Rev. hist. Église Fr. (1964) Leflon

De Wicri Musique

Notre-Dame de Paris pendant la Révolution


 
 

Titre
Notre-Dame de Paris pendant la Révolution
Auteur
Jean Leflon
In
Revue d'histoire de l'Église de France, tome 50, n°147, 1964. pp. 109-124.
Source
Persée,
http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1964_num_50_147_1732

Cet article retrace l'histoire de Notre-Dame de Paris pendant la Révolution Française.

La musique, et plus spécifiquement le chant solennel a régulièrement ponctué les évènements de cette étape.

Iconographie complémentaire

Cette section ne fait pas partie de l'article original

Une fête païenne à Notre-Dame
La Fête de la raison en 1793

L'article

109 4 mai 1789, Veni Creator pour l'ouverture des États Généraux ; 10 avril 1802, Te Deum pour la proclamation du Concordat : c'est entre ces deux dates que s'inscrit l'histoire de Notre-Dame pendant la Révolution. Treize années à étudier en trois quarts d'heure. Et quelle années ! Il s'agit donc de se limiter à l'essentiel sans se noyer dans le détail, sans perdre de vue tout l'ensemble. Ce qui importe en effet, c'est d'atteindre le drame de fond qui se vit sous ces voûtes ogivales plus encore que dans d'autres cathédrales de France. Sans doute celles-ci connurent-elles plus ou moins les mêmes contrastes ; mais à Notre-Dame ces contrastes furent plus accusés qu'ailleurs, car, entre le Veni Creator initial et le Te Deum final, au vénérable chapitre supprimé en 1790 succédèrent l'évêque constitutionnel Gobel, le culte de la Liberté et de la Raison, un entrepôt des vins de la République, puis, après Thermidor, le simultaneum des cultes constitutionnel, théophilantrope, décadaire et deux conciles de l'Église constitutionnelle en 1797 et 1801. Pourquoi ces antithèses ont-elles à Notre-Dame plus de relief que dans les cathédrales de provinces ? pourquoi se révèlent-elles plus significatives ? Parce qu'elle est la cathédrale de Paris moteur de tout le mouvement social, politique, religieux de la Révolution. Plus encore qu'aux autres époques de sa longue histoire, Notre-Dame reflète ainsi de façon particulièrement suggestive les vicissitudes de notre histoire nationale. Ces antithèses y correspondent à l'antithèse de principe qu'on essaie de résoudre, celle de la Révolution et de l'Église. Comment dans les cinq nefs de Maurice de Sully l'une et l'autre s'affrontent ; comment des tentatives de rapprochement, tantôt hésitantes et inquiètes, tantôt résolues et convaincues, y alternent avec des ruptures tragiques : voilà ce que je voudrais tenter de mettre en lumière, pour aboutir à la fête de Pâques 1802, où le bourdon, muet depuis dix ans, annonce l'accord enfin conclu entre le Premier Consul Bonaparte, fils de la Révolution, et le pape-moine Pie VII, qu'on a pu appeler le pape des temps nouveaux. 110

I

Durant une première période, 1789-1790, on doit relever que Mgr de Juigné et même le chapitre donnèrent, non sans mérite, des preuves évidentes de bonne volonté. Le second pourtant commença par de véhémentes protestations contre le règlement royal du 24 janvier 1789 qui, pour l'élection des députés du clergé aux États Généraux, violait ses droits traditionnels et méconnaissait son insigne dignité. Le susdit règlement en effet n'accordait aux vénérables chanoines qu'un représentant sur dix, tandis que les bénéfîciers — le bas-chœur — en obtenaient un sur vingt ; par surcroît on ne tenait aucun compte des titres : les simples chapelains étaient plus considérés que les doyens, archidiacres, chanceliers, théologals, etc. Or, ces protestations n'eurent pour effet que de déchaîner la verve des pamphlétaires, la plupart presbytériens. On compare « aux canons militaires qui ont la poudre et une lumière » leurs canons canoniaux « sans lumière, mais non sans poudre qu'on jette aux yeux ». On invoque Boileau, le poème du Lutrin, pour conclure : « Si un curé est peu de chose en le mesurant à son territoire, qu'est-ce qu'un chanoine mesuré à sa stalle ? »

La chapitre n'accueillit pas moins et fort cérémonieusement dans sa cathédrale le 23 avril l'assemblée électorale des trois ordres de Paris intra muros pour la messe du Saint-Esprit, le 24 celle de Paris extra muros. Le lundi 4 mai, jour de l'ouverture des États Généraux, Veni Creator des plus solennels. Tout en effet est à l'espoir. Notre-Dame elle même paraît symboliser l'accord qui règne dans un grand élan de sensibilité, comme on disait alors. Les assemblées du district de la Cité y alternent avec les offices des chanoines. Le 14 juillet, jour de la prise de la Bastille, au nom de ceux-ci, « Monsieur le chantre vient assurer la susdite assemblée qu'ils sont dans la résolution de contribuer en ce qui dépend d'eux à ramener le calme et la tranquillité publique » et on note que ses paroles « furent applaudies par tous les assistants ». Le 15, après avoir couronné de fleurs à l'Hôtel de Ville le nouveau maire de Paris, Bailly, qui remplaçait le prévôt des marchands Flesselle, massacré la veille, Mgr de Juigné entraîne les délégués de l'Assemblée Nationale à Notre-Dame chanter un Te Deum pour « le rétablissement de la paix ». Un don personnel de vingt mille livres pour les ouvriers sans travail - du Faubourg Saint-Antoine témoigne par surcroît de son zèle civique, tandis que les chanoines, se piquant d'honneur, allouent à ceux-ci douze mille livres. Un Te Deum fut encore célébré 111à la cathédrale le 16 août à l'occasion des sacrifices consentis pendant la nuit du 4 août par les Ordres privilégiés sur l'autel de la patrie, mais avec un empressement beaucoup moindre. Ce sera d'ailleurs le dernier d'une série d'actions de grâces, plus résignées que joyeuses, ordonnées par l'archevêque ou le corps capitulaire.

