Introduction médecine expérimentale (1865) Bernard/Partie 1/Chapitre 2

De Wicri Santé

Chapitre II : De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental

Introduction à l’étude de la médecine expérimentale


 
 

Portrait of Claude Bernard (1813-1878), French physiologist Wellcome V0026035.jpg      
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale
Première partie
Du raisonnement expérimental
Auteur
Claude Bernard
Chapitre II:
De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental
<= Chapitre I - De l’observation et de l’expérience
     
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Chapitre II : De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental


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Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu’il voit, et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation, avant de les connaître par expérience. Cette tendance est spontanée ; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le premier élan d’un esprit investigateur. Mais la méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception a priori fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses, en une interprétation a posteriori établie sur l’étude expérimentale des phénomènes. C’est pourquoi on a aussi appelé la méthode expérimentale, la méthode a posteriori.

L’homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux ; il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité. D’où il suit que la méthode expérimentale n’est point primitive et naturelle à l’homme, et que ce n’est qu’après avoir erré longtemps dans les discussions théologiques et scolastiques qu’il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie. L’homme s’aperçut alors qu’il ne peut dicter des lois à la nature, parce qu’il ne possède pas en


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lui-même la connaissance et le critérium des choses extérieures, et il comprit que, pour arriver à la vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et soumettre ses idées, sinon sa raison, à l’expérience, c’est-à-dire au critérium des faits. Toutefois, la manière de procéder de l’esprit humain n’est pas changée au fond pour cela. Le métaphysicien, le scolastique et l’expérimentateur procèdent tous par une idée a priori. La différence consiste en ce que le scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu’il a trouvée, et dont il déduit ensuite par la logique seule toutes les conséquences. L’expérimentateur, plus modeste, pose au contraire son idée comme une question, comme une interprétation anticipée de la nature, plus ou moins probable, dont il déduit logiquement des conséquences qu’il confronte à chaque instant avec la réalité au moyen de l’expérience. Il marche ainsi des vérités partielles à des vérités plus générales, mais sans jamais oser prétendre qu’il tient la vérité absolue. Celle-ci, en effet, si on la possédait sur un point quelconque, on l’aurait partout ; car l’absolu ne laisse rien en dehors de lui.

L’idée expérimentale est donc aussi une idée a priori, mais c’est une idée qui se présente sous la forme d’une hypothèse dont les conséquences doivent être soumises au critérium expérimental afin d’en juger la valeur. L’esprit de l’expérimentateur se distingue de celui du métaphysicien et du scolastique par la modestie, parce que, à chaque instant, l’expérience lui donne la conscience de son ignorance relative et absolue. En instruisant


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l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières, ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées, et qu’il ne peut connaître que des relations. C’est là en effet le but unique de toutes les sciences, ainsi que nous le verrons plus loin.

L’esprit humain, aux diverses périodes de son évolution, a passé successivement par le sentiment, la raison et l’expérience. D’abord le sentiment, seul s’imposant à la raison, créa les vérités de foi, c’est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scolastique. Enfin, l’expérience, c’est-à-dire l’étude des phénomènes naturels, apprit à l’homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables ; mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale.

C’est ainsi qu’apparut par le progrès naturel des choses la méthode expérimentale qui résume tout et qui, comme nous le verrons bientôt, s’appuie successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison et l’expérience. Dans la recherche de la vérité, au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l’initiative, il engendre l’idée a priori ou l’intuition ; la raison ou le raisonnement développe ensuite l’idée et déduit ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison,


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la raison à son tour doit être guidée par l’expérience.

I. - Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures

La méthode expérimentale ne se rapporte qu’à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives.

De même que dans le corps de l’homme il y a deux ordres de fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les autres inconscientes, extérieures ou objectives. Les vérités subjectives sont celles qui découlent de principes dont l’esprit a conscience et qui apportent en lui le sentiment d’une évidence absolue et nécessaire. En effet, les plus grandes vérités ne sont au fond qu’un sentiment de notre esprit ; c’est ce qu’a voulu dire Descartes dans son fameux aphorisme.

Nous avons dit, d’un autre côté, que l’homme ne connaîtrait jamais ni les causes premières ni l’essence des choses. Dès lors la vérité n’apparaît jamais à son esprit que sous la forme d’une relation ou d’un rapport absolu et nécessaire. Mais ce rapport ne peut être absolu qu’autant que les conditions en sont simples et subjectives, c’est-à-dire que l’esprit a la conscience qu’il les connaît toutes. Les mathématiques représentent les rapports des choses dans les conditions d’une simplicité idéale. Il en résulte que ces principes ou rapports, une fois


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trouvés, sont acceptés par l’esprit comme des vérités absolues, c’est-à-dire indépendantes de la réalité. On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques d’un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur principe et qu’elles n’aient pas besoin d’être vérifiées par l’expérience. Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolument pour l’esprit et ce qu’il ne pourrait concevoir autrement.

Mais quand, au lieu de s’exercer sur des rapports subjectifs dont son esprit a créé les conditions, l’homme veut connaître les rapports objectifs de la nature qu’il n’a pas créés, immédiatement le critérium intérieur et conscient lui fait défaut. Il a toujours la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également constituée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports lui manque. Il faudrait, en effet, qu’il eût créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolues.

Toutefois l’homme doit croire que les rapports objectifs des phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des vérités subjectives s’ils étaient réduits à un état de simplicité que son esprit pût embrasser complètement. C’est ainsi que dans l’étude des phénomènes les plus simples, la science expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus. Telles sont les propositions qui servent de principes à la mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique mathématique. Dans ces sciences, en effet,


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on raisonne par une déduction logique que l’on ne soumet pas à l’expérience, parce qu’on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai, les conséquences le sont aussi. Toutefois, il y a là une grande différence à signaler, en ce sens que le point de départ n’est plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité objective et inconsciente empruntée à l’observation ou à l’expérience. Or, cette vérité n’est jamais que relative au nombre d’expériences et d’observations qui ont été faites. Si jusqu’à présent aucune observation n’a démenti la vérité en question, l’esprit ne conçoit pas pour cela l’impossibilité que les choses se passent autrement. De sorte que c’est toujours par hypothèse qu’on admet le principe absolu. C’est pourquoi l’application de l’analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale est repoussée d’une manière complète. Dans ce cas, l’analyse mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de temps en temps au foyer de l’expérience. J’exprime ici une pensée émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel éloge de Sénarmont : « La géométrie ne doit être pour le physicien qu’un puissant auxiliaire : quand elle a poussé les principes à leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire davantage, et l’incertitude du point de départ ne peut que s’accroître


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par l’aveugle logique de l’analyse, si l’expérience ne vient à chaque pas servir de boussole et de règle.(1) »

La mécanique rationnelle et la physique mathématique forment donc le passage entre les mathématiques proprement dites et les sciences expérimentales. Elles renferment les cas les plus simples. Mais, dès que nous entrons dans la physique et dans la chimie, et à plus forte raison dans la biologie, les phénomènes se compliquent de rapports tellement nombreux, que les principes représentés par les théories, auxquels nous avons pu nous élever, ne sont que provisoires et tellement hypothétiques, que nos déductions, bien que très logiques, sont complètement incertaines, et ne sauraient dans aucun cas se passer de la vérification expérimentale.

En un mot, l’homme peut rapporter tous ses raisonnements à deux critériums, l’un intérieur et conscient, qui est certain et absolu ; l’autre extérieur et inconscient, qui est expérimental et relatif

Quand nous raisonnons sur les objets extérieurs, mais en les considérant par rapport à nous suivant l’agrément ou le désagrément qu’ils nous causent, suivant leur utilité ou leurs inconvénients, nous possédons encore dans nos sensations un critérium intérieur. De même, quand nous raisonnons sur nos propres actes, nous avons également un guide certain, parce que nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous sentons. Mais si nous voulons juger


(1) . Bertrand, Éloge de M. Sénarmont, discours prononcé à la 6e séance publique et annuelle de la Société de secours des amis des sciences.


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les actes d’un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir, c’est tout différent. Sans doute nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes d’expression de sa sensibilité et de sa volonté. De plus nous admettons encore qu’il y a un rapport nécessaire entre les actes et leur cause ; mais quelle est cette cause ? Nous ne la sentons pas en nous, nous n’en avons pas conscience comme quand il s’agit de nous-même ; nous sommes donc obligés de l’interpréter et de la supposer d’après les mouvements que nous voyons et les paroles que nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les autres ; nous considérons comment il agit dans telle ou telle circonstance, et, en un mot, nous recourons à la méthode expérimentale. De même quand le savant considère les phénomènes naturels qui l’entourent et qu’il veut les connaître en eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels et complexes de causalité, tout critérium intérieur lui fait défaut, et il est obligé d’invoquer l’expérience pour contrôler les suppositions et les raisonnements qu’il fait à leur égard. L’expérience, suivant l’expression de Gœthe, devient alors la seule médiatrice entre l’objectif et le subjectif(1), c’est-à-dire entre le savant et les phénomènes qui l’environnent.

