Le Ménestrel (11 avril 1897) Johannes Brahms

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Le Ménestrel bpt6k5615577j 1.jpeg
Titre
Johannes Brahms
Auteurs
Olivier Berggruen
In
Le Ménestrel, 3446 - 63ème année, n° 15, 1897. pp. .
Source
Gallica,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5615577j

Cette page introduit une réédition numérique d'un article publié dans la revue Le Ménestrel quelques jours après la mort de Johannes Brahms (le 3 avril 1897 à Vienne).


Attention, pour cette réédition, le traitement des notes ne respecte pas la numérotation initiale.

L'article


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Johannès Brahms n'a survécu que six mois à Antoine Bruckner, avec lequel il partageait la première place parmi les musiciens. de l'Allemagne Contemporaine, depuis le jour où la carrière incomparable de Richard Wagner s'était terminée à Venise. Avec Brahms disparait le dernier des grands musiciens de nationalité allemande qui ont illustré notre siècle expirant ; aucun des compositeurs allemands qui lui survivent ne parait de taille à porter la couronne qui vient "de tomber de son front puissant. La chaîne qui reliait le maître défunt avec celui dont le portrait se trouvait toujours à son chevet, avec Johann-Sébastien Bach, s'est rompue. Il est impossible de prévoir, à l'heure qu'il est, si au vingtième siècle l'Allemagne pourra se glorifier d'un musicien capable de continuer cette grande tradition.

La vie de Johannès Brahms était fort simple et très, peu mouvementée ; elle se résume entièrement dans son œuvre. Né à Hambourg le 7 mai 1833, il reçut de bonne heure une forte éducation musicale. Son père, qui était contrebassiste dans un orchestre de la ville hanséatique, lui fit apprendre le violoncelle et le cor, mais le petit Johannès préférait le piano et fit de tels progrès sur cet instrument qu'il put, dès l'âge de quatorze ans, se produire dans des concerts publics. Le premier, dans lequel il joua une composition de sa façon, des variations sur une mélodie populaire, eut un certain retentissement, et Edouard Marxsen [1], un contrapontiste érudit, s'occupa dès ce moment de Brahms avec beaucoup de zèle. Il lui enseigna la composition musicale et le perfectionna comme pianiste. A l'âge de vingt ans, l'élève avait appris du maître tout ce que celui-ci pouvait lui enseigner, et de 1853 date la carrière artistique de Brahms.

En cette année, Brahms entreprit, avec le violoniste hongrois Reményi, qui vit encore, une tournée artistique en Allemagne. Il eut la bonne fortune de faire la connaissance de Liszt et de Robert Schumann et.de se lier pour la vie avec le grand violoniste Joseph Joachim, auquel il a dédié un beau concerto pour violon, op. 77, A partir de 1853, Brahms publia ses premières compositions : deux sonates, Six mélodies, et le Scherzo op. 4, dont les résultats furent heureux :


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elles remplirent en effet d'enthousiasme Robert Schumann, qui publia en octobre 1853, dans son journal musical Neue Zeitschrift fur Musik, un article resté légendaire, pour présenter son jeune ami au monde musical en le saluant de cette prophétie : Tu Marcellus eris! Et Brahms n'a pas démenti ce présage, sans avoir cependant réalisé toutes les espérances de Schumann.

Il fallait vivre en attendant, et Brahms accepta la place de. professeur de musique et de chef d'orchestre chez le prince de Lippe-Detmold[NDLR 1], qu'il abandonna peu de temps après. Il passa quelques années dans sa ville natale, et dans plusieurs, autres villes allemandes, ainsi qu'en Suisse, et accepta en 1862 la place de directeur musical de la Sing-Académie de Vienne, société chorale affiliée à la Société des amis de la musique de cette ville, puis abandonna en 1864 cette place et passa de nouveau quelques années en voyage, à Cologne et en Suisse, où il se fit remarquer comme pianiste et comme chef d'orchestre. A cette époque il publia plusieurs compositions importantes, entre autres- son quintette avec piano op. 34, son Requiem allemand, qui devait rester son œuvre maîtresse, et les deux premiers cahiers de ces fameuses Danses hongroises, fleurs exotiques, cueillies pendant son séjour à Vienne, qui popularisèrent son nom. En 1872, la Société des amis de la musique de Vienne lui offrit la place de directeur musical et chef d'orchestre, que Brahms occupa jusqu'en 1875. Pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, Brahms ne quitta plus Vienne que pour faire de petits voyages; il était devenu, comme il disait souvent, Viennois clans l'âme. A partir de 1875 il vécut libre de toute fonction musicale qui aurait entraîné pour lui une perte de temps [2]; il se fit encore entendre comme pianiste et prit parfois le bâton de chef d'orchestre, mais depuis quinze ans on le vit de plus en plus rarement soit au piano, soit à la tète d'un orchestre, et, dans les derniers temps, seulement quand il s'agissait d'une de ses compositions. C'est en janvier 1895 qu'il joua pour la dernière fois en public ; il présenta aux Viennois une sonate pour piano et clarinette en fa mineur. En mars 1895 il conduisit aussi un orchestre pour la dernière fois, lorsque le Conservatoire fit entendre son Ouverture académique solennelle (op. 80). Personne ne se doutait alors que le maître, dont la forte carrure et la mine florissante semblaient défier l'âge, avait fait entonner pour la dernière fois le chant de joie de la jeunesse allemande : Gaudeamus igitur ! que Brahms a magistralement traité dans la dernière partie de cette ouverture.