Le 15 septembre l'archevêque et le chapitre donnent encore une nouvelle preuve de civisme en bénissant avec solennité les soixante drapeaux de la Garde nationale parisienne. Mais les journées d'octobre, qui ramènent le roi à Paris, tendent la situation. Le 15, l'Assemblée nationale s'installe à l'archevêché et dans les locaux du chapitre ; la commission des finances siège dans la salle capitulaire. La paix du cloître ne pâtit pas seulement de la cohabitation avec les députés, de l'afflux des voitures ; l'agitation populaire devient menaçante. Odieusement accusé d'affamer la capitale, le très charitable M. de Juigné prend ses passeports et donne le signal de l'émigration du haut-clergé aristocratique. Le chapitre, lui, demeure et donne un autre exemple, celui des dons patriotiques en envoyant à la Monnaie 413 marcs 3 onces 10 deniers d'argent et son grand lampadaire. Cette contribution volontaire n'était que le prélude à un dépouillement total, que lui impose, le 2 novembre, la nationalisation des biens d'Église ; la perte de ses revenus, qui s'élevaient à 621.172 livres annuelles, annonçait sa fin. Il l'avait si bien compris que dès le jour de la Toussaint, il décida de supprimer les chœurs et les instruments de musique. On lui accorde toutefois quelques mois de survie.

Avant de disparaître, il dut encore recevoir en cérémonie les 66 drapeaux de la ci-devant Garde française, car la Municipalité avait décidé que les susdits drapeaux « ne pouvaient être déposés dans un lieu plus convenable que près du sanctuaire de l'Église Notre-Dame ». Ce geste si pieux n'en visait pas moins à célébrer la victoire du peuple sur la royauté, privée de sa garde et réduite à la protection de la garde nationale. Une visite de Louis XVI et de Marie-Antoinette à la cathédrale, le 10 février 1790, souligna par surcroît le déclin de cette royauté, car Leurs Majestés avaient fait savoir qu'elles ne voulaient pas de réception. Tout se borna à une messe basse dans une chapelle ; le bourdon resta muet ; on ne sonna que la cloche du chapitre ; aucun chant, sauf après la messe, celui du Domine salvum exécuté par les enfants de chœur. Les jours du chapitre étaient alors comptés. Après le vote de la Constitution civile du Clergé, qui supprimait comme inutiles chapitres et collégiales, malgré ses protestations, rédigées avec surabondance de style indirect, sa sentence de mort lui fut signifiée le 21 novembre 1790. Curieuse coïncidence, 112 il chanta une dernière fois son office en la fête de sainte Cécile, patronne des musiciens, qu'il avait exclus le 2 novembre 1789 en raison de son indigence et en prévision de ses malheurs. .

II

Nous abordons ainsi la seconde partie de l'histoire de Notre-Dame pendant la Révolution. Que, pendant la première, ni l'archevêque ni les chanoines n'aient réussi une heureuse conciliation, il ne faut pas trop s'en étonner. Si la Révolution, à son origine, n'entendait pas plus supprimer l'autel que le trône, essentiellement anti-aristocratique, elle n'en tenait pas moins à abolir les structures aristocratiques qui, dans l'Église de France, s'étaient incorporées aux structures ecclésiales authentiques. Or, le noble Monsieur de Juigné et les seigneurs du chapitre représentaient les uns et les autres ces structures aristocratiques ; victimes d'une confusion regrettable, ils se trouvaient mal placés pour défendre les secondes sans paraître tenir avant tout à leurs privilèges. D'où leur attitude embarrassée, hésitante, qui défavorisa leur bonne volonté. Le clergé patriote élu par la nation, qui va désormais prendre possession de la cathédrale, escomptait bien, sous la formule « la Loi, la Nation, le Roi », réaliser après eux une entente étroite entre l'Église gallicane purifiée de toute aristocratie et la France nouvelle, car si de multiples motifs, certains pas très purs, déterminèrent les prêtres constitutionnels à prêter serment, on doit reconnaître que sur les meilleurs pesa surtout la préoccupation de ne pas lier le sort de la religion à celui de l'Ancien Régime ; ils espéraient bel et bien sauver celle-ci en ne la coupant pas de la Révolution et du peuple. La justice oblige à le dire. Mais elle oblige aussi à convenir que leur désir d'accord ne bénéficia pas d'une réciprocité nécessaire et progressivement les entraîna dans des compromissions croissantes avec un mouvement qui déviait vers la déchristianisation et l'anticléricalisme le plus aveugle.