Le raisonnement expérimental est donc le seul que le naturaliste et le médecin puissent employer pour chercher


(1) Gœthe, Œuvres d’histoire naturelle, traduction de M. Ch. Martins. Introduction, p. 1.


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la vérité et en approcher autant que possible. En effet, par sa nature même de critérium extérieur et inconscient, l’expérience ne donne que la vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l’esprit qu’il la possède d’une manière absolue.

L’expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d’instruction de la nature ; seulement, au lieu d’être aux prises avec des hommes qui cherchent à le tromper par des aveux mensongers ou par de faux témoignages, il a affaire à des phénomènes naturels qui sont pour lui des personnages dont il ne connaît ni le langage ni les mœurs, qui vivent au milieu de circonstances qui lui sont inconnues, et dont il veut cependant savoir les intentions. Pour cela il emploie tous les moyens qui sont en sa puissance. Il observe leurs actions, leur marche, leurs manifestations, et il cherche à en démêler la cause au moyen de tentatives diverses, appelées expériences. Il emploie tous les artifices imaginables et, comme on le dit vulgairement, il plaide souvent le faux pour savoir le vrai. Dans tout cela l’expérimentateur raisonne nécessairement d’après lui-même et prête à la nature ses propres idées. Il fait des suppositions sur la cause des actes qui se passent devant lui, et, pour savoir si l’hypothèse qui sert de base à son interprétation est juste, il s’arrange pour faire apparaître des faits, qui, dans l’ordre logique, puissent être la confirmation ou la négation de l’idée qu’il a conçue. Or, je le répète, c’est ce contrôle logique


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qui seul peut l’instruire et lui donner l’expérience. Le naturaliste qui observe des animaux dont il veut connaître les mœurs et les habitudes, le physiologiste et le médecin qui veulent étudier les fonctions cachées des Corps vivants, le physicien et le chimiste qui déterminent les phénomènes de la matière brute ; tous sont dans le même cas, ils ont devant eux des manifestations qu’ils ne peuvent interpréter qu’à l’aide du critérium expérimental, le seul dont nous ayons à nous occuper ici.

II. - L’intuition ou le sentiment engendre l’idée expérimentale

Nous avons dit plus haut que la méthode expérimentale s’appuie successivement sur le sentiment, la raison et l’expérience.

Le sentiment engendre l’idée ou l’hypothèse expérimentale, c’est-à-dire l’interprétation anticipée des phénomènes de la nature. Toute l’initiative expérimentale est dans l’idée, car c’est elle qui provoque l’expérience. La raison ou le raisonnement ne servent qu’à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à l’expérience.

Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de tout raisonnement expérimental. Sans cela on ne saurait faire aucune investigation ni s’instruire ; on ne pourrait qu’entasser des observations stériles. Si l’on expérimentait sans idée préconçue, on irait à l’aventure ; mais d’un autre côté, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, si l’on observait avec des


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idées préconçues, on ferait de mauvaises observations et l’on serait exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité.

Les idées expérimentales ne sont point innées. Elles ne surgissent point spontanément, il leur faut une occasion ou un excitant extérieur, comme cela a lieu dans toutes les fonctions physiologiques. Pour avoir une première idée des choses, il faut voir ces choses ; pour avoir une idée sur un phénomène de la nature, il faut d’abord l’ observer. L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue d’un phénomène éveillé toujours en lui une idée de causalité. Toute la connaissance humaine se borne à remonter des effets observés à leur cause. A la suite d’une observation, une idée relative à la cause du phénomène observé se présente à l’esprit ; puis on introduit cette idée anticipée dans un raisonnement en vertu duquel on fait des expériences pour la contrôler.

Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent naître soit à propos d’un fait observé par hasard, soit à la suite d’une tentative expérimentale, soit comme corollaires d’une théorie admise. Ce qu’il faut seulement noter pour le moment, c’est que l’idée expérimentale n’est point arbitraire ni purement imaginaire ; elle doit avoir toujours un point d’appui dans la réalité observée, c’est-à-dire dans la nature. L’hypothèse expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une observation antérieure. Une autre condition essentielle de l’hypothèse, c’est qu’elle soit aussi probable que possible et qu’elle soit vérifiable expérimentalement.


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En effet, si l’on faisait une hypothèse que l’expérience ne pût pas vérifier, on sortirait par cela même de la méthode expérimentale pour tomber dans les défauts des scolastiques et des systématiques.

Il n’y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d’une observation donnée, une idée juste et féconde qui soit pour l’expérimentateur une sorte d’anticipation intuitive de l’esprit vers une recherche heureuse. L’idée une fois émise, on peut seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes définis et à des règles logiques précises dont aucun expérimentateur ne saurait s’écarter ; mais son apparition a été toute spontanée, et sa nature est tout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Une idée neuve apparaît comme une relation nouvelle ou inattendue que l’esprit aperçoit entre les choses. Toutes les intelligences se ressemblent sans doute et des idées semblables peuvent naître chez tous les hommes, à l’occasion de certains rapports simples des objets que tout le monde peut saisir. Mais comme les sens, les intelligences n’ont pas toutes la même puissance ni la même acuité, et il est des rapports subtils et délicats qui ne peuvent être sentis, saisis et dévoilés que par des esprits plus perspicaces, mieux doués ou placés dans un milieu intellectuel qui les prédispose d’une manière favorable.’

Si les faits donnaient nécessairement naissance aux idées, chaque fait nouveau devrait engendrer une idée nouvelle. Cela a lieu, il est vrai, le plus souvent ; car il


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est des faits nouveaux qui, par leur nature, font venir la même idée nouvelle à tous les hommes placés dans les mêmes conditions d’instruction antérieure. Mais il est aussi des faits qui ne disent rien à l’esprit du plus grand nombre, tandis qu’ils sont lumineux pour d’autres. Il arrive même qu’un fait ou une observation reste très longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer ; puis tout à coup vient un trait de lumière, et l’esprit interprète le même fait tout autrement qu’auparavant et lui trouve des rapports tout nouveaux. L’idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l’éclair comme une sorte de révélation subite ; ce qui prouve bien que dans ce cas la découverte réside dans un sentiment des choses qui est non seulement personnel, mais qui est même relatif à l’état actuel dans lequel se trouve l’esprit.

La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n’en ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d’en retirer les meilleurs résultats possibles. L’idée, c’est la graine ; la méthode, c’est le sol qui lui fournit les conditions de se développer, de prospérer et de donner les meilleurs fruits suivant sa nature. Mais de même qu’il ne poussera jamais dans le sol que ce qu’on y sème, de même il ne se développera par la méthode expérimentale que les idées qu’on lui soumet. La méthode par elle-même n’enfante rien, et c’est une erreur de certains philosophes d’avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce rapport.


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L’idée expérimentale résulte d’une sorte de pressentiment de l’esprit qui juge que les choses doivent se passer d’une certaine manière. On peut dire sous ce rapport que nous avons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais nous n’en connaissons pas la forme. L’expérience peut seule nous l’apprendre.

Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares ; dans toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes développe et poursuit les idées d’un petit nombre d’autres. Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d’idées neuves et fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la connaissance d’un fait nouveau ; mais je pense que c’est l’idée qui se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté a dissipé un grand nombre d’obscurités et montré les voies nouvelles. Il y a d’autres faits qui, bien que nouveaux, n’apprennent que peu de chose ; ce sont alors de petites découvertes. Enfin il y a des faits nouveaux qui, quoique bien observés, n’apprennent rien à personne ; ils restent, pour le moment, isolés et stériles dans la science ; c’est ce qu’on pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal.

La découverte est donc l’idée neuve qui surgit à propos d’un fait trouvé par hasard ou autrement. Par conséquent, il ne saurait y avoir de méthode pour faire


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des découvertes, parce que les théories philosophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment inventif et la justesse de l’esprit à ceux qui ne les possèdent pas, que la connaissance des théories acoustiques ou optiques ne peut donner une oreille juste ou une bonne vue à ceux qui en sont naturellement privés. Seulement les bonnes méthodes peuvent nous apprendre à développer et à mieux utiliser les facultés que la nature nous a dévolues, tandis que les mauvaises méthodes peuvent nous empêcher d’en tirer un heureux profit. C’est ainsi que le génie de l’invention, si précieux dans les sciences, peut être diminué ou même étouffé par une mauvaise méthode, tandis qu’une bonne méthode peut l’accroître et le développer. En un mot, une bonne méthode favorise le développement scientifique et prémunit le savant contre les causes d’erreurs si nombreuses qu’il rencontre dans la recherche de la vérité ; c’est là le seul objet que puisse se proposer la méthode expérimentale. Dans les sciences biologiques, ce rôle de la méthode est encore plus important que dans les autres, par suite de la complexité immense des phénomènes et des causes d’erreurs sans nombre que cette complexité introduit dans l’expérimentation. Toutefois, même au point de vue biologique, nous ne saurions avoir la prétention de traiter ici de la méthode expérimentale d’une manière complète ; nous devons nous borner à donner quelques principes généraux, qui pourront guider l’esprit de celui qui se livre aux recherches de médecine expérimentale.