Fragment autographe d'un lied de Brahms.

Rien de moins prétentieux et de plus modeste que la vie de ce célibataire. Depuis 17 ans il habitait un petit appartement de garçon dans la rue Saint-Charles, à proximité de la belle église de Saint-Charles-Borromée. Quand il ne dînait pas en ville, chez un de ses amis, il prenait ses repas dans un bon vieux restaurant bourgeois, à l'enseigne du Hérisson rouge. Il y trouva pendant quelques années Goldmark, avec, lequel il s'était lié d'une amitié sincère dès 1862. Dans la matinée il aimait à recevoir ses amis; dans l'après-midi il travaillait ferme et souvent jusqu'à une heure fort avancée, car il ne dormait guère plus de cinq ou six heures. Journellement, même en hiver, il faisait de longues promenades et, en été, on le trouvait tous les soirs sous les arbres du jardin de la ville de Vienne, où l'attirait aussi la noble statue de Schubert, qu'il aimait à contempler. Tous les ans il consacrait quelques semaines à des excursions dans les Alpes, en Suisse, au Tyrol et dans les autres pays alpestres de l'Autriche; pendant ces dernières années, à partir de 1889, il habitait pendant la belle saison une maisonnette pittoresque à Ischl pour passer le temps près de son ami Johann Strauss, qui possède aussi à Ischl une jolie villa. La santé de Brahms, qui n'avait jamais été malade de sa vie, semblait inébranlable; mais à son retour des obsèques de Clara Schumann, c'est-à-dire au mois de juin 1896, il sentit les premières attaques d'un mal implacable, un cancer au foie, aux atteintes duquel il succomba dans la matinée du 3 avril de cette année 1897, après avoir stoïquement supporté des souffrances terribles.

En dehors de son érudition de musicien, qui était des plus solides, Brahms possédait une rare culture intellectuelle, et on peut dire qu'à l'exception de Richard Wagner, aucun musicien de son temps ne l'égale sous ce rapport. Aucune œuvre littéraire d'importance, même en langue étrangère, ne lui était inconnue, et il s'intéressait spécialement à l'histoire et à la philologie ; les journaux et les revues avaient en lui un lecteur infatigable, et il se passionnait pour toutes les questions du jour qui offraient un intérêt supérieur quel- conque. Son caractère était tout d'une pièce, malgré quelques contradictions apparentes. Le sentiment national d'Allemand du Nord, le protestantisme, la droiture et l'indépendance virile, pour ne pas dire stoïque, en formaient le fond ; après avoir passé la seconde moitié de sa vie à Vienne, dans un milieu si différent de celui de sa patrie septentrionale, Brahms est resté jusqu'à la fin tel qu'il était arrivé de la mer du Nord au bord du Danube, avant la trentaine sonnée.

Si lui, le stoïcien sans besoin, aimait à se mêler quelque- fois au troupeau d’Épicure et à s'asseoir à la table bien servie de ses amis et de quelques confrères, Johann Strauss ou Ignace


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Brüll, par. exemple, si lui, le solitaire, ne dédaignait pas de se montrer de temps à autre dans quelques salons où l'on faisait de la musique, il restait quand même réfractaire aux séductions de la vie facile qu'on mène à Vienne ; il ne se sentait nulle part aussi à l'aise que dans sa thébaïde de la rue Saint-Charles. Taciturne, moralement boutonné jusqu'en haut, d'un abord difficile et d'humeur sarcastique — maintes anecdotes plaisantes, vraies ou bien inventées, en font foi — Brahms était au demeurant le meilleur des hommes, d'une candeur et d'une sérénité d'enfant, l'ami le plus sûr et le plus dévoué, un bourru qui cachait si adroitement ses bienfaits, que ses amis n'ont appris que vers la fin de sa vie qu'il avait subvenu pendant de longues années aux besoins de la seconde femme de son père. Et ce célibataire endurci ne sortait jamais sans avoir les poches pleines de sucreries qu'il distribuait aux enfants qu'il rencontrait et qui souvent hésitaient à les prendre des mains de cet homme trapu, d'aspect si sévère et de barbe terriblement longue, à la manière d'un dieu fluvial[3].