Tout commença pourtant à Notre-Dame, sous le régime du clergé patriote, dans l'enthousiasme et la ferveur. Le siège de Paris ayant été déclaré vacant le 10 mars 1791, vu le refus de serment et l'émigration de M. de Juigné, le 13 à 11 heures fut réunie dans la cathédrale l'Assemblée électorale pour désigner le « métropolitain de la Seine ». Après le chant du Veni Creator et de la grand'messe, 664 électeurs du département sur 913, procédèrent au vote sous la présidence du citoyen Poiret, qui trônait sur un siège fort élevé au-dessus duquel était écrit en gros caractères le mot « Dieu ». Après une interruption de séance 113 de 3 heures et quart à 5 heures, le résultat du scrutin fut proclamé : Grégoire avait obtenu 14 voix, Sieyés 26, Charrier de la Roche 56, Gobel évêque de Lyda, ci-devant coadjuteur de Bâle, 500, majorité triomphale qui semblait garantir son crédit. Mais l'homme, ambitieux, intrigant, se révélera faible. Après avoir opté pour Paris, car il avait été élu également à Colmar et à Langres , il inaugura son mandat en se rendant sur le champ au club des Jacobins pour solliciter son affiliation au milieu des applaudissements unanimes. Talleyrand, encore évêque d'Autun, se chargea de lui donner l'institution canonique et, le 27 mars à 11 heures, tandis que sonnaient toutes les cloches de la ville et que tonnaient les canons, il prit possession de Notre-Dame, escorté de la municipalité, des délégués de l'Assemblée Nationale, de l'Assemblée électorale, du clergé constitutionnel. Une foule immense se pressait dans la cathédrale ; tout le long de la grand-nef s'alignaient sur triple rang des soldats citoyens et des grenadiers en bonnet fourré. Le prélat chanta pontificalement la messe, prêcha et sacra neuf évêques constitutionnels. Comme si la cérémonie, qui se termina à 4 heures et demi, n'avait pas encore été assez longue, on la compléta d'une procession par le Marché neuf jusqu'au Palais de Justice. Notons qu'à cette époque Pie VI n'avait pas encore condamné la Constitution civile du clergé ; on espérait encore qu'un arrangement interviendrait.

Mais, le 13 avril 1791, paraissait le bref de condamnation papale. On ne pouvait donc plus récuser celles qu'avaient déjà portées les évêques de France, comme émanant, disait-on, d'un ci-devant haut-clergé, plus inspiré par son aristocratie que par sa théologie, — ce qui était injuste, M. Mathiez se chargea de le démontrer. Le schisme devenait patent. S'il s'était jusqu'alors abusé, Gobel ne pouvait plus prendre le change. Mais il se trouvait déjà trop engagé pour revenir en arrière. Il va donc réorganiser le diocèse de Paris sur de nouvelles bases, avec le clergé constitutionnel dont il dispose ; à la cathédrale, devenue paroisse, il assurera le culte et le ministère avec ses seize vicaires épiscopaux, à la fois vicaires de Notre-Dame et membres de son conseil.

Quelle fut la vie chrétienne de la paroisse Notre-Dame jusqu'à la suppression du culte ? combien comptait-elle de pratiquants ? à quel milieux sociaux appartenaient ceux-ci ? Sur ce point, j'avouerai mon ignorance, car je n'ai trouvé aucun document susceptible de fournir renseignements et statistiques. Je doute même fort qu'un chercheur plus heureux puisse en découvrir à l'avenir.

Sur les cérémonies extérieures, nous sommes en revanche édifiés par des descriptions que je n'ai pas le temps de vous citer dans leur saveur, celle du style boursouflé de l'époque, car, au 114 moins pendant un temps, se maintient la tradition de l'Ancien Régime, celle des pompes officielles où il y avait moins de dévotion que de musique et de discours « analogues à la circonstance ».

De ces cérémonies extérieures je n'en retiendrai qu'une, celle qui eut lieu le 13 juillet 1790 pour commémorer la création du comité permanent de l'Hôtel de Ville l'année précédente, et qui fut rehaussée par la présence de l'Assemblée électorale, de la Municipalité, de la Commune, des délégués de l'Assemblée Nationale, des corps civils et militaires de Paris. On entendit d'abord la messe et le sermon d'un certain Bertolio qui débuta par cet exorde : « Soleil, hâte-toi de sortir du sein des ondes ! » Puis la liturgie se prolongea par l'exécution d'un hiérodrame tiré des livres saints, qui aboutissait à la célébration de la prise de la Bastille à grand renfort de trompettes guerrières et de timbales pour imiter les coups de canon ; l'explosion de l'orgue et de tout l'orchestre qui exprimait la chute du pont levis introduisait un chœur triomphal : « Qu'il s'écroule l'asile de l'esclavage ! Qu'il s'écroule ! » On revint finalement à la liturgie en exécutant le Te Deum.

Curieux mélange, que j'ai cru devoir relever. N'annonce-t-il pas en effet les futures fêtes civiques auxquelles Notre-Dame servira bientôt de cadre, en particulier la fête de la Liberté qui dégénérera en fête de la Raison et aboutira à exclure de la cathédrale la religion catholique périmée ? Gobel se prêtait à cette compromission des genres avec l'illusion que la religion trouvait son compte à s'adjoindre un culte patriotique et révolutionnaire. Il devra bientôt déchanter, car si, jusqu'au 10 août 1792, le clergé constitutionnel de Notre-Dame, protégé par le gouvernement contre les réfractaires, exerce librement son ministère, 1793 modifie complètement la situation. La campagne d'Hébert, spécialiste spirituel de l'invective et de l'ordure dans son fameux Père Duchesne, les initiatives de Chaumette et de la Commune de Paris inaugurent la déchristianisation.