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III. - L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit

La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l’investigation dans les phénomènes naturels, c’est de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. Il ne faut pourtant point être sceptique ; il faut croire à la science, c’est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes propres aux êtres vivants que dans tous les autres ; mais il faut en même temps être bien convaincu que nous n’avons ce rapport que d’une manière plus ou moins approximative, et que les théories que nous possédons sont loin de représenter des vérités immuables. Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c’est que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans l’investigation ; elles ne représentent que l’état actuel de nos connaissances, et, par conséquent, elles devront se modifier avec l’accroissement de la science, et d’autant plus souvent que les sciences sont moins avancées dans leur évolution. D’un autre côté, nos idées, ainsi que nous l’avons dit, nous viennent à la vue de faits qui ont été préalablement observés et que nous interprétons ensuite. Or, des causes d’erreurs sans nombre peuvent se glisser dans nos observations, et, malgré toute notre attention et notre sagacité, nous ne sommes


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jamais sûrs d’avoir tout vu, parce que souvent les moyens de constatation nous manquent ou sont trop imparfaits. De tout cela, il résulte donc que, si le raisonnement nous guide dans la science expérimentale, il ne nous impose pas nécessairement ses conséquences. Notre esprit peut toujours rester libre de les accepter ou de les discuter. Si une idée se présente à nous, nous ne devons pas la repousser par cela seul qu’elle n’est pas d’accord avec les conséquences logiques d’une théorie régnante. Nous pouvons suivre notre sentiment et notre idée, donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds.

Cette liberté que garde l’expérimentateur est, ainsi que je l’ai dit, fondée sur le doute philosophique. En effet, nous devons avoir conscience de l’incertitude de nos raisonnements à cause de l’obscurité de leur point de départ. Ce point de départ repose toujours au fond sur des hypothèses ou sur des théories plus ou moins imparfaites, suivant l’état d’avancement des sciences. En biologie et particulièrement en médecine, les théories sont si précaires que l’expérimentateur garde presque toute sa liberté. En chimie et en physique les faits deviennent plus simples, les sciences sont plus avancées, les théories sont plus assurées, et l’expérimentateur doit en tenir un plus grand compte et accorder une plus grande importance aux conséquences du raisonnement expérimental fondé sur elles. Mais encore ne doit-il jamais donner une valeur absolue à ces théories.


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De nos jours, on a vu des grands physiciens faire des découvertes du premier ordre à l’occasion d’expériences instituées d’une manière illogique par rapport aux théories admises. L’astronomie a assez de confiance dans les principes de sa science pour construire avec eux des théories mathématiques, mais cela ne l’empêche pas de les vérifier et de les contrôler par des observations directes ; ce précepte même, ainsi que nous l’avons vu, ne doit pas être négligé en mécanique rationnelle. Mais dans les mathématiques, quand on part d’un axiome ou d’un principe dont la vérité est absolument nécessaire et consciente, la liberté n’existe plus ; les vérités acquises sont immuables. Le géomètre n’est pas libre de mettre en doute si les trois angles d’un triangle sont égaux ou non à deux droits ; par conséquent, il n’est pas libre de rejeter les conséquences logiques qui se déduisent de ce principe.

Si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de ceux d’un mathématicien, il serait dans la plus grande des erreurs et il serait conduit aux conséquences les plus fausses. C’est malheureusement ce qui est arrivé et ce qui arrive encore pour les hommes que j’appellerai des systématiques. En effet, ces hommes partent d’une idée fondée plus ou moins sur l’observation et qu’ils considèrent comme une vérité absolue. Alors ils raisonnent logiquement et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en conséquence, à construire un système qui est logique, mais qui n’a aucune réalité scientifique. Souvent les personnes superficielles se laissent éblouir par cette apparence de logique,


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et c'est ainsi que se renouvellent parfois de nos jours des discussions dignes de l’ancienne scolastique. Cette foi trop grande dans le raisonnement, qui conduit un physiologiste à une fausse simplification des choses, tient d’une part à l’ignorance de la science dont il parle, et d’autre part à l’absence du sentiment de complexité des phénomènes naturels. C’est pourquoi nous voyons quelquefois des mathématiciens purs, très grands esprits d’ailleurs, tomber dans des erreurs de ce genre ; ils simplifient trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu’ils les font dans leur esprit, mais non tels qu’ils sont dans la nature.

Le grand principe expérimental est donc le doute, le doute philosophique qui laisse à l’esprit sa liberté et son initiative, et d’où dérivent les qualités les plus précieuses pour un investigateur en physiologie et en médecine. Il ne faut croire à nos observations, à nos théories que sous bénéfice d’inventaire expérimental. Si l’on croit trop, l’esprit se trouve lié et rétréci par les conséquences, de son propre raisonnement ; il n’a plus de liberté d’action et manque par suite de l’initiative que possède celui qui sait se dégager de cette foi aveugle dans les théories, qui n’est au fond qu’une superstition scientifique.

On a souvent dit que, pour faire des découvertes, il fallait être ignorant. Cette opinion fausse en elle-même cache cependant une vérité. Elle signifie qu’il vaut mieux ne rien savoir que d’avoir dans l’esprit des idées fixes appuyées sur des théories dont on cherche toujours la confirmation en négligeant tout ce qui ne s’y rapporte


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pas. Cette disposition d’esprit est des plus mauvaises, et elle est éminemment opposée à l’invention. En effet, une découverte est en général un rapport imprévu qui ne se trouve pas compris dans la théorie, car sans cela il serait prévu. Un homme ignorant, qui ne connaîtrait pas la théorie, serait, en effet, sous ce rapport, dans de meilleures conditions d’esprit ; la théorie ne le gênerait pas et ne l’empêcherait pas de voir des faits nouveaux que n’aperçoit pas celui qui est préoccupé d’une théorie exclusive. Mais hâtons-nous de dire qu’il ne s’agit point ici d’élever l’ignorance en principe. Plus on est instruit, plus on possède de connaissances antérieures, mieux on aura l’esprit disposé pour faire des découvertes grandes et fécondes. Seulement il faut garder sa liberté d’esprit, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et croire que dans la nature l’absurde suivant nos théories n’est pas toujours impossible.

Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. Ils défigurent ainsi l’observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu’ils ne concourent pas à leur but. C’est ce qui nous a fait dire ailleurs qu’il ne fallait jamais faire des expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les


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contrôler (1) ; ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il faut accepter les résultats de l’expérience tels qu’ils se présentent, avec tout leur imprévu et leurs accidents.

Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres. Alors l’idée dominante de ces contempteurs d’autrui est de trouver les théories des autres en défaut et de chercher à les contredire. L’inconvénient pour la science reste le même. Ils ne font des expériences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire pour chercher la vérité. Ils font également de mauvaises observations parce qu’ils ne prennent dans les résultats de leurs expériences que ce qui convient à leur but en négligeant ce qui ne s’y rapporte pas, et en écartant bien soigneusement tout ce qui pourrait aller dans le sens de l’idée qu’ils veulent combattre. On est donc conduit ainsi par ces deux voies opposées au même résultat, c’est-à-dire à fausser la science et les faits.

La conclusion de tout ceci est qu’il faut effacer son opinion aussi bien que celle des autres devant les décisions de l’expérience. Quand on discute et que l’on expérimente comme nous venons de le dire, pour prouver quand même une idée préconçue, on n’a plus l’esprit libre et l’on ne cherche plus la vérité. On fait de la science étroite à laquelle se mêlent la vanité personnelle


(1) Claude Bernard, Leçons sur les propriétés et les altérations des liquides de l’organisme. Paris, 1859, 1re leçon.


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ou les diverses passions humaines. L’amour-propre, cependant, ne devrait rien avoir à faire dans toutes ces vaines disputes. Quand deux physiologistes ou deux médecins se querellent pour soutenir chacun leurs idées ou leurs théories, il n’y a au milieu de leurs arguments contradictoires qu’une seule chose qui soit absolument certaine : c’est que les deux théories sont insuffisantes et ne représentent la vérité ni l’une ni l’autre. L’esprit vraiment scientifique devrait donc nous rendre modestes et bienveillants. Nous savons tous bien peu de chose en réalité, et nous sommes tous faillibles en face des difficultés immenses que nous offre l’investigation dans les phénomènes naturels. Nous n’aurions donc rien de mieux à faire que de réunir nos efforts au lieu de les diviser et de les neutraliser par des disputes personnelles. En un mot, le savant qui veut trouver la vérité doit conserver son esprit libre, calme, et, si c’était possible, ne jamais avoir, comme dit Bacon, l’œil humecté par les passions humaines.