Brahms a été un pianiste de premier ordre et, comme son ami Bülow, il impressionnait tellement par l'esprit de son interprétation qu'on en oubliait le mécanisme impeccable. Comme chef d'orchestre il était naturellement servi par sa haute intelligence musicale, mais il ne possédait pas toutes les qualités qui font le chef d'orchestre parfait, et on comprend que cet emploi lui sourit si peu qu'il se borna à diriger de temps à autre l'exécution de ses propres compositions. Son bagage de compositeur est beaucoup plus considérable que ne ferait supposer le numéro d’œuvre 121 qui marque sa dernière publication, les Quatre chants sérieux pour voix de basse, même en tenant compte des quelques compositions qui ont paru sans indication numérique et parmi lesquelles se trouvent les quatre cahiers de ses fameuses Danses hongroises publiées en 1869 et en 1880, ainsi que les ravissantes Chansons populaires d'enfants qu'il dédia aux enfants de Robert et Clara Schumann. Brahms a abordé tous les genres de composition musicale, à l'exception de l'oratorio et de la musique dramatique. On ne saura jamais si en réalité les lauriers de Richard Wagner l'ont laissé complètement indifférent, mais on doit à juste titre s'étonner que l'auteur du Requiem allemand n'ait jamais voulu rivaliser avec le compositeur de Paulus et d'Elie, auquel il était supérieur quant à la profondeur de la pensée et aux moyens d'expression.

Dans la liste de ses oeuvres[4], les mélodies occupent une place considérable; il en a publié deux cents environ, et les journaux viennois disent que plus d'un lied non achevé ou non publié se trouve encore parmi les papiers du maître. Mais à dire vrai, une dizaine de ses mélodies tout au plus sont devenues populaires ; ce sont toujours les mêmes qu'on entend dans les salles de concert d'outre-Rhin, et on ne peut pas, malgré la quantité de ses mélodies auxquelles s'ajoutent les six volumes de mélodies populaires allemandes qu'on a recueillies et publiées, classer Brahms parmi les Liedersoenger, les" maîtres spéciaux du lied. Sans citer Schubert, l'incomparable, Brahms n'égale pas sous ce rapport Robert Schumann, ni même Robert Franz. Et cependant, sa carrière de compositeur a commencé par le lied ravissant Liebestreu (Fidèle à l'amour), (op. 3), et ses dernières compositions publiées sont les quatre chants sur des paroles de l'Evangile, que nous avons cités. La première œuvre éclatante qui l'a mis hors de pair et qu'il n'a, en somme, jamais surpassée, fut le Requiem allemand publié en 1868, et dont il avait tiré les paroles de la Bible traduite par Luther. Dans cette composition, Brahms a montré qu'il puisait sa force réelle dans le protes- tantisme allemand autant que dans l'art de Johann-Sebastien Bach ; elle marque non seulement dans l'évolution de son auteur, mais aussi dans celle de la musique allemande. Avec une conviction pareille, mais avec moins de bonheur, Brahms a exprimé, en 1872, ses sentiments d'Allemand protestant dans le Chant de triomphe dédié à l'empereur Guillaume Ier, pour lequel les paroles ont été également tirées de l'Evangile. La cantate Rinaldo (op. 50), la Rapsodie pour contralto et chœurs d'hommes et orchestre (op. 53), une œuvre fort intéressante, le Chant du Destin pour chœurs et orchestre (op. 54), les Nénies, également pour chœurs et orchestre (op. 82) et le Chant des Parques (op. 89), ne le montrent pas sous un nouvel aspect artistique ; mais le choix des sujets et la manière dont il les a traités font reconnaître en lui l'esprit chercheur et abstrait, pour ne pas dire quintessencié, qui le caractérisait.