Jusqu'alors épargnés, voire soutenus, les constitutionnels eux-mêmes subissent à leur tour la persécution « Ils ne valent pas mieux que les autres », écrit-on dès l'automne 1792 dans les Révolutions de Paris. La Législative expirante avait déjà entassé des décrets qui les touchaient seuls, puisque seul leur culte était autorisé : en vertu des dits décrets on dépouille Notre-Dame « des objets et monuments en bronze qui rappellent la féodalité, des ustensiles en or et en argent » ; on supprime le traitement des chantres, des serpents ; on interdit à Gobel toute procession extérieure. Le prélat se résigne à réduire la solennité de ses offices, à ne plus sortir en cortège ; mais sa soumission ne lui épargne pas la suprême épreuve. Le 17 brumaire 1793, la Commune le 115 traîne à la Convention et le contraint sous les pires menaces à renoncer à ses fonctions. Gobel faiblit, dépose sur la tribune de l'Assemblée ses lettres d'élection et d'institution, sa croix pectorale, son anneau, puis, en guise de mitre, se coiffe du bonnet rouge. En revanche, au cours de la même séance, Grégoire candidat malheureux au siège de Paris en 1790, sauve l'honneur de son Église en confessant courageusement sa foi. Mais d'autres ecclésiastiques lui succèdent, qui, eux, déclarent se déprétriser. Chaumette profite de l'occasion pour faire décider par la Convention qu'une fête de la Raison se célébrerait le 20 brumaire suivant à la ci-devant église métropolitaine qui n'avait plus d'évêque.

Or, au début de ce mois, alors que Gobel n'avait pas encore abdiqué, une autre fête avait été prévue dans la cathédrale où s'exerçait encore le culte, celle de la Liberté. Cette fois, on ne la commencerait pas par la messe, comme on l'avait fait le 13 juillet 1790 pour l'exécution d'un hiérodrame sur la prise de la Bastille, — ce qui marquait une nouvelle étape, car jusqu'alors on adjoignait au culte catholique le culte de la Patrie. Le second se dissocie, voire s'oppose au premier. Les artistes de l'Opéra devaient représenter l'Offrande à la Liberté de Gossec, qui, depuis 1792, figurait au répertoire de leur théâtre. Pour rajeunir le programme, on ajouterait à cette scène lyrique un hymne à la liberté composée pour la circonstance par Gossec sur des vers de Chénier. L'Opéra ne prêterait pas seulement ses chanteurs, ses choristes, ses ballets, mais aussi ses décors ; on dresserait à l'entrée du chœur une symbolique montagne au sommet de laquelle, dans un temple, trônerait la statue de la Liberté.

Or, pour éviter que la fête de la Raison, postérieurement résolue par la Convention, ne fît concurrence le même jour à celle de la Liberté déjà fixée au 20 brumaire, on jugea préférable de les fondre, moyennant quelques modifications apportées au scénario de la première. Sur le temple de la Liberté on inscrivit donc : Philosophie. Pour incarner la Liberté et la Raison, on substitua à la statue de la Liberté, jusqu'alors utilisée par le décor de l'Opéra, une artiste vêtue d'une robe blanche, d'un manteau bleu et coiffée du bonnet rouge. Enfin, l'hymne final à la Liberté fut renforcé de la Marseillaise.

La fête se célébra à 11 heures.. Mais comme la Convention s'était abstenue d'y participer, dans l'après-midi, la Commune de Paris, escortée des musiciens, des chœurs de chant, des choristes, se chargea de réchauffer son zèle en envahissant la salle des séances. Un membre de la Commune, dans un discours bien senti, eut soin de préciser que « le sacrifice fait le matin par le peuple avait été offert à la Raison », puis notifia à l'Assemblée 116 qu'on allait le renouveler afin qu'elle pût y assister. Les députés se résignèrent à y consentir. Sur quoi le ci-devant capucin Chabot proposa que la ci-devant église métropolitaine s'appelât dorénavant : Temple de la Raison ; ce qui fut voté par acclamations. Un cortège s'organise alors, où l'actrice figurant la susdite Raison, au préalable embrassée par le Président, gagne la cathédrale, portée sur un brancard par quatre citoyens et triomphalement escortée par tous les choristes, ballerines, musiciens que suivaient en corps les membres de la Convention. On réédita la représentation du matin, mais avec cette différence, soulignée davantage encore par un discours de Chaumette, que le culte de la Liberté se trouvait entièrement éclipsé par celui de la Raison. Nous comprenons ainsi que, du double caractère donné initialement à la fête, on n'ait retenu que le second.