Dans l’éducation scientifique, il importerait beaucoup de distinguer, ainsi que nous le ferons plus loin, le déterminisme qui est le principe absolu de la science d’avec les théories qui ne sont que des principes relatifs auxquels on ne doit accorder qu’une valeur provisoire dans la recherche de la vérité. En un mot il ne faut point enseigner les théories comme des dogmes ou des articles de foi. Par cette croyance exagérée dans les théories, on donnerait une idée fausse de la science, on surchargerait et l’on asservirait l’esprit


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en lui enlevant sa liberté et étouffant son originalité, et en lui donnant le goût des systèmes.

Les théories qui représentent l’ensemble de nos idées scientifiques sont sans doute indispensables pour représenter la science. Elles doivent aussi servir de point d’appui à des idées investigatrices nouvelles. Mais ces théories et ces idées n’étant point la vérité immuable, il faut être toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu’elles ne représentent plus la réalité. En un mot, il faut modifier la théorie pour l’adapter à la nature, et non la nature pour l’adapter à la théorie.

En résumé, il y a deux choses à considérer dans la science expérimentale : la méthode et l’idée. La méthode a pour objet de diriger l’idée qui s’élance en avant dans l’interprétation des phénomènes naturels et dans la recherche de la vérité. L’idée doit toujours rester indépendante, et il ne faut point l’enchaîner, pas plus par des croyances scientifiques que par des croyances philosophiques ou religieuses ; il faut être hardi et libre dans la manifestation de ses idées, suivre son sentiment et ne point trop s’arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des théories. Si l’on est bien imbu des principes de la méthode expérimentale, on n’a rien à craindre ; car, tant que l’idée est juste, on continue à la développer ; quand elle est erronée, l’expérience est là pour la rectifier. Il faut donc savoir trancher les questions, même au risque d’errer. On rend plus de service à la science, a-t-on dit, par l’erreur que par la confusion, ce qui signifie qu’il faut pousser


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sans crainte les idées dans tout leur développement pourvu qu’on les règle et que l’on ait toujours soin de les juger par l’expérience. L’idée, en un mot, est le mobile de tout raisonnement en science comme ailleurs. Mais partout l’idée doit être soumise à un critérium. En science, ce critérium est la méthode expérimentale ou l’expérience, ce critérium est indispensable, et nous devons l’appliquer à nos propres idées comme à celles des autres.

IV. - Caractère indépendant de la méthode expérimentale

De tout ce qui a été dit précédemment il résulte nécessairement que l’opinion d’aucun homme, formulée en théorie ou autrement, ne saurait être considérée comme représentant la vérité complète dans les sciences. C’est un guide, une lumière, mais non une autorité absolue. La révolution que la méthode expérimentale a opérée dans les sciences consiste à avoir substitué un critérium scientifique à l’autorité personnelle.

Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que d’elle-même, parce qu’elle renferme en elle son critérium, qui est l’expérience. Elle ne reconnaît d’autre autorité que celle des faits, et elle s’affranchit de l’autorité personnelle. Quand Descartes disait qu’il faut, ne s’en rapporter qu’à l’évidence ou à ce qui est suffisamment démontré, cela signifiait qu’il fallait ne plus s’en référer à l’autorité, comme faisait la scolastique, mais ne s’appuyer que sur les faits bien établis par l’expérience.


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De là il résulte que, lorsque dans la science nous avons émis une idée ou une théorie, nous ne devons pas avoir pour but de la conserver en cherchant tout ce qui peut l’appuyer et en écartant tout ce qui peut l’infirmer. Nous devons, au contraire, examiner avec le plus grand soin les faits qui semblent la renverser, parce que le progrès réel consiste toujours à changer une théorie ancienne qui renferme moins de faits contre une nouvelle qui en renferme davantage. Cela prouve que l’on a marché, car en science le grand précepte est de modifier et de changer ses idées à mesure que la science avance. Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes ; il faut les changer quand elles ont rempli leur rôle, comme on change un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps.

Les idées et les théories de nos prédécesseurs ne doivent être conservées qu’autant qu’elles représentent l’état de la science, mais elles sont évidemment destinées à changer, à moins que l’on admette que la science ne doive plus faire de progrès, ce qui est impossible. Sous ce rapport, il y aurait peut-être une distinction à établir entre les sciences mathématiques et les sciences expérimentales. Les vérités mathématiques étant immuables et absolues, la science s’accroît par juxtaposition simple et successive de toutes les vérités acquises. Dans les sciences expérimentales, au contraire, les vérités n’étant que relatives, la science ne peut avancer que par révolution et par absorption des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle.


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Dans les sciences expérimentales, le respect mal entendu de l’autorité personnelle serait de la superstition et constituerait un véritable obstacle aux progrès de la science ; ce serait en même temps contraire aux exemples que nous ont donnés les grands hommes de tous les temps. En effet, les grands hommes sont précisément ceux qui ont apporté des idées nouvelles et détruit des erreurs. Ils n’ont donc pas respecté eux-mêmes l’autorité de leurs prédécesseurs, et ils n’entendent pas qu’on agisse autrement envers eux.

Cette non-soumission à l’autorité, que la méthode expérimentale consacre comme un précepte fondamental, n’est nullement en désaccord avec le respect et l’admiration que nous vouons aux grands hommes qui nous ont précédés et auxquels nous devons les découvertes qui sont les bases des sciences actuelles(1).

Dans les sciences expérimentales les grands hommes ne sont jamais les promoteurs de vérités absolues et immuables. Chaque grand homme tient à son temps et ne peut venir qu’à son moment, en ce sens qu’il y a une succession nécessaire et subordonnée dans l’apparition des découvertes scientifiques. Les grands hommes peuvent être comparés à des flambeaux qui brillent de loin en loin pour guider la marche de la science. Ils éclairent leur temps, soit en découvrant des phénomènes imprévus et féconds qui ouvrent des voies nouvelles et montrent des horizons inconnus, soit en généralisant les faits scientifiques acquis et en en faisant sortir des


(1) Claude Bernard, Cours de médecine expérimentale ; leçon d’ouverture (Gazette méd., 15 avril 1864).


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vérités que leurs devanciers n’avaient point aperçues. Si chaque grand homme fait accomplir un grand pas à la science qu’il féconde, il n’a jamais eu la prétention d’en poser les dernières limites, et il est nécessairement destiné à être dépassé et laissé en arrière par les progrès des générations qui suivront. Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin qu’eux. Ceci veut dire simplement que les sciences font des progrès après ces grands hommes et précisément à cause de leur influence. D’où il résulte que leurs successeurs auront des connaissances scientifiques acquises plus nombreuses que celles que ces grands hommes possédaient de leur temps. Mais le grand homme n’en reste pas moins le grand homme, c’est-à-dire le géant.

Il y a, en effet, deux parties dans les sciences en évolution ; il y a d’une part ce qui est acquis et d’autre part ce qui reste à acquérir. Dans ce qui est acquis, tous les hommes se valent à peu près, et les grands ne sauraient se distinguer des autres. Souvent même les hommes médiocres sont ceux qui possèdent le plus de connaissances acquises. C’est dans les parties obscures de la science que le grand homme se reconnaît ; il se caractérise par des idées de génie qui illuminent des phénomènes restés obscurs et portent la science en avant.

En résumé, la méthode expérimentale puise en elle-même une autorité impersonnelle qui domine la science. Elle l’impose même aux grands hommes au lieu de chercher comme les scolastiques à prouver par les textes qu’ils sont infaillibles et qu’ils ont vu, dit ou pensé tout ce


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qu’on a découvert après eux. Chaque temps a sa somme d’erreurs et de vérités. Il y a des erreurs qui sont en quelque sorte inhérentes à leur temps, et que les progrès ultérieurs de la science peuvent seuls faire reconnaître. Les progrès de la méthode expérimentale consistent en ce que la somme des vérités augmente à mesure que la somme des erreurs diminue. Mais chacune de ces vérités particulières s’ajoute aux autres pour constituer des vérités plus générales. Les noms des promoteurs de la science disparaissent peu à peu dans cette fusion, et plus la science avance, plus elle prend la forme impersonnelle et se détache du passé. Je me hâte d’ajouter, pour éviter une confusion qui a parfois été commise, que je n’entends parler ici que de l’évolution de la science. Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout. Il s’agit là d’une création spontanée de l’esprit, et cela n’a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer. Le passé conserve toute sa valeur dans ces créations des arts et des lettres ; chaque individualité reste immuable dans le temps et ne peut se confondre avec les autres. Un poète contemporain a caractérisé ce sentiment de la personnalité de l’art et de l’impersonnalité de la science par ces mots : l’art, c’est moi ; la science, c’est nous.

