment des sciences constituées, c'est-à-dire possédant la connaissance de la loi des phénomènes subis par l'une et dirigés par l'autre.
a) Époque empirique de la médecine
Chaque science pour arriver soit à l'état de science d'observation, soit à l'état de science expérimentale, c'est-à-dire pour arriver à classer les faits et à en déduire des lois générales ou des conditions déterminées des phénomènes (avant de classer les faits il faut nécessairement les colliger), passe nécessairement dans chaque cas par une époque antérieure qui est destinée à la collection des faits ou matériaux scientifiques. Cette époque antérieure à la science faite est l'état d'empirisme. Or, comme il y a deux ordres de sciences, il y a deux espèces d'empirismes: l'empirisme d'observation et l'empirisme d'expérimentation.
L'empirisme compris dans son sens le plus large et le plus général est l'opposé du rationalisme ; l'empirisme est alors l'exclusion de tout raisonnement de l'observation et de l'expérimentation. Il y a à distinguer sous ce rapport deux sortes d'observations et deux sortes d'expérimentations :
- A. Les observations empiriques et les observations scientifiques
- B. Les expérimentations empiriques, les expérimentations scientifiques [2]
Les observations empiriques sont les observations faites sans aucune idée préconçue et dans le seul but de constater le fait sans chercher à le com-prendre. Ce genre d'observation doit toujours être la base première de la science, sans quoi on fausse ou on tronque l'observation si on veut lui donner une signification avant de la connaître en elle-même. Mais une fois les faits d'observation empirique établis,il faut leur donner une signification, en déduire des lois à l'aide d'hypothèses et d'observations, qui sont leur pierre de touche, propre à les vérifier. C'est à ces dernières observations qu'il faut donner le nom d'observations scientifiques. Elles sont nécessairement faites en vue d'une idée préconçue qu'il s'agit de vérifier. L'observation empirique est indispensable et l'observation scientifique est également nécessaire pour faire la science. Mais il faut les faire se succéder et les mettre chacune à leur place. Tout le mal scientifique ou toutes les causes d'erreurs dans la méthode ne viennent pas de l'emploi des observations empiriques ou scientifiques de tel ou tel procédé, mais de leur usage intempestif. Tout est bon en sa place ; c'est donc à mettre chaque chose en son lieu et place que consiste le grand art et la science elle-même.