Le culte, interdit par la Commune de Paris, cesse désormais à Notre-Dame comme dans toutes les églises de la capitale encore desservies par les constitutionnels. La cathédrale est livrée aux déprédations, au pillage ; les ornements de sa sacristie servent à parer les figurants des mascarades antireligieuses qui viennent a déposer toutes ces futilités à la Convention ». Mais bientôt, pour des raisons de politique intérieure et extérieure, Robespierre réagit contre la déchristianisation. Son discours du 1er frimaire an II (21 novembre 1793) contre « l'athéisme aristocratique » marque la volonté d'arrêter le mouvement. La loi du 16 frimaire (6 décembre 1793), proposée par lui, accorde la liberté du culte. Il ne suffisait pas toutefois à l'incorruptible d'avoir fait désavouer Chaumette et Hébert, Clootz et Vincent ; pour les abattre, il les défère à Fouquier-Tinville, comme faisant le jeu des alliés envahisseurs de la Patrie et des contre-révolutionnaires, « vu le discrédit qu'ils jettent sur le régime ». Pour avoir cédé à leurs injonctions, Gobel est compris dans la fournée ; reconnu coupable « d'avoir évidemment conspiré avec Clootz, Chaumette et consorts pour effacer toute idée de la Divinité et vouloir fonder le gouvernement sur l'athéisme afin de donner consistance aux infâmes calomnies des despotes coalisés », il est, lui aussi, condamné à être décapité. Il se voyait donc frappé pour la même abdication qu'il avait consentie quelques mois plus tôt afin de sauver sa tête. Gobel du moins mourut chrétiennement et courageusement après avoir rétracté son serment, obtenu l'absolution de ses fautes et de ses censures et monta à l'échafaud en criant : « Vive Jésus-Christ ! »

Pas plus que la loi libérale du 16 frimaire, cette sanglante réaction contre la déchristianisation n'entraîna toutefois la réouverture des églises. Notre-Dame, désaffectée, devient un entrepôt des vins de la République. Le seul lien avec le passé restait 117 alors son gardien attitré, le citoyen Ymer, ci-devant suisse du chapitre, puis de l'évêque constitutionnel, car le dit citoyen, dépositaire des clefs, avant tout soucieux de garder sa place, servit et continua à servir tous les régimes. Nous le retrouverons, non plus suisse, car le vocable sentait trop l'aristocrate, mais gardien de Notre-Dame, quand les constitutionnels restaureront le culte dans la cathédrale ; nous le retrouverons encore au service du nouvel archevêque concordataire, le bon cardinal de Belloy.

III

Nous abordons ainsi la dernière période, 1795-1802, la plus longue sur laquelle nous possédons à la Société des Amis de Port-Royal dans les Archives Grégoire une riche documentation. Ce fut en effet Grégoire qui prit l'initiative de récupérer Notre-Dame, comme il avait pris après Thermidor celle de réclamer à la Convention, par un courageux et percutant discours, la liberté du culte, le 1er nivôse an II (21 novembre 1794) et, de restaurer avec quelques évêques constitutionnels réunis à Paris son Église fort mal en point après la Terreur. L'assemblée, fort mal disposée, ayant enfin voté, le 3 ventôse an III (21 février 1795), un décret interdisant de troubler l'exercice d'aucun culte, puis, le 11 prairial an III (31 mai 1795), accordé aux divers cultes l'usage des édifices non-aliénés, l'évêque de Loir-et-Cher vient, le 24 thermidor an III (11 août 1795), avec soixante-six comparants qui se sont groupés pour former la « Société Catholique de Notre-Dame », demander à la section de la Cité de remettre les clefs de l'église au citoyen Oudet, désigné par les membres de ladite société. D'autres sanctuaires avaient déjà été rendus aux constitutionnels depuis plusieurs mois, et tout d'abord Saint-Médard, réouvert le 1er mai. La cathédrale servait de dépôt pour les vins de l'armée du Nord (12 à 1500 pièces), et l'administration militaire multipliait difficultés et délais pour en garder la jouissance. La section de la Cité donna satisfaction aux requérants. Mais, comme il fallait laisser pour l'expédition des vins de la République plusieurs portes à la disposition des manutentionnaires, sur les vingt-trois clefs en possession du gardien, le ci-devant suisse Ymer, il fut convenu que celui-ci en conserverait provisoirement huit, les quinze autres revenant au citoyen Oudet.

Il eût été évidemment préférable d'attendre que fussent évacués les tonneaux de l'armée du Nord avant de reprendre le culte dans la cathédrale, d'autant que celle-ci se trouvait en piteux état ; les verrières sont brisées, les pavements défoncés, le sol 118 encombré de gravats ; mais les Constitutionnels entendent y fêter le 15 août; malgré le délabrement de l'édifice et l'encombrement des vins de la République. On se borne à dégager sommairement le chœur ; le 14, Grégoire et ses collègues réconcilient l'église, où se célèbre le lendemain un office pontifical. Ce fut dans ces conditions précaires que les évêques réunis reprirent le culte à Notre-Dame.

La situation matériellement peu brillante s'aggrave bien vite de dissensions internes. Les curés de Paris constituent en effet un « presbytère », présidé par Servant, pour administrer sede vacante le diocèse sans chef. Or, en arguant des règles canoniques, le presbytère invoque son titre d'ordinaire et représente que la cathédrale relève de lui ; comme Grégoire prétend la confier à l'évêque Royer, qui aurait sous sa direction les membres du susdit presbytère, un conflit éclate qui oppose non seulement les personnes et les juridictions, mais les doctrines, car Servant et ses collègues sont des richeristes, Grégoire et ses collègues des épiscopaliens : les premiers, se regardant comme successeurs des 72 disciples, se déclarent, d'institution divine, témoins et dépositaires de la foi, prétendent tenir leurs pouvoirs, par l'ordination, directement du Christ et participer au gouvernement des Églises avec les évêques comme le presbyterium antique ; les évêques, au contraire, leur dénient tous ces droits, pour se les réserver, dénoncent leurs usurpations et leurs empiétements, pour sauvegarder leur autorité en matière d'obéissance et de foi. L'opposition ne fera que s'accroître jusqu'à la fin de l'Église constitutionnelle et, entre épiscopaliens et presbytériens, la cathédrale deviendra un champ clos.