La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de l’esprit et de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n’admet pas non plus d’autorité scientifique personnelle. Ceci n’est point de l’orgueil et de la jactance ;


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l’expérimentateur, au contraire, fait acte d’humilité en niant l’autorité personnelle, car il doute aussi de ses propres connaissances, et il soumet l’autorité des hommes à celle de l’expérience et des lois de la nature.

La physique et la chimie étant des sciences constituées, nous présentent cette indépendance et cette impersonnalité que réclame la méthode expérimentale. Mais la médecine est enclore dans les ténèbres de l’empirisme, et elle subit les conséquences de son état arriéré. On la voit encore plus ou moins mêlée à la religion et au surnaturel. Le merveilleux et la superstition y jouent un grand rôle. Les sorciers, les somnambules, les guérisseurs en vertu d’un don du ciel, sont écoutés à l’égal des médecins. La personnalité médicale est placée au-dessus de la science par les médecins eux-mêmes, ils cherchent leurs autorités dans la tradition, dans les doctrines, ou dans le tact médical. Cet état de choses est la preuve la plus claire que la méthode expérimentale n’est point encore arrivée dans la médecine.

La méthode expérimentale, méthode du libre penseur, ne cherche que la vérité scientifique. Le sentiment, d’où tout émane, doit conserver sa spontanéité entière et toute sa liberté pour la manifestation des idées expérimentales ; la raison doit, elle aussi, conserver la liberté de douter, et par cela elle s’impose de soumettre toujours l’idée au contrôle de l’expérience. De même que dans les autres actes humains, le sentiment détermine à agir en manifestant l’idée qui donne le motif de l’action, de même dans la méthode expérimentale, c’est le


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sentiment qui a l’initiative par l’idée. C’est le sentiment seul qui dirige l’esprit et qui constitue le primum movens de la science. Le génie se traduit par un sentiment délicat qui pressent d’une manière juste les lois des phénomènes de la nature ; mais, ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que la justesse du sentiment et la fécondité de l’idée ne peuvent être établies et prouvées que par l’expérience.

V. - De l’induction et de la déduction dans le raisonnement expérimental

Après avoir traité dans tout ce qui précède de l’influence de l’idée expérimentale, examinons actuellement comment la méthode doit, en imposant toujours au raisonnement la forme dubitative, le diriger d’une manière plus sûre dans la recherche de la vérité.

Nous avons dit ailleurs que le raisonnement expérimental s’exerce sur des phénomènes observés, c’est-à-dire sur des observations ; mais, en réalité, il ne s’applique qu’aux idées que l’aspect de ces phénomènes a éveillées en notre esprit. Le principe du raisonnement expérimental sera donc toujours une idée qu’il s’agit d’introduire dans un raisonnement expérimental pour la soumettre au critérium des faits, c’est-à-dire à l’expérience.

Il y a deux formes de raisonnement :

1˚ la forme investigative ou interrogative qu’emploie l’homme qui ne sait pas et qui veut s’instruire ;
2˚ la forme démonstrative ou affirmative qu’emploie l’homme qui sait ou croit savoir, et qui veut instruire les autres.

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Les philosophes paraissent avoir distingué ces deux formes de raisonnement sous les noms de raisonnement inductif et de raisonnement déductif. Ils ont encore admis deux méthodes scientifiques, la méthode inductive ou l’ induction, propre aux sciences physiques expérimentales, et la méthode déductive ou la déduction, appartenant plus spécialement aux sciences mathématiques.

Il résulterait de là que la forme spéciale du raisonnement expérimental dont nous devons seulement nous occuper ici serait l’ induction.

On définit l’induction en disant que c’est un procédé de l’esprit qui va du particulier au général, tandis que la déduction serait le procédé inverse qui irait du général au particulier. Je n’ai certainement pas la prétention d’entrer dans une discussion philosophique qui serait ici hors de sa place et de ma compétence ; seulement, en qualité d’expérimentateur, je me bornerai à dire que dans la pratique il me paraît bien difficile de justifier cette distinction et de séparer nettement l’induction de la déduction. Si l’esprit de l’expérimentateur procède ordinairement en partant d’observations particulières pour remonter à des principes, à des lois ou à des propositions générales, il procède aussi nécessairement de ces mêmes propositions générales ou lois pour aller à des faits particuliers qu’il déduit logiquement de ces principes. Seulement quand la certitude du principe n’est pas absolue, il s’agit toujours d’une déduction provisoire qui réclame la vérification expérimentale. Toutes les variétés apparentes


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du raisonnement ne tiennent qu’à la nature du sujet que l’on traite et à sa plus ou moins grande complexité. Mais, dans tous ces cas, l’esprit de l’homme fonctionne toujours de même par syllogisme ; il ne pourrait pas se conduire autrement.

De même que dans la marche naturelle du corps, l’homme ne peut avancer qu’en posant un pied devant l’autre, de même dans la marche naturelle de l’esprit, l’homme ne peut avancer qu’en mettant une idée devant l’autre. Ce qui veut dire, en d’autres termes, qu’il faut toujours un premier point d’appui à l’esprit comme au corps. Le point d’appui du corps, c’est le sol dont le pied a la sensation ; le point d’appui de l’esprit, c’est le connu, c’est-à-dire une vérité ou un principe dont l’esprit a conscience. L’homme ne peut rien apprendre qu’en allant du connu à l’inconnu ; mais, d’un autre côté, comme l’homme n’a pas en naissant la science infuse et qu’il ne sait rien que ce qu’il apprend, il semble que nous soyons dans un cercle vicieux et que l’homme soit condamné à ne pouvoir rien connaître. Il en serait ainsi, en effet, si l’homme n’avait dans sa raison le sentiment des rapports et du déterminisme qui deviennent critérium de la vérité : mais, dans tous les cas, il ne peut obtenir cette vérité ou en approcher que par le raisonnement et par l’expérience.

D’abord il ne serait pas exact de dire que la déduction n’appartient qu’aux mathématiques et l’ induction aux autres sciences exclusivement. Les deux formes de raisonnement investigatif (inductif) et démonstratif (déductif)


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appartiennent à toutes les sciences possibles, parce que dans toutes les sciences il y a des choses qu’on ne sait pas et d’autres qu’on sait ou qu’on croit savoir.

Quand les mathématiciens étudient des sujets qu’ils ne connaissent pas, ils induisent comme les physiciens, comme les chimistes ou comme les physiologistes. Pour prouver ce que j’avance, il suffira de citer les paroles d’un grand mathématicien.

Voici comment Euler s’exprime dans un mémoire intitulé : De inductione ad plenam certitudinem evehenda :

« Notum. est plerumque numerum proprietates primum per solam inductionem observatas, quas dein ceps geometrœ solidis demonstrationibus confirmare elaboraverunt ; quo negotio in primis Fermatius summo studio et satis felici successu fuit occupatus.(1) »

Les principes ou les théories qui servent de base à une science, quelle qu’elle soit, ne sont pas tombés du ciel ; il a fallu nécessairement y arriver par un raisonnement investigatif, inductif ou interrogatif, comme on voudra l’appeler. Il a fallu d’abord observer quelque chose qui se soit passé au-dedans ou au-dehors de nous. Dans les sciences, il y a, au point de vue expérimental, des idées qu’on appelle a priori parce qu’elles sont le point de départ d’un raisonnement expérimental (voy. p. 59 et suivantes), mais au point de vue de l’idéogénèse,


(1) Euler, Acta académies scientiarum impérialis Petropolitanœ, pro anno MDCCLXXX, pars poslerior, p. 38, § 1


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ce sont en réalité des idées a posteriori. En un mot, l’ induction a dû être la forme de raisonnement primitive et générale, et les idées que les philosophes et les savants prennent constamment pour des idées a priori, ne sont au fond que des idées a posteriori.

Le mathématicien et le naturaliste ne diffèrent pas quand ils vont à la recherche des principes. Les uns et les autres induisent, font des hypothèses et expérimentent, c’est-à-dire font des tentatives pour vérifier l’exactitude de leurs idées. Mais quand le mathématicien et le naturaliste sont arrivés à leurs principes, ils diffèrent complètement alors. En effet, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs, le principe du mathématicien devient absolu, parce qu’il ne s’applique point à la réalité objective telle qu’elle est, mais à des relations de choses considérées dans des conditions extrêmement simples et que le mathématicien choisit et crée en quelque sorte dans son esprit. Or, ayant ainsi la certitude qu’il n’y a pas à faire intervenir dans le raisonnement d’autres conditions que celles qu’il a déterminées, le principe reste absolu, conscient, adéquat à l’esprit, et la déduction logique est également absolue et certaine ; il n’a plus besoin de vérification expérimentale, la logique suffit.