Cet esprit, on le retrouve aussi dans ses œuvres instrumentales, où l'on rencontre si rarement un motif coulant de source, une phrase venue d'un jet, mais où il faut admirer la diversité des combinaisons, la puissance de construction, la virtuosité souveraine avec laquelle Brahms dispose de tous les moyens d'expression musicale, et sa facture, laborieuse mais solide. Pianiste hors ligne, il savait tirer de cet instrument tout ce qu'il peut donner; les instruments à cordes et même les instruments à vent lui étaient presque aussi familiers à la suite des études de sa jeunesse. Ses nombreuses compositions de musique de chambre, si diverses et pour la plupart si attrayantes, resteront certainement la partie la plus durable de son œuvre ; elles survivront à ses symphonies, malgré les nombreuses beautés que celles-ci renferment, à cause de leur unité et cle leur clarté plus grandes. Dans la musique de chambre, Brahms est complètement à son aise; il trouve toujours les moyens les plus appropriés pour exprimer clairement sa pensée, ce qui ne lui réussit pas toujours quand il emploie l'orchestre, dont il possède cependant à un rare degré toutes les ressources. Brahms se sert même de combinaisons peu ordinaires, comme dans son quintette op. 88, écrit pour deux violons, deux altos et violoncelle, ou dans son trio op. 40, écrit pour piano, violon et cor. Tout récemment, il a traité la clarinette d'une façon ravissante, pour faire plaisir à un ami, le célèbre clarinettiste Muhlfeld, de Meiningen. La sonate pour piano et clarinette, que nous avons citée, reste un modèle du genre, et le quintette pour clarinette, deux violons, alto et violoncelle (op. 115), écrit également pour son ami Mùhlfeld, est une perle dans l’œuvre du maître. L'adagio de cette composition surtout reflète la beauté mélancolique d'un coucher de soleil d'automne, comme on en rencontre dans les derniers quatuors de Beethoven.

C'est en pleine possession de ses moyens de production artistique et en plein désir de créer et de se perfectionner encore, que Brahms a quitté le monde musical qu'il aimait tant [5] et qui se souviendra à jamais de son œuvre accumulée par un travail de tous les jours et marquée presque tous les ans par plusieurs publications. En assistant, il y a quel- ques années, à l'enterrement d'un de ses meilleurs amis au cimetière central de Vienne, et se trouvant à proximité des tombeaux cle Beethoven et de Schubert, il avait dit subitement : « C'est là qu'il ferait bon de reposer ! » Ce vœu est exaucé. Brahms, auquel les autorités, les artistes et le public de Vienne ont fait des obsèques dignes de sa gloire artistique, va dormir le sommeil éternel près de ces deux grands prédécesseurs. Il a mérité cet honneur par son génie autant que par la sincérité de ses efforts, par son labeur incessant et par la dignité de sa vie.

G. BERGGRUEN,

Notes de l'auteur

  1. En 1882 Brahms a dédié son concerto pour piano et orchestre Op. 83 à « son cher ami et maître Edouard Marxsen ».
  2. il a cependant l'onde, il y a vingt ans environ, la Société des musiciens viennois, dont il s'est toujours beaucoup occupé, et dont il est resté jusqu'à sa mort le président d'honneur.
  3. Notre portrait est la reproduction d'une photographie qui montre Brahms à l'âge de 60 ans environ. Son autographe et sa signature datent de 1861 ; nous devons ces documents à l'obligeance de notre collaborateur et ami M. Charles Malherbe, qui possède dans sa belle collection l'autographe d'un lied : Vor dem Fenster (à la fenêtre) que Brahms a publié en 1861 avec 7 autres mélodies (op. 14).
  4. En 1887 a paru chez l'éditeur Simrock, de Berlin, un catalogue des œuvres de Brahms publiées jusqu'à cette année et allant jusqu'au trio op. 101. Depuis, Brahms a Porté ses compositions publiées jusqu'à l'op. 121.
  5. La collection fort importante d'autographes musicaux qu'il a réunis à force de recherches autant qu'à coups de billets de banque, prouve cet amour pour son art. Il disait souvent à ses amis qu'il n'était pas collectionneur, mais qu'il aimait étudier les œuvres importantes dans l'écriture même de ceux qui les avaient conçues. Brahms ne laisse, en effet, aucune autre collection que celle des manuscrits de ses propres compositions dont il a remis la plus grande partie avant sa mort à la bibliothèque de la Société des amis de la musique a Vienne, qui est, croit-on, sa légataire universelle.

Notes de l'éditeur

  1. La principauté de Lippe (en allemand : Fürstentum Lippe) est un ancien État allemand (1789-1918) situé dans l'actuel Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Elle était gouvernée par Simon-Auguste de Lippe.

Voir aussi