Tout commence par un conflit entre Royer, évêque de l'Ain, chargé par Grégoire et les « Réunis » de régenter la paroisse Notre-Dame, et le presbytère de Paris, qui veut s'en réserver la direction et nomme Servant desservant principal ; Royer est invité officiellement à renoncer à tout ministère dans la cathédrale. Il se fâche alors et déclare : « Tant que l'Église de Paris sera sans évêque, j'irai exercer mon ministère dans Notre-Dame ; qui que ce soit que le presbytère y envoie ne travaillera que sous moi. Je ne veux pas laisser établir d'Église particulière ni disséminer de doctrine qui serait un ferment de division. Je suis évêque, et j'agirai en vertu de la solidarité de l'épiscopat tant qu'il n'y aura pas d'évêque à Paris ». Mais le presbytère réplique « qu'il n'entend pas déroger aux droits des prêtres, pasteurs immédiats, comme l'enseigne la Faculté de Théologie de Paris »... Il se déclare convaincu « qu'on ne peut lui contester ses droits sans renverser la hiérarchie établie par Jésus-Christ, sans dénaturer le gouvernement épiscopal et le changer en un 119 véritable despotisme... ; car le despotisme commence là où la volonté d'un seul fait la loi sur tous ». Ainsi deux collégialités s'affrontent, celle des évêques qui ont mandaté leur collègue de l'Ain et celle des pasteurs immédiats, les curés représentés par leurs délégués, les membres du presbytère. Insensible aux protestations de Royer, Servant et ses collègues lui notifient son expulsion et renvoient à son domicile par le ci-devant suisse Ymer tous les ornements qu'il avait apportés à Notre-Dame. L'évêque de l'Ain et le presbytère finiront toutefois par se réconcilier. Faute de pouvoir faire élire Servant évêque de Paris, vu l'opposition des « Réunis », le presbytère en effet soutiendra en 1797 la candidature de Royer contre celle de Grégoire et infligera à ce dernier un échec mortifiant, qui ne contribuera d'aucune façon à désarmer les deux partis. Lors des conciles de 1797 et 1802, Notre-Dame sera le théâtre de leurs affrontements passionnés.

Le presbytère reste donc maître chez lui. Il ne l'est toutefois que de façon fort incomplète. Je passe rapidement sur l'invasion des Théophilanthropes, auxquels il doit céder le chœur après Fructidor, puis sur le culte décadaire qui s'empare de celui-ci en reléguant dans le bas-côté sud les disciples de la Revellière-Lépeaux. Il faut au contraire insister sur le rôle joué par le Comité d'administration, composé de six laïcs, auquel le clergé constitutionnel avait confié la gestion matérielle, afin de réserver toute son activité au ministère. On doit reconnaître que le susdit Comité s'acquitta de sa tâche avec un dévouement et une compétence remarquables. Il réussit en effet à faire vivre la paroisse dans des conditions extrêmement difficiles, car il s'agissait, en pleine crise de l'assignat, de se procurer les ressources indispensables et de les utiliser au mieux pour équilibrer un budget très lourd ; il fallait non seulement assurer le traitement de l'évêque, du desservant, des vicaires, des quatre chantres, des deux serpents, des deux gardiens, du sacristain, et pourvoir aux dépenses du culte, mais encore et surtout remettre en état la cathédrale qui avait beaucoup souffert. Au début, on est si dépourvu que l'offrande d'un balai mérite une mention spéciale dans le compte-rendu du Comité. Sur cette gestion financière nous sommes parfaitement renseignés par les registres que tenait soigneusement ce dernier et qu'Augustin Gazier a si bien utilisés dans son ouvrage : Études religieuses sur l'Histoire de la Révolution française. J'en retiendrai seulement ce qui souligne le désintéressement du clergé constitutionne de Notre-Dame. Celui-ci est pauvre, très pauvre. Le desservant en chef, au début, ne touche que 3.600 livres par mois, ses vicaires 2.100 ; et ils les touchent en assignats, réduits au 334e de leur valeur ! Ils n'ont 120 aucun casuel, car baptêmes, manages, enterrements sont gratuits. Aucune quête pendant les offices, pour ne pas troubler la prière de l'assemblée. On a bien mis des troncs pour les baptêmes, mariages, enterrements, où les familles peuvent déposer leurs offrandes ; mais ces offrandes anonymes se révèlent dérisoires. Des membres du Comité se placent également aux portes après les messes, bassin en main, mais le tiers des fidèles profite de l'encombrement dû aux entrées et aux sorties pour s'éclipser sans rien donner. Finalement, on se résigne à faire la quête pendant les offices, en multipliant les quêteurs pour accélérer l'opération sans nuire au recueillement. Encore fallut-il, pour en arriver là, de longues négociations entre le presbytère et le Comité.