La situation du naturaliste est bien différente ; la proposition générale à laquelle il est arrivé, ou le principe sur lequel il s’appuie, reste relatif et provisoire parce qu’il représente des relations complexes qu’il n’a jamais la certitude de pouvoir connaître toutes. Dès lors, son


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principe est incertain, puisqu’il est inconscient et non adéquat à l’esprit ; dès lors les déductions, quoique très logiques, restent toujours douteuses, et il faut nécessairement alors invoquer l’expérience pour contrôler la conclusion de ce raisonnement déductif. Cette différence entre les mathématiciens et les naturalistes est capitale au point de vue de la certitude de leurs principes et des conclusions à en tirer ; mais le mécanisme du raisonnement déductif est exactement le même pour les deux. Tous deux partent d’une proposition ; seulement le mathématicien dit : Ce point de départ étant donné, tel cas particulier en résulte nécessairement. Le naturaliste dit : Si ce point de départ était juste, tel cas particulier en résulterait comme conséquence.

Quand ils partent d’un principe, le mathématicien et le naturaliste emploient donc l’un et l’autre la déduction. Tous deux raisonnent en faisant un syllogisme ; seulement, pour le naturaliste, c’est un syllogisme dont d conclusion reste dubitative et demande vérification, parce que son principe est inconscient. C’est là le raisonnement expérimental ou dubitatif, le seul qu’on puisse employer quand on raisonne sur les phénomènes naturels ; si l’on voulait supprimer le doute et si l’on se passait de l’expérience, on n’aurait plus aucun critérium pour savoir si l’on est dans le faux ou dans le vrai, parce que, je le répète, le principe est inconscient et qu’il faut en appeler alors à nos sens.

De tout cela je conclurai que l’induction et la déduction appartiennent à toutes les sciences. Je ne crois pas que


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l’induction et la déduction constituent réellement deux formes de raisonnement essentiellement distinctes. L’esprit de l’homme a, par nature, le sentiment ou l’idée d’un principe qui régit les cas particuliers. Il procède toujours instinctivement d’un principe qu’il a acquis ou qu’il invente par hypothèse ; mais il ne peut jamais marcher dans les raisonnements autrement que par syllogisme, c’est-à-dire en procédant du général au particulier.

En physiologie, un organe déterminé fonctionne toujours par un seul et même mécanisme ; seulement, quand le phénomène se passe dans d’autres conditions ou dans un milieu différent, la fonction prend des aspects divers ; mais, au fond, sa nature reste la même. Je pense qu’il n’y a pour l’esprit qu’une seule manière de raisonner, comme il n’y a pour le corps qu’une seule manière de marcher. Seulement, quand un homme s’avance, sur un terrain solide et plan, dans un chemin direct qu’il connaît et voit dans toute son étendue, il marche vers son but d’un pas sûr et rapide. Quand au contraire un homme suit un chemin tortueux dans l’obscurité et sur un terrain accidenté et inconnu, il craint les précipices, et n’avance qu’avec précaution et pas à pas. Avant de procéder à un second pas, il doit s’assurer que le pied placé le premier repose sur un point résistant puis s’avancer ainsi en vérifiant à chaque instant par l’expérience la solidité du sol, et en modifiant toujours la direction de sa marche suivant ce qu’il rencontre. Tel est l’expérimentateur qui ne doit jamais dans ses recherches aller au-delà du fait,


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sans quoi il courrait le risque de s’égarer. Dans les deux exemples précédents l’homme s’avance sur des terrains différents et dans des conditions variables, mais n’en marche pas moins par le même procédé physiologique. De même, quand l’expérimentateur déduira des rapports simples de phénomènes précis et d’après des principes connus et établis, le raisonnement se développera d’une façon certaine et nécessaire, tandis que, quand il se trouvera au milieu de rapports complexes, ne pouvant s’appuyer que sur des principes incertains et provisoires, le même expérimentateur devra alors avancer avec précaution et soumettre à l’expérience chacune des idées qu’il met successivement en avant. Mais, dans ces deux cas, l’esprit raisonnera toujours de même et par le même procédé physiologique, seulement il partira d’un principe plus ou moins certain.

Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous nous faisons une idée sur la cause qui le détermine. L’homme, dans sa première ignorance, supposa des divinités attachées à chaque phénomène. Aujourd’hui le savant admet des forces ou des lois ; c’est toujours quelque chose qui gouverne le phénomène. L’idée, qui nous vient à la vue d’un phénomène, est dite a priori. Or, il nous sera facile de montrer plus tard que cette idée a priori, qui surgit en nous à propos d’un fait particulier, renferme toujours implicitement, et en quelque sorte à notre insu, un principe auquel nous voulons ramener le fait particulier. De sorte que, quand nous croyons aller


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d'un cas particulier à un principe, c’est-à-dire induire, nous déduisons réellement ; seulement, l’expérimentateur se dirige d’après un principe supposé ou provisoire qu’il modifie à chaque instant, parce qu’il cherche dans une obscurité plus ou moins complète. À mesure que nous rassemblons les faits, nos principes deviennent de plus en plus généraux et plus assurés ; alors nous acquérons la certitude que nous déduisons. Mais néanmoins, dans les sciences expérimentales, notre principe doit toujours rester provisoire, parce que nous n’avons jamais la certitude qu’il ne renferme que les faits et les conditions que nous connaissons. En un mot, nous déduisons toujours par hypothèse, jusqu’à vérification expérimentale. Un expérimentateur ne peut donc jamais se trouver dans le cas des mathématiciens, précisément parce que le raisonnement expérimental reste de sa nature toujours dubitatif. Maintenant, on pourra, si l’on veut, appeler le raisonnement dubitatif de l’expérimentateur l’ induction, et le raisonnement affirmatif du mathématicien, la déduction ; mais ce sera là une distinction qui portera sur la certitude ou l’incertitude du point de départ du raisonnement, mais non sur la manière dont on raisonne.

VI. - Du doute dans le raisonnement expérimental

Je résumerai le paragraphe précédent en disant qu’il me semble n’y avoir qu’une seule forme de raisonnement : la déduction par syllogisme. Notre esprit, quand il le voudrait, ne pourrait pas raisonner autrement, et, si c’était ici le lieu, je pourrais essayer d’appuyer ce que


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j’avance par des arguments physiologiques. Mais pour trouver la vérité scientifique, il importe peu au fond de savoir comment notre esprit raisonne ; il suffit de le laisser raisonner naturellement, et dans ce cas il partira toujours d’un principe pour arriver à une conclusion. La seule chose que nous ayons à faire ici, c’est d’insister sur un précepte qui prémunira toujours l’esprit contre les causes innombrables d’erreur qu’on peut rencontrer dans l’application de la méthode expérimentale.

Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode expérimentale, c’est le doute ; et il s’exprime en disant que la conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative quand le point de départ ou le principe n’est pas une vérité absolue. Or nous avons vu qu’il n’y a de vérité absolue que pour les principes mathématiques ; pour tous les phénomènes naturels, les principes desquels nous partons, de même que les conclusions auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités relatives. L’écueil de l’expérimentateur consistera donc à croire connaître ce qu’il ne connaît pas, et à prendre pour des vérités absolues des vérités qui ne sont que relatives. De sorte que la règle unique et fondamentale de l’investigation scientifique se réduit au doute, ainsi que l’ont déjà proclamé d’ailleurs de grands philosophes.

Le raisonnement expérimental est précisément l’inverse du raisonnement scolastique. La scolastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les choses extérieures, ni dans


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la raison, elle l’emprunte à une source irrationnelle quelconque : telle qu’une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire. Une fois le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même l’observation ou l’expérience des faits comme arguments quand ils sont en sa faveur ; la seule condition est que le point de départ restera immuable et ne variera pas selon les expériences et les observations, mais qu’au contraire, les faits seront interprétés pour s’y adapter. L’expérimentateur au contraire n’admet jamais de point de départ immuable ; son principe est un postulat dont il déduit logiquement toutes les conséquences, mais sans jamais le considérer comme absolu et en dehors des atteintes de l’expérience. Les corps simples des chimistes ne sont des corps simples que jusqu’à preuve du contraire. Toutes les théories qui servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu’à ce qu’on découvre qu’il y a des faits qu’elles ne renferment pas ou qui les contredisent. Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien solidement établis, loin de se roidir, comme le scolastique ou le systématique, contre l’expérience, pour sauvegarder son point de départ, l’expérimentateur s’empressera, au contraire, de modifier sa théorie, parce qu’il sait que c’est la seule manière d’avancer et de faire des progrès dans les sciences. L’expérimentateur doute donc toujours, même de son point de départ ; il a l’esprit nécessairement modeste et souple, et accepte


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la contradiction à la seule condition qu’elle lui soit prouvée. Le scolastique ou le systématique, ce qui est la même chose, ne doute jamais de son point de départ, auquel il veut tout ramener ; il a l’esprit orgueilleux et intolérant et n’accepte pas la contradiction, puisqu’il n’admet pas que son point de départ puisse changer. Ce qui sépare encore le savant systématique du savant expérimentateur, c’est que le premier impose son idée, tandis que le second ne la donne jamais que pour ce qu’elle vaut. Enfin, un autre caractère essentiel qui distingue le raisonnement expérimental du raisonnement scolastique, c’est la fécondité de l’un et la stérilité de l’autre. C’est précisément le scolastique qui croit avoir la certitude absolue qui n’arrive à rien : cela se conçoit puisque, par son principe absolu, il se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C’est au contraire l’expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l’entourent et à étendre sa puissance sur la nature. L’homme peut donc plus qu’il ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance qu’en lui montrant qu’il ignore. Peu importe au savant d’avoir la vérité absolue, pourvu qu’il ait la certitude des relations des phénomènes entre eux. Notre esprit est, en effet, tellement borné, que nous ne pouvons connaître ni le commencement ni la fin des choses ; mais nous pouvons saisir le milieu, c’est-à-dire ce qui nous entoure immédiatement.