Le dit Comité en effet, chargé du matériel, s'immisce parfois dans le spirituel. On doit toutefois reconnaître qu'en matière de liturgie, les conceptions du clergé de Notre-Dame, authentiquement traditionnelles, anticipaient sur celles qu'on veut aujourd'hui remettre en honneur. Il tient en effet à rendre toute sa valeur à la grand'messe paroissiale communautaire, base de toute la piété chrétienne. Rien de plus édifiant à ce sujet que la controverse relative au déplacement de l'autel majeur. D'abord, on s'était resserré dans le chœur de la cathédrale qu'on avait pu rapidement déblayer et qui suffisait à contenir les paroissiens revenus à la pratique. Mais bientôt le Comité objecte que ce chœur manque de dégagement, car les portes latérales en sont inutilisables, vu les décombres et les tas de gravats accumulés devant elles. L'unique porte centrale à l'entrée, trop rétrécie, ne suffit pas. Il en résultait à la sortie un encombrement néfaste au bon ordre. On propose donc d'utiliser la nef et d'y élever un second autel pour les messes dominicales. Mais le presbytère s'y oppose, parce que ce second autel exposerait à renouveler l'abus des messes basses dites pendant la messe paroissiale. Or, rappelle-t-il, « la messe est celle du pasteur lui-même. On ne satisfait pas à l'obligation en assistant à des messes basses sans instruction appelée prône, partie essentielle de la messe paroissiale. L'usage existant de ne dire qu'une messe à la fois et de n'en pas dire d'autre pendant la messe paroissiale est très propre à ramener les fidèles aux véritables principes sur cet important devoir ». A l'approche du 15 août, un membre du Comité revient cependant à la charge en proposant que, vu 1'affluence de ce jour, on construise un autel de reposoir très simple pour y célébrer des messes avant et après la grand'messe. Mais le Comité se prononce en faveur de la décision prise par le presbytère. Il vote par surcroît un blâme, le 13 novembre 1797 à l'un de ses membres qui, sans le consulter, a pris l'initiative d'ériger un 121 autel à la Sainte-Vierge et proteste contre « cette action violatrice de ses droits ». L'autel érigé n'en sera pas moins maintenu. Le problème se pose de nouveau en juillet, car « le reposoir construit pour la Fête-Dieu vis-à-vis de celui de la Sainte- Vierge subsiste toujours, ce qui pourrait le rendre permanent et amener insensiblement les abus qu'entraîne la multiplicité des autels dans la même église ». Par ordre du Comité, ce reposoir sera enlevé. L'administration financière, divisée à ce sujet, s'était donc malaisément accordée avec le clergé de la paroisse.

Toujours pour assurer la prééminence de la messe, une autre contestation est provoquée par les expositions et saluts du Saint- Sacrement. Un généreux fidèle a en effet donné le 13 floréal (2 mai 1796) un double louis d'or pour qu'on achetât un « soleil », c'est-à-dire un ostensoir. Mais ce riche cadeau est assorti d'une condition : le susdit soleil ne servira que le jour du Saint-Sacrement, dans l'octave de cette fête, et aux prières des quarante heures. Le Comité estime cette condition « d'autant plus admissible qu'elle se rapproche de l'usage invariable de l'église Notre-Dame, où il n'y avait exposition et salut du Saint-Sacrement que pendant les quarante heures et dans l'octave du Saint- Sacrement ». Pour trancher le débat, il fallut une session extraordinaire du Comité convoquée par le citoyen desservant, le 6 prairial an IV (27 mai 1796). Le citoyen desservant observe d'abord « qu'on ne peut accepter cette offrande avec cette condition, car l'usage ne serait pas en danger tant que l'administration est composée d'hommes solidement instruits et religieux » ; mais il faut prévoir qu'elle pourrait comprendre plus tard des gens « mal intentionnés ». Servant passe ensuite au problème de fond pour justifier les expositions du Saint- Sacrement par « les raisons qui les ont fait établir. Elles sont nécessaires surtout en raison de l'incrédulité actuelle qui sape les croyances ; elles ont pour but de mettre sous les yeux le dogme de la Présence Réelle et de l'inculquer intimement ». Appartient-il à l'administration laïque d'une église particulière, ajoute-t-il, d'en opérer la suppression et de rompre par là l'uniformité précieuse ? Le presbytère, qui en a délibéré, juge convenable de maintenir le salut du Saint-Sacrement. Il répond par là au vœu général. « Êtes-vous donc devenus protestants ? Le presbytère a décidé de remettre l'usage des saluts du Saint-Sacrement en vigueur. » II faut croire que cette argumentation ne convainquit pas tous les membres du Comité, car l'un de ceux-ci observe « que les alarmes des fidèles n'indiquent pas une instruction très solide, puisque l'assistance journalière au Saint-Sacrifice de la Messe est tout à la fois une preuve éclatante de fidélité à la présence réelle et un moyen excellent d'alimenter la piété sur ce redoutable mystère ». Finalement, tout 122 s'arrangea pour le mieux, le donateur ayant consenti, le 18 prairial (6 juin), à ce qu'on employât son soleil les premiers dimanches du mois.

Sur la vie spirituelle de la paroisse Notre-Dame pendant cette période 1795-1802, comme sous l'épiscopat de Gobel, les documents se taisent. L'état des finances, tributaire des variations de l'assignat, ne permet guère de conclure en un sens ou en l'autre. Après 1800 toutefois, le budget se révélera plus à l'aise. Mais est-ce seulement parce qu'il bénéficie du redressement de la monnaie qui aboutit au franc de germinal ?