Le raisonnement systématique ou scolastique est naturel à l’esprit inexpérimenté et orgueilleux ; ce n’est que


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par l’étude expérimentale approfondie de la nature qu’on parvient à acquérir l’esprit douteur de l’expérimentateur. Il faut longtemps pour cela ; et, parmi ceux qui croient suivre la voie expérimentale en physiologie et en médecine, il y a, comme nous le verrons plus loin, encore beaucoup de scolastiques. Je suis quant à moi convaincu qu’il n’y a que l’étude seule de la nature qui puisse donner au savant le sentiment vrai de la science. La philosophie, que je considère comme une excellente gymnastique de l’esprit, a malgré elle des tendances systématiques et scolastiques, qui deviendraient nuisibles pour le savant proprement dit. D’ailleurs, aucune méthode ne peut remplacer cette étude de la nature qui fait le vrai savant ; sans cette étude, tout ce que les philosophes ont pu dire et tout ce que j’ai pu répéter après eux dans cette introduction, resterait inapplicable et stérile.

Je ne crois donc pas, ainsi que je l’ai dit plus haut, qu’il y ait grand profit pour le savant à discuter la définition de l’induction et de la déduction, non plus que la question de savoir si l’on procède par l’un ou l’autre de ces soi-disant procédés de l’esprit. Cependant l’induction baconienne est devenue célèbre et on en a fait le fondement de toute la philosophie scientifique. Bacon est un grand génie et l’idée de sa grande restauration des sciences est une idée sublime ; on est séduit et entraîné malgré soi par la lecture du Novum Organum et de l’ Augmentum scientiarum. On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus élevées.


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Bacon a senti la stérilité de la scolastique ; il a bien compris et pressenti toute l’importance de l’expérience pour l’avenir des sciences. Cependant Bacon n’était point un savant, et il n’a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu’il en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les théories(1) ; nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une maison. Bacon a eu, comme toujours, des admirateurs outrés et des détracteurs. Sans me mettre ni d’un côté ni de l’autre, je dirai que, tout en reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas plus que J. de Maistre(2), qu’il ait doté l’intelligence humaine d’un nouvel instrument, et il me semble, avec M. de Rémusat(3), que l’induction ne diffère pas du syllogisme. D’ailleurs je crois que les grands expérimentateurs ont apparu avant les préceptes de l’expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les traités de rhétorique. Par conséquent, il ne me paraît pas permis de dire, même en parlant de Bacon, qu’il a inventé la méthode expérimentale ; méthode que Galilée et Torricelli ont si admirablement pratiquée, et dont Bacon n’a jamais pu se servir.

Quand Descartes(4) part du doute universel et répudie


(1) Bacon, Œuvres, édition par Fr. Riaux, Introduction, p. 30.
(2) J. du Maistre, Examen de la philosophie de Bacon.
(3) De Rémusat, Bacon, sa vie, son temps et sa philosophie, 1857.
(4) Descartes, Discours sur la méthode.


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l’autorité, il donne des préceptes bien plus pratiques pour l’expérimentateur que ceux que donne Bacon pour l’induction. Nous avons vu, en effet, que c’est le doute seul qui provoque l’expérience ; c’est le doute enfin qui détermine la forme du raisonnement expérimental.

Toutefois, quand il s’agit de la médecine et des sciences physiologiques, il importe de bien déterminer sur quel point doit, porter le doute, afin de le distinguer du scepticisme et de montrer comment le doute scientifique devient un élément de plus grande certitude. Le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et qui croit à lui-même ; il croit assez en lui pour oser nier la science et affirmer qu’elle n’est pas soumise à des lois fixes et déterminées. Le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science ; il admet même dans les sciences expérimentales un critérium ou un principe scientifique absolu. Ce principe est le déterminisme des phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux des corps bruts ainsi que nous le dirons plus tard (p. 114).

Enfin, comme conclusion de ce paragraphe nous pouvons dire que, dans tout raisonnement expérimental, il y a deux cas possibles : ou bien l’hypothèse de l’expérimentateur sera infirmée, ou bien elle sera confirmée par l’expérience. Quand l’expérience infirme l’idée préconçue, l’expérimentateur doit rejeter ou modifier son idée. Mais lors même que l’expérience confirme pleinement l’idée préconçue, l’expérimentateur doit


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encore douter ; car comme il s’agit d’une vérité inconsciente, sa raison lui demande encore une contre-épreuve.

VII. - Du principe du critérium expérimental

Nous venons de dire qu’il faut douter, mais ne point être sceptique. En effet, le sceptique, qui ne croit à rien, n’a plus de base pour établir son critérium, et par conséquent il se trouve dans l’impossibilité d’édifier la science ; la stérilité de son triste esprit résulte à la fois des défauts de son sentiment et de l’imperfection de sa raison. Après avoir posé en principe que l’investigateur doit douter, nous avons ajouté que le doute ne portera que sur la justesse de son sentiment ou de ses idées en tant qu’expérimentateur, ou sur la valeur de ses moyens d’investigation, en tant qu’observateur, mais jamais sur le déterminisme, le principe même de la science expérimentale. Revenons en quelques mots sur ce point fondamental.

L’expérimentateur doit douter de son sentiment, c’est-à-dire de l’idée a priori ou de la théorie qui lui servent de point de départ ; c’est pourquoi il est de précepte absolu de soumettre toujours son idée au critérium expérimental pour en contrôler la valeur. Mais quelle est au juste la base de ce critérium expérimental ? Cette question pourra paraître superflue après avoir dit et répété avec tout le monde que ce sont les faits qui jugent l’idée et nous donnent l’expérience. Les faits seuls sont réels, dit-on, et il faut s’en rapporter à eux d’une manière


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entière et exclusive. C’est un fait, un fait brutal, répète-t-on encore souvent ; il n’y a pas à raisonner, il faut s’y soumettre. Sans doute, j’admets que les faits sont les seules réalités qui puissent donner la formule à l’idée expérimentale et lui servir en même temps de contrôle ; mais c’est à la condition que la raison les accepte. Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui prétend faire taire la raison est aussi dangereuse pour les sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de foi qui, elles aussi, imposent silence à la raison. En un mot, dans la méthode expérimentale comme partout, le seul critérium réel est la raison.

Un fait n’est rien par lui-même, il ne vaut que par l’idée qui s’y rattache ou par la preuve qu’il fournit. Nous avons dit ailleurs que, quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce n’est pas le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l’idée nouvelle qui en dérive ; de même, quand un fait prouve, ce n’est point le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le rapport rationnel qu’il établit entre le phénomène et sa cause. C’est ce rapport qui est la vérité scientifique et qu’il s’agit maintenant de préciser davantage.