Resterait un dernier problème à éclaircir, de portée beaucoup plus générale. Dans quelle mesure Notre-Dame, paroisse épiscopale, contribua-t-elle depuis Thermidor à réduire la rupture entre la religion et la Révolution consommée en 1793 ? Pour ce qui concerne le clergé de la cathédrale, il ne semble pas qu'il y ait réussi, car il suffit de lire les compte-rendus détaillés des délibérations du presbytère et ceux de la Société d'administration pour constater que les rapports avec le gouvernement du Directoire, « foncièrement anticlérical » (selon le mot de Mathiez), avec la Municipalité, avec la Section de la Cité, furent souvent difficiles. Que de mesures vexatoires et tatillonnes de la part des autorités ! Mais Notre-Dame n'est pas seulement église paroissiale ; en 1797, puis en 1801, elle sert en effet de cadre à deux conciles par lesquels l'Église de Grégoire veut affirmer sa vitalité et revendiquer ses droits. Celle-ci ne peut plus désormais se qualifier de constitutionnelle, puisque la Constitution de 1790 qui lui donna naissance a participé le 10 août au sort du trône renversé. Elle ne peut plus se regarder comme l'Église de la Révolution, puisque la loi du 16 vendémiaire an IV a déclaré que la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte et introduit le régime de la Séparation. Comme aux autres cultes, on ne lui accorde qu'une tolérance dédaigneuse et méfiante, en la faisant bénéficier toutefois d'une sorte de préférence, car on ne peut la soupçonner comme les prêtres insermentés de relever l'autel pour favoriser la réaction royaliste qui la perdrait. On comprend donc qu'au concile de 1797, les évêques aient multiplié les déclarations de civisme, voire que d'aucuns, au grand scandale du vicaire épiscopal de Reims, Detorcy, aient pu manifester leur joie du coup d'État de Fructidor. Mais de ce coup d'État qui ramène la persécution, l'Église constitutionnelle elle-même ne laissera pas de souffrir, car nombre de ses prêtres figurent sur les pontons avec les réfractaires. Les avances de Grégoire et de ses collègues sont demeurées vaines.

Ceux-ci espéraient être plus heureux en convoquant le concile de 1801, alors que les négociations concordataires étaient dans 123 l'impasse, car ces assises solennelles leur permettraient d'opposer à la solution de la crise religieuse cherchée par Bonaparte leur propre solution : la restauration d'une Église gallicane moderne dont ils se donnaient comme les valables et uniques représentants. La seule façon de mettre fin au schisme serait, à les croire, de réunir aux survivants de l'Église révolutionnaire les auteurs du schisme, à savoir les réfractaires séparés de la véritable Église pour des raisons politiques ; car ce ne furent pas les constitutionnels qui se coupèrent de la véritable Église, prétendent-ils, mais les « incommunicants », les réfractaires et le pape, qui refusaient de rester en communion avec eux. Ils ne se doutaient pas qu'en l'occurrence, en les engageant à tenir ce concile, le Premier Consul les jouait. Il voulait tout simplement user de chantage vis-à-vis du Saint-Siège et de son négociateur Consalvi en permettant aux Constitutionnels de faire étalage de leur puissance afin d'obtenir le maximum de concessions. Le Concordat une fois conclu, le Premier Consul, de la façon la plus cavalière, enjoignit au concile de se dissoudre. Celui-ci couvrit sa déconvenue par les acclamations carolingiennes du Christus vincit, auquel le gouvernement trouvait sa large part.

Le concile une fois conclu, le presbytère de Notre-Dame et son évêque Royer conservèrent la jouissance de la cathédrale jusqu'au 20 germinal an X, 10 mars 1802. Ils escomptaient alors y recevoir le cardinal Caprara, quand celui-ci inaugurerait officiellement sa légation, ce qui équivaudrait de facto à la reconnaissance officielle de leurs droits. Mais Caprara n'entendait pas leur donner cette satisfaction, qu'ils seraient tentés de transformer en reconnaissance de jure. Bonaparte le comprit et autorisa à les exclure. Opération délicate, vu le caractère et la ténacité des occupants. L'industrieux Bernier se chargea une fois de plus de tirer d'embarras le gouvernement et le légat. On procéderait par surprise en invoquant des prétextes très lénifiants pour éviter tout esclandre. La veille des Rameaux 1802, un émissaire se présente donc chez Royer, le gardien de Notre-Dame, qui se prêtait à l'opération pour garantir qu'on lui conserverait sa place comme suisse de la cathédrale concordataire. Il notifie au métropolitain de Paris que « l'église Notre-Dame demeurerait fermée les jours saints pour les préparatifs nécessaires à la cérémonie qui doit avoir lieu le jour de Pâques en cette église, où le gouvernement doit assister pour un Te Deum en l'honneur du Concordat et de la paix d'Amiens. » Afin qu'on pût procéder à ces préparatifs, le susdit gardien pria donc Royer de lui remettre les clefs de l'édifice. Ce dernier se résigna à obtempérer. Moyennant quoi, Bernier s'introduisit le soir à Notre- Dame avec Pancemont pour procéder à la réconciliation de 124 l'église, où le lendemain Caprara les sacra évêques avec le frère du Second Consul, Cambacérés.

Ainsi, grâce à un tour de passe-passe, expira sans bruit l'Église constitutionnelle de Notre-Dame, voire l'Église constitutionnelle elle-même. Une nouvelle période s'ouvrait dans l'histoire de la cathédrale.

J. Leflon.


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La page de référence « Rev. hist. Église Fr. (1964) Leflon » est sur le wiki Wicri/France..