Rappelons-nous comment nous avons caractérisé les vérités mathématiques et les vérités expérimentales. Les vérités mathématiques une fois acquises, avons-nous dit, sont des vérités conscientes et absolues, parce que les conditions idéales de leur existence sont également conscientes et connues par nous d’une manière absolue. Les vérités expérimentales, au contraire, sont inconscientes et relatives, parce que les conditions réelles de leur


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existence sont inconscientes et ne peuvent nous être connues que d’une manière relative à l’état actuel de notre science. Mais si les vérités expérimentales qui servent de base à nos raisonnements sont tellement enveloppées dans la réalité complexe des phénomènes naturels qu’elles ne nous apparaissent que par lambeaux, ces vérités expérimentales n’en reposent pas moins sur des principes qui sont absolus parce que, comme ceux des vérités mathématiques, ils s’adressent à notre conscience et à notre raison. En effet, le principe absolu des sciences expérimentales est un déterminisme nécessaire et conscient dans les conditions des phénomènes. De telle sorte qu’un phénomène naturel, quel qu’il soit, étant donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu’il y ait une variation dans l’expression de ce phénomène sans qu’en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles dans sa manifestation ; de plus, il a la certitude a priori que ces variations sont déterminées par des rapports rigoureux et mathématiques. L’expérience ne fait que nous montrer la forme des phénomènes ; mais le rapport d’un phénomène à une cause déterminée est nécessaire et indépendant de l’expérience, et il est forcément mathématique et absolu. Nous arrivons ainsi à voir que le principe du critérium des sciences expérimentales est identique au fond à celui des sciences mathématiques, puisque de part et d’autre, ce principe est exprimé par un rapport des choses nécessaire et absolu. Seulement dans les sciences expérimentales ces rapports sont entourés par des phénomènes nombreux, complexes et variés à l’infini,


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qui les cachent à nos regards. À l’aide de l’expérience nous analysons, nous dissocions ces phénomènes, afin de les réduire à des relations et à des conditions de plus en plus simples. Nous voulons ainsi saisir la forme de la vérité scientifique, c’est-à-dire trouver la loi qui nous donnerait la clef de toutes les variations des phénomènes. Cette analyse expérimentale est le seul moyen que nous ayons pour aller à la recherche de la vérité dans les sciences naturelles, et le déterminisme absolu des phénomènes dont nous avons conscience a priori est le seul critérium ou le seul principe qui nous dirige et nous soutienne. Malgré nos efforts, nous sommes encore bien loin de cette vérité absolue ; et il est probable, surtout dans les sciences biologiques, qu’il ne nous sera jamais donné de la voir dans sa nudité. Mais cela n’a pas de quoi nous décourager, car nous en approchons toujours ; et d’ailleurs nous saisissons, à l’aide de nos expériences, des relations de phénomènes qui, bien que partielles et relatives, nous permettent d’étendre de plus en plus notre puissance sur la nature.

De ce qui précède, il résulte que, si un phénomène se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire, qu’il ne se rattachât pas d’une manière nécessaire à des conditions d’existence déterminées, la raison devrait repousser le fait comme un fait non scientifique. Il faudrait attendre ou chercher par des expériences directes quelle est la cause d’erreur qui a pu se glisser dans l’observation. Il faut, en effet, qu’il y ait eu erreur ou insuffisance dans l’observation ; car l’admission d’un fait sans cause, c’est-à-dire indéterminable


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dans ses conditions d’existence, n’est ni plus ni moins que la négation de la science. De sorte qu’en présence d’un tel fait un savant ne doit jamais hésiter ; il doit croire à la science et douter de ses moyens d’investigation. Il perfectionnera donc ses moyens d’observation et cherchera par ses efforts à sortir de l’obscurité ; mais jamais il ne pourra lui venir à l’idée de nier le déterminisme absolu des phénomènes, parce que c’est précisément le sentiment de ce déterminisme qui caractérise le vrai savant.

Il se présente souvent en médecine des faits mal observés et indéterminés qui constituent de véritables obstacles à la science, en ce qu’on les oppose toujours en disant : C’est un fait, il faut l’admettre. La science rationnelle fondée, ainsi que nous l’avons dit, sur un déterminisme nécessaire, ne doit jamais répudier un fait exact et bien observé ; mais par le même principe, elle ne saurait s’embarrasser de ces faits recueillis sans précision, n’offrant aucune signification, et qu’on fait servir d’arme à double tranchant pour appuyer ou infirmer les opinions les plus diverses. En un mot, la science repousse l’indéterminé ; et quand, en médecine, on vient fonder ses opinions sur le tact médical, sur l’inspiration ou sur une intuition plus ou moins vague des choses, on est en dehors de la science et on donne l’exemple de cette médecine de fantaisie qui peut offrir les plus grands périls en livrant la santé et la vie des malades aux lubies d’un ignorant inspiré. La vraie science apprend à douter et à s’abstenir dans l’ignorance.


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VIII. - De la preuve et de la contre-épreuve

Nous avons dit plus haut qu’un expérimentateur qui voit son idée confirmée par une expérience, doit douter encore et demander une contre-épreuve.

En effet, pour conclure avec certitude qu’une condition donnée est la cause prochaine d’un phénomène, il ne suffit pas d’avoir prouvé que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène ; mais il faut encore établir que, cette condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus. Si l’on se bornait à la seule preuve de présence, on pourrait à chaque instant tomber dans l’erreur et croire à des relations de cause à effet quand il n’y a que simple coïncidence. Les coïncidences constituent, ainsi que nous le verrons plus loin, un des écueils les plus graves que rencontre la méthode expérimentale dans les sciences complexes comme la biologie. C’est le post hoc, ergo propter hoc des médecins auquel on peut se laisser très facilement entraîner, surtout si le résultat de l’expérience ou de l’observation favorise une idée préconçue.

La contre-épreuve devient donc le caractère essentiel et nécessaire de la conclusion du raisonnement expérimental. Elle est l’expression du doute philosophique porté aussi loin que possible. C’est la contre-épreuve qui juge si la relation de cause à effet que l’on cherche dans les phénomènes est trouvée. Pour cela, elle supprime la cause admise pour voir si l’effet persiste, s’appuyant sur cet adage ancien et absolument vrai : Sublata causa,


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tollitur effectus. C’est ce qu’on appelle encore l’ experimentum crucis.

Il ne faut pas confondre la contre-expérience ou contre-épreuve avec ce qu’on a appelé l’ expérience comparative. Celle-ci, ainsi que nous le verrons plus tard, n’est qu’une observation comparative invoquée dans les circonstances complexes afin de simplifier les phénomènes et de se prémunir contre les causes d’erreur imprévues ; la contre-épreuve, au contraire, est un contre-jugement s’adressant directement à la conclusion expérimentale et formant un de ses termes nécessaires. En effet, jamais en science la preuve ne constitue une certitude sans la contre-épreuve. L’analyse ne peut se prouver d’une manière absolue que par la synthèse qui la démontre en fournissant la contre-épreuve ou la contre-expérience ; de même une synthèse qu’on effectuerait d’abord, devrait être démontrée ensuite par l’analyse. Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale nécessaire constitue le sentiment scientifique par excellence. Il est familier aux physiciens et aux chimistes ; mais il est loin d’être aussi bien compris par les médecins. Le plus souvent, quand en physiologie et en médecine on voit deux phénomènes marcher ensemble et se succéder dans un ordre constant, on se croit autorisé à conclure que le premier est la cause du second. Ce serait là un jugement faux dans un très grand nombre de cas ; les tableaux statistiques de présence ou d’absence ne constituent jamais des démonstrations expérimentales. Dans les sciences complexes comme la médecine, il faut faire en même temps usage de


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l’expérience comparative et de la contre-épreuve. Il y a des médecins qui craignent et fuient la contre-épreuve ; dès qu’ils ont des observations qui marchent dans le sens de leurs idées, ils ne veulent pas chercher des faits contradictoires dans la crainte de voir leurs hypothèses s’évanouir. Nous avons déjà dit que c’est là un très mauvais esprit : quand on veut trouver la vérité, on ne peut asseoir solidement ses idées qu’en cherchant à détruire ses propres conclusions par des contre-expériences. Or, la seule preuve qu’un phénomène joue le rôle de cause par rapport à un autre, c’est qu’en supprimant le premier, on fait cesser le second.

Je n’insiste pas davantage ici sur ce principe de la méthode expérimentale, parce que plus tard j’aurai l’occasion d’y revenir en donnant des exemples particuliers qui développeront ma pensée. Je me résumerai en disant que l’expérimentateur doit toujours pousser son investigation jusqu’à la contre-épreuve ; sans cela le raisonnement expérimental ne serait pas complet. C’est la contre-épreuve qui prouve le déterminisme nécessaire des phénomènes, et en cela elle est seule capable de satisfaire la raison à laquelle, ainsi que nous l’avons dit, il faut toujours faire remonter le véritable critérium scientifique.

Le raisonnement expérimental, dont nous avons dans ce qui précède examiné les différents termes, se propose le même but dans toutes les sciences. L’expérimentateur veut arriver au déterminisme, c’est-à-dire qu’il cherche à rattacher à l’aide du raisonnement et de l’expérience, les phénomènes naturels à leurs conditions


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d’existence, ou autrement dit, à leurs causes prochaines. Il arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se rendre maître du phénomène. Toute la philosophie naturelle se résume en cela : Connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à ceci : Prévoir et diriger les phénomènes. Mais ce double but ne peut être atteint dans les corps vivants que par certains principes spéciaux d’expérimentation qu’il nous reste à indiquer dans les chapitres qui vont suivre.






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Voir aussi